Sujet
Un être humain nous jette d’abord au visage cette forme et cette couleur, ce jeu des mouvements, qui ne sont qu’à lui. Les marques de l’âge et du métier s’imprimeront sur cette écorce, mais sans la changer. Tel il est à douze ans, sur les bancs de l’école, tel il sera ; pas un pli des cheveux n’en sera changé. La manière de s’asseoir, de prendre, de tourner la tête, de s’incliner, de se redresser, est dans cette forme pour toute la vie. Ce sont des signes constants, que l’individu ne cesse point de lancer, ni les autres d’observer et de reconnaître. Quelque puissance de persuasion que j’aie, que je sois puissant ou riche, ou flatteur, ou prometteur, je sais bien qu’il ne changera rien de ce front large ou étroit, de cette mâchoire, de ces mains, de ce dos, pas plus qu’il ne changera la couleur de ces yeux. Alexandre, César, Louis XIV, Napoléon, ne pouvaient rien sur ces différences. Aussi l’attention de tout homme se jette là, assurée de pouvoir compter sur cette forme si bien terminée, si bien assise sur elle-même, si parfaitement composée, où tout s’accorde et se soutient. On peut le tuer, on ne peut le changer. Là-dessus donc s’appuient d’abord tous nos projets et toutes nos alliances. Vainement l’homme tend un autre rideau de signes, ceux-là communs, qui sont costumes, politesses, phrases ; tout cela ne brouille même pas un petit moment le ferme contour, la couleur, l’indicible mouvement, le fond et le roc d’une nature. Ici est signifié quelque chose qui ne peut changer et qui ne peut tromper. Mais quoi ?
Alain, Les Idées et les âges (1927).
Question d’interprétation philosophique : Comment Alain justifie-t-il l’idée d’une constitution inébranlable de la personnalité ?
Pour mémoire
Essai littéraire : « quelque chose qui ne peut changer » : la littérature libère-t-elle de l’assignation à une identité ?
Corrigé de la question d’interprétation philosophique
On parle de personnalité pour ce qui fait l’identité de quelqu’un. Ce terme dérivé du latin “persona” qui désigne le masque de l’acteur de théâtre dans la Rome antique, masque qui permettait de reconnaître l’identité du personnage, à commencer par son genre à une époque où les rôles féminins étaient tenus par des hommes – les femmes n’ayant pas le droit de jouer, en est venu à désigner souvent ce qui demeure identique dans une personne, ce par quoi elle se distingue des autres.
Tel est le thème du texte d’Alain extrait de son ouvrage, Les Idées et les âges de 1927, où il essaie de donner à penser une constitution inébranlable de la personnalité. Il développe l’idée que l’individu manifeste sa personnalité par des signes qui l’expriment, puis par l’impossibilité même par un grand pouvoir de changer la personnalité, impossibilité qui est aussi valable pour l’individu lui-même qui ne peut même pas en donner l’apparence, et ouvre sur la question de savoir ce qui constitue cette personnalité.
Alain note que chaque être humain que nous rencontrons, se montre par une forme, une couleur, des mouvements qui, écrit-il, « ne sont qu’à lui », autrement dit, il révèle une identité personnelle. La rencontre qu’il imagine à l’école, c’est-à-dire dans un jeune âge, montre une identité qui ne change pas, malgré les années qui passent, les effets du métier. Lorsqu’il écrit : « pas un pli des cheveux n’en sera changé », il s’agit d’une sorte d’hyperbole pour marquer que l’identité personnelle ou la personnalité s’exprime corporellement. Il énumère ensuite des attitudes physiques qui ne changent pas. La personnalité se manifeste donc physiquement, ce qui ne signifie pas que le corps la constitue.
Ce qui montre le caractère inébranlable de personnalité, il le nomme des signes constants que l’individu lance et que les autres reconnaissent.
Or, n’est-il pas possible de changer une personnalité ?
Aucun pouvoir ne peut changer la personnalité. Alain cite, la rhétorique, la puissance, la richesse. La rhétorique, soit l’art de persuader, voire la routine qui permet de persuader comme le défend le Socrate du Gorgias de Platon est censée permettre de changer les idées de quelqu’un en le faisant adhérer à d’autres idées. Mais, changer d’idées n’est pas changer de personnalité.
Pour Alain, cela ne modifie en rien la pensée de l’individu. La richesse peut corrompre momentanément, non modifier l’être lui-même. Les signes physiques demeurent les mêmes même si le corps change quelque peu.
Il donne quatre exemples d’homme de pouvoir et de guerre, Alexandre et César, grands conquérants de l’Antiquité, Louis XIV et Napoléon, roi et empereur dont l’autorité s’imposait aux sujets, qui, selon lui, ne pouvaient changer les signes manifestant la personnalité, ce qui renforce l’expression de son caractère inébranlable. Autrement dit, même si on me fait obéir à un ordre, ma personnalité reste la même, et aucun ordre ne peut la modifier.
Dès lors, la forme que montrent les signes constants est ce sur quoi on compte. Elle constitue la personnalité. Alain note qu’on peut tuer une personne, mais pas la changer – comme l’homme de pouvoir – ce qui revient à mettre en lumière le caractère inébranlable de la personnalité.
Qu’est-ce donc que cette personnalité ?
Alain évoque le roc d’une nature. Le terme roc désigne un bloc de pierre très dur qui se dresse, roc qu’il associe paradoxalement avec un mouvement. Ainsi, si elle est nature la personnalité ne peut changer y compris dans ses manifestations, qui en sont toutes des expressions et cette absence de changement est ce qui la rend inébranlable.
Toujours est-il qu’Alain finit par la question « Mais quoi ? » qui laisse donc ouverte la question de savoir ce qui constitue cette personnalité. Est-elle corps, est-elle esprit ou conscience, voire les deux ? autrement dit, le corps manifeste-t-il l’esprit ou conscience de l’individu par ses expressions ou bien les signes du corps sont-ils des expressions de l’esprit ou conscience ou bien corps et esprit sont-ils comme les deux faces de la même pièce ? La question reste ouverte.
En un mot, Alain (Émile Chartier, dit) (1868-1951) exprime dans cet extrait de son ouvrage Les idées et les âges de 1927 l’idée que la personnalité, la nôtre comme celle des autres est inébranlable, c’est-à-dire qu’elle ne peut changer car elle s’exprime toujours de la même façon ; elle est une forme constante tout au long de notre vie. Il laisse ouverte la question de savoir ce que serait cette personnalité.
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