LXXXI. Mégabyse, qui parla après lui, leur conseilla d'instituer l'oligarchie. « Je pense, dit-il, avec Otanes, qu'il faut abolir la tyrannie, et j'approuve tout ce qu'il a dit à ce sujet. Mais quand il nous exhorte à remettre la puissance souveraine entre les mains du peuple, il s'écarte du bon chemin : rien de plus insensé et de plus insolent qu'une multitude pernicieuse ? en voulant éviter l'insolence d'un tyran, on tombe sous la tyrannie d'un peuple effréné. Y a-t-il rien de plus insupportable ? Si un roi forme quelque entreprise, c'est avec connaissance : le peuple, au contraire, n'a ni intelligence ni raison. Eh ! comment en aurait-il, lui qui n'a jamais reçu aucune instruction, et qui ne connaît ni le beau, ni l’honnête, ni le décent ? Il se jette dans une affaire, tête baissée et sans jugement, semblable à un torrent qui entraîne tout ce qu'il rencontre sur son passage. Puissent les ennemis des Perses user de la démocratie ! Pour nous, faisons choix des hommes les plus vertueux ; mettons-leur la puissance entre les mains : nous serons nous-mêmes de ce nombre ; et, suivant toutes les apparences, des hommes sages et éclairés ne donneront que d'excellents conseils. »
LXXXII. Tel fut l'avis de Mégabyse. Darius parla le troisième, et proposa le sien en ces termes : « L'avis de Mégabyse contre la démocratie me paraît juste et plein de sens ; il n'en est pas de même de ce qu'il a avancé en faveur de l'oligarchie. Les trois sortes de gouvernements que l'on puisse proposer, le démocratique, l'oligarchique et le monarchique, étant aussi parfaits qu'ils peuvent l'être, je dis que l'état monarchique l'emporte de beaucoup sur les deux autres ; car il est constant qu'il n'y a rien de meilleur que le gouvernement d'un seul homme, quand il est homme de bien. Un tel homme ne peut manquer de gouverner ses sujets d'une manière irrépréhensible : les délibérations sont secrètes, les ennemis n'en ont aucune connaissance. Il n'en est pas ainsi de l'oligarchie : ce gouvernement étant composé de plusieurs personnes qui s'appliquent à la vertu dans la vue du bien public, il naît ordinairement entre elles des inimitiés particulières et violentes. Chacun veut primer, chacun vent que son opinion prévale : de là les haines réciproques et les séditions ; des séditions on passe aux meurtres, et des meurtres on revient ordinairement à la monarchie. Cela prouve combien le gouvernement d'un seul est préférable à celui de plusieurs. D'un autre côté, quand le peuple commande, il est impossible qu'il ne s'introduise beaucoup de désordre dans un État. La corruption, une fois établie dans la république, ne produit point des haines entre les méchants ; elle les unit, au contraire, par les liens d'une étroite amitié : car ceux qui perdent l'État agissent de concert et se soutiennent mutuellement. Ils continuent toujours à faire le mal, jusqu'à ce qu'il s'élève quelque grand personnage qui les réprime en prenant autorité sur le peuple. Cet homme se fait admirer, et cette admiration en fait un monarque ; ce qui nous prouve encore que, de tous les gouvernements, le monarchique est le meilleur : mais enfin, pour tout dire en peu de mots, d'où nous est venue la liberté ? de qui la tenons-nous ? du peuple, de l'oligarchie, ou d'un monarque ? Puisqu'il est donc vrai que c'est par un seul homme que nous avons été délivrés de l'esclavage, je conclus qu'il faut nous en tenir au gouvernement d'un seul : d'ailleurs on ne doit point renverser tes lois de la patrie lorsqu'elles sont sages ; cela serait dangereux. »
Hérodote, Histoires, III
LXXXII. - A quel point fut cruelle cette sédition ! Elle le parut davantage encore, parce qu'elle fut la première. Plus tard tout le monde grec, pour ainsi dire, fut ébranlé. Partout des discordes : les chefs du parti populaire appelant à leur aide les Athéniens, les aristocrates, les Lacédémoniens. Pendant la paix, on n'aurait eu aucun prétexte, aucun moyen pour les appeler, mais une fois en guerre ceux qui voulaient bouleverser l'ordre établi avaient toute facilité de se chercher des alliés à la fois pour abattre leurs adversaires et accroître du même coup leur puissance. Les cités en proie à ces dissensions souffrirent des maux innombrables et terribles, qui se produisent et se produiront sans cesse, tant que la nature humaine sera la même, mais qui peuvent varier d'intensité et changer de caractère selon les circonstances. Car pendant la paix et dans la prospérité, États et particuliers ont un meilleur esprit, parce qu'ils ne sont pas victimes d'une nécessité impitoyable. Mais la guerre, en faisant disparaître la facilité de la vie quotidienne, enseigne la violence et met les passions de la multitude en accord avec la brutalité des faits. Les dissensions déchiraient donc les villes. Celles qui en furent victimes les dernières, instruites par l'exemple qu'elles avaient sous les yeux, portèrent bien plus loin encore l'excès dans ce bouleversement général des moeurs ; elles montrèrent plus d'ingéniosité dans la lutte et plus d'atrocité dans la vengeance. En voulant justifier des actes considérés jusque-là comme blâmables, on changea le sens ordinaire des mots. L'audace irréfléchie passa pour un courageux dévouement à l'hétairie (1) ; la précaution prudente pour une lâcheté qui se couvre de beaux dehors. Le bon sens n'était plus que le prétexte de la mollesse ; une grande intelligence qu'une grande inertie. La violence poussée jusqu'à la frénésie était considérée comme le partage d'une âme vraiment virile ; les précautions contre les projets de l'adversaire n'étaient qu'un honnête prétexte contre le danger. Le violent se faisait toujours croire ; celui qui résistait à ces violences se faisait toujours soupçonner. Dresser des embûches avec succès était preuve d'intelligence ; les prévenir, d'habileté plus grande. Quiconque s'ingéniait à ne pas employer ces moyens était réputé trahir le parti et redouter ses adversaires. En un mot devancer qui se disposait à commettre un mauvais coup, inciter à nuire qui n'y songeait pas, cela valait mille éloges. Les relations de parti étaient plus puissantes que les relations de parenté, parce qu'elles excitaient davantage à tout oser sans invoquer aucune excuse. Les associations n'avaient pas pour but l'utilité conformément aux lois, mais la satisfaction de la cupidité en lutte contre les lois établies. La fidélité aux engagements était fondée non sur le respect de la loi divine du serment, mais sur la complicité dans le crime. On n'adoptait les conseils honnêtes de l'adversaire que par précaution, si cet adversaire était le plus fort, nullement par générosité. On aimait mieux se venger d'une offense que de ne pas l'avoir subie. Les serments de réconciliation que l'on échangeait n'avaient qu'une force transitoire, due à l'embarras des partis et à leur impuissance à les enfreindre ; mais qu'une occasion se présentât, celui qui voyait son rival sans défense et osait l'attaquer le premier abusait de sa confiance et aimait mieux exercer sa vengeance en secret qu'ouvertement. Il assurait ainsi sa sécurité et en triomphant par la ruse se faisait une réputation d'intelligence ; car, en général, l'homme est plus satisfait d'être appelé habile en se conduisant en coquin que maladroit en étant honnête. On rougit de la maladresse, on s'enorgueillit de la méchanceté. Tous ces vices avaient pour source la recherche du pouvoir, inspirée soit par la cupidité, soit par l'ambition. Les passions engendrèrent d'ardentes rivalités. Dans les cités, les chefs de l'un et l'autre parti se paraient de beaux principes ; ils se déclaraient soit pour l'égalité politique du peuple, soit pour une aristocratie modérée. En paroles ils n'avaient pour but suprême que l'intérêt public ; en fait ils luttaient par tous les moyens pour obtenir la suprématie ; leur audace était incroyable ; les vengeances auxquelles ils recouraient, pires encore et en suscitant sans cesse de nouvelles, sans respect de la justice et de l'intérêt général ; on proportionnait les vengeances uniquement au plaisir que chacune procurait à l'une ou à l'autre des factions ; s'emparant du pouvoir soit par une condamnation injuste, soit de vive forte ; ils s'empressaient de donner satisfaction à leurs haines du moment. Ni les uns ni les autres ne s'astreignaient à la bonne foi ; quand l'envie leur faisait commettre quelque crime, leur réputation n'en était que plus assurée par les noms pompeux dont ils le paraient. Les citoyens, qui entendaient rester neutres, périssaient sous les coups des deux partis, pour refus d'entrer dans la mêlée ou parce qu'ils excitaient la jalousie par leur abstention.
Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, III
(1) Les hétairies pouvaient être des associations secrètes constituées par les aristocrates pour s'emparer du pouvoir. Le terme désigne aussi toute faction se proposant un but politique.