Nul être matériel n’est actif par
lui-même, et moi je le suis. On a beau me disputer cela, je le sens, et ce
sentiment qui me parle est plus fort que la raison qui le combat. J’ai un corps
sur lequel les autres agissent et qui agit sur eux ; cette action réciproque
n’est pas douteuse ; mais ma volonté est indépendante de mes sens ;
je consens ou je résiste, je succombe ou je suis vainqueur, et je sens
parfaitement en moi-même quand je fais ce que j’ai voulu faire, ou quand je ne
fais que céder à mes passions. J’ai toujours la puissance de vouloir, non la
force d’exécuter. Quand je me livre aux tentations, j’agis selon l’impulsion
des objets externes. Quand je me reproche cette faiblesse, je n’écoute que ma
volonté ; je suis esclave par mes vices, et libre par mes remords ;
le sentiment de ma liberté ne s’efface en moi que quand je me déprave, et que
j’empêche enfin la voix de l’âme de s’élever contre la loi du corps.
Rousseau, Émile ou de l’éducation (1762)
Tout vouloir procède d’un besoin,
c’est-à-dire d’une privation, c’est-à-dire d’une souffrance. La satisfaction y
met fin ; mais pour un désir qui est satisfait, dix au moins sont
contrariés ; de plus, le désir est long, et ses exigences tendent à
l’infini ; la satisfaction est courte, et elle est parcimonieusement
mesurée. Mais ce contentement suprême n’est lui-même qu’apparent ; le
désir satisfait fait place aussitôt à un nouveau désir : le premier est
une déception reconnue, le second est une déception non encore reconnue. La
satisfaction d’aucun souhait ne peut procurer de contentement durable et
inaltérable. C’est comme l’aumône qu’on jette à un mendiant : elle lui
sauve aujourd’hui la vie pour prolonger sa misère jusqu’à demain. Tant que
notre conscience est remplie par notre volonté, tant que nous sommes asservis à
l’impulsion du désir, aux espérances et aux craintes continuelles qu’il fait
naître, tant que nous sommes sujets du vouloir, il n’y a pour nous ni bonheur
durable, ni repos. Poursuivre ou fuir, craindre le malheur ou chercher la
jouissance, c’est en réalité tout un ; l’inquiétude d’une volonté toujours
exigeante, sous quelque forme qu’elle se manifeste, emplit et trouble sans
cesse la conscience ; or sans repos le véritable bonheur est impossible.
Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme
représentation, livre troisième Le monde comme représentation – second
point de vue : la représentation considérée indépendamment du principe de
raison. L’idée platonicienne. L’objet de l’art, § 38 (1819, 1844, 1859)
En réalité, la délibération suit la décision,
c’est ma décision secrète qui fait paraître les motifs et l’on ne concevrait
pas même ce que peut être la force d’un motif sans une décision qu’il confirme
ou contrarie. Quand j’ai renoncé à un projet, soudain les motifs que je croyais
avoir d’y tenir retombent sans force. Pour leur en rendre une, il faut que je
fasse l’effort de rouvrir le temps et de me replacer au moment où la décision
n’était pas encore prise. Même pendant que je délibère, c’est déjà par un
effort que je réussis à suspendre le temps, à maintenir ouverte une situation
que je sens close par une décision qui est là et à laquelle je résiste. C’est
pourquoi, si souvent, après avoir renoncé à un projet, j’éprouve une délivrance :
« Après tout, je n’y tenais pas tant », il n’y avait débat que pour
la forme, la délibération était une parodie, j’avais déjà décidé contre. On
cite souvent comme un argument contre la liberté l’impuissance de la volonté.
Et en effet, si je peux volontairement adopter une conduite et m’improviser
guerrier ou séducteur, il ne dépend pas de moi d’être guerrier ou séducteur
avec aisance et « naturel », c’est-à-dire de l’être vraiment. Mais
aussi ne doit-on pas chercher la liberté dans l’acte volontaire, qui est, selon
son sens même, un acte manqué. Nous ne recourons à l’acte volontaire que pour
aller contre notre décision véritable, et comme à dessein de prouver notre
impuissance. Si nous avions vraiment assumé la conduite du guerrier ou du
séducteur, nous serions guerrier ou séducteur.
Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p.498 (1945)
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