Récemment, dans une ville du sud de la France (à Perpignan), on a vu une procession de catholiques invoquant Dieu pour qu’il pleuve. Il s’agissait donc d’une manifestation publique d’un acte religieux dans un pays prétendument laïc, c’est-à-dire où l’État est séparé des Églises et qui place la religion hors de l’espace public, qui en fait une affaire privée. Mais la religion est-elle une affaire privée ?
En tant que foi, la religion concerne l’individu dans son for intérieur. Elle est donc plus que privée, elle est intime.
Toutefois, depuis Rome où l’espace civique était constitué par la triade capitoline de Jupiter, Junon et Minerve qui devait être consultée pour toute entreprise de la cité en passant par la monarchie d’ancien régime, où les discours du pape ou d’autres dignitaires religieux, la religion semble avoir toujours eu un rôle dans la politique ou la société.
On peut donc se demander s’il est possible et à quelles conditions de faire de la religion une affaire privée ? si la religion est une affaire sociale, cela ne la rend pas publique par elle-même, elle est privée au fond. Elle peut apporter une contribution aux affaires publiques et dans la mesure où les groupes de croyants interviennent dans les débats publics, cela donne en apparence un caractère politique à la religion qu’on ne peut écarter sous peine de discrimination ; elle reste une affaire privée comme une autre pour l’espace public qui exige des arguments rationnels, soit le sacrifice des croyances
Il est vrai que la religion a une dimension essentiellement sociale comme Durkheim (1858-1917) l’a montré ans Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912). En effet, l’objet de toute religion, c’est la distinction entre le sacré et le profane, le premier désigne une réalité absolue qui exige des égards particuliers que manifestent des rituels, le second désigne toute la réalité qui peut être manipulée pour atteindre les fins de la vie ordinaire. La vie religieuse implique que les croyants s’unissent à travers les croyances et les pratiques et forment un communauté (Gemeinschaft) au sens de Tönnies, c’est-à-dire une fusion des individus en un tout.
Aussi, tout membre d’une religion doit-il suivre les préceptes de sa religion et sa conduite publique, c’est-à-dire en tant que citoyen ne peut qu’en être l’écho. Il est clair que longtemps les députés catholiques ont été enclin à refuser le divorce que l’Église interdit ou l’avortement qu’elle proscrit aussi. L’appartenance de la France au catholicisme a modelé aussi son organisation sociale, son architecture, etc.
Si l’adhésion à une religion est une affaire privée, ce ne peut être que dans la mesure où l’État n’est pas fondé sur une religion. Sous l’ancien régime en France, la religion catholique était obligatoire. Les juifs ou les musulmans (peu nombreux) ne pouvait être sujet du roi. Le roi devait être catholique d’où la conversion d’Henri de Navarre en 1593 pour succéder à Henri III (1751-1574-1589) sous le nom d’Henri IV (1553-1589-1610) en 1594. En se séparant de la religion catholique et de tout autre, définitivement par la loi de 1905, le France a relégué la religion dans le privé. Par le premier amendement de sa Constitution qui interdit au Congrès de faire des lois touchant à la religion, les États-Unis dès l’origine ont relégué aussi la religion dans l’espace privé et ont garanti sa pérennité.
Néanmoins, même si la religion est sociale, un État ne peut forcer les consciences à adhérer à une religion, il ne favoriserait ainsi que l’hypocrisie comme Spinoza le montrait dans son Traité théologico-politique, hypocrisie que toutes les religions condamnent par ailleurs, de sorte que la religion doit être une affaire privée même si elle inspire l’action publique.
Au XVI° siècle, les Provinces unies récemment libérées du joug espagnol et catholique et religieusement essentiellement calviniste, pratique une grande tolérance religieuse, notamment en accueillant les Juifs persécutés de la péninsule ibérique. Il est vrai que comme Max Weber ( 1864-1920) le remarquait dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1905) que le calvinisme faisant dépendre la foi d’une action divine a tendance à considérer que Dieu condamne ceux qui n’ont pas la bonne religion et que ce rôle lui est dévolu. L’ Angleterre après les soubresauts des conflits religieux pratique aussi une certaine tolérance même si une religion, l’anglicanisme est religion d’État jusqu’à nos jours. Avec l’édit de Nantes promulgué par Henri IV (1559-1594-1610) en avril 1598 qui permet la pratique du protestantisme dans certaines régions, la Franc va connaître une certain tolérance religieuse. Ce début de séparation de l’Église et de l’ État vise à empêcher les guerres de religion meurtrières qui ont suivi la Réforme à partir de la publication par Martin Luther (1483-1546) de ses 95 thèse en 1517. C’est ainsi que la religion devient une affaire privée, c’est-à-dire qui concerne l’individu et sa famille, les enfants prenant la religion des parents, pour ne pas être la source de troubles publics.
L’homme religieux, c’est-à-dire qui a une confession, peut tenter dans le débat public de faire valoir le point de vue de sa religion. Dans cette hypothèse, il doit rallier les autres, non seulement, ceux de sa confession, mais également les autres. Par exemple, dans les débats relatifs à l’avortement, les religieux usent de l’argument du meurtre commis sur un être humain qui existerait au moment de la conception, pour rallier à eux, ceux qui ne le sont pas.
Si la foi est une affaire privée en tant qu’elle est un rapport vécu du sujet avec Dieu, « Dieu sensible au cœur, non à la raison » écrivait Pascal (Pensées, Lafuma, 424), il est clair que le croyant ne peut pas ne pas manifester sa foi et qu’il serait absurde de lui interdire, non seulement pour ne pas favoriser l’hypocrisie, mais parce que la conscience doit être libre et non contrainte par la peur ou la crainte, ce qui revient à vouloir exercer une domination sur les autres, ce qui est destructeur de l’espace public qui repose sur l’égalité des individus depuis son apparition avec la cité grec.
Toutefois, si les croyants s’associent pour peser sur le débat public, leur association transforme leur religion en instance de pouvoir, donc la rend publique avec le risque d’établir une théocratie, c’est-à-dire un pouvoir où une religion régit la société. Dès lors, ne faut-il pas que la religion reste une affaire privée ?
Lorsque le croyant intervient dans l’espace public, il ne peut invoquer sa foi pour qui ne la partage pas, il doit donc chercher des arguments rationnels, c’est-à-dire que n’importe quel autre sujet pourrait reprendre à son compte. Il doit universaliser son propos pour parler comme Kant, condition de la rationalité de son propos. Or, le religieux, s’il se sert de ses croyances tombe alors dans la dialectique au sens d’Aristote, c’est-à-dire des raisonnements qui reposent sur des prémisses qui ne sont pas certaines. C’est la raison pour laquelle Averroès considérait que les théologiens introduisaient ainsi la discorde dans la cité. S’il n’est que rationnel, finalement le croyant fait abstraction de sa foi qu’il laisse donc dans le privé. Il doit donc sacrifier ses croyances pour entrer dans l’espace public.
Pour la pratique, c’est encore plus vrai : le croyant ne peut imposer ses pratiques. Il peut tout au plus persuader de leur innocuité, sous peine de vouloir régenter l’existence des autres et donc de vouloir instaurer une théocratie. Là encore la religion est une affaire privée et le politique peut en limiter les effets. Par exemple, dans le Lévitique qui appartient à la Torah, le texte religieux juif, et à l’ancien testament chrétien, l’homosexualité est punie de mort. Or, en Israël, l’homosexualité n’est pas pénalement répréhensible, car la religion est privée, de même que tuer un homosexuel pour un motif religieux est un crime dans la plupart des pays où la majorité des citoyens sont des chrétiens.
Ainsi, les croyances religieuses, surtout dans la mesure où elles engagent une pratique doivent être privées et même là, elles doivent se conformer à l’ordre public. Ainsi des parents n’ont aucun droit d’interdire un enseignement à un enfant au motif qu’il ne serait pas conforme à une foi religieuse dans la mesure où il nuirait ainsi à son développement intellectuel et à son intégration sociale. La religion est donc une affaire privée au sens le plus limité, elle ne concerne que l’individu.
En somme, le problème était de savoir s’il est possible et à quelles conditions de faire de la religion une affaire privée. Il est d’abord apparu que la religion est une affaire sociale, mais non une affaire publique, ce qui la rend privée ; que si elle n’interdit pas une contribution aux affaires publiques des groupes de croyants, cela donne un caractère politique à la religion qu’on ne peut écarter sous peine de discrimination mais qui doit passer par la raison, donc sacrifier la foi ou la garder privée. Comme la religion est une affaire privée comme une autre pour l’espace public qui exige des arguments rationnels, le sacrifice des croyances dans l’espace public est la condition pour que ce dernier ne tombe pas sous la domination d’une croyance et que la théocratie détruise l’espace public de sorte que la religion doit être traitée politiquement comme une affaire privée.
On pourrait se demander si vie sociale peuvent se passer de toute religiosité.
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