mercredi 25 octobre 2023

Xénophon, Platon, famille, cité économie, politique

[1] Voyant un jour Nicomachide [1] revenant de l’assemblée du peuple, il lui dit : « Quels sont, Nicomachide, les stratèges élus ? » Alors celui-ci : «  N’est-ce pas, Socrate, que voilà bien les Athéniens ?Au lieu de m’élire, moi qui, depuis mon enrôlement, ai vieilli dans la milice, qui ai été lochage et taxiarque, qui ai reçu tant de blessures de nos ennemis (et en même temps il les mettait à nu et en montrait les cicatrices ), ils ont été choisir un Antisthène, qui n’a jamais servi comme hoplite [2] , qui n’a jamais rien fait de saillant dans la cavalerie, et qui ne sait rien qu’amasser de l’argent. [2] — Mais , reprit Socrate, n’est-ce pas une qualité excellente, si elle lui sert à procurer le nécessaire aux soldats ? — Les marchands aussi, dit Nicomachide, sont bons à amasser de l’argent, mais ce n’est pas une raison pour qu’ils puissent commander une armée » [3] Alors Socrate : « Mais Antisthène est aussi passionné par la gloire, qualité nécessaire à un général. Ne vois-tu pas que, toutes les fois qu’il a été chorège[3] , son chœur l’a emporté sur tous les autres ? — Par Jupiter, dit Nicomachide, autre chose est d’être à la tête d’un chœur ou d’une armée. [4] — Cependant, reprit Socrate, Antisthène, qui ne sait pas chanter, qui est incapable d’instruire des chœurs, a eu, malgré cela, le talent de choisir les meilleurs artistes. — Il trouvera donc aussi à l’armée, dit Nicomachide, des gens qui mettront pour lui les troupes en bataille, et qui combattront à sa place. [5]  — Si donc, reprit Socrate, il sait trouver et choisir les meilleurs soldats, comme il a choisi les meilleurs choristes. il pourrait bien aussi remporter la palme guerrière ; et il est vraisemblable qu’il aimera mieux encore se mettre en dépense pour triompher à la guerre avec toute la république (πόλει, polei), qu’avec sa tribu seule dans les chœurs.[6]  — Tu dis donc, Socrate, que le même homme peut être à la fois bon chorège et bon stratège ? — Je dis, qu’un homme qui, placé à la tête de quoi que ce soit, sait ce qu’il faut et se le procure, sera un excellent directeur, qu’on le place à la tête d’un chœur, d’une maison, d’une ville, d’une armée. » [7] Alors Nicomachide : « Par Jupiter, Socrate, je n’aurais jamais cru t’entendre dire qu’un bon économe peut être bon général. — Eh bien, examinons les devoirs de l’un et de l’autre, et voyons s’ils sont les mêmes ou s’ils sont différents. — Voyons. [8] — Et d’abord s’entourer de subordonnés obéissants et dociles, n’est-ce pas le devoir de l’un et de l’autre? — Assurément. — Maintenant ne doivent-ils pas imposer à chacun les fonctions qu’il peut remplir? — C’est juste. — Je crois qu’ils sont également tenus de châtier les lâches et de récompenser les bons. — Certainement. [9] — Tous deux ne feront-ils pas bien de se concilier l’affection de leurs subordonnés ? — Assurément. — Ont-ils également intérêt ou non à se faire des alliés et des auxiliaires ? — C’est également leur intérêt. — Tous deux ne doivent-ils pas s’efforcer de conserver les biens présents ? — Rien de mieux. — Enfin, dans leurs attributions différentes, ne doivent-ils pas être également laborieux et attentifs ? [10] — Tous ces devoirs leur sont communs sans exception ; mais pour ce qui est de combattre, ce n’est plus la même chose. — Cependant tous deux ont des ennemis ? — Sans aucun doute, ils en ont. — N’ont-ils donc pas le même intérêt à l’emporter sur eux ? [11] — Certainement ; mais ce que tu négliges de nous dire, c’est de quoi leur servira, s’il faut se battre, la science économique. — En ce cas même, elle leur sera de la plus grande utilité ; un bon économe, sachant qu’il n’y a rien de plus utile, de plus avantageux que de vaincre les ennemis dans une bataille, rien de plus nuisible, de plus ruineux que d’être vaincu, sera plein de zèle pour chercher et pour se ménager tout ce qui peut aider à la victoire ; d’attention à se défier et à se garantir de tout ce qui peut amener une défaite, d’énergie à combattre, en voyant qu’il a tout ce qu’il faut pour vaincre : autrement, si ces ressources lui font défaut, il se gardera bien d’engager l’action. [12] Ne méprise donc pas, Nicomachide, les bons économes. Les affaires des particuliers ne diffèrent que par le nombre des affaires publiques : tous les autres points se ressemblent ; et l’essentiel, c’est que les unes et les autres ne peuvent se traiter que par des hommes, que ce ne sont pas tels hommes qui font les affaires privées, et tels autres les affaires publiques, que ceux qui dirigent les affaires publiques n’emploient pas certains hommes, et certains autres ceux qui administrent les affaires privées. Or, quand on sait bien employer les hommes, on dirige également bien les affaires privées ou publiques ; quand on ne le sait pas, des deux côtés on ne commet que des bévues. »

Xénophon (430-355 av. J.-C.), Mémorables, traduction française Eugène Talbot (1814-1894), III, 4.

 

Dans ce dialogue, c’est plutôt l’étranger le porte-parole de Platon qui instruit Socrate dit le jeune pour le distinguer du maître de Platon.

 

L'ÉTRANGER.

Maintenant le politique, le roi, le maître d’esclaves, et même le chef de famille, considérerons-nous tout cela comme une seule et même chose, ou dirons-nous qu’il y a là autant d’arts que nous avons prononcé de noms ? Ou plutôt, suis-moi de ce côté.

LE J. SOCRATE.

Par où ?

L'ÉTRANGER.

Par ici. Supposons un homme capable de donner des conseils à un de ceux qui font profession publique de la médecine, quoique simple particulier lui-même, ne devra-t-on pas le nommer du nom de cet art tout autant que celui qu’il conseille ?

LE J. SOCRATE.

Oui.

L'ÉTRANGER.

Mais dis-moi, celui qui est capable, tout simple citoyen qu’il est, de guider de ses avis le roi d’un pays, ne dirons-nous pas qu’il possède la science que le chef lui-même devrait posséder ?

LE J. SOCRATE.

Nous le dirons. 

L'ÉTRANGER.

Or la science d’un véritable roi est une science royale.

LE J. SOCRATE.

Oui.

L'ÉTRANGER.

Et celui qui la possède, chef ou particulier, ne méritera-t-il pas tout-à-fait d’être appelé royal, du nom de cette science ?

LE J. SOCRATE.

Cela est juste.

L'ÉTRANGER.

Et le chef de famille et le maître d’esclaves, c’est la même chose.

LE Jeune SOCRATE.

Certainement.

L'ÉTRANGER.

Et, dis-moi, entre une grande maison et une petite ville y a-t-il quelque différence pour le gouvernement ?

LE J. SOCRATE.

Aucune.

L'ÉTRANGER.

Ainsi nous voyons clairement ce que nous examinions à l’instant même : c’est qu’il n’y a qu’une seule science pour tout cela. Maintenant qu’on l’appelle royale, politique, économique, ne disputons pas sur le mot. 

LE J. SOCRATE.

A quoi cela servirait-il ?

L'ÉTRANGER.

Une autre chose évidente, c’est que, pour un roi, les mains et tout le reste du corps ne servent que fort peu à conserver le commandement, en comparaison de l’intelligence et de la force de l’âme.

LE J. SOCRATE.

Il est vrai.

L'ÉTRANGER.

Veux-tu donc que nous disions que la science royale se rapproche plus de la spéculation que des arts manuels et de la pratique en général ?

LE J. SOCRATE.

Sans doute.

L'ÉTRANGER.

Enfin le politique et la science du politique, le roi et la science du roi, tout cela nous le réunirons ensemble comme une seule et même chose.

LE J. SOCRATE.

Évidemment.

Platon (428-347 av. J.-J.), Le politique, traduction Victor Cousin (1792-1857).



[1] Il appartenait à l’avant-dernière des quatre classes du peuple athénien, les zeugistes.

[2] Soldat de la grosse infanterie.

[3] La chorégie était une de ces prestations auxquelles étaient astreints les citoyens riches. Le chorége devait, à ses frais, réunir, nourrir, costumer et faire instruire les chœurs destinés à figurer dans toutes les cérémonies publiques et au théâtre.

mardi 17 octobre 2023

corrigé du sujet : La violence est-elle dans le réel ou dans le regard ?

 Le 21 janvier 1793, Louis XVI (1754-1774-1792-1793) est guillotiné. Là où certains voient un acte de justice ou un acte nécessaire, d’autres y voient un symbole de la violence révolutionnaire. De sorte qu’on peut s’interroger. La violence est-elle dans le réel ou dans le regard ?

D’un côté, la violence, soit l’usage abusif de la force semble appartenir au réel dans la mesure où elle se constate.

D’un autre côté, du côté de la victime, la violence est vécue, donc provient de son regard sur lui-même. Cette violence dans la mesure où elle dépend de normes paraît relever du regard du sujet ou d’une culture.

Dès lors la violence est-elle dans le réel où le regard la découvre ou bien est-elle constituée par le regard et alors comment ? La violence est comme constat dans le réel et non dans le regard du sujet ou de la culture. La violence est dans un regard qui observe le réel en tant qu’évaluation. La violence vient du regard des sujets désirant et s’inscrit ainsi dans le réel.

 

La violence est un usage abusif de la force en vue de soumettre autrui à notre volonté ou notre désir de sorte que le constat de l’abus ne peut apparemment venir que du regard. Mais, elle est un fait aussi, sinon le regard ne serait que relatif et l’homme serait la mesure de sa réalité selon le mot de Protagoras que cite Platon dans le Théétète (152a). Ainsi la violence est dans le réel en tant que fait pour qu’elle puisse être dévoilée par le regard. Par exemple Médée tue ses enfants et cette violence ne provient pas du regard du chœur. Ce fait, comment se manifeste-t-il ?

Sur le modèle de la distinction d’Aristote entre les mouvements naturels et les mouvements violents on peut dire que la violence va à l’encontre de ce qu’est un être. La contrainte empêche l’être de réaliser ce qu’il peut. Si la physique moderne a eu raison de rejeter l’idée de mouvement violent, on peut penser la violence comme un fait. Ainsi, l’élevage industriel exerce bien une violence contre les animaux comme le soutiennent Theodor Adorno et Max Horkheimer (cf. Adorno, Horkheimer, La dialectique de la raison. Fragments philosophiques, tr. fr. par E. Kaufholz, Paris, Gallimard, 1974), d’où leur mot : « chaque animal fait penser à un désastre effroyable qui aurait eu lieu dans des temps immémoriaux » (p.270).

Ainsi la violence est-elle dans le réel, même s’il faut le regard pour qu’elle se montre. Il n’est pas nécessaire pour qu’elle soit mais uniquement pour le découvrir. Ainsi lorsque dans l’Ajax de Sophocle, les Grecs découvrent le charnier des animaux morts et de ceux qui les gardaient, ils ne doutent pas de la violence qui s’est déchaîné et les témoins et les traces découvrent au regard d’Ulysse l’auteur. Le héros est caché par Athéna pour ne pas subir la même violence. De même Ajax fouette les bête dont il croit qu’elles sont des Grecs qu’il a capturés : la violence est bien dans le réel. Quel lien donc entre violence, réel et regard ?

La violence est dans la force qui nuit ou exerce la contrainte, elle est dans le réel. Le regard la constate ou en dévoile la source. C’est à la déesse dans Ajax de découvrir que la folie meurtrière d’Ajax résidait dans son ressentiment de ne pas avoir eu les armes d’Achille. Ainsi, la violence d’une coutume peut se montrer au regard moral, comme les sacrifices humains des Aztèques. De même que la violence des colonisateurs espagnols que Montaigne (1533-1592) dénonçait dans ses Essais (2ème édition 1588), était aussi réelle que les pratiques cannibales qu’ils dénigraient chez les Tupunamba. Dévaloriser les violences des autres pour masquer les siennes ne modifie pas le réel, mais montre un regard imbu du préjugé ethnocentrique.

 

Néanmoins, si la violence apparaît dans le réel et est découverte par le regard, ne peut-on pas soutenir que le regard est un élément essentiel dans la mesure où la violence est intrinsèquement l’objet d’une évaluation ?

 

 

En effet, l’abus de force ne se montre pas immédiatement, c’est une évaluation qui détermine l’abus. Soit un viol par exemple ; c’est bien l’évaluation qui le qualifie de violence, l’évaluation du juge, mais d’abord, celle du sujet qui la subit qui a le sentiment de la contrainte qui s’exerce contre son désir. Force est de constater que longtemps la notion de viol conjugal a été niée. Ce qui montre que c’est le regard social qui constitue la violence. Dans son récit de sa captivité chez les Tupinamba, Hans Staden (1525-1579), indique que les prisonniers de guerre restaient libres de leur mouvement jusqu’au moment où ils allaient être tués pour être mangés. Certains faisaient même des enfants pendant leur captivité, enfants eux-aussi tués et mangés. Ils ne s’enfuyaient pas, signe d’une acceptation de leur sort. Le repas cannibale n’apparaît alors violent qu’aux yeux de l’occidental et de sa culture. De même, Margaret Mead (1901-1978) dans Mœurs et sexualité en Océanie(1963) voit dans la culture des Mundugumor une violence qu’eux ne voyaient pas, considérant normales leurs actions. Comment le regard peut-il constituer la violence ?

Elle est un abus de force. Ainsi, la violence n’a de réalité que par rapport à une norme car un abus n’a de réalité que par rapport à une évaluation reposant sur une norme de même qu’un excès de fièvre n’a de sens que par rapport à une fièvre normale. Et la norme est une exigence qui se situe dans le regard d’un sujet. Il peut être celui du membre d’une culture. En admettant avec Kant (1724-1804) que la morale est universelle et réside dans la loi selon laquelle il faut agir s’il est possible de faire de sa maxime le principe d’une législation universelle (cf. Critique de la raison pratique, 1788), la violence est dans le regard du sujet moral en tant qu’il juge qu’il y a eu contrainte illégitime contre un autre. Ainsi l’esclavage est une violence pour le regard du sujet moral dans la mesure où une loi qui commanderait de réduire tout autre homme à l’esclavage est absurde. Kant avait raison de condamner l’esclavage des noirs dans les îles produisant du sucre dans son essai Vers la paix perpétuelle (1796). Est-ce à dire que la violence n’est que relative ?

Subjectif désigne ici le mode d’être du regard. En effet, sans sujet, il n’y a pas de regard possible, mais ce regard dans la mesure où il est normatif constitue les actes violents du réel. Si chaque culture admet certains actes que d’autres jugent violents, Le regard du sujet moral quant à lui dépasse la limitation culturelle. Ainsi, c’est le sujet moral qui juge violent le traitement des femmes en Afghanistan par les Talibans qui leur interdisent la scolarité, le travail, les promenades dans des jardins publics, et un vêtement en public, la burqa qui leur fait voir le monde derrière une grille. Et tout homme ne peut que juger violent le meurtre de ses enfants et avant cela de son frère par Médée, le personnage éponyme de la pièce d’Euripide (480-406 av. J.-C.). ainsi le regard fait la réalité de la violence pour le sujet individuel ou moral.

 

Toutefois, si le regard constitue la réalité de la violence, ne faut-il pas qu’il en soit la source même ?

 

 

On peut avec René Girard ( 1923-2015) considérer que la violence provient du désir. En effet, ce dernier selon lui n’est pas désir d’un objet mais désir d’un objet qu’un autre désire (cf. Mensonge romantique et vérité romanesque, 1962), autre qui est alors un rival. C’est donc le regard désirant qui est la source de la violence. En effet, la violence résulte de la constitution par le regard désirant du rival qu’on veut éliminer. C’est lui qui l’inscrit dans le réel. Comment se manifeste-t-il ?

Il prend la forme d’une rivalité contagieuse et qui menace la société tout entière. Elle conduit au combat dont Goya (1746-1828) a donné une illustration dans son tableau Duel au gourdin (1819-1823) où les deux combattants se détruisent mutuellement peut-être en s’enfonçant dans des marécages selon la lecture de Michel Serres (1930-1919) dans Le contrat naturel (1990) La violence sociale la détourne alors sur un bouc-émissaire (qui dans le judaïsme est un bouc chargé des péchés qui est envoyé dans le désert selon le Lévitique, 16). Ainsi, le regard social se tourne vers un être chargé de tous les maux et sur qui s’abat la violence. Tel est le cas d’Œdipe selon René Girard. S’il est accusé des pires transgressions, parricide et inceste, c’est pour justifier son sacrifice. Il y a donc une universalité du mécanisme de la violence qui provient du regard désirant selon l’analyse de René Girard dans La violence et le sacré (1972).

3. ainsi , le regard rend possible la violence et la fait advenir dans le réel. C’est lui qui la constitue non pas en l’évaluant mais en faisant d’un autre un rival ou un bouc-émissaire. C’est la rivalité d’Ajax et d’Ulysse dans la pièce de Sophocle (495-406av. J.-C.) pour l’obtention des armes d’Ulysse qui déchaîne la violence du premier frustré de ne pas avoir été choisi par les Atrides. Et si cette violence s’exerce sur des animaux, elle dévoile selon René Girard dans La violence et le sacré le fait que l’animal sacrifié est un substitut d’humain.

 

En un mot, le problème était de savoir la violence est dans le réel où le regard la découvre ou bien si elle est constituée par le regard et dans ce cas comment. Si la violence semble s’inscrire dans le réel comme abus d’un sujet sur d’autres sujets, voire sur des êtres vivants, elle est toujours l’objet d’une évaluation, c’est-à-dire du regard d’un sujet. En fin de compte, c’est le regard qui constitue le rival ou le bouc-émissaire qui rend possible la violence et la fait apparaître dans le réel.

Dès, lors, comment serait-il possible d’empêcher son déploiement ?

 

 

lundi 2 octobre 2023

corrigé: La technique fait-elle violence à la nature?

 Pour retrouver et prouver la présence de l’homme sur terre, on cherche toujours des outils ou des traces de leur utilisation. Autrement dit la technique apparaît comme une dimension essentielle de l’existence humaine. Or, elle conduit l’homme à modifier ce qui existe de soi-même hors de lui ou en lui, à savoir la nature. Cette modification semble faire violence à la nature en ce sens qu’elle est soumise à la volonté arbitraire de l’homme. On peut penser à l’élevage industriel qui soumet les animaux à des conditions de vie atroces pour améliorer le rendement.

Pourtant la violence, c’est-à-dire l’usage abusif de la force ne semble possible que pour l’homme en tant qu’acteur et sujet car elle paraît consister en un usage abusif qui s’exerce par un sujet doué de volonté contre une autre volonté.

Y a-t-il donc un sens à dire que la technique fait violence à la nature ?

On examinera d’abord la question du point de vue de la technique des sociétés traditionnelles, puis du point de vue de la technique moderne avant d’envisager la possibilité d’une technique moderne soucieuse de la nature.

 

Première partie :la technique traditionnelle ne peut faire violence à la nature.

La technique traditionnelle qui consiste à fabriquer des outils en vue d’obtenir des objets utiles à la vie appartient si ce n’est à la nature de l’homme, au moins à la condition humaine en tant que l’homme ne peut pas ne pas travailler. Dès l’origine, les homo habilis fabriquent des galets aménagés dont le tranchant leur permettait des opérations diverses, peut-être racler les os des animaux morts. Les homo suivants, ergaster, erectus, jusqu’à sapiens, améliorent et augmentent la palette d’outils. Cette technique traditionnelle peut donner l’impression d’attaquer la nature comme le montre le célèbre chœur de l’Antigone (442 av. J.-C.) de Sophocle (495-406 av. J.-C.) qui énumère les techniques par lesquels l’homme, cette merveille, réalise ses fins, mais la nature demeure.

La technique traditionnelle aménage la nature comme le paysage italien le montre (cf. Hannah Arendt « La crise de la culture II » in La crise de la culture). Même conçu comme violence, elle n’entame pas la permanence de la nature. Elle est un mode de vérité (cf. Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, chapitre 3). Elle est par rapport à la nature une imitation ou un parachèvement (Physique, II, chapitre 8). Le médecin qui soigne parachève la nature.

Certes, il faut couper des arbres pour faire des bateaux, mais la nature permet bientôt que d’autres repoussent. La technique aménage le monde pour que l’homme puisse y vivre et la nature demeure hors du monde humain.

 

Toutefois, cette technique traditionnelle n’est pas le tout de la technique. D’elle a émergée la technique moderne appliquée à l’industrie, comme la vapeur qui ne servait dans l’antiquité que pour faire marcher un jouet et qui a dans les temps modernes servit à améliorer l’exploitation des mines. Cette technique moderne n’est-elle pas susceptible de faire violence à la nature ?

 

 

La technique moderne dévoile aussi la nature comme stock d’énergie à accumuler et à utiliser selon l’analyse de Heidegger dans La question de la technique (1954) in Essais et Conférences (1958). Ainsi, elle lui fait ainsi violence en l’empêchant de se reconstituer ou en la laissant agir simplement. Ainsi la centrale hydraulique somme le Rhin de lui fournir une énergie qui se transforme en électricité là où le vieux moulin à vent laisse se dernier faire tourner son mécanisme. Ainsi la technique moderne constitue tout en stock à exploiter, y compris les hommes.

Elle ne laisse pas la nature retrouver un équilibre, elle l’épuise. Comme le montre Germinal de Zola, elle épuise aussi les hommes. Elle vise sa domination selon le programme défini par Descartes dans la sixième partie du Discours de la méthode (1637). Or, chercher à dominer c’est cela la violence et l’absence de volonté de la nature ne supprime pas la violence, notamment les vivants dont la vie est diminuée, blessée, détruite.

La technique moderne est l’essence de la science moderne en tant qu’elle repose sur l’idée que la nature peut être manipulée de sorte à en extraire la vérité. La science moderne pose que la nature obéit à des lois d’essence mathématique depuis Galilée et Descartes et les met en lumière par l’expérimentation qui est déjà technique. En biologie, les animaux, parfois les humains subissent les expérimentations qui reposent sur cette idée moderne de nature comme phénomènes régis par des lois que l’entendement humain impose à la nature (cf. Kant [1724-1804], Critique de la raison pure, 1781,1787)

Néanmoins, si la technique moderne fait violence à la nature, elle en dévoile aussi des aspects dans son association avec la science moderne, ne peut-elle pas alors s’inscrire dans un certain souci de la nature ?

 

 

L’usage de la technique contre la nature en montre aussi la fragilité. Il peut ne pas  être trop tard comme le montrer l’île de Pâques ou la déforestation a été néfaste pour les hommes, mais où une reforestation a commencé avec 2000 arbres sur les 240000 prévus.

La technique permet donc de comprendre l’absurdité de son usage démesuré. Dès lors, la connaissance qu’elle permet suggère un autre usage. Or, il ne dépend pa simplement de la volonté des individus.

Il faut donc, comme le montre Michel Serres (1930-2019) un nouveau contrat, un Contrat naturel (1990) par lequel on rompt avec l’exclusion de la nature du contrat qui ouvre à sa domination violente. Il faut donner autant qu’on reçoit à la nature comme il l’explique déjà dan sa conférence de 1989, Philosophie et climat, ce qui rompt avec la domination et la violence. En effet, la domination et la violence exercer contre la nature réside dans le fait de la considérer comme un objet et non comme un sujet, donc de prendre ce qu’elle offre en accumulant les objets indéfiniment.

 

Disons pour finir que le problème était de savoir s’il y a un sens à penser que la technique fait violence à la nature. La technique traditionnelle, aménageant la nature pour l’existence humaine, la laisse être de sorte que ce n’est pas toute technique qui fait violence à la nature mais seulement la technique moderne qui fait la science moderne qui pense la nature comme stock d’énergie à accumuler, ce qui conduit à saisir les limites du stock. Dès lors, sur la base d’un nouveau contrat naturel qui la considère comme un sujet, il est possible à la technique moderne aussi de ne pas faire violence à la nature.

 

 

corrigé: La connaissance scientifique abolit-elle toute croyance?

 Tchekhov (1860-1904) relate dans Platonov, une pièce de jeunesse publiée à titre posthume, que les paysans russes croyaient que la Terre reposait sur des baleines. Il est clair que la connaissance scientifique ne peut que détruire de telles croyances.

Les croyances reposent sur non sur des preuves, mais sur des sentiments, des coutumes, des impressions. La connaissance scientifique semble abolir, c’est-à-dire faire disparaître, toute croyance par l’exigence de preuves qu’elle enveloppe.

Toutefois, force est de constater que des croyances résistent à la connaissance scientifique.

Dès lors on peut se demander dans quelle mesure la connaissance abolit-elle toute croyance. Est-il dans sa nature de supprimer la possibilité de croire ? Les croyances n’ont-elles pas une autre source que la connaissance scientifique de sorte qu’elle ne peut les abolir ? Celle-ci ne reposent-elles pas sur des croyances qu’elles ne peuvent abolir ?

 

La connaissance scientifique repose sur des preuves. Ainsi, Aristote au IV° av. J.-C. dans le Traité du ciel(livre II, chapitre 14) expose les preuves d’observations qui montrent que la Terre est sphérique. Il s’agit d’une part de la forme sphérique que l’on voit lors des éclipses de Lune. D’autre part, les étoiles qu’on voit diffère selon qu’on est au sud ou au nord, preuve d’une courbure. Strabon ajoutera au début de notre ère dans sa Géographie que ce n’est que provisoirement qu’on voit un bateau arrivant à l’horizon. Ainsi les Anciens ont-ils détruit la croyance en une Terre plate et légué au moyen âge la représentation d’une Terre sphérique.

La connaissance scientifique abolit la croyance en son commencement car il faut douter des croyances pour rechercher la connaissance. Le savant remet en cause ses propres croyances, y compris les théories auxquelles il adhère, c’est la condition d’une véritable recherche de preuves. Aussi Popper (1902-1994), dans La logique de la recherche scientifique (1934) soutenait-il qu’est scientifique une théorie qu’on cherche à réfuter et qu’on peut réfuter. L’exemple qui l’avait frappé comme il le relate dans Conjectures et réfutations, c’est l’observation de la courbure d’un rayon lumineux à proximité du soleil comme prédit par la théorie de la relativité générale d’Einstein. Il l’oppose aux vagues des prédictions astrologiques ou aux croyances des marxistes malgré la non réalisation de la prédiction de la révolution de Karl Marx. Dans ces derniers cas, il s’agir de croyances qui cherchent et ne peuvent que trouver des confirmations.

La connaissance scientifique abolit les croyances dans leur contenu. Ainsi l’astronomie a pu montrer que les comètes ne sont pas des signes de la colère divine, mais des phénomènes naturels. On ne verrait plus un pape faire sonner les cloches pour conjurer le mauvais sort comme en 1456 Calixte III.

 

Toutefois, la croissance de la connaissance scientifique aurait dû faire disparaître nombre de croyances qui demeurent. N’est-ce pas qu’elles ont une autre source ?

 

La croyance a quelque chose d’immédiat et de social. Lorsqu’on croit, on adhère à une représentation qui n’est pas fondée et souvent on le sait. D’où l’apparence de ressemblance avec l’hypothèse. En réalité, celui qui croit ne remet pas en cause sa croyance. La raison en est qu’elle est sociale. La croyance n’est pas individuelle, elle est collective. C’est ce que montrent les préjugés ou certaines croyances qui s’opposent à toute vérification. Le montre La rumeur d’Orléans de 1969 selon laquelle des jeunes filles disparaissaient dans les cabines d’essayage de magasins juifs pour être vendues, a donné lieu à des enquêtes qui ont démontré que c’était faux, mais la rumeur est restée pour se déplacer dans d’autres villes ou à d’autres communautés comme les Roms. Ce sont les vieux préjugés antisémites qui s’expriment ainsi et qui forgent l’identité de ceux qui y croient.

La dimension sociale de la croyance qui unit en un même groupe, c’est ce qui constitue la religion selon Durkheim (1858-1917), pour qui une religion est un système de croyances enveloppant des pratiques sur le sacré et le profane qui unit une même communauté (cf. Les formes élémentaires de la vie religieuse, 1917). C’est pourquoi la connaissance scientifique ne peut abolir les croyances, notamment religieuses, car elle n’ont pas le même domaine. Indépendamment de la religion la croyance fait l’appartenance à un groupe.

Elle peut avoir aussi une dimension individuelle lorsqu’elle repose sur un sentiment ou une passion. Celui qui aime ou hait un autre aura sur lui des croyances en rapport. Il est alors imperméable à toute connaissance scientifique. Les hommes doué de charisme, c’est-à-dire qui sont capables de fasciner les autres et d’exercer ainsi ce pouvoir charismatique dont parle Max Weber (1864-1920) dans Le métier et la vocation d’homme politique (Politik als Beruf, 1919), peuvent ainsi faire croire les autres quel que soit l’état de la connaissance scientifique, voire contre elle.

 

Néanmoins, si connaissance scientifique et croyance n’ont pas le même domaine, l’une cherche la vérité là où l’autre se situe dans la pratique, il y  une dimension de vérité dans la croyance et de la pratique dans la science. Dès lors, la connaissance scientifique ne repose-t-elle pas sur certaines croyances ?

 

 

Aucune science ne peut exister sans admettre certaines croyances qui sont ce sur quoi elles se fondent, ce sont des premiers principes et on peut dire avec Pascal (1623-1662), qu’ils reposent sur le cœur ou sentiment (cf. Pensées, Lafuma 110). C’est sur ces croyances fondamentales qu’il est possible de prouver, sans quoi, on tomberait dans une régression infinie s’il fallait tout prouver. Les principes sur lesquels repose une science qu’on nomme axiomes en mathématiques ne sont-ils pas de simples hypothèses ?

S’il n’y avait pas de croyances, l’activité scientifique serait impossible. Le savant doit donc avoir des croyances de base, voire les mêmes croyances que l’homme ordinaire. Par exemple, le savant doit admettre l’existence des appareils dans son laboratoire pour faire une expérience ou croire en l’existence des symboles écrits qu’il utilise dans une démonstration mathématique (cf. Wittgenstein [1889-1951], De la certitude, posthume, 1969, n°337). Ainsi les croyances ne peuvent être abolies par la connaissance scientifique car sans elles, elle est impossible. Ne faut-il pas croire même en la science ?

3. On peut avec Nietzsche (1844-1889-1900) dans le numéro 344 du Gai savoir (1882,1887) dire que la science détruit nombre de croyances ordinaires sur la base d’une croyance fondamentale, à savoir que la vérité est nécessaire, qu’il désigne comme la volonté de vérité. C’est elle qui guide le savant qui lui fait critiquer certaines croyances, voire les siennes, en les transformant en hypothèses à tester.

 

Disons pour finir, que le problème était de savoir dans quelle mesure la connaissance abolit-elle toute croyance. Il est apparu qu’en tant que la science cherche à tester des hypothèses en tentant de les réfuter, elles ne peut pas ne pas abolir les croyances. Toutefois, si elles demeurent malgré tout, la raison en est qu’elle concernent la pratique, notamment sociale. Même la science repose sur des croyances qui la rendent possibles. Elles ne peut les abolir.