Socrate. - Les recettes de cuisine, tu sais bien que
tu n’y connais rien ?
Alcibiade. - Rien du tout.
S. - Est-ce que tu as une opinion personnelle sur la
façon de s’y prendre et en changes-tu, ou bien est-ce que tu t’en remets à
celui qui sait ?
A. - Je m’en remets à celui qui sait.
S. - Ou encore : si tu naviguais en mer, est-ce
que tu aurais une opinion sur la position à donner à la barre, et en
changerais-tu, faute de savoir, ou bien, t’en remettant au pilote, te
tiendrais-tu tranquille ?
A. - Je m’en remettrais au pilote.
S. - Tu ne varies donc pas sur les choses que tu
ignores, si tu sais que tu les ignores.
A. - Il me semble que non.
S. - Ainsi, tu comprends que les erreurs de conduite
également résultent de cette ignorance qui consiste à croire qu’on sait ce
qu’on ne sait pas ?
A. - Que veux-tu dire par là ?
S. - Nous n’entreprenons de faire une chose que
lorsque nous pensons savoir ce que nous faisons ?
A. - Oui.
S. - Ceux qui ne pensent pas le savoir s’en remettent
à d’autres ?
A. - Sans doute.
S. - Ainsi les ignorants de cette sorte ne commettent
pas d’erreur dans la vie, parce qu’ils s’en remettent à d’autres de ce qu’ils
ignorent.
A. - Oui.
S. - Quels sont donc ceux qui se trompent ? Je ne
pense pas que ce soient ceux qui savent ?
A. - Non, certes.
S. - Alors, puisque ce ne sont ni ceux qui savent, ni
ceux des ignorants qui savent qu’ils ne savent pas, restent ceux qui pensent
qu’ils savent, bien qu’ils ne sachent pas.
Platon, Alcibiade majeur (1ère moitié du IV° av. J.-C.)
Il n’y a pas de si grand philosophe
dans le monde qui ne croie un million de choses sur la foi d’autrui, et qui ne
suppose beaucoup plus de vérités qu’il n’en établit.
Ceci est non seulement nécessaire,
mais désirable. Un homme qui entreprendrait d’examiner tout par lui-même ne
pourrait accorder que peu de temps et d’attention à chaque chose ; ce
travail tiendrait son esprit dans une agitation perpétuelle qui l’empêcherait
de pénétrer profondément dans aucune vérité et de se fixer avec solidité dans
aucune certitude. Son intelligence serait tout à la fois indépendante et
débile. Il faut donc que, parmi les divers objets des opinions humaines, il
fasse un choix et qu’il adopte beaucoup de croyances sans les discuter, afin
d’en mieux approfondir un petit nombre dont il s’est réservé l’examen.
Il est vrai que tout homme qui
reçoit une opinion sur la parole d’autrui met son esprit en esclavage ;
mais c’est une servitude salutaire qui permet de faire un bon usage de la
liberté.
Il faut
donc toujours, quoi qu’il arrive, que l’autorité se rencontre quelque part dans
le monde intellectuel et moral. Sa place est variable, mais elle a
nécessairement une place. L’indépendance individuelle peut être plus ou moins
grande ; elle ne saurait être sans bornes.
Tocqueville, De la Démocratie en Amérique
Un credo [1]
religieux diffère d’une théorie scientifique en ce qu’il prétend exprimer la
vérité éternelle et absolument certaine, tandis que la science garde un
caractère provisoire : elle s’attend à ce que des modifications de ses
théories actuelles deviennent tôt ou tard nécessaires, et se rend compte que sa
méthode est logiquement incapable d’arriver à une démonstration complète et
définitive. Mais, dans une science évoluée, les changements nécessaires ne
servent généralement qu’à obtenir une exactitude légèrement plus grande ;
les vieilles théories restent utilisables quand il s’agit d’approximations
grossières, mais ne suffisent plus quand une observation plus minutieuse
devient possible. En outre, les inventions techniques issues des vieilles
théories continuent à témoigner que celles-ci possédaient un certain degré de
vérité pratique, si l’on peut dire. La science nous incite donc à abandonner la
recherche de la vérité absolue, et à y substituer ce qu’on peut appeler la
vérité « technique », qui est le propre de toute théorie permettant
de faire des inventions ou de prévoir l’avenir. La vérité
« technique » est une affaire de degré : une théorie est
d’autant plus vraie qu’elle donne naissance à un plus grand nombre d’inventions
utiles et de prévisions exactes. La « connaissance » cesse d’être un
miroir mental de l’univers, pour devenir un simple instrument à manipuler la
matière.
Russell, Science et religion (1935)
[1] Littéralement : « je
crois », le terme désigne les croyances fondamentales de l’Église catholique
ou anglicane, autrement dit, ce en quoi on croit absolument pour penser et
diriger sa conduite.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire