Les préjugés ont mauvaise presse au moins depuis l’époque des Lumières. En effet, on désigne par ce terme, toutes les pensées auxquelles nous adhérons sans réfléchir. Elles paraissent alors nous enfermer dans une vision du monde ou des pratiques déterminées. Peut-on se libérer des préjugés ?
Si les préjugés permettent d’assurer la vie sociale, n’est-il pas illégitime de vouloir s’en libérer au profit alors de l’immoralité ? En outre, comment l’esprit pourrait-il se libérer de ce qui le constitue ?
On ne peut pas se libérer des préjugés à cause de la vie sociale, et c’est pourtant la condition pour accéder à l’humanité, ce que la confrontation des préjugés rend possible.
Dès leur plus jeune âge, on apprend aux enfants certains principes d’existence, en louant certaines actions et en blâmant d’autres sans leur en expliquer les raisons, et ceci quelle que soit la société. On leur inculque donc des préjugés. Ces derniers sont utiles à la vie sociale dans la mesure où ils permettent à l’adulte de savoir quoi faire dans toute les circonstances comme le soutient Burke dans ses Réflexions sur la révolution de France (1790).
L’individu seul, armé de sa seule raison risque soit de douter dans les situations de la vie, soit de se préférer, c’est-à-dire être égoïste. Aussi, se libérer des préjugés risque d’être une façon de sombrer dans la perplexité ou l’immoralité. Une telle libération n’apparaît pas légitime. On ne peut donc pas se libérer des préjugés au sens où on en a pas le droit.
Les préjugés peuvent être justifiés après coup par la raison comme Voltaire le soutien à juste titre dans son article du Dictionnaire philosophique portatif. Mais, on peut même y voir un condensé de l’expérience historique des hommes qui leur permet de s’humaniser. Sans eux, l’homme redevient un loup craintif, c’est-à-dire un animal cruel que les autres effraient comme Taine le soutient dans Les origines de la France contemporaine.
Toutefois, en maintenant les préjugés pour la vie sociale, on empêche l’homme d’être véritablement humain puisqu’il ne pense pas. ne faut-il donc pas se libérer des préjugés pour être humain ?
L’homme est un animal doué de raison, capable de penser par lui-même, comme il est capable de marcher seul grâce à un apprentissage. Ne pas user de sa pensée, c’est finalement vivre comme le bétail. On peut donc dire avec Kant, dans Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ? que l’homme soumis aux préjugés reste comme un mineur, c’est-à-dire un être soumis à un autre qui est son tuteur. Ce dernier le domine et l’exploite puisqu’il le fait payer pour penser pour lui et l’effraie pour qu’il conserve ses préjugés. Il le réduit à l’état de bétail.
On peut se libérer des préjugés car c’est la condition pour être majeur, c’est-à-dire capable de se gouverner soi-même. Et c’est donc légitime car l’obéissance aveugle que demandent les préjugés n’a aucune valeur morale. C’est en obéissant librement à une règle morale qu’on donne de la valeur à son acte. Et penser par soi-même ne signifie ne penser qu’à soi.
Pour cette libération, il suffit qu’on laisse au public la liberté, ce qui conduit à ce que certains répandent l’estime raisonnable de soi, autrement dit, qui se libère de préjugés incite les autres à penser par eux-mêmes. Ainsi, penser par soi-même conduit à prôner l’universalité qu’il y a dans les règles morales et n’est pas égoïste comme la domination que permettent les préjugés.
Cependant, s’il faut se libérer des préjugés pour être véritablement un homme, reste à savoir, comment c’est possible si on a toujours vécu dans les préjugés de son temps et de sa société.
Dans les sociétés où existent des préjugés différents, leur confrontation introduit un certain doute. Il en va de même de la confrontation avec les opinions étrangères qui conduisent à remettre en cause les nôtres et donc celles qu’on nous a inculquées. Ainsi Descartes, dans le Discours de la méthode explique que le voyage lui a permis de confronter ce qu’il avait appris avec des façons de faire ou de penser différentes (première partie). Déjà, la diversité de ce qu’il a appris l’amène à douter , et donc à remettre en cause toutes ses croyances.
« Les sceptiques qui ne doutent que pour douter » (Descartes, Discours de la méthode, III° partie) remettent bien en cause toutes les croyances et permettent donc de se libérer des préjugés. C’est que le doute, c’est-à-dire l’hésitation de l’esprit quant à la valeur de vérité d’une pensée, détruit la certitude qui appartient aux préjugés en amenant l’esprit à les remettre en cause. Le doute permet le recul critique.
On peut aller jusqu’à rejeter avec Descartes toutes les croyances qui enveloppent le moindre doute pour trouver des principes solides qui remplacent les préjugés Discours de la méthode, quatrième partie.
En un mot le problème était de savoir s’il est légitime et possible de se libérer des préjugés qui forment l’armature de la vie sociale. Il est apparu d’abord qu’il fallait garder les préjugés pour savoir quoi faire et vivre en société. Toutefois, l’homme a vocation à penser pour lui-même et donc à sortir de la domination qui s’exerce sur lui grâce aux préjugés. Il le peut car leur diversité permet de les opposer et donc de les remettre en cause.