Dans certaines situations, le déchaînement de la violence ne semble avoir aucune limite comme dans les émeutes que montre le film Mississipi burning (1988) d’Alan Parker (1944-2020), émeutes dans les quartiers noirs victimes des exactions du Ku klux klan et qui détruisent les maigres biens de ceux qui déjà souffrent d’exactions.
Ainsi René Girard a pu écrire : « Qu’on se donne à elle de son plein gré ou qu’on lui résiste, la violence est sûre de triompher. » René Girard, La violence et le sacré, 1972, Pluriel, 2010, p.190
L’anthropologue soutient que la violence est toujours victorieuse quelle que soit l’attitude que l’on adopte vis-à-vis d’elle. La première est de la vouloir, ce que signifie se donner à elle de son plein gré, la seconde de lui résister, c’est-à-dire de placer des obstacles à sa réalisation.
Cependant, son propos paraît contradictoire dans la mesure où des raisons contraires ne peuvent produire le même effet.
Dès lors, on peut se demander s’il est possible que la violence triomphe quoi qu’on fasse ou bien s’il est possible de faire en sorte qu’elle soit limitée.
La violence semble s’étendre nécessairement même si des procédés pour la limiter sont possibles, voire efficaces.
La violence est ancrée en l’homme car son désir est tourné vers ce que l’autre désire, ce qui en fait son rival de sorte qu’il ne peut que vouloir le blesser, l’humilier, le dominer. Ainsi Monsieur de Rênal dans Le Rouge et le Noir (1830) de Stendhal (1783-1842) veut Julien Sorel comme précepteur parce qu’il croit que Valenod, son rival le veut. Et Julien, jeune homme ambitieux qui a Napoléon comme modèle, désire ce que les nobles ou les bourgeois ont. Son amour pour Mathilde de la Mole repose sur les rivaux qu’il se suscite. Ainsi, l’homme a tendance à se livrer à la violence parce que son désir l’y pousse et s’il résiste à celle de l’autre, c’est une autre violence.
On peut de ce point de vue considérer que la violence appelle la violence et que nombre de sociétés archaïques sont menacées par la violence contagieuse qui y règne. C’est cette contagion de la violence qui s’exprime sous la métaphore de la peste dans la tragédie, comme dans l’Œdipe-roi de Sophocle selon la lecture de Girard dans La violence et le sacré (1972).
La vengeance en quoi consiste la pénalité de nombre de sociétés primitives comme le soutient Hegel dans les Principes de la philosophie du droit, §C102, montre cet engrenage de la violence car ceux qui veulent se venger, soit sanctionner les auteurs supposés d’un déni de droit à leur endroit appelle ainsi une vengeance en retour. Quant à ceux qui la refusent, ils la subissent malgré tout. Jésus qui luttait contre la violence dans l’histoire de la femme adultère obtient qu’elle ne soit pas lapidée en demandant que celui qui n’a jamais péché jette la première pierre (cf. Évangile de Jean, 8). Or, lui-même finit par susciter la colère des autorités, c’est-à-dire des Romains qui le firent mettre à mort pour sédition.
Néanmoins, si la violence ne pouvait être arrêtée et triomphait toujours, aucune société ne serait possible. Or, il y a des sociétés de sorte que la violence peut être arrêtée, elle ne triomphe pas nécessairement.
Si la violence est ancrée en l’homme, il peut la réprimer comme toutes les pulsions. Tel est le rôle de l’éducation. En effet, l’éducation permet de refouler les pulsions comme Freud le soutient dans son œuvre. La pulsion de la violence est pour lui la pulsion de mort qu’il introduit dans Au-delà du principe de plaisir (1920). Elle vise à un retour à l’état inorganique. L’éduquer, c’est la diriger sur autre chose que les autres. Ainsi le commandement tu ne tueras point se trouve dans toutes les sociétés car il est la condition de son existence (cf. Malaise dans la civilisation, 1930). Sinon l’adage homo homini lupus que Freud reprend de la comédie des ânes de Plaute (254-184 av. J.-C.) et qu’il cite dans Malaise dans la civilisation est vrai et exige que l’agressivité, source de la violence soit réprimée.
Il est possible à l’homme de la sublimer en la montrant dans des œuvres d’art. Déjà les poèmes homérique, Iliade et Odyssée montrent la violence de la guerre ou des sauvages cyclopes et ainsi en la représentant elles permettent une certaine catharsis pour parler comme Aristote dans la Poétique (chapitre 4), c’est-à-dire la purgation des passions, et pas seulement la terreur et la pitié. Au moins il est possible de la détourner en l’exprimant dans la compétition ou la guerre comme chez les Grecs qui évitaient ainsi plus ou moins bien la violence entre citoyens, la στάσις (stasis). Cette violence s’exerçait contre les esclaves (cf. Hannah Arendt, La crise de la culture, I La tradition et l’âge moderne, 1968).
Il est possible quand la violence menace la société tout entière de la faire jouer contre elle-même comme dans la victime-émissaire. C’est la thèse de René Girard (1923-2015) dans La violence et le sacré (1972). Tous contre un, c’est la formule de la violence contre une victime accusée de tous les maux, comme le pharmakos à Athènes, cet homme qu’on chargeait de tous les maux et qui était exécuté pour cela.
Toutefois, la répression de la violence, sa sublimation ou son retournement contre elle la fait demeurer et secrètement, de sorte qu’on peut concevoir une lutte plus directe contre elle et partant efficace.
Pour qu’il soit possible de ne pas céder à la violence, il faut accepter l’ordre politique, c’est-à-dire refuser la violence en lui substituant la persuasion. Cela permet de ne pas s’abandonner à la violence au moins à l’intérieur de la πόλις (polis, civitas,cité). C’est la solution des Grecs, raison pour laquelle Aristote avait défini l’homme un animal politique (ζῷον πoλιτικόν) car animal doué de langage (Politique, I, 2) (cf. Hannah Arendt, La crise de la culture, 1968, I La tradition et l’âge moderne). Mais la violence peut toujours se réintroduire par la transgression des lois.
C’est la justice qui permet de rompre avec l’infinité de la vengeance. L’institution d’un tribunal comme le montre l’Orestie (458 av. J.-C.) d’Eschyle permet de sortir du cyle de la vengeance : Clitemnestre a tué son mari Agamemnon pour venger le mort d’Iphigénie (première pièce Agamemnon). Oreste venge son père en tuant sa mère et il est poursuivi par les Érinyes, les déesses vengeresses (deuxième pièce, Les choéphores). Son jugement devant l’aéropage (troisième pièce : Les Euménides) récemment réformé en un sens démocratique par Ephialtès (assassiné en 461 av J.-C.)
On peut dénoncer l’injustice du bouc-émissaire et ainsi rendre problématique l’usage de la violence. Déjà le judaïsme montrait l’innocence du bouc émissaire. Le Jésus des évangiles dénonce le mécanisme lui-même et en cela rend possible de rompre avec même si le christianisme historique a eu tendance à le réintroduire.
En un mot, le problème était de savoir s’il est possible que la violence triomphe quoi qu’on fasse ou bien s’il est possible de faire en sorte qu’elle soit limitée. La violence, ancrée en l’homme se nourrit elle-même et elle est choisie pour réaliser les désirs humains. La refuser la suscite aussi la violence est bien l’effet de raisons opposées. On doit cependant la limiter pour que la société et donc l’humanité puisse être. Il faut non pas la refouler ou la réprimer, ce qui la conserve, mais construire un ordre politique juste et dénoncer les mécanismes de la violence pour la limiter réellement.
La violence ne pourrait-elle pas être parfois légitime ?
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