Discours de la mÉthode
pour bien conduire sa raison et chercher la vérité
dans les sciences
La
numérotation qui se trouve dans le texte est celle de l’édition Charles Adam
(1857-1940) et Paul Tannery (1843-1904) parue de 1897 à 1909, édition qu’on
nomme en abrégé : AT. Le Discours de
la méthode se trouve au tome VI.
J’ai
consulté essentiellement :
Descartes,
Œuvres complètes, tome 3, sous la direction de Jean-Marie Beyssade et
Denis Kambouchner, Tel Gallimard, 2009.
Je suis seul
responsable d’éventuelles erreurs.
[AT,
VI, 1] Discours de la mÉthode pour bien conduire sa raison et chercher la
vérité dans les sciences
Si ce discours semble trop long pour être tout lu en une
fois, on le pourra distinguer en six parties. Et, en la première, on trouvera
diverses considérations touchant les sciences. En la seconde, les principales
règles de la méthode que l’auteur a cherchée. En la 3, quelques-unes de celles
de la morale qu'il a tirée de cette méthode. En la 4, les raisons par lesquelles
il prouve l’existence de Dieu et de l’âme humaine, qui sont les fondements de
sa métaphysique. En la 5, l’ordre des questions de physique qu’il a cherchées,
et particulièrement l’explication du mouvement du cœur, et de quelques autres difficultés
qui appartiennent à la médecine, puis aussi la différence qui est entre notre
âme et celle des bêtes. Et en la dernière, quelles choses il croit être
requises pour aller plus avant en la recherche de la nature qu’il n’a été, et
quelles raisons l’ont fait écrire.
PREMIÈRE PARTIE
Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée :
car chacun pense en être si bien pourvu, que [2] ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute
autre chose, n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. En quoi il n’est
pas vraisemblable que tous se trompent : mais plutôt cela témoigne que la
puissance de bien juger, et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est
proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en
tous les hommes ; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas
de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce
que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes
choses. Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de
l’appliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices,
aussi bien que des plus grandes vertus ; et ceux qui ne marchent que fort
lentement peuvent avancer beaucoup davantage, s’ils suivent toujours le droit
chemin, que ne font ceux qui courent, et qui s’en éloignent.
Pour moi je n’ai jamais présumé que mon esprit fût en rien plus parfait que ceux
du commun ; même j’ai souvent souhaité d’avoir la pensée
aussi prompte, ou l’imagination aussi nette et distincte, ou la mémoire aussi
ample, ou aussi présente, que quelques autres. Et je ne sache point de qualités
que celles-ci, qui servent à la perfection de l’esprit : car pour la
raison, ou le sens, d’autant qu’elle est la seule chose qui nous rend hommes,
et nous distingue des bêtes,
je veux croire qu’elle est tout entière en un chacun, et suivre en ceci l’opinion
commune des philosophes, qui disent qu’il n’y a du plus et du moins qu’entre
les [3] accidents, et non point entre les formes, ou natures, des individus
d’une même espèce.
Mais je ne craindrai pas de dire que je pense avoir eu
beaucoup d’heur, de m’être rencontré dès ma jeunesse en certains chemins, qui
m’ont conduit à des
considérations et des maximes, dont j’ai formé une méthode, par laquelle il me semble que j’ai moyen d’augmenter par
degrés ma connaissance, et de l’élever peu à peu au plus haut point, auquel la
médiocrité de mon esprit et la courte durée de ma vie lui pourront permettre
d’atteindre. Car j’en ai déjà recueilli de tels fruits, qu’encore qu’aux
jugements que je fais de moi-même,
je tâche toujours de
pencher vers le côté de la défiance,
plutôt que vers celui de
la présomption ; et
que, regardant d’un œil de philosophe les diverses actions et entreprises de
tous les hommes, il n’y en ait quasi aucune qui ne me semble vaine et inutile ;
je ne laisse pas de recevoir une extrême satisfaction du progrès que je pense avoir déjà̀ fait
en la recherche de la vérité,
et de concevoir de telles espérances
pour l’avenir, que si, entre les occupations des hommes purement hommes, il y
en a quelqu’une qui soit solidement bonne et importante, j’ose croire que c’est
celle que j’ai choisie.
Toutefois il se peut faire que je me trompe, et ce n’est peut-être qu’un peu de cuivre et de
verre que je prends pour de l’or et des diamants. Je sais combien nous sommes
sujets à nous méprendre en ce qui nous touche ; et combien aussi les
jugements de nos amis nous doivent être
suspects, lorsqu’ils sont en notre faveur. Mais je serai bien aise de faire
voir, en ce dis-[4]cours quels sont
les chemins que j’ai suivis, et d’y représenter ma vie comme en un tableau,
afin que chacun en puisse juger, et qu’apprenant du bruit commun les opinions
qu’on en aura, ce soit un nouveau moyen de m’instruire, que j’ajouterai à ceux
dont j’ai coutume de me servir.
Ainsi mon dessein n’est pas d’enseigner ici la méthode que
chacun doit suivre pour bien conduire sa raison, mais seulement de faire voir
en quelle sorte j’ai tâché
de conduire la mienne. Ceux qui se mêlent
de donner des préceptes se
doivent estimer plus habiles que ceux auxquels ils les donnent ; et s’ils
manquent en la moindre chose, ils en sont blâmables. Mais ne proposant cet écrit que comme une histoire, ou, si vous l’aimez mieux, que
comme une fable, en laquelle, parmi quelques exemples qu’on peut imiter, on en
trouvera peut-être aussi
plusieurs autres qu’on aura raison de ne pas suivre, j’espère qu’il sera utile à quelques-uns, sans être nuisible à personne, et que tous me
sauront gré de ma franchise.
J’ai été nourri aux lettres dès mon enfance, et pource qu’on
me persuadait que, par leur moyen, on pouvait acquérir une connaissance claire
et assurée de tout ce qui est utile à la vie, j’avais un extrême désir de les apprendre. Mais sitôt que j’eus achevé
tout ce cours d’études, au
bout duquel on a coutume d’être
reçu au rang des doctes,
je changeai entièrement d’opinion.
Car je me trouvais embarrassé
de tant de doutes et d’erreurs, qu’il me semblait n’avoir fait autre profit en tachant de m’instruire, sinon que
j’avais découvert de plus
en plus mon ignorance. Et néanmoins
[5] j’étais en l’une des plus célèbres écoles de l’Europe, où je pensais qu’il devait y
avoir de savants hommes, s’il y en avait en aucun endroit de la terre. J’y avais
appris tout ce que les autres y apprenaient ; et même, ne m’étant
pas contenté des sciences
qu’on nous enseignait, j’avais parcouru tous les livres, traitant de celles qu’on
estime les plus curieuses et les plus rares, qui avaient pu tomber entre mes mains.
Avec cela, je savais les jugements que les autres faisaient de moi ; et je
ne voyais point qu’on m’estimât
inférieur à mes condisciples, bien qu’il
y en eût déjà entre eux quelques-uns qu’on
destinait à remplir les
places de nos maîtres. Et
enfin notre siècle me
semblait aussi fleurissant, et aussi fertile en bons esprits, qu’ait été aucun des précédents. Ce qui me faisait prendre la liberté de juger par moi de tous les
autres, et de penser qu’il n’y avait aucune doctrine dans le monde qui fût telle qu’on m’avait auparavant
fait espérer.
Je ne laissais pas toutefois d’estimer les exercices,
auxquels on s’occupe dans les écoles. Je savais que les langues qu’on y apprend
sont nécessaires pour l’intelligence des livres anciens ; que la gentillesse
des fables réveille l’esprit ; que les actions mémorables des histoires le
relèvent, et qu’étant lues avec discrétion, elles aident à former le
jugement ; que la lecture de tous les bons livres est comme une
conversation avec les plus honnêtes
gens des siècles passés, qui en ont été les auteurs, et même une conversation étudiée, en laquelle ils ne nous découvrent que les meilleures de leurs pensées ; que l’éloquence a des forces et des beautés incomparables ; que la poésie
a des [6] délicatesses et des
douceurs très ravissantes ; que les mathématiques ont des inventions très
subtiles et qui peuvent beaucoup servir, tant à contenter les curieux qu’à
faciliter tous les arts et diminuer le travail des hommes ; que les écrits
qui traitent des mœurs contiennent plusieurs enseignements et plusieurs
exhortations à la vertu
qui sont fort utiles ; que la théologie
enseigne à gagner le Ciel ;
que la philosophie donne moyen de parler vraisemblablement de toutes choses, et
se faire admirer des moins savants ; que la jurisprudence, la médecine et
les autres sciences apportent des honneurs et des richesses à ceux qui les
cultivent ; et enfin, qu’il est bon de les avoir toutes examinées, même les plus superstitieuses et
les plus fausses, afin de connaître
leur juste valeur et se garder d’en être
trompé.
Mais je croyais avoir déjà donné assez de temps aux langues,
et même aussi à la lecture des livres
anciens, et à leurs
histoires, et à leurs
fables. Car c’est quasi le même
de converser avec ceux des autres siècles,
que de voyager. Il est bon de savoir quelque chose des mœurs de divers peuples,
afin de juger des nôtres
plus sainement, et que nous ne pensions pas que tout ce qui est contre nos
modes soit ridicule, et contre raison, ainsi qu’ont coutume de faire ceux qui
n’ont rien vu. Mais lorsqu’on emploie trop de temps à voyager, on devient
enfin étranger en son pays ; et lorsqu’on est trop curieux des choses qui
se pratiquaient aux siècles passés, on demeure ordinairement fort ignorant de
celles qui se pratiquent en celui-ci. Outre que les fables font imaginer
plusieurs événe-[7]ments comme
possibles qui ne le sont point ; et que même les histoires les plus fidèles, si elles ne changent ni n’augmentent la valeur des choses
pour les rendre plus dignes d’être lues, au moins en omettent-elles presque
toujours les plus basses et moins illustres circonstances : d’où vient que le reste ne paraît pas tel qu’il est, et que
ceux qui règlent leurs
mœurs par les exemples qu’ils en tirent, sont sujets à tomber dans les
extravagances des paladins de nos romans, et à concevoir des desseins qui
passent leurs forces.
J’estimais fort l’éloquence, et j’étais amoureux de la poésie ;
mais je pensais que l’une et l’autre étaient des dons de l’esprit, plutôt que des fruits de l’étude.
Ceux qui ont le raisonnement le plus fort, et qui digèrent le mieux leurs pensées afin de les rendre claires et intelligibles, peuvent toujours
le mieux persuader ce qu’ils proposent, encore qu’ils ne parlassent que bas
breton, et qu’ils n’eussent jamais appris de rhétorique. Et ceux qui ont les
inventions les plus agréables, et qui les savent exprimer avec le plus d’ornement
et de douceur, ne laisseraient pas d’être les meilleurs poètes, encore que l’art
poétique leur fût inconnu.
Je me plaisais surtout aux mathématiques, à cause de la
certitude et de l’évidence de leurs raisons ; mais je ne remarquais point
encore leur vrai usage, et, pensant qu’elles ne servaient qu’aux arts mécaniques,
je m’étonnais de ce que, leurs fondements étant si fermes et si solides, on n’avait
rien bâti dessus de plus relevé. Comme au contraire je
comparais les écrits des
anciens païens qui
traitent des mœurs, à des
palais [8] fort superbes et fort
magnifiques, qui n’étaient bâtis
que sur du sable et sur de la boue. Ils élèvent
fort haut les vertus, et les font paraître estimables par-dessus toutes les choses qui sont au
monde ; mais ils n’enseignent pas assez à les connaître,
et souvent ce qu’ils appellent d’un si beau nom n’est qu’une insensibilité, ou
un orgueil, ou un désespoir, ou un parricide.
Je révérais notre théologie, et prétendais, autant qu’aucun
autre à gagner le Ciel ; mais ayant appris comme chose très assurée que
le chemin n’en est pas moins ouvert aux plus ignorants qu’aux plus doctes, et
que les vérités révélées qui y conduisent sont au-dessus de notre intelligence,
je n’eusse osé les soumettre à la faiblesse de mes raisonnements, et je
pensais que pour entreprendre de les examiner, et y réussir, il était besoin d’avoir
quelque extraordinaire assistance du Ciel, et d’être plus qu’homme.
Je ne dirai rien de la philosophie, sinon que, voyant qu’elle
a été cultivée par les plus excellents esprits qui aient vécu depuis plusieurs siècles,
et que néanmoins il ne s’y trouve encore aucune chose dont on ne dispute, et
par conséquent qui ne soit douteuse, je n’avais point assez de présomption pour
espérer d’y rencontrer mieux que les autres ; et que, considérant combien
il peut y avoir de diverses opinions, touchant une même matière,
qui soient soutenues par des gens doctes, sans qu’il y en puisse avoir jamais
plus d’une seule qui soit vraie, je réputais
presque pour faux tout ce qui n’était que vraisemblable.
Puis, pour les autres sciences, d’autant qu’elles empruntent leurs
principes de la philosophie, je jugeais [9]
qu’on ne pouvait avoir rien bâti
qui fût solide, sur des
fondements si peu fermes. Et ni l’honneur, ni le gain qu’elles promettent, n’étaient
suffisants pour me convier à les apprendre ; car je ne me sentais point, grâces à Dieu, de condition qui m’obligeât à
faire un métier de la
science, pour le soulagement de ma fortune ; et quoique je ne fisse pas
profession de mépriser la gloire en cynique, je faisais néanmoins fort peu
d’état de celle que je n’espérais point pouvoir acquérir qu’à faux titres. Et
enfin pour les mauvaises doctrines, je pensais déjà connaître assez ce qu’elles valaient,
pour n’être plus sujet à être trompé, ni par les promesses d’un
alchimiste, ni par les prédictions
d’un astrologue, ni par les impostures d’un magicien, ni par les artifices ou
la vanterie d’aucun de ceux qui font profession de savoir plus qu’ils ne
savent.
C’est pourquoi, sitôt que l’âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs, je quittai entièrement l’étude des lettres. Et
me résolvant de ne
chercher plus d’autre science que celle qui se pourrait trouver en moi-même, ou bien dans le grand livre
du monde, j’employai le reste de ma jeunesse à voyager, à voir des cours et
des armées, à fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions, à
recueillir diverses expériences, à m’éprouver moi-même dans les rencontres que la fortune me proposait, et partout
à faire telle réflexion sur les choses qui se présentaient, que j’en pusse
tirer quelque profit. Car, il me semblait que je pourrais rencontrer beaucoup
plus de vérité, dans les raisonnements que chacun fait touchant les affaires
qui lui importent, et dont l’événement [10]
le doit punir bientôt après, s’il a mal jugé, que dans ceux que fait un homme
de lettres dans son cabinet touchant des spéculations qui ne produisent aucun effet, et qui ne lui sont d’autre
conséquence, sinon que peut-être il en tirera d’autant plus
de vanité qu’elles seront
plus éloignées du sens commun, à cause qu’il aura dû employer d’autant plus
d’esprit et d’artifice à tâcher de les rendre
vraisemblables. Et j’avais toujours un extrême désir d’apprendre à distinguer le vrai d’avec le faux,
pour voir clair en mes actions, et marcher avec assurance en cette vie.
Il est vrai que, pendant que je ne faisais que considérer les
mœurs des autres hommes, je n’y trouvais guère de quoi m’assurer, et que j’y remarquais quasi autant de diversité
que j’avais fait auparavant entre les opinions des philosophes. En sorte que le
plus grand profit que j’en retirais était que, voyant plusieurs choses qui,
bien qu’elles nous semblent fort extravagantes et ridicules, ne laissent pas d’être communément reçues et approuvées
par d’autres grands peuples, j’apprenais à ne rien croire trop fermement de ce qui ne m’avait été persuadé que par l’exemple et par la
coutume ; et ainsi je me délivrais
peu à peu de beaucoup d’erreurs,
qui peuvent offusquer notre lumière naturelle, et nous rendre moins capables d’entendre
raison. Mais après que j’eus employé quelques années à étudier ainsi dans le
livre du monde, et à tâcher
d’acquérir quelque expérience, je pris un jour résolution
d’étudier aussi en moi-même,
et d’employer toutes les forces de mon esprit à choisir les chemins que je devais suivre. Ce qui me réussit beaucoup [11] mieux, ce me semble, que si je ne
me fusse jamais éloigné,
ni de mon pays, ni de mes livres.
SECONDE PARTIE
J’étais alors en Allemagne, où l’occasion des guerres qui
n’y sont pas encore finies m’avait appelé ; et comme je retournais du couronnement
de l’empereur vers l’armée, le commencement de l’hiver m’arrêta en un quartier
où, ne trouvant aucune conversation qui me divertît, et n’ayant d’ailleurs par
bonheur aucuns soins ni passions qui me troublassent, je demeurais tout le jour
enfermé seul dans un poêle,
où j’avais tout loisir de
m’entretenir de mes pensées.
Entre lesquelles, l’une des premières fut que je m’avisai de considérer que
souvent il n’y a pas tant de perfection dans les ouvrages composés de plusieurs
pièces, et faits de la main de divers maîtres, qu’en ceux auxquels un seul a travaillé. Ainsi voit-on que les bâtiments qu’un seul architecte a
entrepris et achevés ont
coutume d’être plus beaux
et mieux ordonnés que ceux
que plusieurs ont tâché de raccommoder en faisant
servir de vieilles murailles qui avaient été bâties
à d’autres fins. Ainsi
ces anciennes cités qui, n’ayant été au commencement que des bourgades, sont
devenues par succession de temps de grandes villes, sont ordinairement si mal compassées,
au prix de ces places régulières qu’un ingénieur trace à sa fantaisie dans une
plaine, qu’encore que, considérant leurs édifices chacun à part, on y trouve
souvent autant ou plus d’art qu’en ceux des autres ; toutefois, à voir
comme ils sont arrangés, ici un grand, là un petit, et comme ils rendent les
rues courbées et inégales, on [12] dirait
que c’est plutôt la
fortune, que la volonté de
quelques hommes usant de raison, qui les a ainsi disposés. Et si on considère
qu’il y a eu néanmoins de
tout temps quelques officiers qui ont eu charge de prendre garde aux bâtiments des particuliers, pour
les faire servir à l’ornement du public, on connaîtra bien qu’il est malaisé, en ne travaillant que sur les ouvrages d’autrui, de faire
des choses fort accomplies. Ainsi je m’imaginai que les peuples qui, ayant été autrefois demi-sauvages, et
ne s’étant civilisés que peu à peu, n’ont fait leurs lois qu’à mesure que
l’incommodité des crimes et des querelles les y a contraints, ne sauraient être si bien policés que ceux qui, dès le commencement qu’ils se
sont assemblés, ont observé
les constitutions de quelque prudent législateur. Comme il est bien certain que
l’état de la vraie religion, dont Dieu seul a fait les ordonnances, doit être incomparablement mieux réglé que tous les autres. Et
pour parler des choses humaines, je crois que, si Sparte a été autrefois très
florissante, ce n’a pas été à cause de la bonté de chacune de ses lois en
particulier, vu que plusieurs étaient fort étranges, et même contraires aux bonnes mœurs,
mais à cause que, n’ayant
été inventées que par un seul, elles tendaient toutes à même fin. Et ainsi je pensai que
les sciences des livres, au moins celles dont les raisons ne sont que
probables, et qui n’ont aucunes démonstrations,
s’étant composées et grossies peu à peu des opinions de plusieurs
diverses personnes, ne sont point si approchantes de la vérité que les simples
raisonnements que peut faire naturellement un homme [13] de bon sens touchant les choses qui se présentent. Et ainsi
encore je pensai que, pource que nous avons tous été enfants avant que d’être
hommes, et qu’il nous a fallu longtemps être gouvernés
par nos appétits et nos précepteurs, qui étaient souvent contraires les
uns aux autres, et qui, ni les uns ni les autres, ne nous conseillaient peut-être pas toujours le meilleur,
il est presque impossible que nos jugements soient si purs, ni si solides qu’ils
auraient été, si nous avions eu l’usage entier de notre raison dès le point de
notre naissance, et que nous n’eussions jamais été conduits que par elle.
Il est vrai que nous ne voyons point qu’on jette par terre
toutes les maisons d’une ville, pour le seul dessein de les refaire d’autre façon, et d’en rendre les rues plus
belles ; mais on voit bien que plusieurs font abattre les leurs pour les rebâtir, et que même quelquefois ils y sont
contraints, quand elles sont en danger de tomber d’elles-mêmes, et que les fondements n’en
sont pas bien fermes. À l’exemple de quoi je me persuadai, qu’il n’y aurait véritablement point d’apparence
qu’un particulier fît
dessein de réformer un État, en y changeant tout dès les fondements, et en le
renversant pour le redresser ; ni même aussi de réformer
le corps des sciences, ou l’ordre établi
dans les écoles pour les
enseigner. Mais que, pour toutes les opinions que j’avais reçues jusques alors en ma créance, je ne pouvais mieux faire
que d’entreprendre, une bonne fois, de les en ôter, afin d’y en remettre par après, ou d’autres meilleures, ou bien les mêmes, lorsque je les aurais [14] ajustées au niveau de la raison. Et je crus fermement que, par ce
moyen, je réussirais à conduire ma vie beaucoup mieux que si je ne bâtissais que sur de vieux
fondements, et que je ne m’appuyasse que sur les principes que je m’étais laissé persuader en ma jeunesse,
sans avoir jamais examiné s’ils étaient vrais. Car bien que je remarquasse en
ceci diverses difficultés, elles n’étaient point toutefois sans remède, ni
comparables à celles qui se trouvent en la réformation des moindres choses qui
touchent le public. Ces grands corps sont trop malaisés à relever étant
abattus, ou même à retenir étant ébranlés,
et leurs chutes ne peuvent être
que très rudes. Puis, pour
leurs imperfections, s’ils en ont, comme la seule diversité qui est entre eux suffit pour assurer
que plusieurs en ont, l’usage les a sans doute fort adoucies ; et même il en a évité ou corrigé insensiblement quantité, auxquelles on ne pourrait si
bien pourvoir par prudence. Et enfin elles sont quasi toujours plus
supportables que ne serait leur changement : en même façon
que les grands chemins, qui tournoient entre des montagnes, deviennent peu à peu si unis et si commodes, à force d’être fréquentés,
qu’il est beaucoup meilleur de les suivre que d’entreprendre d’aller plus
droit, en grimpant au-dessus des rochers, et descendant jusques au bas des précipices.
C’est pourquoi je ne saurais aucunement approuver ces humeurs
brouillonnes et inquiètes qui, n’étant appelées ni par leur naissance, ni par
leur fortune, au maniement des affaires publiques, ne laissent pas d’y faire
toujours, en idée, quelque nouvelle réfor[15]mation.
Et si je pensais qu’il y eût
la moindre chose en cet écrit,
par laquelle on me pût soupçonner de cette folie, je serais
très marri de souffrir qu’il
fût publié. Jamais mon dessein ne s’est étendu plus avant que de tâcher à réformer
mes propres pensées, et de
bâtir dans un fonds qui
est tout à moi. Que si,
mon ouvrage m’ayant assez plu, je vous en fais voir ici le modèle, ce n’est pas pour cela que
je veuille conseiller à personne de l’imiter. Ceux que Dieu a mieux partagés
de ses grâces auront peut-être des desseins plus relevés ; mais je crains bien
que celui-ci ne soit déjà
que trop hardi pour plusieurs. La seule résolution de se défaire de toutes les opinions qu’on a reçues auparavant en sa créance, n’est pas un exemple que
chacun doive suivre ; et le monde n’est quasi composé que de deux sortes d’esprits
auxquels il ne convient aucunement. À savoir de ceux qui, se croyant plus
habiles qu’ils ne sont, ne se peuvent empêcher de précipiter
leurs jugements, ni avoir assez de patience pour conduire par ordre toutes
leurs pensées : d’où
vient que s’ils avaient une fois pris la liberté de douter des principes qu’ils ont reçus, et de s’écarter du chemin commun, jamais ils ne pourraient
tenir le sentier qu’il faut prendre pour aller plus droit, et demeureraient égarés
toute leur vie. Puis de ceux qui, ayant assez de raison, ou de modestie, pour
juger qu’ils sont moins capables de distinguer le vrai d’avec le faux, que
quelques autres par lesquels ils peuvent être instruits, doivent bien plutôt se contenter de suivre les opinions de ces autres, qu’en
chercher eux-mêmes de
meilleures.
[16] Et pour moi
j’aurais été sans doute du nombre de ces derniers, si je n’avais jamais eu qu’un
seul maître, ou que je n’eusse
point su les différences
qui ont été de tout temps
entre les opinions des plus doctes. Mais ayant appris dès le collège
qu’on ne saurait rien imaginer de si étrange
et si peu croyable, qu’il n’ait été dit par quelqu’un des philosophes ; et
depuis, en voyageant, ayant reconnu que tous ceux qui ont des sentiments fort
contraires aux nôtres, ne
sont pas pour cela barbares ni sauvages, mais que plusieurs usent autant ou
plus que nous de raison ; et ayant considéré combien un même homme, avec son même esprit, étant nourri dès son enfance entre des Français ou des Allemands, devient différent de ce qu’il serait, s’il
avait toujours vécu entre
des Chinois ou des Cannibales ; et comment, jusques aux modes de nos
habits, la même chose qui
nous a plu il y a dix ans, et qui nous plaira peut-être encore avant dix ans, nous semble maintenant extravagante
et ridicule : en sorte que c’est bien plus la coutume et l’exemple qui
nous persuadent qu’aucune connaissance certaine ; et que néanmoins la pluralité
des voix n’est pas une preuve qui vaille rien pour les vérités un peu malaisées
à découvrir, à cause qu’il est bien plus vraisemblable qu’un homme seul les
ait rencontrées que tout un peuple : je ne pouvais choisir personne dont
les opinions me semblassent devoir être
préférées à celles des
autres, et je me trouvai comme contraint d’entreprendre moi-même de me conduire.
Mais, comme un homme qui marche seul, et dans les ténèbres,
je me résolus d’aller si lentement, et d’user [17] de tant de circonspection en toutes choses, que si je n’avançais que fort peu, je me
garderais bien au moins de tomber. Même
je ne voulus point commencer à
rejeter tout à fait aucune des opinions qui s’étaient pu glisser autrefois en
ma créance sans y avoir été introduites par la raison, que je n’eusse
auparavant employé assez de temps à faire le projet de l’ouvrage que j’entreprenais,
et à chercher la vraie méthode pour parvenir à la connaissance de toutes les
choses dont mon esprit serait capable.
J’avais un peu étudié, étant plus jeune, entre les parties de
la philosophie, à la logique, et entre les mathématiques, à l’analyse des géomètres
et à l’algèbre, trois arts ou sciences qui semblaient devoir contribuer quelque
chose à mon dessein. Mais en les examinant, je pris garde que, pour la
logique, ses syllogismes et la plupart de ses autres instructions servent plutôt à expliquer à
autrui les choses qu’on sait ou même,
comme l’art de Lulle, à
parler sans jugement de celles qu’on ignore, qu’à les apprendre. Et bien qu’elle contienne, en effet, beaucoup
de préceptes très vrais et très bons, il y en a toutefois
tant d’autres mêlés parmi, qui sont ou nuisibles
ou superflus, qu’il est presque aussi malaisé de les en séparer, que de tirer une
Diane ou une Minerve hors d’un bloc de marbre qui n’est point encore ébauché.
Puis, pour l’analyse des anciens et l’algèbre des modernes, outre qu’elles ne
s’étendent qu’à des matières fort abstraites, et qui ne semblent d’aucun
usage, la première est toujours si astreinte à la considération des figures,
qu’elle ne peut exercer l’enten[18]dement
sans fatiguer beaucoup l’imagination ; et on s’est tellement assujetti en
la dernière, à certaines règles et à certains chiffres, qu’on en a fait un
art confus et obscur, qui embarrasse l’esprit, au lieu d’une science qui le
cultive. Ce qui fut cause que je pensai qu’il fallait chercher quelque autre méthode,
qui, comprenant les avantages de ces trois, fût exempte de leurs défauts.
Et comme la multitude des lois fournit souvent des excuses aux vices, en sorte
qu’un État est bien mieux réglé lorsque, n’en ayant que
fort peu, elles y sont fort étroitement
observées ; ainsi, au lieu de ce grand nombre de préceptes dont la logique
est composée, je crus que j’aurais assez des quatre suivants, pourvu que je
prisse une ferme et constante résolution de ne manquer pas une seule fois à
les observer.
Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour
vraie, que je ne la connusse évidemment être telle : c’est-à-dire, d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention ;
et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait
si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune occasion
de le mettre en doute.
Le second, de diviser chacune des difficultés que j’examinerais
en autant de parcelles qu’il se pourrait, et qu’il serait requis pour les mieux
résoudre.
Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus
simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusques à
la connaissance des plus composés ;
et supposant même de l’ordre
entre ceux [19] qui ne se précèdent
point naturellement les uns les autres.
Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers,
et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre.
Ces longues chaînes
de raisons toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se
servir pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m’avaient donné
occasion de m’imaginer que toutes les choses qui peuvent tomber sous la connaissance
des hommes s’entre-suivent en même
façon, et que pourvu
seulement qu’on s’abstienne d’en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, et
qu’on garde toujours l’ordre qu’il faut pour les déduire les unes des autres, il n’y en peut avoir de si éloignées auxquelles enfin on ne parvienne, ni de si cachées qu’on ne découvre.
Et je ne fus pas beaucoup en peine de chercher par lesquelles il était besoin
de commencer : car je savais déjà que c’était par les plus simples et les
plus aisées à connaître ;
et considérant qu’entre
tous ceux qui ont ci-devant recherché la vérité dans les sciences, il n’y a eu
que les seuls mathématiciens qui ont pu trouver quelques démonstrations,
c’est-à-dire quelques raisons certaines et évidentes, je ne doutais point que
ce ne fût par les mêmes qu’ils ont examinées ; bien que je n’en espérasse aucune autre utilité, sinon qu’elles
accoutumeraient mon esprit à
se repaître de vérités, et ne se contenter point de fausses raisons. Mais je n’eus
pas dessein pour cela de tâcher
d’apprendre toutes ces sciences particulières, qu’on nomme communément mathématiques ;
et [20] voyant qu’encore que leurs
objets soient différents, elles ne laissent pas de s’accorder toutes, en ce
qu’elles n’y considèrent autre chose que les divers rapports ou proportions qui
s’y trouvent, je pensai qu’il valait mieux que j’examinasse seulement ces
proportions en général, et sans les supposer que dans les sujets qui
serviraient à m’en rendre la connaissance plus aisée ; même aussi sans les y astreindre
aucunement, afin de les pouvoir d’autant mieux appliquer après à tous les
autres auxquels elles conviendraient. Puis, ayant pris garde que pour les connaître, j’aurais quelquefois besoin
de les considérer chacune
en particulier, et quelquefois seulement de les retenir, ou de les comprendre
plusieurs ensemble, je pensai que pour les considérer mieux en particulier, je
les devais supposer en des lignes, à cause que je ne trouvais rien de plus
simple, ni que je pusse plus distinctement représenter à mon imagination et à
mes sens ; mais que pour les retenir, ou les comprendre plusieurs
ensemble, il fallait que je les expliquasse par quelques chiffres, les plus
courts qu’il serait possible, et que par ce moyen, j’emprunterais tout le
meilleur de l’analyse géométrique et de l’algèbre, et corrigerais tous les défauts
de l’une par l’autre.
Comme en effet j’ose dire que l’exacte observation de ce peu
de préceptes que j’avais choisis, me donna telle facilité à démêler toutes les questions
auxquelles ces deux sciences s’étendent, qu’en deux ou trois mois que j’employai
à les examiner, ayant commencé par les plus simples et plus générales, et
chaque vérité que je trouvais étant une règle qui me [21] servait après à en trouver d’autres, non seulement je vins à
bout de plusieurs que j’avais jugées autrefois très difficiles, mais il me
sembla aussi vers la fin que je pouvais déterminer, en celles même que j’ignorais, par quels
moyens, et jusques où, il
était possible de les résoudre.
En quoi je ne vous paraîtrai
peut-être pas être fort vain, si vous considérez que, n’y ayant qu’une vérité́ de chaque chose, quiconque la trouve en sait autant qu’on en
peut savoir ; et que par exemple un enfant instruit en l’arithmétique,
ayant fait une addition suivant ses règles, se peut assurer d’avoir trouvé,
touchant la somme qu’il examinait, tout ce que l’esprit humain saurait trouver.
Car enfin la méthode qui enseigne à suivre le vrai ordre, et à dénombrer
exactement toutes les circonstances de ce qu’on cherche, contient tout ce qui
donne de la certitude aux règles d’arithmétique.
Mais ce qui me contentait le plus de cette méthode, était que
par elle j’étais assuré d’user en tout de ma raison, sinon parfaitement, au
moins le mieux qui fût en
mon pouvoir ; outre que je sentais, en la pratiquant, que mon esprit s’accoutumait
peu à peu à concevoir plus nettement et
plus distinctement ses objets, et que ne l’ayant point assujettie à aucune matière particulière, je me promettais de l’appliquer
aussi utilement aux difficultés des autres sciences, que j’avais fait à celles
de l’algèbre. Non que pour cela j’osasse entreprendre d’abord d’examiner toutes
celles qui se présenteraient ; car cela même eût été contraire à l’ordre qu’elle
prescrit. Mais, ayant pris garde que leurs principes devaient tous être empruntés de [22] la philosophie, en laquelle je n’en trouvais point encore de
certains, je pensai qu’il fallait, avant tout, que je tâchasse d’y en établir ;
et que, cela étant la chose du monde la plus importante, et où la précipitation
et la prévention étaient le plus à craindre, je ne devais point entreprendre
d’en venir à bout, que je n’eusse atteint un âge bien plus mûr
que celui de vingt-trois ans, que j’avais alors ; et que je n’eusse
auparavant employé beaucoup de temps à m’y préparer, tant en déracinant de mon
esprit toutes les mauvaises opinions que j’y avais reçues avant ce temps-là,
qu’en faisant amas de plusieurs expériences,
pour être après la matière de mes raisonnements, et en
m’exerçant toujours en la méthode que je m’étais prescrite, afin de m’y
affermir de plus en plus.
TROISIÈME PARTIE
Et enfin, comme ce n’est pas assez, avant de commencer à rebâtir le logis où on demeure, que de l’abattre,
et de faire provision de matériaux et d’architectes, ou s’exercer soi-même à l’architecture, et outre cela d’en avoir soigneusement tracé le dessin ; mais qu’il
faut aussi s’être pourvu
de quelque autre, où on
puisse être logé commodément
pendant le temps qu’on y travaillera ; ainsi, afin que je ne demeurasse
point irrésolu en mes actions pendant que la raison m’obligerait de l’être en mes jugements, et que je
ne laissasse pas de vivre dès
lors le plus heureusement que je pourrais, je me formai une morale par provision,
qui ne consistait qu’en trois ou quatre maximes, dont je veux bien vous faire
part.
La première était d’obéir aux lois et aux coutu[23]mes de mon pays, retenant
constamment la religion en laquelle Dieu m’a fait la grâce d’être
instruit dès mon enfance,
et me gouvernant en toute autre chose suivant les opinions les plus modérées, et les plus éloignées de l’excès, qui fussent communément reçues en pratique par les mieux sensés de ceux avec lesquels j’aurais à vivre. Car, commençant dès lors à
ne compter pour rien les miennes propres, à cause que je les voulais remettre toutes à l’examen, j’étais assuré de ne pouvoir mieux que de
suivre celles des mieux sensés.
Et encore qu’il y en ait peut-être
d’aussi bien sensés, parmi
les Perses ou les Chinois que parmi nous, il me semblait que le plus utile était de me régler selon ceux avec lesquels
j’aurais à vivre ;
et que pour savoir quelles étaient
véritablement leurs
opinions, je devais plutôt
prendre garde à ce qu’ils
pratiquaient qu’à ce
qu’ils disaient ; non seulement à
cause qu’en la corruption de nos mœurs il y a peu de gens qui veuillent dire
tout ce qu’ils croient, mais aussi à
cause que plusieurs l’ignorent eux-mêmes,
car l’action de la pensée par laquelle on croit une chose étant différente de
celle par laquelle on connaît
qu’on la croit, elles sont souvent l’une sans l’autre. Et entre plusieurs opinions
également reçues, je ne choisissais que les
plus modérées : tant à cause que ce
sont toujours les plus commodes pour la pratique, et vraisemblablement les
meilleures, tous excès ayant coutume d’être mauvais ; comme aussi afin de me détourner moins du vrai chemin,
en cas que je faillisse, que si, ayant choisi l’un des extrêmes, c’eût été l’autre
qu’il eût fallu suivre.
Et, particuliè[24]rement, je mettais entre les excès toutes les promesses par
lesquelles on retranche quelque chose de sa liberté. Non que je désapprouvasse
les lois qui, pour remédier
à l’inconstance des esprits
faibles, permettent, lorsqu’on a quelque bon dessein, ou même, pour la sureté du commerce, quelque
dessein qui n’est qu’indifférent,
qu’on fasse des vœux ou des contrats qui obligent à y persévérer ; mais à cause que je ne voyais au
monde aucune chose qui demeurât
toujours en même état, et que, pour mon
particulier je me promettais de perfectionner de plus en plus mes jugements, et
non point de les rendre pires, j’eusse pensé commettre une grande faute contre le bon sens, si, pource
que j’approuvais alors quelque chose, je me fusse obligé de la prendre pour
bonne encore après, lorsqu’elle aurait peut-être cessé
de l’être, ou que j’aurais
cessé de l’estimer telle.
Ma seconde maxime était d’être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je
pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus
douteuses, lorsque je m’y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très
assurées. Imitant en ceci les voyageurs qui, se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en
tournoyant tantôt d’un côté tantôt d’un autre, ni encore moins s’arrêter en une place, mais marcher toujours le plus droit qu’ils
peuvent vers un même coté, et ne le changer point pour
de faibles raisons, encore que ce n’ait peut-être été au
commencement que le hasard seul qui les ait déterminés à le choisir : car, par ce
moyen, s’ils ne vont justement où
ils désirent, ils
arriveront [25] au moins à la fin quelque part, où vraisemblablement ils seront
mieux que dans le milieu d’une forêt.
Et ainsi, les actions de la vie ne souffrant souvent aucun délai, c’est une vérité très certaine que, lorsqu’il n’est pas en notre pouvoir de
discerner les plus vraies opinions, nous devons suivre les plus
probables ; et même,
qu’encore que nous ne remarquions point davantage de probabilité aux unes qu’aux autres, nous
devons néanmoins nous déterminer à quelques-unes, et les considérer après, non plus comme douteuses, en tant qu’elles se rapportent à la pratique, mais comme très
vraies et très certaines, à cause que la raison qui nous y a fait déterminer
se trouve telle. Et ceci fut capable dès lors de me délivrer de tous les
repentirs et les remords, qui ont coutume d’agiter les consciences de ces
esprits faibles et chancelants, qui se laissent aller inconstamment à pratiquer,
comme bonnes, les choses qu’ils jugent après être mauvaises.
Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt
à me vaincre que la
fortune, et à changer mes
désirs que l’ordre du
monde ; et généralement de m’accoutumer à croire qu’il n’y a rien qui
soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées, en sorte qu’après que nous
avons fait notre mieux touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce
qui manque de nous réussir est au regard de nous absolument impossible. Et ceci
seul me semblait être suffisant pour m’empêcher de rien désirer
à l’avenir que je n’acquisse,
et ainsi pour me rendre content. Car notre volonté ne se portant naturellement à [26] désirer que les choses que notre entendement lui représente en
quelque façon comme
possibles, il est certain que si nous considérons tous les biens qui sont hors de nous comme également éloignés de notre pouvoir, nous n’aurons pas plus de regrets de
manquer de ceux qui semblent être
dus à notre naissance,
lorsque nous en serons privés
sans notre faute, que nous avons de ne posséder pas les royaumes de la Chine ou du Mexique ; et que
faisant, comme on dit, de nécessité
vertu, nous ne désirerons
pas davantage d’être
sains, étant malades, ou
d’être libres, étant en prison, que nous
faisons maintenant d’avoir des corps d’une matière aussi peu corruptible que les diamants, ou des ailes pour
voler comme les oiseaux. Mais j’avoue qu’il est besoin d’un long exercice, et
d’une méditation souvent réitérée, pour s’accoutumer à regarder de ce biais
toutes les choses ; et je crois que c’est principalement en ceci que
consistait le secret de ces philosophes, qui ont pu autrefois se soustraire de
l’empire de la fortune et, malgré les douleurs et la pauvreté, disputer de la félicité
avec leurs dieux. Car s’occupant sans cesse à considérer les bornes qui leur étaient
prescrites par la nature, ils se persuadaient si parfaitement que rien n’était
en leur pouvoir que leurs pensées, que cela seul était suffisant pour les empêcher d’avoir aucune affection
pour d’autres choses ; et ils disposaient d’elles si absolument, qu’ils
avaient en cela quelque raison de s’estimer plus riches, et plus puissants, et
plus libres, et plus heureux, qu’aucun des autres hommes qui, n’ayant point
cette philosophie, tant favo[27]risés
de la nature et de la fortune qu’ils puissent être, ne disposent jamais ainsi de tout ce qu’ils veulent.
Enfin, pour conclusion de cette morale, je m’avisai de faire
une revue sur les diverses occupations qu’ont les hommes en cette vie, pour tâcher à faire choix de la meilleure ; et sans que je veuille
rien dire de celles des autres, je pensai que je ne pouvais mieux que de
continuer en celle-là même
où je me trouvais, c’est-à-dire, que d’employer toute ma
vie à cultiver ma raison,
et m’avancer, autant que je pourrais en la connaissance de la vérité suivant la méthode que je m’étais prescrite. J’avais éprouvé de si extrêmes
contentements depuis que j’avais commencé à me servir de cette méthode, que je
ne croyais pas qu’on en pût recevoir de plus doux, ni de plus innocents, en
cette vie ; et découvrant tous les jours par son moyen quelques vérités,
qui me semblaient assez importantes, et communément ignorées des autres hommes,
la satisfaction que j’en avais remplissait tellement mon esprit que tout le
reste ne me touchait point. Outre que les trois maximes précédentes n’étaient
fondées que sur le dessein que j’avais de continuer à m’instruire : car Dieu
nous ayant donné à chacun quelque lumière pour discerner le vrai d’avec le
faux, je n’eusse pas cru me devoir contenter des opinions d’autrui un seul
moment, si je ne me fusse proposé d’employer mon propre jugement à les
examiner lorsqu’il serait temps ; et je n’eusse su m’exempter de scrupule
en les suivant, si je n’eusse espéré de ne perdre pour cela aucune occasion d’en
trouver de meilleures, en cas qu’il [28]
y en eût. Et enfin je n’eusse
su borner mes désirs ni être content, si je n’eusse suivi
un chemin par lequel, pensant être
assuré de l’acquisition
de toutes les connaissances dont je serais capable, je le pensais être, par même moyen, de celle de tous les
vrais biens qui seraient jamais en mon pouvoir ; d’autant que, notre volonté
ne se portant à suivre ni à fuir aucune chose, que selon que notre
entendement <la>[1]
lui représente bonne ou
mauvaise, il suffit de bien juger pour bien faire, et de juger le mieux qu’on
puisse, pour faire aussi tout son mieux, c’est-à-dire, pour acquérir toutes les
vertus, et ensemble tous les autres biens qu’on puisse acquérir ; et
lorsqu’on est certain que cela est, on ne saurait manquer d’être content.
Après m’être ainsi assuré de ces maximes, et les avoir
mises à part, avec les vérités de la foi, qui ont toujours été les premières
en ma créance, je jugeai que pour tout le reste de mes opinions je pouvais
librement entreprendre de m’en défaire. Et d’autant que j’espérais en pouvoir
mieux venir à bout en conversant avec les hommes, qu’en demeurant plus
longtemps renfermé dans le poêle
où j’avais eu toutes ces pensées,
l’hiver n’était pas encore
bien achevé que je me
remis à voyager. Et en
toutes les neuf années
suivantes, je ne fis autre chose que rouler ça et là dans le monde, tâchant
d’y être spectateur plutôt qu’acteur en toutes les comédies qui s’y jouent ; et
faisant particulièrement réflexion, en chaque matière, sur ce qui la pouvait
rendre suspecte, et nous donner occasion de nous méprendre, je déracinais
cependant de mon esprit toutes les erreurs qui s’y étaient pu [29] glisser auparavant. Non que j’imitasse
pour cela les sceptiques, qui ne doutent que pour douter, et affectent d’être toujours irrésolus : car au contraire,
tout mon dessein ne tendait qu’à m’assurer, et à rejeter la terre mouvante et
le sable, pour trouver le roc ou l’argile. Ce qui me réussissait, ce me semble,
assez bien, d’autant que tâchant
à découvrir la fausseté ou l’incertitude des
propositions que j’examinais, non par de faibles conjectures, mais par des
raisonnements clairs et assurés, je n’en rencontrais point de si douteuses, que
je n’en tirasse toujours quelque conclusion assez certaine, quand ce n’eût été que cela même qu’elle ne
contenait rien de certain. Et comme en abattant un vieux logis, on en réserve
ordinairement les démolitions pour servir à en bâtir un nouveau, ainsi en détruisant toutes celles de mes opinions que je jugeais être mal fondées, je faisais diverses
observations et acquérais plusieurs expériences, qui m’ont servi depuis à en établir
de plus certaines. Et de plus je continuais à m’exercer en la méthode que je
m’étais prescrite ; car outre que j’avais soin de conduire généralement
toutes mes pensées selon ses règles, je me réservais de temps en temps quelques
heures que j’employais particulièrement à la pratiquer en des difficultés de mathématique,
ou même aussi en quelques
autres que je pouvais rendre quasi semblables à celles des mathématiques,
en les détachant de tous les principes des autres sciences que je ne trouvais
pas assez fermes, comme vous verrez que j’ai fait en plusieurs qui sont expliquées
en ce volume. Et ainsi, sans vivre d’autre [30] façon, en
apparence, que ceux qui, n’ayant aucun emploi qu’à passer une vie douce et
innocente, s’étudient à séparer les plaisirs des vices, et qui, pour jouir de
leur loisir sans s’ennuyer, usent de tous les divertissements qui sont honnêtes, je ne laissais pas de
poursuivre en mon dessein, et de profiter en la connaissance de la vérité, peut-être plus que si je n’eusse fait
que lire des livres, ou fréquenter
des gens de lettres.
Toutefois, ces neuf ans s’écoulèrent
avant que j’eusse encore pris aucun parti touchant les difficultés qui ont coutume d’être disputées entre les doctes, ni commencé à chercher les fondements d’aucune philosophie plus certaine
que la vulgaire. Et l’exemple de plusieurs excellents esprits qui, en ayant eu
ci-devant le dessein, me semblaient n’y avoir pas réussi, m’y faisait imaginer
tant de difficulté, que je n’eusse peut-être pas encore sitôt
osé l’entreprendre, si je
n’eusse vu que quelques-uns faisaient déjà courir le bruit que j’en étais venu à
bout. Je ne saurais pas dire sur quoi ils fondaient cette opinion ; et si
j’y ai contribué quelque chose par mes discours, ce doit avoir été en
confessant plus ingénument ce que j’ignorais que n’ont coutume de faire ceux
qui ont un peu étudié, et peut-être
aussi en faisant voir les raisons que j’avais de douter de beaucoup de choses
que les autres estiment certaines, plutôt qu’en me vantant d’aucune doctrine. Mais ayant le cœur assez
bon pour ne vouloir point qu’on me prît
pour autre que je n’étais,
je pensai qu’il fallait que je tâchasse
par tous moyens à me rendre digne de la réputation [31] qu’on me donnait ; et il y a justement huit ans, que ce désir
me fit résoudre à m’éloigner de tous les lieux où je pouvais avoir des
connaissances, et à me retirer ici, en un pays où la longue durée de la
guerre a fait établir de tels ordres, que les armées qu’on y entretient ne
semblent servir qu’à faire qu’on y jouisse des fruits de la paix avec d’autant
plus de sûreté ; et où parmi la foule d’un grand
peuple fort actif, et plus soigneux de ses propres affaires que curieux de
celles d’autrui, sans manquer d’aucune des commodités qui sont dans les villes
les plus fréquentées, j’ai pu vivre aussi solitaire et retiré que dans les déserts
les plus écartés.
QUATRIÈME PARTIE
Je ne sais si je dois vous entretenir des premières méditations
que j’y ai faites, car elles sont si métaphysiques et si peu communes, qu’elles
ne seront peut-être pas au
goût de tout le monde. Et
toutefois, afin qu’on puisse juger si les fondements que j’ai pris sont assez
fermes, je me trouve en quelque façon
contraint d’en parler. J’avais dès
longtemps remarqué que,
pour les mœurs, il est besoin quelquefois de suivre des opinions qu’on sait
fort incertaines, tout de même
que si elles étaient indubitables, ainsi qu’il a été dit ci-dessus ; mais,
pource qu’alors je désirais vaquer seulement à la recherche de la vérité, je
pensai qu’il fallait que je fisse tout le contraire, et que je rejetasse, comme
absolument faux, tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de
voir s’il ne resterait point après cela quelque chose en ma créance qui fût entièrement indubitable. Ainsi, à [32] cause que
nos sens nous trompent quelquefois, je voulus supposer qu’il n’y avait aucune
chose qui fût telle qu’ils
nous la font imaginer. Et pource qu’il y a des hommes qui se méprennent en
raisonnant, même touchant
les plus simples matières
de géométrie, et y font des
paralogismes, jugeant que j’étais
sujet à faillir autant
qu’aucun autre, je rejetai comme fausses toutes les raisons que j’avais prises
auparavant pour démonstrations. Et enfin, considérant que toutes les mêmes pensées que nous avons étant
éveillés nous peuvent aussi venir quand
nous dormons, sans qu’il y en ait aucune pour lors qui soit vraie, je me résolus
de feindre que toutes les choses qui m’étaient jamais entrées en l’esprit n’étaient
non plus vraies que les illusions de mes songes. Mais aussitôt après je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que
tout était faux, il fallait nécessairement que moi qui le pensais fusse quelque
chose. Et remarquant que cette vérité, je
pense, donc je suis, était si ferme et si assurée que toutes les plus
extravagantes suppositions des sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler,
je jugeai que je pouvais la recevoir sans scrupule pour le premier principe de
la philosophie que je cherchais.
Puis examinant avec attention ce que j’étais, et voyant que
je pouvais feindre que je n’avais aucun corps, et qu’il n’y avait aucun monde
ni aucun lieu où je fusse, mais que je ne pouvais pas feindre pour cela que je
n’étais point ; et qu’au contraire, de cela même que je pensais à
douter de la vérité des
autres choses, il suivait très
évidemment et très certainement que j’étais ;
au lieu que, si j’eusse seulement [33]
cessé de penser, encore que tout le reste de ce que j’avais jamais imaginé eût été vrai, je n’avais aucune raison de croire que j’eusse été : je connus de là que j’étais
une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui
pour être n’a besoin d’aucun
lieu, ni ne dépend d’aucune
chose matérielle. En sorte
que ce moi, c’est-à-dire l’âme
par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et même qu’elle est plus aisée à connaître que lui, et qu’encore qu’il
ne fût point, elle ne
laisserait pas d’être tout
ce qu’elle est.
Après cela je considérai en général ce qui est requis à une
proposition pour être
vraie et certaine ; car puisque je venais d’en trouver une que je savais être telle, je pensai que je devais
aussi savoir en quoi consiste cette certitude. Et ayant remarqué qu’il n’y a rien du tout en
ceci : je pense, donc je suis,
qui m’assure que je dis la vérité,
sinon que je vois très clairement que, pour penser, il faut être, je jugeai que je pouvais
prendre pour règle générale, que les choses que nous concevons fort clairement et fort
distinctement sont toutes vraies ; mais qu’il y a seulement quelque difficulté à bien remarquer quelles sont
celles que nous concevons distinctement.
En suite de quoi, faisant réflexion sur ce que je doutais, et
que par conséquent mon être
n’était pas tout parfait,
car je voyais clairement que c’était une plus grande perfection de connaître que de douter, je m’avisai
de chercher d’où j’avais appris à
penser à quelque chose de
plus parfait que je n’étais ; et je connus évidemment que ce devait être [34] de quelque
nature qui fût en effet
plus parfaite. Pour ce qui est des pensées que j’avais de plusieurs autres
choses hors de moi, comme du ciel, de la terre, de la lumière, de la chaleur,
et de mille autres, je n’étais point tant en peine de savoir d’où elles
venaient, à cause que, ne remarquant rien en elles qui me semblât les rendre supérieures à moi, je pouvais croire que, si elles étaient vraies, c’étaient des dépendances de ma nature, en tant qu’elle avait quelque
perfection ; et si elles ne l’étaient
pas, que je les tenais du néant,
c’est-à-dire qu’elles étaient
en moi, pource que j’avais du défaut. Mais ce ne pouvait être le même de l’idée
d’un être plus parfait que
le mien : car de la tenir du néant,
c’était chose
manifestement impossible ; et parce qu’il n’y a pas moins de répugnance que le plus parfait
soit une suite et une dépendance du moins parfait, qu’il y en a que de rien procède
quelque chose, je ne la pouvais tenir non plus de moi-même ; de façon
qu’il restait qu’elle eût été mise en moi par une nature
qui fût véritablement plus parfaite que
je n’étais, et même qui eût en soi toutes les perfections
dont je pouvais avoir quelque idée,
c’est-à-dire, pour m’expliquer en un mot, qui fût Dieu. À quoi j’ajoutai que puisque je connaissais quelques
perfections que je n’avais point, je n’étais pas le seul être qui existât (j’userai, s’il vous plaît, ici librement des mots de l’École), mais qu’il fallait de nécessité qu’il y en eût quelque autre plus parfait,
duquel je dépendisse, et duquel
j’eusse acquis tout ce que j’avais. Car, si j’eusse été seul et indépendant de
tout autre, en sorte que j’eusse eu [35]
de moi-même tout ce peu
que je participais de l’être
parfait, j’eusse pu avoir de moi par même raison tout le surplus que je connaissais me manquer, et
ainsi être moi-même infini, éternel, immuable, tout
connaissant, tout-puissant, et enfin avoir toutes les perfections que je
pouvais remarquer être en
Dieu. Car suivant les raisonnements que je viens de faire, pour connaître la nature de Dieu autant
que la mienne en était capable, je n’avais qu’à considérer de toutes les choses
dont je trouvais en moi quelque idée, si c’était perfection ou non de les
posséder, et j’étais assuré qu’aucune de celles qui marquaient quelque imperfection
n’était en lui, mais que toutes les autres y étaient. Comme je voyais que le
doute, l’inconstance, la tristesse, et choses semblables, n’y pouvaient être, vu que j’eusse été moi-même bien aise d’en être
exempt. Puis outre cela j’avais des idées de plusieurs choses sensibles et corporelles : car
quoique je supposasse que je rêvais,
et que tout ce que je voyais ou imaginais était faux, je ne pouvais nier toutefois que les idées n’en fussent véritablement en ma pensée ; mais pource que j’avais
déjà connu en moi très clairement que la nature
intelligente est distincte de la corporelle, considérant que toute composition témoigne
de la dépendance, et que la dépendance est manifestement un défaut, je jugeais
de là que ce ne pouvait être
une perfection en Dieu d’être
composé de ces deux
natures, et que par conséquent,
il ne l’était pas ;
mais que s’il y avait quelques corps dans le monde, ou bien quelques
intelligences ou autres natures qui ne fussent point toutes [36] parfaites, leur être devait dépendre de sa puissance en telle
sorte qu’elles ne pouvaient subsister sans lui un seul moment.
Je voulus chercher après cela d’autres vérités, et m’étant proposé
l’objet des géomètres, que je concevais comme un corps continu, ou un espace indéfiniment
entendu en longueur, largeur et hauteur ou profondeur, divisible en diverses
parties, qui pouvaient avoir diverses figures et grandeurs, et être mues ou transposées en toutes sortes, car les géomètres supposent tout cela en leur objet, je parcourus
quelques-unes de leurs plus simples démonstrations. Et ayant pris garde que
cette grande certitude, que tout le monde leur attribue, n’est fondée que sur
ce qu’on les conçoit évidemment, suivant la règle que j’ai tantôt dite, je pris garde aussi
qu’il n’y avait rien du tout en elles qui m’assurât de l’existence de leur objet. Car par exemple je voyais bien
que, supposant un triangle, il fallait que ses trois angles fussent égaux à deux droits ; mais je ne voyais rien pour cela qui m’assurât qu’il y eût au monde aucun triangle. Au lieu
que revenant à examiner l’idée que j’avais d’un Être parfait, je trouvais que l’existence y était comprise, en même façon qu’il est compris en celles d’un triangle que ses trois
angles sont égaux à deux droits, ou en celle d’une
sphère que toutes ses parties sont également distantes de son centre, ou même encore plus évidemment ; et que par conséquent il est pour le moins
aussi certain que Dieu, qui est cet Être
parfait, est ou existe, qu’aucune démonstration
de géométrie le saurait être.
[37] Mais ce qui
fait qu’il y en a plusieurs qui se persuadent qu’il y a de la difficulté́ à le
connaître, et même aussi à connaître ce que c’est que leur âme, c’est qu’ils n’élèvent jamais leur esprit au-delà des choses sensibles, et qu’ils
sont tellement accoutumés à ne rien considérer qu’en l’imaginant, qui est une façon de penser particulière pour les choses matérielles, que tout ce qui n’est
pas imaginable leur semble n’être
pas intelligible. Ce qui est assez manifeste de ce que même les philosophes tiennent pour
maxime, dans les écoles,
qu’il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait premièrement été
dans le sens, où
toutefois il est certain que les idées
de Dieu et de l’âme n’ont
jamais été. Et il me
semble que ceux qui veulent user de leur imagination pour les comprendre, font
tout de même que si pour ouïr les sons, ou sentir les
odeurs, ils se voulaient servir de leurs yeux : sinon qu’il y a encore
cette différence, que le
sens de la vue ne nous assure pas moins de la vérité de ses objets, que font
ceux de l’odorat ou de l’ouïe ; au lieu que ni notre imagination ni nos
sens ne nous sauraient jamais assurer d’aucune chose, si notre entendement n’y
intervient.
Enfin, s’il y a encore des hommes qui ne soient pas assez persuadés
de l’existence de Dieu et de leur âme
par les raisons que j’ai apportées,
je veux bien qu’ils sachent que toutes les autres choses, dont ils se pensent peut-être plus assurés, comme d’avoir un corps, et
qu’il y a des astres, et une terre, et choses semblables, sont moins certaines.
Car encore qu’on ait une assurance morale de ces choses, qui est telle qu’il
semble [38] qu’à moins que d’être extravagant on n’en peut
douter, toutefois aussi, à
moins que d’être déraisonnable,
lorsqu’il est question d’une certitude métaphysique, on ne peut nier que ce ne
soit assez de sujet, pour n’en être
pas entièrement assuré, que d’avoir pris garde qu’on
peut, en même façon, s’imaginer étant endormi qu’on a un autre
corps, et qu’on voit d’autres astres, et une autre terre, sans qu’il en soit
rien. Car d’où sait-on que les pensées qui viennent en songe sont plutôt fausses que les autres, vu que
souvent elles ne sont pas moins vives et expresses ? Et que les meilleurs
esprits y étudient tant qu’il leur plaira, je ne crois pas qu’ils puissent
donner aucune raison qui soit suffisante pour ôter ce doute, s’ils ne présupposent l’existence de Dieu. Car premièrement, cela même que j’ai tantôt pris pour une règle, à savoir que les choses que nous concevons très clairement et
très distinctement sont toutes vraies, n’est assuré qu’à cause que Dieu est
ou existe, et qu’il est un être
parfait, et que tout ce qui est en nous vient de lui. D’où il suit que nos idées ou notions, étant des choses
réelles, et qui viennent de Dieu, en tout ce en quoi elles sont claires et
distinctes, ne peuvent en cela être
que vraies. En sorte que si nous en avons assez souvent qui contiennent de la fausseté, ce ne peut être que de celles qui ont
quelque chose de confus et obscur, à cause qu’en cela elles participent du néant,
c’est-à-dire, qu’elles ne sont en nous ainsi confuses qu’à cause que nous ne
sommes pas tout parfaits. Et il est évident qu’il n’y a pas moins de répugnance
que la fausseté ou l’imper[39]fection
procède de Dieu en tant que telle, qu’il y en a que la vérité ou la perfection procède
du néant. Mais si nous ne savions point que tout ce qui est en nous de réel et
de vrai vient d’un être
parfait et infini, pour claires et distinctes que fussent nos idées, nous n’aurions
aucune raison qui nous assurât
qu’elles eussent la perfection d’être
vraies.
Or après que la connaissance de Dieu et de l’âme nous a ainsi rendus certains
de cette règle, il est
bien aisé à connaître
que les rêveries que nous
imaginons étant endormis
ne doivent aucunement nous faire douter de la vérité des pensées
que nous avons étant éveillés. Car, s’il arrivait même en dormant qu’on eût quelque idée
fort distincte, comme par exemple qu’un géomètre inventât quelque nouvelle démonstration,
son sommeil ne l’empêcherait
pas d’être vraie. Et pour l’erreur la plus ordinaire de nos songes, qui
consiste en ce qu’ils nous représentent
divers objets en même façon que font nos sens extérieurs,
n’importe pas qu’elle nous donne occasion de nous défier de la vérité de telles
idées, à cause qu’elles peuvent aussi nous tromper assez souvent sans que nous
dormions : comme lorsque ceux qui ont la jaunisse voient tout de couleur
jaune, ou que les astres ou autres corps fort éloignés nous paraissent beaucoup
plus petits qu’ils ne sont. Car enfin, soit que nous veillions, soit que nous
dormions, nous ne nous devons jamais laisser persuader qu’à l’évidence de
notre raison. Et il est à remarquer que je dis, de notre raison, et non point,
de notre imagination ni de nos sens. Comme, encore que nous voyions le so[40]leil très clairement, nous ne devons
pas juger pour cela qu’il ne soit que de la grandeur que nous le voyons ;
et nous pouvons bien imaginer distinctement une tête de lion entée
sur le corps d’une chèvre,
sans qu’il faille conclure pour cela qu’il y ait au monde une chimère : car la raison ne nous
dicte point que ce que nous voyons ou imaginons ainsi soit véritable. Mais elle nous dicte
bien que toutes nos idées ou notions doivent avoir quelque fondement de vérité ;
car il ne serait pas possible que Dieu qui est tout parfait et tout véritable
les eût mises en nous sans
cela. Et pource que nos raisonnements ne sont jamais si évidents ni si entiers
pendant le sommeil que pendant la veille, bien que quelquefois nos imaginations
soient alors autant ou plus vives et expresses, elle nous dicte aussi que nos pensées
ne pouvant être toutes
vraies, à cause que nous
ne sommes pas tout parfaits, ce qu’elles ont de vérité doit infailliblement se
rencontrer en celles que nous avons étant éveillés, plutôt qu’en nos songes.
CINQUIÈME PARTIE
Je serais bien aise de poursuivre, et de faire voir ici toute
la chaîne des autres
vérités que j’ai déduites de ces premières. Mais à cause que pour cet effet,
il serait maintenant besoin que je parlasse de plusieurs questions, qui sont en
controverse entre les doctes, avec lesquels je ne désire point me brouiller, je
crois qu’il sera mieux que je m’en abstienne ; et que je dise seulement en
général quelles elles sont, afin de laisser juger aux plus sages s’il serait
utile que le public en fût
plus particulièrement
informé. Je suis [41] toujours demeuré ferme en la résolution que j’avais
prise, de ne supposer aucun autre principe que celui dont je viens de me servir
pour démontrer l’existence de Dieu et de l’âme, et de ne recevoir aucune chose pour vraie, qui ne me semblât plus claire et plus certaine
que n’avaient fait auparavant les démonstrations des géomètres. Et néanmoins
j’ose dire que, non seulement j’ai trouvé moyen de me satisfaire en peu de
temps, touchant toutes les principales difficultés dont on a coutume de traiter
en la philosophie, mais aussi que j’ai remarqué certaines lois, que Dieu a
tellement établies en la nature, et dont il a imprimé de telles notions en nos
âmes, qu’après y avoir fait assez de réflexion, nous ne saurions
douter qu’elles ne soient exactement observées, en tout ce qui est ou qui se fait dans le monde. Puis en considérant
la suite de ces lois, il me semble avoir découvert plusieurs vérités plus
utiles et plus importantes que tout ce que j’avais appris auparavant, ou, même espéré d’apprendre.
Mais pource que j’ai tâché d’en expliquer les principales dans un traité, que quelques considérations m’empêchent de publier, je ne les
saurais mieux faire connaître,
qu’en disant ici sommairement ce qu’il contient. J’ai eu dessein d’y comprendre
tout ce que je pensais savoir avant que de l’écrire, touchant la nature des
choses matérielles. Mais tout de même
que les peintres, ne pouvant également
bien représenter dans un
tableau plat toutes les diverses faces d’un corps solide, en choisissent une
des principales qu’ils mettent seule vers le jour, et ombrageant les [42] autres, ne les font paraître qu’en tant qu’on les peut
voir en la regardant : ainsi craignant de ne pouvoir mettre en mon
discours tout ce que j’avais en la pensée, j’entrepris seulement d’y exposer bien amplement ce que je
concevais de la lumière ; puis, à son occasion, d’y ajouter quelque chose
du Soleil et des étoiles fixes, à cause qu’elle en procède presque
toute ; des cieux, à cause qu’ils la transmettent ; des planètes,
des comètes et de la terre, à cause qu’elles la font réfléchir ; et en
particulier de tous les corps qui sont sur la terre, à cause qu’ils sont ou colorés,
ou transparents, ou lumineux ; et enfin de l’homme, à cause qu’il en est
le spectateur. Même, pour
ombrager un peu toutes ces choses, et pouvoir dire plus librement ce que j’en
jugeais, sans être obligé de suivre ni de réfuter les opinions qui sont reçues entre les doctes, je me résolus de laisser tout ce monde
ici à leurs disputes, et
de parler seulement de ce qui arriverait dans un nouveau, si Dieu créait
maintenant quelque part, dans les espaces imaginaires, assez de matière pour le
composer, et qu’il agitât
diversement et sans ordre les diverses parties de cette matière, en sorte qu’il en composât un chaos aussi confus que les
poètes en puissent feindre, et que par après il ne fît autre chose que prêter son concours ordinaire à la nature, et la laisser agir
suivant les lois qu’il a établies.
Ainsi premièrement je décrivis cette matière et tâchai de la représenter telle qu’il n’y a rien au monde, ce me
semble, de plus clair ni plus intelligible, excepté ce qui a tantôt été dit de Dieu et de l’âme. Car même
je supposai expressément,
qu’il [43] n’y avait en elle aucune de ces formes ou qualités dont on dispute
dans les écoles, ni généralement aucune chose, dont la connaissance ne fût si naturelle à nos âmes, qu’on ne pût pas même feindre de l’ignorer. De plus, je fis voir quelles étaient les lois de la
nature ; et sans appuyer mes raisons sur aucun autre principe que sur les
perfections infinies de Dieu, je tâchai
à démontrer toutes celles dont on eût pu avoir quelque doute, et à faire voir qu’elles sont
telles, qu’encore que Dieu aurait créé
plusieurs mondes, il n’y en saurait avoir aucun où elles manquassent d’être observées. Après cela, je montrai comment la plus grande part de la matière de ce chaos devait, en suite
de ces lois, se disposer et s’arranger d’une certaine façon qui la rendait semblable à nos cieux ; comment cependant quelques-unes de ses
parties devaient composer une terre, et quelques-unes des planètes et des comètes,
et quelques autres un soleil et des étoiles fixes. Et ici, m’étendant sur le
sujet de la lumière, j’expliquai bien au long quelle était celle qui se devait
trouver dans le soleil et les étoiles, et comment de là elle traversait en un
instant les immenses espaces des cieux, et comment elle se réfléchissait des planètes
et des comètes vers la Terre. J’y ajoutai aussi plusieurs choses, touchant la
substance, la situation, les mouvements, et toutes les diverses qualités de ces
cieux et de ces astres ; en sorte que je pensais en dire assez pour faire connaître, qu’il ne se remarque rien
en ceux de ce monde, qui ne dût, ou du moins qui ne pût, paraître
tout semblable en ceux du monde [44]
que je décrivais. De là je vins à parler particulièrement de la Terre :
comment, encore que j’eusse expressément
supposé que Dieu n’avait
mis aucune pesanteur en la matière
dont elle était composée,
toutes ses parties ne laissaient pas de tendre exactement vers son
centre ; comment, y ayant de l’eau et de l’air sur sa superficie, la
disposition des cieux et des astres, principalement de la Lune, y devait causer
un flux et reflux, qui fût
semblable en toutes ses circonstances à celui qui se remarque dans nos
mers ; et outre cela un certain cours, tant de l’eau que de l’air, du
levant vers le couchant tel qu’on le remarque aussi entre les Tropiques ;
comment les montagnes, les mers, les fontaines et les rivières pouvaient
naturellement s’y former, et les métaux y venir dans les mines, et les plantes
y croître dans les
campagnes et généralement tous les corps qu’on
nomme mêlés ou composés s’y engendrer. Et entre
autres choses, à cause
qu’après les astres je ne connais rien au monde que le feu qui produise de la lumière,
je m’étudiai à faire entendre bien clairement tout ce qui appartient à sa
nature, comment il se fait, comment il se nourrit ; comment il n’a
quelquefois que de la chaleur sans lumière, et quelquefois que de la lumière
sans chaleur ; comment il peut introduire diverses couleurs en divers
corps, et diverses autres qualités, comment il en fond quelques-uns, et en
durcit d’autres, comment il les peut consumer presque tous, ou convertir en
cendres et en fumée ; et enfin, comment de ces cendres, par la seule
violence de son action, il forme du verre ; car cette transmutation de [45] cendres en verre me semblant être aussi admirable qu’aucune
autre qui se fasse en la nature, je pris particulièrement plaisir à la décrire.
Toutefois je ne voulais pas inférer de toutes ces choses, que
ce monde ait été créé en la façon
que je proposais ; car il est bien plus vraisemblable que dès le commencement Dieu l’a rendu
tel qu’il devait être.
Mais il est certain, et c’est une opinion communément reçue
entre les théologiens, que
l’action, par laquelle maintenant il le conserve, est toute la même que celle par laquelle il l’a
créé ; de façon qu’encore qu’il ne lui
aurait point donné, au commencement, d’autre forme que celle du Chaos, pourvu
qu’ayant établi les lois de la nature, il lui prêtât son
concours pour agir ainsi qu’elle a de coutume, on peut croire, sans faire tort
au miracle de la Création,
que par cela seul toutes les choses qui sont purement matérielles auraient pu
avec le temps s’y rendre telles que nous les voyons à présent. Et leur nature
est bien plus aisée à concevoir lorsqu’on les voit naître peu à
peu en cette sorte, que lorsqu’on ne les considère que toutes faites.
De la description des corps inanimés et des plantes, je
passai à celle des animaux et particulièrement à celle des hommes. Mais pource
que je n’en avais pas encore assez de connaissance pour en parler du même style que du reste, c’est-à-dire
en démontrant les effets par les causes, et faisant voir de quelles semences,
et en quelle façon la
nature les doit produire, je me contentai de supposer que Dieu formât le corps d’un homme, entièrement semblable à [46] l’un des nôtres, tant en la figure extérieure de ses membres
qu’en la conformation intérieure de ses organes, sans le composer d’autre matière
que de celle que j’avais décrite, et sans mettre en lui au commencement aucune âme raisonnable, ni aucune autre
chose pour y servir d’âme végétante ou sensitive, sinon qu’il excitât en son cœur un de ces feux sans lumière que j’avais déjà
expliqués, et que je ne
concevais point d’autre nature que celui qui échauffe le foin, lorsqu’on l’a renfermé avant qu’il fût
sec, ou qui fait bouillir les vins nouveaux, lorsqu’on les laisse cuver sur la râpe. Car examinant les fonctions
qui pouvaient en suite de cela être
en ce corps, j’y trouvais exactement toutes celles qui peuvent être en nous sans que nous y
pensions, ni par conséquent que notre âme, c’est-à-dire cette partie distincte du corps dont il a été dit ci-dessus que la nature
n’est que de penser, y contribue, et qui sont toutes les mêmes en quoi on peut dire que
les animaux sans raison nous ressemblent, sans que j’y en pusse pour cela
trouver aucune de celles qui, étant dépendantes de la pensée, sont les seules
qui nous appartiennent en tant qu’hommes, au lieu que je les y trouvais toutes
par après, ayant supposé que Dieu créât une âme raisonnable, et qu’il la joignît à ce
corps en certaine façon
que je décrivais.
Mais afin qu’on puisse voir en quelle sorte j’y traitais
cette matière, je veux
mettre ici l’explication du mouvement du cœur et des artères, qui étant
le premier et le plus général qu’on observe dans les
animaux, on jugera facilement de lui ce qu’on doit [47] penser de tous les autres. Et afin qu’on ait moins de difficulté
à entendre ce que j’en dirai, je voudrais que ceux qui ne sont point versés
dans l’anatomie prissent la peine, avant que de lire ceci, de faire couper
devant eux le cœur de quelque grand animal qui ait des poumons, car il est en
tous assez semblable à
celui de l’homme, et qu’il se fissent montrer les deux chambres ou concavités qui y sont. Premièrement celle qui est dans son côté droit, à laquelle répondent deux tuyaux fort
larges : à savoir la
veine cave, qui est le principal réceptacle
du sang, et comme le tronc de l’arbre dont toutes les autres veines du corps
sont les branches ; et la veine artérieuse, qui a été ainsi mal nommée pource que c’est en effet
une artère, laquelle prenant son origine du cœur, se divise, après en être sortie, en plusieurs branches qui se vont répandre partout dans les
poumons. Puis, celle qui est dans son côté gauche, à laquelle répondent en même façon
deux tuyaux, qui sont autant ou plus larges que les précédents :
à savoir l’artère veineuse, qui a été aussi mal nommée, à cause qu’elle n’est autre chose qu’une veine, laquelle vient
des poumons, où elle est divisée
en plusieurs branches, entrelacées avec celles de la veine artérieuse, et
celles de ce conduit qu’on nomme le sifflet, par où entre l’air de la
respiration ; et la grande artère, qui, sortant du cœur, envoie ses
branches par tout le corps. Je voudrais aussi qu’on leur montrât soigneusement les onze petites
peaux, qui, comme autant de petites portes, ouvrent et ferment les quatre
ouvertures qui sont en ces deux concavités : à
sa[48]voir, trois à l’entrée de la veine cave, où elles sont tellement disposées, qu’elles ne peuvent
aucunement empêcher que le
sang qu’elle contient ne coule dans la concavité droite du cœur, et toutefois empêchent exactement qu’il n’en puisse sortir ; trois à l’entrée de la veine artérieuse,
qui, étant disposées tout au contraire,
permettent bien au sang, qui est dans cette concavité, de passer dans les
poumons, mais non pas à celui qui est dans les poumons d’y retourner ; et
ainsi deux autres à l’entrée de l’artère veineuse, qui laissent couler le sang
des poumons vers la concavité gauche du cœur, mais s’opposent à son retour ; et trois à l’entrée de la grande artère,
qui lui permettent de sortir du cœur, mais l’empêchent d’y retourner. Et il
n’est point besoin de chercher d’autre raison du nombre de ces peaux, sinon que
l’ouverture de l’artère veineuse, étant en ovale à cause du lieu où elle se
rencontre, peut être commodément fermée avec deux, au lieu que les
autres, étant rondes, le
peuvent mieux être avec
trois. De plus, je voudrais qu’on leur fît considérer
que la grande artère et la
veine artérieuse sont d’une
composition beaucoup plus dure et plus ferme que ne sont l’artère veineuse et la veine
cave ; et que ces deux dernières
s’élargissent avant que d’entrer
dans le cœur, et y font comme deux bourses, nommées les oreilles du cœur, qui
sont composées d’une chair
semblable à la
sienne ; et qu’il y a toujours plus de chaleur dans le cœur, qu’en aucun
autre endroit du corps ; et enfin que cette chaleur est capable de faire
que, s’il entre quelque goutte de sang en ses concavités, elle s’enfle
promptement et se [49] dilate, ainsi
que font généralement toutes les liqueurs, lorsqu’on les laisse tomber goutte
à goutte en quelque vaisseau qui est fort chaud.
Car après cela je n’ai besoin de dire autre chose pour
expliquer le mouvement du cœur, sinon que lorsque ses concavités ne sont pas pleines de sang,
il y en coule nécessairement
de la veine cave dans la droite, et de l’artère veineuse dans la gauche ; d’autant que ces deux
vaisseaux en sont toujours pleins, et que leurs ouvertures, qui regardent vers
le cœur, ne peuvent alors être
bouchées. Mais que sitôt qu’il est entré ainsi deux gouttes de sang,
une en chacune de ses concavités,
ces gouttes, qui ne peuvent être
que fort grosses, à cause que les ouvertures par où elles entrent sont fort
larges, et les vaisseaux d’où elles viennent fort pleins de sang, se raréfient
et se dilatent, à cause de la chaleur qu’elles y trouvent. Au moyen de quoi,
faisant enfler tout le cœur, elles poussent et ferment les cinq petites portes
qui sont aux entrées des deux vaisseaux d’où elles viennent, empêchant ainsi qu’il ne descende
davantage de sang dans le cœur ; et continuant à se raréfier
de plus en plus, elles poussent et ouvrent les six autres petites portes qui
sont aux entrées des deux vaisseaux par où elles sortent, faisant enfler par
ce moyen toutes les branches de la veine artérieuse et de la grande artère,
quasi au même instant que
le cœur ; lequel incontinent après,
se désenfle, comme font aussi ces artères, à cause que le sang qui y est
entré s’y refroidit, et leurs six petites portes se referment, et les cinq de
la veine cave et de l’artère veineuse se rouvrent, et donnent passage à [50] deux autres gouttes de sang, qui
font derechef enfler le cœur et les artères, tout de même
que les précédentes. Et pource que le sang,
qui entre ainsi dans le cœur, passe par ces deux bourses qu’on nomme ses
oreilles, de là vient que
leur mouvement est contraire au sien, et qu’elles se désenflent lorsqu’il s’enfle.
Au reste, afin que ceux qui ne connaissent pas la force des démonstrations mathématiques,
et ne sont pas accoutumés à distinguer les vraies raisons des vraisemblables,
ne se hasardent pas de nier ceci sans l’examiner, je les veux avertir que ce
mouvement, que je viens d’expliquer, suit aussi nécessairement de la seule
disposition des organes qu’on peut voir à l’œil dans le cœur, et de la chaleur
qu’on y peut sentir avec les doigts, et de la nature du sang qu’on peut connaître par expérience, que fait celui d’une
horloge, de la force, de la situation et de la figure de ses contrepoids et de
ses roues.
Mais si on demande comment le sang des veines ne s’épuise
point, en coulant ainsi continuellement dans le cœur, et comment les artères n’en
sont point trop remplies, puisque tout celui qui passe par le cœur s’y va
rendre, je n’ai pas besoin d’y répondre
autre chose que ce qui a déjà
été écrit par un médecin d’Angleterre[2]
auquel il faut donner la louange d’avoir rompu la glace en cet endroit, et d’être le premier qui a enseigné qu’il y a plusieurs petits
passages aux extrémités des artères, par où
le sang qu’elles reçoivent
du cœur entre dans les petites branches des veines, d’où il se va rendre
derechef vers le cœur, en sorte que son cours n’est autre chose qu’une circula[51]tion perpétuelle. Ce qu’il prouve fort bien, par l’expérience ordinaire des
chirurgiens, qui ayant lié
le bras médiocrement fort
au-dessus de l’endroit où
ils ouvrent la veine, font que le sang en sort plus abondamment que s’ils ne l’avaient
point lié. Et il arriverait tout le contraire, s’ils le liaient au-dessous,
entre la main et l’ouverture, ou bien qu’ils le liassent très fort au-dessus.
Car il est manifeste que le lien médiocrement serré, pouvant empêcher que le sang qui est déjà dans le bras ne retourne
vers le cœur par les veines, n’empêche
pas pour cela qu’il n’y en vienne toujours de nouveau par les artères, à cause qu’elles sont situées au-dessous des veines, et que leurs peaux, étant plus
dures, sont moins aisées à presser ; et aussi que le sang qui vient du
cœur tend avec plus de force à
passer par elles vers la main, qu’il ne fait à retourner de là
vers le cœur par les veines. Et puisque ce sang sort du bras par l’ouverture
qui est en l’une des veines, il doit nécessairement y avoir quelques passages
au-dessous du lien, c’est-à-dire vers les extrémités du bras, par où il y
puisse venir des artères. Il prouve aussi fort bien ce qu’il dit du cours du
sang, par certaines petites peaux, qui sont tellement disposées en divers lieux
le long des veines, qu’elles ne lui permettent point d’y passer du milieu du
corps vers les extrémités, mais seulement de retourner des extrémités vers le
cœur ; et, de plus, par l’expérience qui montre que tout celui qui est
dans le corps en peut sortir en fort peu de temps par une seule artère, lorsqu’elle
est coupée, encore même
qu’elle fût étroitement liée fort proche du cœur, et coupée entre lui et le lien, en
sorte qu’on [52] n’eût aucun sujet d’imaginer que le
sang qui en sortirait vînt
d’ailleurs.
Mais il y a plusieurs autres choses qui témoignent que la
vraie cause de ce mouvement du sang est celle que j’ai dite. Comme, premièrement,
la différence qu’on remarque entre celui qui sort des veines et celui qui sort
des artères ne peut procéder que de ce qu’étant raréfié, et comme distillé, en
passant par le cœur, il est plus subtil et plus vif et plus chaud incontinent après en être sorti, c’est-à-dire étant dans les artères, qu’il n’est un
peu devant que d’y entrer, c’est-à-dire étant dans les veines. Et si on y prend
garde, on trouvera que cette différence ne paraît bien que vers le cœur, et non point tant aux lieux qui en
sont les plus éloignés.
Puis la dureté des peaux, dont la veine artérieuse et la grande artère sont composées,
montre assez que le sang bat contre elles avec plus de force que contre les
veines. Et pourquoi la concavité gauche du cœur et la grande artère seraient-elles plus amples
et plus larges que la concavité́ droite et la veine artérieuse ? Si ce n’était
que le sang de l’artère veineuse, n’ayant été que dans les poumons depuis qu’il
a passé par le cœur, est plus subtil, et se raréfie plus fort et plus aisément, que celui qui vient immédiatement de la veine cave. Et
qu’est-ce que les médecins peuvent deviner en tâtant le pouls, s’ils ne savent que selon que le sang change de
nature, il peut être raréfié par la chaleur du cœur plus
ou moins fort, et plus ou moins vite qu’auparavant ? Et si on examine
comment cette chaleur se communique aux autres membres, ne faut-il pas avouer
que c’est [53] par le moyen du sang,
qui passant par le cœur, s’y réchauffe,
et se répand de là par tout le corps ? D’où
vient que, si on ôte le sang de quelque partie, on en ôte par même
moyen la chaleur ; et encore que le cœur fût aussi ardent qu’un fer embrasé, il ne suffirait pas pour réchauffer les pieds et les mains tant qu’il fait, s’il n’y
envoyait continuellement de nouveau sang. Puis aussi on connaît de là que le vrai usage de la respiration est d’apporter assez d’air
frais dans le poumon, pour faire que le sang, qui y vient de la concavité droite du cœur, où il a été raréfié et comme changé en vapeurs, s’y épaississe et convertisse en
sang derechef, avant que de retomber dans la gauche, sans quoi il ne pourrait être propre à servir de nourriture au feu
qui y est. Ce qui se confirme parce qu’on voit que les animaux qui n’ont point
de poumons n’ont aussi qu’une seule concavité dans le cœur ; et que les
enfants, qui n’en peuvent user pendant qu’ils sont renfermés au ventre de leurs mères, ont une ouverture par où il coule du sang de la veine
cave en la concavité
gauche du cœur, et un conduit par où
il en vient de la veine artérieuse en la grande artère, sans passer par le
poumon. Puis la coction, comment se ferait-elle en l’estomac, si le cœur n’y
envoyait de la chaleur par les artères,
et avec cela quelques-unes des plus coulantes parties du sang, qui aident à
dissoudre les viandes qu’on y a mises ? Et l’action qui convertit le suc
de ces viandes en sang n’est-elle pas aisée à connaître, si on considère
qu’il se distille, en passant et repassant par le cœur, peut-être par plus de cent ou deux cents
fois en chaque jour ? Et qu’a-t-on besoin d’autre chose, [54] pour expliquer la nutrition, et la
production des diverses humeurs qui sont dans le corps, sinon de dire que la
force, dont le sang en se raréfiant passe du cœur vers les extrémités des artères,
fait que quelques-unes de ses parties s’arrêtent entre celles des membres où elles se trouvent, et y prennent la place de quelques autres
qu’elles en chassent ; et que selon la situation, ou la figure, ou la
petitesse des pores qu’elles rencontrent, les unes se vont rendre en certains
lieux plutôt que les
autres, en même façon que chacun peut avoir vu
divers cribles qui, étant
diversement percés,
servent à séparer divers grains les uns des
autres ? Et enfin ce qu’il y a de plus remarquable en tout ceci, c’est la génération
des esprits animaux, qui sont comme un vent très subtil, ou plutôt comme une flamme très pure et très vive qui, montant
continuellement en grande abondance du cœur dans le cerveau, se va rendre de là par les nerfs dans les
muscles, et donne le mouvement à tous les membres : sans qu’il faille imaginer
d’autre cause qui fasse que les parties du sang qui, étant les plus agitées et
les plus pénétrantes, sont les plus propres à composer ces esprits, se vont
rendre plutôt vers le
cerveau que vers ailleurs ; sinon que les artères qui les y portent sont
celles qui viennent du cœur le plus en ligne droite de toutes, et que, selon
les règles des mécaniques, qui sont les mêmes que celles de la nature,
lorsque plusieurs choses tendent ensemble à se mouvoir vers un même coté où il
n’y a pas assez de place pour toutes, ainsi que les parties du sang qui sortent
de la concavité gauche du
cœur tendent vers le cerveau, [55] les
plus faibles et moins agitées
en doivent être détournées
par les plus fortes, qui par ce moyen s’y vont rendre seules.
J’avais expliqué assez particulièrement toutes ces choses
dans le traité que j’avais eu ci-devant dessein de publier. Et ensuite j’y
avais montré quelle doit être
la fabrique des nerfs et des muscles du corps humain, pour faire que les
esprits animaux, étant dedans, aient la force de mouvoir ses membres :
ainsi qu’on voit que les têtes,
un peu après être coupées, se remuent encore, et mordent la terre, nonobstant qu’elles
ne soient plus animées ; quels changements se doivent faire dans le
cerveau, pour causer la veille, et le sommeil et les songes ; comment la lumière,
les sons, les odeurs, les goûts,
la chaleur, et toutes les autres qualités des objets extérieurs
y peuvent imprimer diverses idées par l’entremise des sens ; comment la
faim, la soif, et les autres passions intérieures, y peuvent aussi envoyer les
leurs ; ce qui doit y être pris pour le sens commun, où ces idées sont reçues ; pour la mémoire, qui les conserve ; et pour la fantaisie, qui les
peut diversement changer, et en composer de nouvelles, et par même moyen, distribuant les
esprits animaux dans les muscles, faire mouvoir les membres de ce corps, en
autant de diverses façons, et autant à
propos des objets qui se présentent à ses sens, et des passions intérieures
qui sont en lui, que les nôtres
se puissent mouvoir sans que la volonté les conduise. Ce qui ne semblera nullement étrange à ceux qui, sachant combien de divers automates, ou machines mouvantes, l’industrie des hommes peut [56] faire, sans y employer que fort peu
de pièces, à comparaison de la grande multitude des os, des muscles, des
nerfs, des artères, des veines, et de toutes les autres parties qui sont dans
le corps de chaque animal, considèreront ce corps comme une machine, qui, ayant
été faite des mains de Dieu, est incomparablement mieux ordonnée, et a en soi
des mouvements plus admirables, qu’aucune de celles qui peuvent être inventées par les hommes.
Et je m’étais ici particulièrement arrêté à faire voir que, s’il y avait de telles machines, qui eussent
les organes et la figure d’un singe, ou de quelque autre animal sans raison,
nous n’aurions aucun moyen pour reconnaître qu’elles ne seraient pas en tout de même nature que ces
animaux ; au lieu que, s’il y en avait qui eussent la ressemblance de nos
corps et imitassent autant nos actions que moralement il serait possible, nous
aurions toujours deux moyens très certains pour reconnaître qu’elles ne seraient point pour cela de vrais hommes. Dont
le premier est que jamais elles ne pourraient user de paroles, ni d’autres
signes en les composant, comme nous faisons pour déclarer aux autres nos pensées.
Car on peut bien concevoir qu’une machine soit tellement faite qu’elle profère
des paroles, et même qu’elle
en profère quelques-unes à propos des actions
corporelles qui causeront quelque changement en ses organes : comme, si on
la touche en quelque endroit, qu’elle demande ce qu’on lui veut dire ; si
en un autre, qu’elle crie qu’on lui fait mal, et choses semblables ; mais
non pas qu’elle les arrange diversement, pour ré[57]pondre au sens de tout ce qui se dira en sa présence, ainsi que
les hommes les plus hébétés peuvent faire. Et le second est que, bien qu’elles
fissent plusieurs choses aussi bien, ou peut-être mieux qu’aucun de nous, elles manqueraient infailliblement
en quelques autres, par lesquelles on découvrirait qu’elles n’agiraient pas par connaissance, mais
seulement par la disposition de leurs organes. Car, au lieu que la raison est
un instrument universel, qui peut servir en toutes sortes de rencontres, ces
organes ont besoin de quelque particulière disposition pour chaque action
particulière ; d’où vient qu’il est moralement impossible qu’il y en ait
assez de divers en une machine pour la faire agir en toutes les occurrences de
la vie, de même façon que notre raison nous fait
agir.
Or, par ces deux mêmes
moyens, on peut aussi connaître
la différence qui est
entre les hommes et les bêtes.
Car c’est une chose bien remarquable, qu’il n’y a point d’hommes si hébétés et
si stupides, sans en excepter même
les insensés, qu’ils ne
soient capables d’arranger ensemble diverses paroles, et d’en composer un
discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées ; et qu’au
contraire, il n’y a point d’autre animal, tant parfait et tant heureusement né
qu’il puisse être, qui
fasse le semblable. Ce qui n’arrive pas de ce qu’ils ont faute d’organes, car
on voit que les pies et les perroquets peuvent proférer des paroles ainsi que nous, et toutefois ne peuvent parler
ainsi que nous, c’est-à-dire en témoignant qu’ils pensent ce qu’ils
disent ; au lieu que les hommes qui, étant nés sourds et muets, sont privés
des organes qui servent aux au[58]tres
pour parler, autant ou plus que les bêtes, ont coutume d’inventer d’eux-mêmes quelques signes, par lesquels ils se font entendre à ceux qui, étant ordinairement avec eux,
ont loisir d’apprendre leur langue. Et ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont moins de raison que les hommes, mais qu’elles n’en ont
point du tout. Car on voit qu’il n’en faut que fort peu pour savoir
parler ; et d’autant qu’on remarque de l’inégalité entre les animaux d’une
même espèce, aussi bien qu’entre les
hommes, et que les uns sont plus aisés à dresser que les autres, il n’est pas
croyable qu’un singe ou un perroquet, qui serait des plus parfaits de son espèce,
n’égalât en cela un enfant des plus stupides, ou du moins un enfant qui aurait
le cerveau troublé, si
leur âme n’était d’une
nature du tout différente de la nôtre.
Et on ne doit pas confondre les paroles avec les mouvements naturels qui témoignent les passions et
peuvent être imités par des machines aussi bien
que par les animaux ; ni penser, comme quelques anciens, que les bêtes parlent, bien que nous n’entendions
pas leur langage : car s’il était
vrai, puisqu’elles ont plusieurs organes qui se rapportent aux nôtres, elles pourraient aussi
bien se faire entendre à
nous qu’à leurs
semblables. C’est aussi une chose fort remarquable que, bien qu’il y ait
plusieurs animaux qui témoignent plus d’industrie que nous en quelques-unes de
leurs actions, on voit toutefois que les mêmes n’en témoignent
point du tout en beaucoup d’autres : de façon que ce qu’ils font mieux que nous ne prouve pas qu’ils ont de
l’esprit ; car à ce compte, ils en auraient plus qu’aucun de nous et fe[59]raient mieux en toute autre chose,
mais plutôt qu’ils n’en
ont point, et que c’est la nature qui agit en eux, selon la disposition de
leurs organes : ainsi qu’on voit qu’une horloge, qui n’est composée que de
roues et de ressorts, peut compter les heures, et mesurer le temps, plus
justement que nous avec toute notre prudence.
J’avais décrit après cela l’âme raisonnable, et fait voir qu’elle
ne peut aucunement être tirée de la puissance de la matière, ainsi que les autres choses
dont j’avais parlé, mais
qu’elle doit expressément être créée ; et comment il ne suffit pas qu’elle soit logée dans le corps humain, ainsi
qu’un pilote en son navire, sinon peut-être pour mouvoir ses membres, mais qu’il est besoin qu’elle
soit jointe et unie plus étroitement
avec lui pour avoir outre cela des sentiments et des appétits semblables aux nôtres, et ainsi composer un vrai homme. Au reste, je me suis
ici un peu étendu sur le sujet de l’âme,
à cause qu’il est des
plus importants : car, après
l’erreur de ceux qui nient Dieu, laquelle je pense avoir ci-dessus assez réfutée, il n’y en a point qui éloigne plutôt
les esprits faibles du droit chemin de la vertu, que d’imaginer que l’âme des bêtes soit de même nature que la nôtre, et que par conséquent nous n’avons rien à craindre, ni à espérer après
cette vie, non plus que les mouches et les fourmis ; au lieu que lorsqu’on
sait combien elles diffèrent, on comprend beaucoup mieux les raisons, qui
prouvent que la nôtre est
d’une nature entièrement indépendante du corps, et par conséquent, qu’elle n’est point
sujette à mourir avec
lui ; puis, d’autant [60] qu’on
ne voit point d’autres causes qui la détruisent, on est naturellement porté à
juger de là qu’elle est immortelle.
SIXIÈME PARTIE
Or il y a maintenant trois ans que j’étais parvenu à la fin
du traité qui contient toutes ces choses, et que je commençais à le revoir afin de le mettre entre les mains d’un imprimeur,
lorsque j’appris que des personnes à
qui je défère, et dont l’autorité ne peut guère moins sur mes actions que ma
propre raison sur mes pensées,
avaient désapprouvé une
opinion de physique publiée un peu auparavant par quelque autre, de laquelle je
ne veux pas dire que je fusse, mais bien que je n’y avais rien remarqué, avant
leur censure, que je pusse imaginer être
préjudiciable ni à la religion ni à l’État, ni par conséquent qui m’eût empêché
de l’écrire, si la raison
me l’eût persuadée, et que cela me fit craindre
qu’il ne s’en trouvât tout
de même quelqu’une entre
les miennes, en laquelle je me fusse mépris, nonobstant le grand soin que j’ai toujours eu de n’en
point recevoir de nouvelles en ma créance, dont je n’eusse des démonstrations
très certaines, et de n’en point écrire qui pussent tourner au désavantage de
personne. Ce qui a été suffisant pour m’obliger à changer la résolution que j’avais
eue de les publier. Car, encore que les raisons pour lesquelles je l’avais
prise auparavant fussent très fortes, mon inclination, qui m’a toujours fait haïr le métier de faire des livres, m’en fit incontinent trouver assez
d’autres pour m’en excuser. Et ces raisons de part et d’autre sont telles, que
non [61] seulement j’ai ici quelque intérêt
de les dire, mais peut-être
aussi que le public en a de les savoir.
Je n’ai jamais fait beaucoup d’état des choses qui venaient
de mon esprit, et pendant que je n’ai recueilli d’autres fruits de la méthode
dont je me sers, sinon que je me suis satisfait, touchant quelques difficultés
qui appartiennent aux sciences spéculatives, ou bien que j’ai taché de régler mes mœurs par les raisons qu’elle m’enseignait, je n’ai
point cru être obligé d’en rien écrire. Car pour ce qui touche
les mœurs, chacun abonde si fort en son sens, qu’il se pourrait trouver autant
de réformateurs que de têtes, s’il était permis à d’autres qu’à ceux que Dieu a établis pour souverains sur ses
peuples, ou bien auxquels il a donné assez de grâce et de zèle
pour être prophètes, d’entreprendre d’y rien
changer ; et bien que mes spéculations
me plussent fort, j’ai cru que les autres en avaient aussi, qui leur plaisaient
peut-être davantage. Mais, sitôt
que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant
à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et
combien elles diffèrent des principes dont on s’est servi jusques à présent, j’ai
cru que je ne pouvais les tenir cachées, sans pécher grandement contre la loi
qui nous oblige à procurer, autant qu’il est en nous, le bien général de tous
les hommes. Car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des
connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette
philosophie spéculative, qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver [62] une pratique, par laquelle,
connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des
cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que
nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions
employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous
rendre comme maîtres et
possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer
pour l’invention d’une infinité
d’artifices, qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de la
terre, et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi
pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien, et
le fondement de tous les autres biens de cette vie ; car même l’esprit dépend si fort du tempérament, et de la disposition
des organes du corps que, s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément
les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusques ici, je crois
que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher. Il est vrai que celle qui
est maintenant en usage contient peu de choses dont l’utilité soit si
remarquable ; mais sans que j’aie aucun dessein de la mépriser, je
m’assure qu’il n’y a personne, même
de ceux qui en font profession, qui n’avoue que tout ce qu’on y sait n’est
presque rien, à comparaison de ce qui reste à y savoir, et qu’on se pourrait
exempter d’une infinité de maladies, tant du corps que de l’esprit, et même aussi peut-être de l’affaiblissement de la
vieillesse, si on avait assez de connaissance de leurs causes, et de tous les
remèdes dont la nature nous a pourvus. Or, ayant dessein d’em[63]ployer toute ma vie à la recherche
d’une science si nécessaire, et ayant rencontré un chemin qui me semble tel
qu’on doit infailliblement la trouver en le suivant, si ce n’est qu’on en soit empêché, ou par la brièveté de la vie, ou par le défaut des expériences, je jugeais qu’il n’y
avait point de meilleur remède
contre ces deux empêchements
que de communiquer fidèlement
au public tout le peu que j’aurais trouvé, et de convier les bons esprits à tâcher de passer plus outre, en contribuant, chacun selon son
inclination et son pouvoir, aux expériences
qu’il faudrait faire, et communiquant aussi au public toutes les choses qu’ils
apprendraient, afin que, les derniers commençant où
les précédents auraient achevé, et ainsi joignant les vies et
les travaux de plusieurs, nous allassions tous ensemble beaucoup plus loin que
chacun en particulier ne saurait faire.
Même je
remarquais, touchant les expériences,
qu’elles sont d’autant plus nécessaires qu’on est plus avancé en connaissance.
Car pour le commencement, il vaut mieux ne se servir que de celles qui se présentent
d’elles-mêmes à nos sens, et que nous ne saurions ignorer, pourvu que nous y
fassions tant soit peu de réflexion, que d’en chercher de plus rares et étudiées :
dont la raison est que ces plus rares trompent souvent, lorsqu’on ne sait pas
encore les causes des plus communes ; et que les circonstances dont elles
dépendent sont quasi toujours si particulières, et si petites, qu’il est très
malaisé de les remarquer. Mais l’ordre que j’ai tenu en ceci a été tel : premièrement,
j’ai tâché de trouver en général les [64] principes
ou premières causes de
tout ce qui est ou qui peut être
dans le monde, sans rien considérer pour cet effet que Dieu seul qui l’a créé,
ni les tirer d’ailleurs que de certaines semences de vérités qui sont naturellement
en nos âmes. Après cela j’ai examiné quels étaient les premiers et plus ordinaires effets qu’on pouvait déduire
de ces causes ; et il me semble que par là j’ai trouvé des cieux, des
astres, une terre, et même,
sur la terre, de l’eau, de l’air, du feu, des minéraux, et quelques autres telles choses qui sont les plus
communes de toutes, et les plus simples, et par conséquent les plus aisées à connaître. Puis lorsque j’ai voulu
descendre à celles qui étaient plus particulières, il s’en est tant présenté à moi de diverses que je n’ai pas cru qu’il fût possible à l’esprit humain de distinguer
les formes ou espèces de corps qui sont sur la terre d’une infinité d’autres
qui pourraient y être, si c’eût
été le vouloir de Dieu de
les y mettre ; ni par conséquent
de les rapporter à notre
usage, si ce n’est qu’on vienne au-devant des causes par les effets, et qu’on
se serve de plusieurs expériences particulières. En suite de quoi repassant mon
esprit sur tous les objets qui s’étaient jamais présentés à mes sens, j’ose
bien dire que je n’y ai remarqué aucune chose que je ne pusse assez commodément
expliquer par les principes que j’avais trouvés. Mais il faut aussi que j’avoue
que la puissance de la nature est si ample, et si vaste, et que ces principes
sont si simples et si généraux, que je ne remarque quasi plus aucun effet
particulier, que d’abord je ne connaisse qu’il peut en [65] être déduit
en plusieurs diverses façons ;
et que ma plus grande difficulté
est d’ordinaire de trouver en laquelle de ces façons il en dépend.
Car à cela je ne sais
point d’autre expédient
que de chercher derechef quelques expériences qui soient telles, que leur événement
ne soit pas le même, si
c’est en l’une de ces façons
qu’on doit l’expliquer, que si c’est en l’autre. Au reste j’en suis maintenant
là, que je vois, ce me
semble, assez bien de quel biais on se doit prendre à faire la plupart de
celles qui peuvent servir à cet effet : mais je vois aussi qu’elles sont
telles, et en si grand nombre, que ni mes mains, ni mon revenu, bien que j’en
eusse mille fois plus que je n’en ai, ne sauraient suffire pour toutes ;
en sorte que selon que j’aurai désormais la commodité d’en faire plus ou moins,
j’avancerai aussi plus ou moins en la connaissance de la nature. Ce que je me
promettais de faire connaître,
par le traité que j’avais
écrit, et d’y montrer si
clairement l’utilité que le public en peut recevoir, que j’obligerais tous ceux
qui désirent en général le bien des hommes, c’est-à-dire tous ceux qui sont en
effet vertueux, et non point par faux semblant, ni seulement par opinion, tant
à me communiquer celles qu’ils ont déjà faites, qu’à m’aider en la recherche de
celles qui restent à faire.
Mais j’ai eu, depuis ce temps-là, d’autres raisons qui m’ont
fait changer d’opinion, et penser que je devais véritablement continuer d’écrire
toutes les choses que je jugerais de quelque importance, à mesure que j’en découvrirais
la vérité, et y apporter le même
soin que si je les voulais faire imprimer : tant [66] afin d’avoir d’autant plus d’occasion de les bien examiner,
comme sans doute on regarde toujours de plus près à ce qu’on croit devoir être vu par plusieurs qu’à ce qu’on ne fait que pour soi-même, et souvent les choses qui
m’ont semblé vraies
lorsque j’ai commencé à les concevoir m’ont paru
fausses lorsque je les ai voulu mettre sur le papier ; qu’afin de ne
perdre aucune occasion de profiter au public, si j’en suis capable, et que, si
mes écrits valent quelque chose, ceux qui les auront après ma mort en puissent
user ainsi qu’il sera le plus à propos. Mais que je ne devais aucunement
consentir qu’ils fussent publiés pendant ma vie, afin que ni les oppositions et
controverses auxquelles ils seraient peut-être sujets, ni même
la réputation telle quelle
qu’ils me pourraient acquérir,
ne me donnassent aucune occasion de perdre le temps que j’ai dessein d’employer
à m’instruire. Car, bien qu’il soit vrai que chaque homme est obligé de
procurer, autant qu’il est en lui, le bien des autres, et que c’est proprement
ne valoir rien que de n’être utile à
personne, toutefois il est vrai aussi que nos soins se doivent étendre plus
loin que le temps présent, et qu’il est bon d’omettre les choses qui
apporteraient peut-être quelque profit à ceux qui vivent, lorsque c’est à dessein d’en faire d’autres qui en apportent davantage à
nos neveux. Comme en effet je veux bien qu’on sache que le peu que j’ai appris
jusqu’ici n’est presque rien, à comparaison de ce que j’ignore, et que je ne désespère
pas de pouvoir apprendre ; car c’est quasi le même de ceux qui découvrent
peu à peu la vérité dans les [67] sciences,
que de ceux qui, commençant
à devenir riches, ont
moins de peine à faire de
grandes acquisitions qu’ils n’ont eu auparavant, étant plus pauvres, à
en faire de beaucoup moindres. Ou bien on peut les comparer aux chefs d’armée,
dont les forces ont coutume de croître à proportion de leurs victoires, et qui ont besoin de plus de conduite
pour se maintenir après la
perte d’une bataille, qu’ils n’ont, après l’avoir gagnée,
à prendre des villes et
des provinces. Car c’est véritablement donner des batailles, que de tâcher à vaincre toutes les difficultés et les erreurs qui nous empêchent de parvenir à
la connaissance de la vérité ;
et c’est en perdre une, que de recevoir quelque fausse opinion touchant une matière
un peu générale et importante : il faut après beaucoup plus d’adresse pour
se remettre au même état qu’on était auparavant, qu’il ne faut à faire de grands progrès, lorsqu’on a déjà des principes qui sont assurés. Pour moi si j’ai ci-devant
trouvé quelques vérités dans les sciences (et j’espère que les choses qui sont
contenues en ce volume feront juger que j’en ai trouvé quelques-unes), je puis
dire que ce ne sont que des suites et des dépendances de cinq ou six
principales difficultés que j’ai surmontées, et que je compte pour autant de
batailles où j’ai eu l’heur de mon côté. Même je ne craindrai pas de dire que je pense n’avoir plus
besoin d’en gagner que deux ou trois autres semblables, pour venir entièrement à bout de mes desseins ;
et que mon âge n’est point
si avancé que, selon le
cours ordinaire de la nature, je ne puisse encore avoir assez de loisir pour
cet effet. [68] Mais je crois être d’autant plus obligé à ménager
le temps qui me reste, que j’ai plus d’espérance de le pouvoir bien employer ;
et j’aurais sans doute plusieurs occasions de le perdre, si je publiais les
fondements de ma physique. Car encore qu’ils soient presque tous si évidents
qu’il ne faut que les entendre pour les croire, et qu’il n’y en ait aucun dont
je ne pense pouvoir donner des démonstrations, toutefois, à cause qu’il est
impossible qu’ils soient accordants avec toutes les diverses opinions des
autres hommes, je prévois que je serais souvent diverti par les oppositions qu’ils
feraient naitre.
On peut dire que ces oppositions seraient utiles, tant afin
de me faire connaître mes
fautes, qu’afin que, si j’avais quelque chose de bon, les autres en eussent par
ce moyen plus d’intelligence, et, comme plusieurs peuvent plus voir qu’un homme
seul, que commençant dès maintenant à s’en servir, ils m’aidassent aussi
de leurs inventions. Mais encore que je me reconnaisse extrêmement sujet à faillir, et que je ne me fie
quasi jamais aux premières
pensées qui me viennent,
toutefois l’expérience que j’ai des objections qu’on me peut faire m’empêche d’en espérer aucun profit : car j’ai
déjà souvent éprouvé les jugements, tant de
ceux que j’ai tenus pour mes amis que de quelques autres à qui je pensais être indiffèrent, et même aussi de quelques-uns dont je
savais que la malignité et
l’envie tâcheraient assez à découvrir ce que l’affection cacherait à mes amis ; mais il est rarement arrivé qu’on m’ait objecté quelque chose que je n’eusse
point du tout prévue, si
ce n’est qu’elle fût [69] fort éloignée
de mon sujet ; en sorte que je n’ai quasi jamais rencontré aucun censeur de mes
opinions, qui ne me semblât
ou moins rigoureux, ou moins équitable
que moi-même. Et je n’ai
jamais remarqué non plus
que, par le moyen des disputes qui se pratiquent dans les écoles, on ait découvert
aucune vérité qu’on ignorât
auparavant. Car pendant que chacun tâche
de vaincre, on s’exerce bien plus à
faire valoir la vraisemblance qu’à
peser les raisons de part et d’autre ; et ceux qui ont été longtemps bons
avocats ne sont pas pour cela par après meilleurs juges.
Pour l’utilité que les autres recevraient de la communication
de mes pensées, elle ne pourrait aussi être fort grande, d’autant que je ne les ai point encore
conduites si loin, qu’il ne soit besoin d’y ajouter beaucoup de choses avant
que de les appliquer à l’usage.
Et je pense pouvoir dire sans vanité que, s’il y a quelqu’un qui en soit
capable, ce doit être plutôt moi qu’aucun autre. Non pas
qu’il ne puisse y avoir au monde plusieurs esprits incomparablement meilleurs
que le mien ; mais pource qu’on ne saurait si bien concevoir une chose, et
la rendre sienne, lorsqu’on l’apprend de quelque autre, que lorsqu’on l’invente
soi-même. Ce qui est si véritable en cette matière que, bien que j’aie souvent
expliqué quelques-unes de
mes opinions à des
personnes de très bon
esprit, et qui, pendant que je leur parlais, semblaient les entendre fort distinctement,
toutefois, lorsqu’ils les ont redites, j’ai remarqué qu’ils les ont changées
presque toujours en telle sorte que je ne les pouvais plus avouer pour miennes.
À l’occasion de quoi je suis [70] bien
aise de prier ici nos neveux, de ne croire jamais que les choses qu’on leur
dira viennent de moi, lorsque je ne les aurai point moi-même divulguées. Et je ne m’étonne aucunement
des extravagances qu’on attribue à
tous ces anciens philosophes dont nous n’avons point les écrits, ni ne juge pas pour cela
que leurs pensées aient été fort déraisonnables, vu qu’ils étaient des meilleurs
esprits de leurs temps ; mais seulement qu’on nous les a mal rapportées.
Comme on voit aussi que presque jamais il n’est arrivé qu’aucun de leurs
sectateurs les ait surpassés ; et je m’assure que les plus passionnés de
ceux qui suivent maintenant Aristote se croiraient heureux, s’ils avaient
autant de connaissance de la nature qu’il a en eu, encore même que ce fût à condition qu’ils n’en
auraient jamais davantage. Ils sont comme le lierre, qui ne tend point à
monter plus haut que les arbres qui le soutiennent, et même souvent qui redescend, après qu’il est parvenu jusques à leur faîte ; car il me semble
aussi que ceux-là redescendent, c’est-à-dire se rendent en quelque façon moins savants que s’ils s’abstenaient
d’étudier, lesquels, non
contents de savoir tout ce qui est intelligiblement expliqué dans leur auteur, veulent
outre cela y trouver la solution de plusieurs difficultés dont il ne dit rien,
et auxquelles il n’a peut-être
jamais pensé. Toutefois,
leur façon de philosopher
est fort commode pour ceux qui n’ont que des esprits fort médiocres ; car l’obscurité
des distinctions et des principes dont ils se servent est cause qu’ils peuvent
parler de toutes choses aussi hardiment que s’ils les savaient, et soutenir
tout ce qu’ils [71] en disent contre
les plus subtils et les plus habiles, sans qu’on ait moyen de les convaincre.
En quoi ils me semblent pareils à un aveugle qui, pour se battre sans désavantage
contre un qui voit, l’aurait fait venir dans le fond de quelque cave fort
obscure ; et je puis dire que ceux-ci ont intérêt que je m’abstienne de
publier les principes de la philosophie dont je me sers, car étant très simples et très
évidents, comme ils sont,
je ferais quasi le même en
les publiant que si j’ouvrais quelques fenêtres, et faisais entrer du jour dans cette cave où ils sont descendus pour se
battre. Mais même les
meilleurs esprits n’ont pas occasion de souhaiter de les connaître : car s’ils veulent
savoir parler de toutes choses, et acquérir la réputation d’être doctes, ils y parviendront
plus aisément en se
contentant de la vraisemblance, qui peut être trouvée
sans grande peine en toutes sortes de matières, qu’en cherchant la vérité, qui ne se découvre que peu à
peu en quelques-unes, et qui, lorsqu’il est question de parler des autres, oblige
à confesser franchement qu’on les ignore. Que s’ils préfèrent la connaissance
de quelque peu de vérités à la vanité de paraître n’ignorer rien, comme sans doute elle est bien préférable, et qu’ils veuillent suivre un dessein semblable au mien,
ils n’ont pas besoin pour cela que je leur dise rien davantage que ce que j’ai
dit en ce discours. Car s’ils sont capables de passer plus outre que je n’ai
fait, ils le seront aussi à plus forte raison de trouver d’eux-mêmes tout ce que je pense avoir trouvé. D’autant que n’ayant jamais
rien examiné que par
ordre, il est certain que ce qui me reste encore à découvrir
est [72] de soi plus difficile et
plus caché que ce que j’ai pu ci-devant rencontrer, et ils auraient bien moins
de plaisir à l’apprendre de moi que d’eux-mêmes ; outre que l’habitude qu’ils acquerront, en cherchant
premièrement des choses
faciles, et passant peu à peu par degrés à d’autres plus difficiles, leur
servira plus que toutes mes instructions ne sauraient faire. Comme pour moi je
me persuade que si on m’eût
enseigné dès ma jeunesse toutes les vérités dont j’ai cherché
depuis les démonstrations,
et que je n’eusse eu aucune peine à les apprendre, je n’en aurais peut-être jamais su aucunes autres, et
du moins que jamais je n’aurais acquis l’habitude et la facilité que je pense avoir, d’en
trouver toujours de nouvelles, à
mesure que je m’applique à les chercher. Et en un mot, s’il y a au monde
quelque ouvrage qui ne puisse être
si bien achevé par aucun
autre que par le même qui
l’a commencé, c’est celui
auquel je travaille.
Il est vrai que pour ce qui est des expériences qui peuvent y
servir, un homme seul ne saurait suffire à les faire toutes ; mais il n’y
saurait aussi employer utilement d’autres mains que les siennes, sinon celles des
artisans, ou telles gens qu’il pourrait payer, et à qui l’espérance du gain,
qui est un moyen très efficace, ferait faire exactement toutes les choses qu’il
leur prescrirait. Car pour les volontaires, qui par curiosité ou désir
d’apprendre s’offriraient peut-être
de lui aider, outre qu’ils ont pour l’ordinaire plus de promesses que d’effet,
et qu’ils ne font que de belles propositions dont aucune jamais ne réussit, ils
vou[73]draient infailliblement être payés par l’explication de quelques difficultés, ou du moins par des
compliments et des entretiens inutiles, qui ne lui sauraient coûter si peu de son temps qu’il
n’y perdît. Et pour les expériences que les autres ont déjà faites, quand bien même ils les lui voudraient
communiquer, ce que ceux qui les nomment des secrets ne feraient jamais, elles
sont, pour la plupart composées
de tant de circonstances, ou d’ingrédients superflus, qu’il lui serait très
malaisé d’en déchiffrer la vérité ; outre qu’il les trouverait presque
toutes si mal expliquées, ou même
si fausses, à cause que
ceux qui les ont faites se sont efforcés de les faire paraître
conformes à leurs
principes, que, s’il y en avait quelques-unes qui lui servissent, elles ne
pourraient derechef valoir le temps qu’il lui faudrait employer à les choisir. De façon que s’il y avait au monde quelqu’un
qu’on sût assurément être capable de trouver les plus
grandes choses et les plus utiles au public qui puissent être, et que pour cette cause
les autres hommes s’efforçassent
par tous moyens de l’aider à
venir à bout de ses
desseins, je ne vois pas qu’ils pussent autre chose pour lui, sinon fournir aux
frais des expériences dont il aurait besoin et, du reste empêcher que son loisir ne lui fût ôté par l’importunité de personne. Mais outre que je ne présume
pas tant de moi-même que
de vouloir rien promettre d’extraordinaire, ni ne me repais point de pensées si
vaines que de m’imaginer que le public se doive beaucoup intéresser en mes
desseins, je n’ai pas aussi l’âme
si basse, que je voulusse accepter de qui que ce fût [74] aucune
faveur, qu’on pût croire
que je n’aurais pas méritée.
Toutes ces considérations jointes ensemble furent cause, il y
a trois ans, que je ne voulus point divulguer le traité que j’avais entre les mains ;
et même que je fus en résolution de n’en faire voir aucun
autre, pendant ma vie, qui fût si général, ni duquel on pût entendre les fondements de ma
physique. Mais il y a eu depuis derechef deux autres raisons qui m’ont obligé à mettre ici quelques essais particuliers, et à rendre au public quelque
compte de mes actions et de mes desseins. La première est que, si je manquais,
plusieurs, qui ont su l’intention que j’avais eue ci-devant de faire imprimer
quelques écrits, pourraient s’imaginer que les causes pour lesquelles je m’en
abstiens seraient plus à mon désavantage qu’elles ne sont. Car bien que je n’aime
pas la gloire par excès, ou même,
si je l’ose dire, que je la haïsse,
en tant que je la juge contraire au repos, lequel j’estime sur toutes choses,
toutefois aussi je n’ai jamais tâché
de cacher mes actions comme des crimes, ni n’ai usé de beaucoup de précautions
pour être inconnu ;
tant à cause que j’eusse
cru me faire tort, qu’à
cause que cela m’aurait donné quelque espèce d’inquiétude,
qui eût derechef été contraire au parfait repos
d’esprit que je cherche. Et pource que, m’étant toujours ainsi tenu indifférent
entre le soin d’être connu ou ne l’être pas, je n’ai pu empêcher que je n’acquisse quelque
sorte de réputation, j’ai pensé que je devais faire mon mieux
pour m’exempter au moins de l’avoir mauvaise. L’autre raison qui m’a obligé à écrire
[75] ceci est que, voyant tous les
jours de plus en plus le retardement que souffre le dessein que j’ai de
m’instruire, à cause d’une infinité d’expériences dont j’ai besoin, et qu’il
est impossible que je fasse sans l’aide d’autrui, bien que je ne me flatte pas
tant que d’espérer que le public prenne grande part en mes intérêts, toutefois
je ne veux pas aussi me défaillir
tant à moi-même, que de donner sujet à ceux
qui me survivront de me reprocher quelque jour, que j’eusse pu leur laisser
plusieurs choses beaucoup meilleures que je n’aurai fait, si je n’eusse point
trop négligé de leur faire entendre en quoi ils pouvaient contribuer à mes
desseins.
Et j’ai pensé qu’il m’était aisé de choisir quelques matières
qui, sans être sujettes à
beaucoup de controverses, ni m’obliger à déclarer
davantage de mes principes que je ne désire, ne laisseraient pas de faire voir assez clairement ce
que je puis, ou ne puis pas, dans les sciences. En quoi je ne saurais dire si
j’ai réussi, et je ne veux point prévenir les jugements de personne, en parlant
moi-même de mes écrits ;
mais je serai bien aise qu’on les examine, et afin qu’on en ait d’autant plus
d’occasion, je supplie tous ceux qui auront quelques objections à y faire de prendre
la peine de les envoyer à mon libraire, par lequel en étant averti, je tâcherai d’y joindre ma réponse en même temps ; et par ce moyen
les lecteurs, voyant ensemble l’un et l’autre, jugeront d’autant plus aisément
de la vérité. Car je ne promets pas d’y faire jamais de longues réponses, mais
seulement d’avouer mes fautes fort franchement, si je les connais, ou [76] bien, si je ne les puis apercevoir,
de dire simplement ce que je croirai être requis pour la défense des choses que j’ai écrites, sans y
ajouter l’explication d’aucune nouvelle matière afin de ne me pas engager sans
fin de l’une en l’autre.
Que si quelques-unes de celles dont j’ai parlé au
commencement de la Dioptrique et des Météores choquent d’abord, à cause que
je les nomme des suppositions, et que je ne semble pas avoir envie de les
prouver, qu’on ait la patience de lire le tout avec attention, et j’espère
qu’on s’en trouvera satisfait. Car il me semble que les raisons s’y
entre-suivent en telle sorte que, comme les dernières sont démontrées par les premières,
qui sont leurs causes, ces premières le sont réciproquement par les dernières,
qui sont leurs effets. Et on ne doit pas imaginer que je commette en ceci la
faute que les logiciens nomment un cercle ; car l’expérience rendant la
plupart de ces effets très certains, les causes dont je les déduis ne servent
pas tant à les prouver qu’à les expliquer ; mais, tout au contraire, ce
sont elles qui sont prouvées par eux. Et je ne les ai nommées des suppositions
qu’afin qu’on sache que je pense les pouvoir déduire de ces premières vérités
que j’ai ci-dessus expliquées, mais que j’ai voulu expressément ne le pas
faire, pour empêcher que
certains esprits, qui s’imaginent qu’ils savent en un jour tout ce qu’un autre
a pensé en vingt années, sitôt
qu’il leur en a seulement dit deux ou trois mots, et qui sont d’autant plus
sujets à faillir, et
moins capables de la vérité,
qu’ils sont plus pénétrants et plus vifs, ne puissent
de [77] là prendre occasion de bâtir quelque philosophie extravagante
sur ce qu’ils croiront être
mes principes, et qu’on m’en attribue la faute. Car pour les opinions qui sont
toutes miennes, je ne les excuse point comme nouvelles, d’autant que si on en considère
bien les raisons, je m’assure qu’on les trouvera si simples, et si conformes au
sens commun, qu’elles sembleront moins extraordinaires, et moins étranges,
qu’aucunes autres qu’on puisse avoir sur mêmes sujets. Et je ne me vante point aussi d’être le premier
inventeur d’aucunes, mais bien que je ne les aie jamais reçues, ni pource qu’elles avaient
été dites par d’autres, ni
parce qu’elles ne l’avaient point été,
mais seulement pource que la raison me les a persuadées.
Que si les artisans ne peuvent si tôt exécuter
l’invention qui est expliquée
en la Dioptrique, je ne crois pas qu’on
puisse dire pour cela qu’elle soit mauvaise : car d’autant qu’il faut de
l’adresse et de l’habitude pour faire et pour ajuster les machines que j’ai décrites, sans qu’il y manque
aucune circonstance, je ne m’étonnerais pas moins, s’ils rencontraient du
premier coup, que si quelqu’un pouvait apprendre en un jour à jouer du luth
excellemment, par cela seul qu’on lui aurait donné de la tablature qui serait
bonne. Et si j’écris en français,
qui est la langue de mon pays, plutôt
qu’en latin, qui est celle de mes précepteurs,
c’est à cause que j’espère que ceux qui ne se servent
que de leur raison naturelle toute pure jugeront mieux de mes opinions que ceux
qui ne croient qu’aux livres anciens. Et pour ceux qui joignent le bon sens
avec l’étude, lesquels seuls je souhaite pour [78] mes juges, ils ne seront point, je m’assure, si partiaux pour
le latin qu’ils refusent d’entendre mes raisons, pource que je les explique en
langue vulgaire.
Au reste je ne veux point parler ici en particulier des progrès
que j’ai espérance de faire à l’avenir dans les sciences, ni m’engager envers
le public d’aucune promesse que je ne sois pas assuré d’accomplir ; mais
je dirai seulement que j’ai résolu de n’employer le temps qui me reste à vivre
à autre chose qu’à tâcher
d’acquérir quelque
connaissance de la nature, qui soit telle qu’on en puisse tirer des règles pour la médecine, plus assurées que celles qu’on a eues
jusques à présent, et que mon inclination m’éloigne si fort de toute sorte d’autres
desseins, principalement de ceux qui ne sauraient être utiles aux uns qu’en nuisant aux autres, que si quelques occasions
me contraignaient de m’y employer, je ne crois point que je fusse capable d’y réussir.
De quoi je fais ici une déclaration, que je sais bien ne pouvoir servir à me
rendre considérable dans le monde, mais aussi n’ai-je aucunement envie de l’être. Et je me tiendrai toujours
plus obligé à ceux par la faveur desquels
je jouirai sans empêchement
de mon loisir, que je ne ferais à
ceux qui m’offriraient les plus honorables emplois de la terre.
FIN
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