Malheur à qui n'a plus rien à désirer !
il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on
obtient que de ce qu’on espère, et l’on n’est heureux qu’avant d’être heureux.
En effet, l’homme avide et borné, fait pour tout vouloir et peu obtenir, a reçu
du ciel une force consolante qui rapproche de lui tout ce qu’il désire, qui le
soumet à son imagination, qui le lui rend présent et sensible, qui le lui livre
en quelque sorte, et pour lui rendre cette imaginaire propriété plus douce, le
modifie au gré de sa passion. Mais tout ce prestige disparaît devant l’objet
même ; rien n’embellit plus cet objet aux yeux du possesseur ; on ne
se figure point ce qu’on voit ; l’imagination ne pare plus rien de ce qu’on
possède, l’illusion cesse où commence la jouissance. Le pays des chimères est
en ce monde le seul digne d’être habité, et tel est le néant des choses
humaines, qu’hors l’Être existant par lui-même, il n’y a plus rien de beau que
ce qui n’est pas.
Si cet effet n’a pas toujours lieu sur
les objets particuliers de nos passions, il est infaillible dans le sentiment
commun qui les comprend toutes. Vivre sans peine n’est pas un état d’homme ;
vivre ainsi c’est être mort. Celui qui pourrait tout sans être Dieu serait une
misérable créature ; il serait privé du plaisir de désirer ; toute
autre privation serait plus supportable.
Rousseau,
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761),
VI° partie, Lettre VIII.
Il faut se rendre compte que parmi nos
désirs les uns sont naturels, les autres vains, et que, parmi les désirs
naturels, les uns sont nécessaires et les autres naturels seulement. Parmi les
désirs nécessaires, les uns sont nécessaires pour le bonheur, les autres pour
la tranquillité du corps, les autres pour la vie même. Et en effet une théorie
non erronée des désirs doit rapporter tout choix et toute aversion à la santé
du corps et à l’ataraxie de l’âme, puisque c’est là la perfection même de la
vie heureuse. (128) Car nous faisons tout afin d’éviter la douleur physique et
le trouble de l’âme. Lorsqu’une fois nous y avons réussi, toute l’agitation de
l’âme tombe, l’être vivant n’ayant plus à s’acheminer vers quelque chose qui
lui manque, ni à chercher autre chose pour parfaire le bien-être de l’âme et
celui du corps. Nous n’avons en effet besoin du plaisir que quand, par suite de
son absence, nous éprouvons de la douleur ; et quand nous n’éprouvons pas de
douleur nous n’avons plus besoin du plaisir. C’est pourquoi nous disons que le
plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse. (…)
C’est un grand bien à notre avis que de
se suffire à soi-même, non qu’il faille toujours vivre de peu, mais afin que si
l’abondance nous manque, nous sachions nous contenter du peu que nous aurons,
bien persuadés que ceux-là jouissent le plus vivement de l’opulence qui ont le
moins besoin d’elle, et que tout ce qui est naturel est aisé à se procurer,
tandis que ce qui ne répond pas à un désir naturel est malaisé à se procurer.
En effet, des mets simples donnent un plaisir égal à celui d’un régime
somptueux si toute la douleur causée par le besoin est supprimée, (131) et,
d’autre part, du pain d’orge et de l’eau procurent le plus vif plaisir à celui
qui les porte à sa bouche après en avoir senti la privation. L’habitude d’une
nourriture simple et non pas celle d’une nourriture luxueuse, convient donc
pour donner la pleine santé, pour laisser à l’homme toute liberté de se
consacrer aux devoirs nécessaires de la vie, pour nous disposer à mieux goûter
les repas luxueux, lorsque nous les faisons après des intervalles de vie frugale,
enfin pour nous mettre en état de ne pas craindre la mauvaise fortune. Quand
donc nous disons que le plaisir est le but de la vie, nous ne parlons pas des
plaisirs des voluptueux inquiets, ni de ceux qui consistent dans les
jouissances déréglées, ainsi que l’écrivent des gens qui ignorent notre
doctrine, ou qui la combattent et la prennent dans un mauvais sens. Le plaisir
dont nous parlons est celui qui consiste, pour le corps, à ne pas souffrir et,
pour l’âme, à être sans trouble. (132) Car ce n’est pas une suite ininterrompue
de jours passés à boire et à manger, ce n’est pas la jouissance des jeunes
garçons et des femmes, ce n’est pas la saveur des poissons et des autres mets
que porte une table somptueuse, ce n’est pas tout cela qui engendre la vie
heureuse, mais c’est le raisonnement vigilant, capable de trouver en toute
circonstance les motifs de ce qu’il faut choisir et de ce qu’il faut éviter, et
de rejeter les vaines opinions d’où provient le plus grand trouble des âmes.
Épicure,
Lettre à Ménécée (III° av. J.-C.)
PROPOSITION
IX. L’Âme, en tant qu’elle a des idées claires et distinctes, et aussi en tant
qu’elle a des idées confuses, s’efforce de persévérer dans son être pour une
durée indéfinie et a conscience de son effort.
DÉMONSTRATION.
L’essence de l’Âme est constituée par des idées adéquates et des inadéquates (comme
nous l’avons montré dans la Prop. 3) ; par suite (Prop. 7),
elle s’efforce de persévérer dans son être en tant qu’elle a les unes et aussi
en tant qu’elle a les autres ; et cela (Prop. 8) pour une durée
indéfinie. Puisque, d’ailleurs, l’Âme (Prop. 23, p. II), par les idées
des affections du Corps, a nécessairement conscience d’elle-même, elle a (Prop.
7) conscience de son effort. C.Q.F.D.
SCOLIE.
Cet effort, quand il se rapporte à l’Âme seule, est appelé Volonté ; mais,
quand il se rapporte à la fois à l’Âme et au Corps, est appelé Appétit ;
l’appétit n’est par là rien d’autre que l’essence même de l'homme, de la nature
de laquelle suit nécessairement ce qui sert à sa conservation ; et l’homme
est ainsi déterminé à le faire. De plus, il n’y a nulle différence entre
l’Appétit et le Désir, sinon que le Désir se rapporte généralement aux hommes,
en tant qu’ils ont conscience de leurs appétits et peut, pour cette raison, se définir
ainsi : le Désir est l’Appétit avec conscience de lui-même. Il est
donc établi par tout cela que nous ne nous efforçons à rien, ne voulons,
n’appétons ni ne désirons aucune chose, parce que nous la jugeons bonne ;
mais, au contraire, nous jugeons qu’une chose est bonne parce que nous nous
efforçons vers elle, la voulons, appétons et désirons.
Spinoza,
(1632-1677), Éthique (1677 posthume),
III, proposition 9 et scolie.
Socrate. – Considère si tu
ne pourrais pas assimiler chacune de ces deux vies, la tempérante et
l’incontinente, au cas de deux hommes, dont chacun posséderait de nombreux
tonneaux, l’un des tonneaux en bon état et remplis, celui-ci de vin, celui-là
de miel, un troisième de lait et beaucoup d’autres remplis d’autres liqueurs,
toutes rares et coûteuses et acquises au prix de mille peines et de difficultés ;
mais une fois ses tonneaux remplis, notre homme n’y verserait plus rien, ne
s’en inquiéterait plus et serait tranquille à cet égard. L’autre aurait, comme
le premier, des liqueurs qu’il pourrait se procurer, quoique avec peine, mais
n’ayant que des tonneaux percés et fêlés, il serait forcé de les remplir jour
et nuit sans relâche, sous peine des plus grands ennuis. Si tu admets que les
deux vies sont pareilles au cas de ces deux hommes, est ce que tu soutiendras
que la vie de l’homme déréglé est plus heureuse que celle de l’homme réglé ?
Mon allégorie t’amène t elle à reconnaître que la vie réglée vaut mieux que la
vie déréglée, ou n’es-tu pas convaincu ?
Calliclès – Je ne le suis
pas, Socrate. L’homme aux tonneaux pleins n’a plus aucun plaisir, et c’est cela
que j’appelais tout à l’heure vivre à la façon d’une pierre, puisque, quand il
les a remplis, il n’a plus ni plaisir ni peine ; mais ce qui fait
l’agrément de la vie, c’est d’y verser le plus qu’on peut.
Socrate. –Mais si l’on y
verse beaucoup, n’est il pas nécessaire qu’il s’en écoule beaucoup aussi et
qu’il y ait de larges trous pour les écoulements ?
Calliclès –Bien sûr.
Socrate. – Alors, c’est la
vie d’un pluvier que tu vantes, non celle d’un mort ni d’une pierre.
Platon,
Gorgias (IV° av. J.-C.)