« Comme son maître lui tordait la jambe, lui souriant, disait sans émotion : – Tu vas la casser ; et quand la jambe fut cassée, il ajouta : – Ne te disais-je pas que tu allais la casser
Origène, Contre Celse, VII, 53.
Épictète (50-125/130), le philosophe stoïcien, boitait. Il a commencé sa carrière comme esclave d’un maître qu’on disait cruel, Épaphrodite (v.20/25-95/96), lui-même affranchi. Preuve qu’on fait facilement aux autres ce qu’on n’a pas aimé subir. Son maître était-il cruel ? N’est-ce pas lui qui l’a affranchi (en 68 après la mort de Néron) ?
On rapporte une anecdote dont la source la plus ancienne est Celse qui a publié un Discours véritable (Λόγος ‘Aληθής), ouvrage où il critique le christianisme. Le livre a été rédigé vers 178, sous le règne de l’empereur Marc-Aurèle (120-161-180), lui-même philosophe stoïcien. L’ouvrage de Celse a disparu. Il nous reste de larges extraits dans l’ouvrage du chrétien Origène qui a écrit un Contre Celsevers 248. Celse était-il épicurien ou platonicien ? On en discute. Toujours est-il que lorsqu’il se réfère à l’anecdote de la jambe cassée, c’est pour montrer qu’Épictète est un maître bien meilleur que Jésus-Christ. Il s’agit de montrer en Épictète un exemple de maître héroïque dans une série qui comprend, outre Héraclès et Asclépios, Orphée et le philosophe Anarxaque (le maître du sceptique Pyrrhon).
Le sens de l’anecdote est donc clair. Épictète a montré un détachement qui en fait un maître plus intéressant que Jésus-Christ. Il est un maître véritable. Ce qui le prouve, c’est donc que ce détachement de la sensibilité corporelle.
L’anecdote est-elle vraie ? Peut-on imaginer Épaphrodite, secrétaire de l’empereur, tourmenté lui-même un de ses esclaves ? Qu’était pour lui Épictète pour qu’il le fît ? Et puis, le philosophe stoïcien a été affranchi.
Remarquons toutefois que l’anecdote est écrite à une époque où les témoins de la vie d’Épictète n’ont pas totalement disparu. Et surtout, quel besoin Celse aurait eu de mentir. Même si on ne la trouve pas dans les quatre livres d’Entretiensrédigés par Arrien, le disciple d’Épictète, on sait qu’il nous en manque quatre. Dans la version de Simplicius, bien tardive puisqu’elle est du VI° siècle, Épaphrodite joue avec Épictète. Il s’agirait donc doit d’une précision, soit d’une rationalisation.
L’anecdote nous montre un Épictète déjà philosophe dans les faits à l’époque où il est esclave. Il fallait qu’il occupât des tâches bien déterminées pour son maître qui lui permettait de le faire. Il faudrait alors penser qu’il lui était attaché. On penserait donc légitimement qu’Épictète a suivi les cours du stoïcien Gaius Musonius Rufus (v.30-v.90) à Rome.
Elle montre surtout que, par-delà les oppositions entre les écoles de philosophie, le christianisme apparaissait pour elles comme une menace commune. C’est une certaine unité de la philosophie qui se dessine ainsi.
Au siècle suivant, ce que nous nommons le néoplatonisme fera la synthèse de la philosophie antique sous le patronage de Platon et tentera pendant trois siècles de résister au christianisme.
Cette volonté de concurrence a-t-elle été positive ? C’est une autre question.
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