mercredi 24 octobre 2018

2. Leçon sur l'expérience

Introduction.
On fait des expériences. Elles peuvent avoir pour fin de confirmer ou d’infirmer des hypothèses, bref, pour chercher la vérité. Elles peuvent aussi avoir pour fin de tester des objets techniques, autrement dit chercher l’efficacité. Il peut arriver qu’une expérience soit involontaire au moins dans son commencement. Ex : une équipe de rugby a vu son avion s’écraser dans les Andes. Les survivants ont décidé de manger ceux qui étaient morts pour survivre. L’expérience du cannibalisme n’était pas voulue au départ.
On peut dire de quelqu’un qu’il a de l’expérience. Cela signifie que la personne a fait de nombreuses expériences, au moins dans un domaine.
Pour faire des expériences, il est préférable d’en avoir. Et pour avoir de l’expérience, il faut en faire. Il y a là un cercle vicieux (ou diallèle). En outre, certaines expériences induisent en erreur. Ex : nous faisons l’expérience de l’immobilité de la Terre alors que sa vitesse autour du Soleil est d’environ 30 kms/s.
Comment l’expérience est-elle possible ? Est-elle toujours valable ?

I. Nova Zembla.
L’expérience ne donne que des vérités particulières ou singulières. Autrement dit, elle montre quelques cas ou un seul. Ainsi, si je vois le Soleil se lever, je ne peux voir tous les levers du Soleil, notamment les levers futurs.
L’expérience peut confirmer une vérité générale, c’est-à-dire valable pour tous les cas connus mais non une vérité universelle et nécessaire, c’est-à-dire valable pour tous les cas, pour tous les sujets et qui ne peut être autrement. On peut le montrer, comme Leibniz dans les Nouveaux essais sur l’entendement humain, avec l’exemple de Nova Zembla (un archipel au nord de la Russie). L’expérience montrait aux peuples anciens que le délai de passage du jour à la nuit n’excédait pas 24 heures. Il aurait été faux d’affirmer que c’est une vérité universelle puisqu’à Nova Zembla, ce n’est pas le cas (la nuit y dure plusieurs mois de même que le jour) : ce que les anciens ne savaient pas.
Que ce soit une vérité générale dans les régions autres qu’aux pôles, c’est vrai, mais ce n’est pas une vérité nécessaire parce que Terre et Soleil peuvent disparaître. C’est donc une vérité contingente, à savoir qu’elle peut ne pas être.
On doit donc en conclure que l’expérience ne peut permettre de confirmer définitivement une hypothèse dans la mesure où cette dernière prend la forme d’une proposition universelle et nécessaire. Elle énonce une possibilité et non une nécessité. Or, ce sont les vérités universelles et nécessaires qui sont intéressantes. Constater simplement qu’il fait jour n’avance pas à grand-chose.
Peut-on alors se passer d’expérience ? Ne faut-il pas, à l’exemple des mathématiques, user seulement de la raison ?

II. Empirisme.
Sans expérience, il n’est pas possible d’arriver à la moindre vérité concernant les faits. On peut, peut-être, constater certaines propriétés sensibles des objets : couleur, forme, etc. Mais, on ne peut rien inférer quant à leur(s) cause(s) ou à leur(s) effet(s). Les vérités mathématiques concernent la pensée et non les faits : elles sont universelles et nécessaires. Par conséquent, on ne peut se passer de l’expérience lorsqu’on veut connaître ce qui nous est extérieur.
Pour découvrir des vérités sur les faits ou au moins des possibilités, il faut comme Hume le montre dans son Enquête sur l’entendement humain, s’appuyer sur l’expérience, c’est-à-dire sur le constat réitéré de la même liaison entre au moins deux faits. C’est cette répétition des mêmes séries de faits qui constitue l’expérience. On ne peut donc faire une expérience que sur la base de l’expérience acquise, c’est-à-dire de la liaison de perceptions dont on retient les caractères identiques. Par exemple, chaque fois qu’on lâche un objet, il tombe : cela constitue une expérience. Je retiens des diverses perceptions d’objets divers que je lâche ce qu’il y a d’identique. Sans l’expérience, on ne pourrait savoir ce qui se passera si on lâche l’objet. Je ne peux pourtant dire que si je lâche un objet, il est nécessaire qu’il tombe puisque l’expérience ne permet pas de connaître des vérités nécessaires. Il ne s’agit donc que d’une possibilité.
Est-ce à dire que l’expérience est première et que la généralisation est seconde ? Ne faut-il pas d’abord penser pour qu’une expérience soit possible ?


III. L’expérience : réponse à une question.
On ne peut commencer par observer des faits bruts ou faire une expérience sans aucune idée. On ne peut pas amasser des faits puis les généraliser car on ne saurait pas alors ce qu’on fait. Dès qu’on fait une expérience, ne serait-ce qu’une simple observation, il faut avoir une idée.
C’est pourquoi Bergson, dans La pensée et le mouvant, soutient que toute observation est la réponse à une question, qui peut avoir été posée au hasard, mais qui doit être posée. Quand on fait une expérience, on a toujours une idée qui est une sorte d’hypothèse ou de question et l’expérience est alors une réponse.
Ainsi, Christophe Colomb (1451-1506) pensait trouver une nouvelle route pour l’Inde en passant par l’Atlantique. Malgré quatre voyages, il mourut sans savoir qu’il avait découvert un nouveau continent parce que l’idée ne lui est pas venue. C’est Amerigo Vespuci (1454-1512) qui énonça le premier l’idée (d’où le nom Amérique).
En science, on pose d’abord des questions, puis on cherche des expériences pour y répondre. Et c’est précisément la position des questions qui est essentielle.

Bilan.
L’expérience désigne la rencontre entre les questions que se posent les hommes et les observations ou les actions qu’ils réalisent. Elle leur permet de s’insérer dans le monde, de fabriquer des objets (cf. 7. leçon sur l’art et la technique), mais aussi de rechercher la vérité sur le monde qui les entoure et sur eux-mêmes.
L’expérience, nécessaire pour découvrir des faits, ne donne toutefois que des vérités provisoires. On peut alors s’interroger sur ce qu’est la vérité et sur la possibilité de la distinguer de l’erreur.


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