À l’occasion des fêtes de fin d’année, chacun achète des cadeaux. Il s’agit donc de don et d’échange. Si l’échange suppose l’acte de donner qu’on trouve aussi dans le don, il implique un retour qui en est le motif, à savoir recevoir, retour qui semble absent du don à proprement parler.
Toutefois, le don ne vise-t-il pas ou tout au moins n’a-t-il pas toujours un retour même si ce retour n’est pas et ne doit pas être escompté. Personne ne peut accepter d’être le seul à offrir des cadeaux. Le manque de reconnaissance pour un don heurte le sens moral.
Dès lors, le don est-il autre chose qu’une forme particulière d’échange ?
Le don est moral à la différence de l’échange qui est social. Le don est aussi une forme d’échange qui a une valeur sociale et morale. le don est moral et c’est ce qui le rend éminemment social.
Un don consiste à fournir un bien ou un service à quelqu’un sans attendre quoi que ce soit en retour ? on dit qu’il est désintéressé alors que l’échange implique d’obtenir un autre bien ou un autre service. Réclamer quelque chose comme l’ermite s’adressant à Don Juan le héros éponyme de la pièce (1665) de Molière (1622-1673) à la scène 2 de l’acte III, ermite demande l’aumône à Don Juan et Sganarelle après leur avoir indiqué leur chemin se montre ainsi intéressé. Il entre dans l’échange. Il propose ensuite de prier pour l’aumône qu’il espère. Don Juan le libertin, c’est-à-dire « qui refuse le dogmatisme des croyances établies ou officielles et en particulier celui de la religion et la contrainte de sa pratique » (CNRTL), lui propose de jurer en échange de l’aumône d’un louis d’or, une forte somme. Le pauvre refuse. Don Juan finit par un don. Le motif qu’il allègue « pour l’amour de l’humanité » montre que le don est purement moral. Il vise le bien des hommes en général et en particulier. L’échange ne vise que le bien des partenaires. Quelle différence entre le don et l’échange ?
Toute société exige des échanges entre ses membres qui ne produisent pas la même chose. C’est ce que Platon dans le livre II de La République soutient à juste titre. La monnaie est inventée pour faciliter les échanges et éviter d’avoir tous les biens demandés sur soi. Ainsi l’échange a une valeur sociale là où le don a une valeur surtout morale. En effet, le don peut favoriser la vie sociale, mais il a l’inconvénient de favoriser l’absence d’investissement. C’est la raison pour laquelle les économistes classiques comme Smith (1723-1790) et Ricardo (1772-1723) étaient opposée aux institutions charitables. Ricardo, comme Malthus (1766-1834) avaient même tendance à considérer que la pauvreté était l’effet de fautes morales. Ainsi l’échange reposant sur la division du travail est socialement bon, là où le don ne l’est pas nécessairement.
Ainsi le don intéresse la moralité de l’individu même s’il doit être purement désintéressé, il est pour le sujet un acte qui lui permet d’accroître sa valeur morale. Aussi n’est-il pas de l’ordre de l’échange. Par exemple aider un étranger qu’on ne reverra jamais plus pour reprendre un exemple de Sénèque (1-65) dans les Bienfaits n’est en aucun cas un échange. L’échange doit être conforme à la réalité de ce qui est échangé sous peine de ne pas être valable. Il doit être juste, mais qu’il soit intéressé ne modifie en rien sa valeur sociale. On pourrait dire qu’il exige d’agir conformément à la morale mais non d’agir moralement pour reprendre une distinction kantienne des Fondements de la métaphysique des mœurs (1785).
Néanmoins, si le don parce qu’il ne vise aucun retour a une dimension morale, il a peut-être bien une dimension sociale dès que le retour s’opère et apparaît alors comme une forme d’échange.
Le don n’appelle pas de retour au moins immédiat, mais il appelle celui de la reconnaissance dans une société. Aussi renforce-t-il les liens sociaux. Des enfants reconnaissants pour ce qu’ils ont reçu de leurs parents leur seront plus liés. Ainsi Lévi-Strauss (1908-2009) narrait-il cette habitude dans les restaurants de routiers où chacun verse à son voisin la petite carafe de vin, geste sans gain en apparence, puisque chacun aurait pu le faire pour lui, mais don réciproque qui fait le lien social entre inconnus. Les cadeaux de Noël jouent aussi ce rôle de don et contre-dons qu’on trouve dans les sociétés traditionnelles (cf. Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, 1949, Mouton, 1067, pp.65-66). Le don se distingue de l’échange commercial qui ne vise que l’intérêt des contractants en tant que tels mais il est tout aussi social car il fait le lien social.
Dans certaines sociétés le don est clairement obligatoire. C’est le cas chez les Guayaki ou Aché étudiés par Pierre Clastres (1934-1977) dans sa Chronique des Indiens Guayaki (1972) et le chapitre 5 L’arc et le panier de La société contre l’État (1974). La division sexuelle du travail implique que les femmes et les hommes donnent aux membres de l’autre groupe leur production. Ainsi, les femmes donnent aux hommes le produit de leur cueillette et ceux-ci le produit de leur chasse. Pour les hommes la règle est plus stricte, il leur est interdit de consommer le produit de leur chasse qu’il donne aux autres et dépendent d’eux pour la nourriture carnée. Ainsi le don obligatoire assure un lien social plus fort que l’échange ordinaire. La sociabilité dans les sociétés modernes repose aussi sur des dons obligatoires et non seulement sur les échanges directement intéresses. Qu’on pense aux anniversaires qu’on fête obligatoirement, ne serait-ce qu’en les souhaitant simplement, y compris sur les réseaux sociaux.
Le don obligatoire semble une contradiction dans les termes puisqu’il appelle un retour. Reste que sa valeur tient dans le fait. Celui qui reçoit, à supposer qu’il ait besoin de ce qu’il reçoit est aussi satisfait que dans un échange, il reçoit en plus un ami au sens des Grecs, quelqu’un qui est un autre soi-même et qui éprouve de l’affection pour nous. Le don peut aller jusqu’au sacrifice « Imaginons un groupe de soldats en train de s’entraîner au lancer de grenades ; une grenade glisse des mains de l’un des soldats et atterrit sur le sol auprès d’eux ; l’un d’eux sacrifie sa vie en se jetant sur la grenade pour protéger ses camarades avec son corps ». Selon cet exemple d’acte héroïque donné par J. O. Urmson (1915-2012) dans son article « Saints and heroes ». Acte qu’il nomme surérogatoire car il va au-delà du simple devoir. Et le pur don est de cet ordre. Mais donner par obligation est tout aussi moral qu’un acte fait de façon désintéressé si le don est bon. Il l’est donc non seulement moralement mais socialement. John Stuart Mill (1806-1873) n’avait pas tort de soutenir dans l’utilitarisme (1863) que l’acte moral est bon quelle que soit l’intention de l’agent. Si je sauve un enfant de la noyade, que mon intention soit de pouvoir m’en vanter n’enlève rien au salut de l’enfant de même le don reste ce qu’il est quelle que soit l’intention du donateur du moment qu’il avantage le donataire et favorise leur lien. Ainsi le don a la même valeur sociale que l’échange, voire la même valeur morale dans la mesure où il œuvre pour le bien.
Toutefois, si le don et l’échange paraissent avoir une fonction socialisante et une valeur morale, ne doit-on pas penser que le don est supérieur moralement, voire plus important socialement.
La valeur morale de l’échange réside en ce qu’il implique que les partenaires donnent et reçoivent la même valeur, même si la détermination de la valeur d’échange (travail, travail socialement nécessaire, utilité marginale) est la croix de l’économie. Dans l’échange chacun donne un équivalent à l’autre et le reçoit. La monnaie pouvant servir de symbole à cette équivalence. Cette égalité entre les partenaires implique qu’ils se traitent moralement comme des fins et non seulement comme des moyens comme Kant (1724-1804) le dit dans les Fondements de la métaphysique des mœurs (1785). Le don reste supérieur moralement dans la mesure où il exige de rompre avec l’égoïsme pour être vraiment. Le riche athénien qui contribue à la vie de la cité, soit en finançant un navire, soit en finançant une troupe de théâtre (liturgie), donne mais par obligation juridique. Il paie l’impôt qu’il doit à la cité. Et l’impôt est une sorte d’échange pour la cité antique ou l’État moderne car il permet en retour des services inaccessibles à l’individu seul (défense, services publics divers). Même l’ancien esclave Pasion (v430-v370 av. J.-C.) qui offrit 1000 boucliers à la cité d’Athènes semble avoir eu en vue son ascension sociale. Il fut bientôt fait citoyen.
Le don est supérieur à l’échange sur le plan moral puisqu’il montre une capacité à mettre de côté son intérêt immédiat pour l’autre, voire pour la relation à l’autre. Le simple cadeau que je fais, je dois me priver de quelque chose pour le f, même si monaire et le motif n’est pas la reconnaissance, mais ma relation à l’autre. Autrement dit l’intérêt suffit. Lorsque j’échange avec l’autre c’est ce qu’il me donne qui est mon souci et en aucun cas lui. Aussi l’échange est-il compatible avec un faible lien social. Le don renforce le lien social, plus encore que le simple échange sur une base morale.
Quant à la reconnaissance, elle renforce le lien social, ce qui fait sa valeur morale. Elle consiste à rendre le don reçu. On peut l’exiger même si le don n’a pas ce motif. autrement dit, on ne donne pas pour recevoir de la reconnaissance mais son absence paraît une faute morale. En effet, c’est un devoir d’être reconnaissant pour des bienfaits reçus, c’est-à-dire des dons. On voit donc que le don ouvre à un échange qu’on peut appeler moral et qui renforce le lien social bien plus que l’échange ordinaire.
Disons pour finir que le problème était de savoir si le don en tant qu’il n’exige pas un acte en retour comme l’échange s’en distingue radicalement ou bien s’il peut être considéré comme une forme d’échange. Il est vrai que le don est moral alors que l’échange est social. Cependant le don ouvre à un retour qui en fait un élément de la sociabilité. Et même, c’est sa dimension morale qui fait que le don, parce qu’il exige la reconnaissance, a une valeur sociale plus importante que l’échange. Le don est un échange moral.
L’extension de l’économie de marché ne conduit-elle pas en réduisant la sphère du don à détruire la sociabilité ?