[1128 a] (…)
Ceux qui pèchent par exagération dans la plaisanterie sont [5] considérés comme de vulgaires bouffons, dévorés du désir d’être facétieux à tout prix, et visant plutôt à provoquer le rire qu’à observer la bienséance dans leurs discours et à ne pas contrister la victime de leurs railleries. Ceux, au contraire, qui ne peuvent ni proférer eux-mêmes la moindre plaisanterie ni entendre sans irritation les personnes qui en disent, sont tenus pour des rustres et des grincheux. Quant à ceux qui plaisantent [10] avec bon goût, ils sont ce qu’on appelle des gens d’esprit, ou, si l’on veut, des gens à l’esprit alerte, car de telles saillies semblent être des mouvements du caractère, et nous jugeons le caractère des hommes comme nous jugeons leur corps, par leurs mouvements. Mais comme le goût de la plaisanterie est très répandu et que la plupart des gens se délectent aux facéties et aux railleries plus qu’il ne faudrait, même les bouffons se [15] voient gratifiés du nom d’hommes d’esprit et passent pour des gens de bon ton ; mais qu’en fait ils diffèrent d’une façon nullement négligeable du véritable homme d’esprit, c’est là une chose qui résulte manifestement de ce que nous venons de dire.
La disposition du caractère qui occupe le juste milieu est encore marquée par le tact : c’est le fait d’un homme de tact de dire et d’écouter seulement les choses qui s’accordent avec la nature de l’homme vertueux et libre, car il y a certaines choses qu’il sied à un homme de cette sorte de dire ou d’entendre par [20] manière de plaisanterie, et la plaisanterie de l’homme libre diffère de celle de l’homme d’une nature servile, comme, de son côté, la plaisanterie d’un homme bien élevé n’est pas celle d’un homme sans éducation. On peut se rendre compte de cette différence en comparant les comédies anciennes et les nouvelles : pour les anciens auteurs comiques, c’était l’obscénité qui faisait rire, tandis que pour les nouveaux auteurs, ce sont plutôt les sous-entendus, ce qui constitue un progrès, qui n'est [25] pas négligeable, vers la bonne tenue. Dans ces conditions, devons-nous définir le railleur bien élevé en disant que ses plaisanteries ne sont jamais malséantes au jugement d’un homme libre, ou devons-nous dire que c’est parce qu’il évite de contrister celui qui l’écoute ou même qu'il s'efforce de le réjouir ? Mais cette dernière définition ne porte-t-elle pas sur quelque chose de bien vague ? Car ce qu'on aime et ce qu'on déteste varie avec les différents individus. Telle sera aussi la nature des plaisanteries que le railleur de bon ton écoutera, car les plaisanteries qu’il supporte d’entendre sont aussi celles qu’il trouve bon de faire lui-même. Il ne lancera donc pas [30] n’importe quelle plaisanterie, car la raillerie constitue une sorte d’outrage, et certaines formes d’outrages sont prohibées par le législateur ; peut-être aussi devrait-on interdire certaines formes de raillerie. — Ainsi donc, l’homme libre et de bon ton se comportera comme nous l’avons indiqué, étant en quelque sorte sa loi à lui-même.
Tel est donc le caractère de celui qui se tient dans le juste milieu, qu’on l’appelle homme de tact ou homme d’esprit. Le bouffon, lui, est l’esclave de son goût de la plaisanterie, ne [35] ménageant ni lui ni les autres dès qu’il s'agit de faire rire, et [1128b] tenant des propos que ne tiendrait jamais l’homme de bon ton, qui ne voudrait même pas écouter certains d’entre eux. Quant au rustre, il est absolument impropre aux conversations de ce genre, car il n’y apporte aucune contribution, et critique tout, et pourtant la détente et l’amusement sont, de l’avis général, un élément essentiel de l’existence.
Aristote, Éthique à Nicomaque, livre IV, chapitre 14, 1128a-b.
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