Dans le très beau récit des vingt années qu’elle passa chez les Yanomami, Elena Valero[1]parle longuement de son premier mari, le leader guerrier Fousiwe. Son histoire illustre parfaitement le destin de la chefferie sauvage lorsqu’elle est, par la force des choses, amenée à transgresser la loi de la société primitive qui, vrai lieu du pouvoir, refuse de s’en dessaisir, refuse de le déléguer. Fousiwe est donc reconnu comme « chef » par sa tribu à cause du prestige qu’il s’est acquis comme organisateur et conducteur de raids victorieux contre les groupes ennemis. Il dirige par conséquent des guerres voulues par sa tribu, il met au service de son groupe sa compétence technique d’homme de guerre, son courage, son dynamisme, il est l’instrument efficace de sa société. Mais le malheur du guerrier sauvage veut que le prestige acquis dans la guerre se perde vite, si ne s’en renouvellent pas constamment les sources. La tribu, pour qui le chef n’est que l’instrument apte à réaliser sa volonté, oublie facilement les victoires passées du chef. Pour lui, rien n’est acquis définitivement et, s’il veut rendre aux gens la mémoire si aisément perdue de son prestige et de sa gloire, ce n’est pas seulement en exaltant ses exploits anciens qu’il y parviendra, mais bien en suscitant l’occasion de nouveaux faits d’armes. Un guerrier n’a pas le choix il est condamné à désirer la guerre. C’est exactement là que passe la limite du consensus qui le reconnaît comme chef. Si son désir de guerre coïncide avec le désir de guerre de la société, celle-ci continue à la suivre. Mais si le désir de guerre du chef tente de se rabattre sur une société animée par le désir de paix – aucune société, en effet, ne désire toujours faire la guerre –, alors le rapport entre le chef et la tribu se renverse, le leader tente d’utiliser la société comme instrument de son but individuel, comme moyen de sa fin personnelle. Or, ne l’oublions pas, le chef primitif est un chef sans pouvoir comment pourrait-il imposer la loi de son désir à une société qui le refuse ? Il est à la fois prisonnier de son désir de prestige et de son impuissance à le réaliser. Que peut-il alors se passer ? Le guerrier est voué à la solitude, à ce combat douteux qui ne le conduit qu’à la mort. Ce fut là le destin du guerrier sud-américain Fousiwe. Pour avoir voulu imposer aux siens une guerre qu’ils ne désiraient pas, il se vit abandonné par sa tribu. Il ne lui restait plus qu’à mener seul cette guerre, et il mourut criblé de flèches. La mort est le destin du guerrier, car la société primitive est telle qu’elle ne laisse pas substituer au désir de prestige la volonté de pouvoir. Ou, en d’autres termes, dans la société primitive, le chef, comme possibilité de volonté de pouvoir, est d’avance condamné à mort. Le pouvoir politique séparé est impossible dans la société primitive, il n’y a pas de place, pas de vide que pourrait combler l’État.
Moins tragique en sa conclusion, mais très semblable en son développement est l’histoire d’un autre leader indien, infiniment plus célèbre que l’obscur guerrier amazonien, puisqu’il s’agit du fameux chef apache Geronimo. La lecture de ses Mémoires, bien qu’assez futilement recueillis, se révèle fort instructive. Geronimo n’était qu’un jeune guerrier comme les autres lorsque les soldats mexicains attaquèrent le camp de sa tribu et firent un massacre de femmes et d’enfants. La famille de Geronimo fut entièrement exterminée. Les diverses tribus apaches firent alliance pour se venger des assassins et Geronimo fut chargé de conduire le combat. Succès complet pour les Apaches, qui anéantirent la garnison mexicaine. Le prestige guerrier de Geronimo, principal artisan de la victoire, fut immense. Et, dès ce moment-là, les choses changent, quelque chose se passe en Geronimo, quelque chose passe. Car si, pour les Apaches, satisfaits d’une victoire qui réalise parfaitement leur désir de vengeance, l’affaire est en quelque sorte classée, Geronimo, quant à lui, ne l’entend pas de cette oreille : il veut continuer à se venger des Mexicains, il estime insuffisante la défaite sanglante imposée aux soldats. Mais il ne peut, bien sûr, aller seul à l’attaque des villages mexicains. Il tente donc de convaincre les siens de repartir en expédition. En vain. La société apache, une fois atteint le but collectif – la vengeance – aspire au repos. Le but de Geronimo est donc un objectif individuel pour la réalisation duquel il veut entraîner la tribu. Il veut faire de la tribu l’instrument de son désir, alors qu’il fut auparavant, en raison de sa compétence de guerrier, l’instrument de la tribu. Bien entendu, les Apaches n’ont jamais voulu suivre Geronimo, tout comme les Yanomami refusèrent de suivre Fousiwe. Tout au plus le chef apache réussissait-il (parfois, au prix de mensonges) à convaincre quelques jeunes gens avides de gloire et de butin. Pour l’une de ces expéditions, l’armée de Geronimo, héroïque et dérisoire, se composait de deux hommes ! Les Apaches qui, en fonction des circonstances, acceptaient le leadership de Geronimo pour son habileté de combattant, lui tournaient systématiquement le dos lorsqu’il voulait mener sa guerre personnelle. Geronimo, dernier grand chef de guerre nord-américain, qui passa trente années de sa vie à vouloir « faire le chef », et n’y parvint pas...
Pierre Clastres (1934-1977), La société contre l’État, chapitre 11 La société contre l’État (1974)
[1]Elle est capturée à l’âge de 11 ans par des Yanomami en 1939 au Brésil. Elle a vécu avec eux, a épousé deux maris dont Fousiwe et a eu quatre garçons. En 1961, elle revint vivre chez les Blancs. Sa vie a été relatée dans Ettore Biocca Yanoama, Récit d'une femme brésilienne enlevée par les Indiens, Paris, Plon, 1968.
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