Lors donc que l’homme eût méprisé le commandement de Dieu, de ce Dieu qui l’avait créé, fait à son image, établi sur les autres animaux, placé dans le paradis, comblé de tous les biens, et qui, loin de le charger d’un grand nombre de préceptes fâcheux, ne lui en avait donné qu’un très-facile, pour lui recommander l’obéissance et le faire souvenir qu’il était son Seigneur et que la véritable liberté consiste à servir Dieu, ce fut avec justice que l’homme tomba dans la damnation, et dans une damnation telle que son esprit devint charnel, lui dont le corps même devait devenir spirituel, s’il n’eût point péché ; et comme il s’était plu en lui-même par son orgueil, la justice de Dieu l’abandonna à lui-même, non pour vivre dans l’indépendance qu’il affectait, mais pour être esclave de celui à qui il s’était joint en péchant, pour souffrir malgré lui la mort du corps, comme il s’était volontairement procuré celle de l’âme, et pour être même condamné à la mort éternelle (si Dieu ne l’en délivrait par sa grâce), en punition d’avoir abandonné la vie éternelle. Quiconque estime cette condamnation ou trop grande ou trop injuste ne sait certainement pas peser la malice d’un péché qui était si facile à éviter. De même que l’obéissance d’Abraham a été d’autant plus grande que le commandement que Dieu lui avait fait était plus difficile [1], ainsi la désobéissance du premier homme a été d’autant plus criminelle qu’il n’y avait aucune difficulté à faire ce qui lui avait été commandé ; et comme l’obéissance du second Adam est d’autant plus louable qu’il a été obéissant jusqu’à la mort [2], la désobéissance du premier est d’autant plus détestable qu’il a été désobéissant jusqu’à la mort. Ce que le Créateur commandait étant si peu considérable et la peine de la désobéissance si grande, qui peut mesurer la faute d’avoir manqué à faire une chose si aisée et de n’avoir point redouté un si grand supplice ?
Enfin, pour le dire en un mot, quelle a été la peine de la désobéissance, sinon la désobéissance même ? En quoi consiste au fond la misère de l’homme, si ce n’est dans une révolte de soi contre soi, en sorte que, comme il n’a pas voulu ce qu’il pouvait, il veut maintenant ce qu’il ne peut [3] ? En effet, bien que dans le paradis il ne fût pas tout-puissant, il ne voulait que ce qu’il pouvait, et ainsi il pouvait tout ce qu’il voulait ; mais maintenant, comme dit l’Écriture, l’homme n’est que vanité [4]. Qui pourrait compter combien il veut de choses qu’il ne peut, tandis que sa volonté est contraire à elle-même et que sa chair ne lui veut pas obéir ? Ne voyons-nous pas qu’il se trouble souvent malgré lui, qu’il souffre malgré lui, qu’il vieillit malgré lui, qu’il meurt malgré lui ? Combien endurons-nous de choses que nous n’endurerions pas, si notre nature obéissait en tout à notre volonté ? Mais, dit-on, c’est que notre chair est sujette à certaines infirmités qui l’empêchent de nous obéir. Qu’importe la raison pour laquelle notre chair, qui nous était soumise, nous cause de la peine en refusant de nous obéir, puisqu’il est toujours certain que c’est un effet de la juste vengeance de Dieu, à qui nous n’avons pas voulu nous-mêmes être soumis, ce qui du reste n’a pu lui causer aucune peine ? Car il n’a pas besoin de notre service comme nous avons besoin de celui de notre corps, et ainsi notre péché n’a fait tort qu’à nous. Pour les douleurs qu’on nomme corporelles, c’est l’âme qui les souffre dans le corps et par son moyen. Et que peut souffrir ou désirer par elle-même une chair sans âme ? Quand on dit que la chair souffre ou désire, l’on entend par là ou l’homme entier, comme nous l’avons montré ci-dessus, ou quelque partie de l’âme que la chair affecte d’impressions fâcheuses ou agréables qui produisent en elle un sentiment de douleur ou de volupté. Ainsi la douleur du corps n’est autre chose qu’un chagrin de l’âme à cause du corps et la répulsion qu’elle oppose à ce qui se fait dans le corps, comme la douleur de l’âme qu’on nomme tristesse est la répulsion qu’elle oppose aux choses qui arrivent contre son gré. Mais la tristesse est ordinairement précédée de la crainte, qui est aussi dans l’âme et non dans la chair, au lieu que la douleur de la chair n’est précédée d’aucune crainte de la chair qui se sente dans la chair avant la douleur. Pour la volupté, elle est précédée dans la chair même d’un certain aiguillon, comme la faim, la soif et ce libertinage des parties de la génération que l’on nomme convoitise aussi bien que toutes les autres passions. Les anciens ont défini la colère même une convoitise de la vengeance [5], quoique parfois un homme se fâche contre des objets qui ne sont pas capables de ressentir sa vengeance, comme quand il rompt en colère une plume qui ne vaut rien. Mais bien que ce désir de vengeance soit plus déraisonnable que les autres, il ne laisse pas d’être une convoitise et d’être même fondé sur quelque ombre de cette justice qui veut que ceux qui font le mal souffrent à leur tour. Il y a donc une convoitise de vengeance qu’on appelle colère ; il y a une convoitise d’amasser qu’on nomme avarice ; il y a une convoitise de vaincre qu’on appelle opiniâtreté ; et il y a une convoitise de se glorifier qu’on appelle vanité. II y en a encore bien d’autres, soit qu’elles aient un nom, soit qu’elles n’en aient point ; car quel nom donner à la convoitise de dominer, qui néanmoins est si forte dans l’âme des tyrans, comme les guerres civiles le font assez voir ?
(Saint) Augustin, La Cité de Dieu, livre XIV, chapitre 15.
[1]Genèse, XXII, 2.
[2]Êpître aux Philippiens, II, 8.
[3]Vivès pense qu’il y a ici un ressouvenir de ce mot de l’Andrienne : « Ne pouvant faire ce que tu veux, tâche de vouloir ce qui se peut (acte II, scène I, v. 5, 6) ».
[4]Psaume, CXLIII, 4.
[5]Cicéron, Tusc. quaest., lib, III, cap. 6, et lib. IV, cap. 9.