samedi 14 décembre 2024

Taine (1828-1893) biographie

 Hippolyte Taine est né à Vouziers en Champagne, le 21 avril 1828. Né dans une famille drapière des Ardennes plutôt prospère, il fait des études brillantes au lycée Condorcet et entre en 1848 à l'École normale supérieure où il est le condisciple du futur critique dramatique et journaliste Francisque Sarcey (1827-1899) et du futur journaliste, écrivain et critique d’art Edmond About (1828-1895). Mais son attitude, il a une réputation de forte tête, le fait échouer à l'agrégation de philosophie en 1851.

De formation littéraire, Taine adopte cependant les idées positivistes et scientistes qui émergent à cette époque. Après avoir présenté son doctorat sur les Fables de La Fontaine, il publie en 1855 son célèbre Voyage aux Pyrénées. Il écrit ensuite de nombreux articles philosophiques, littéraires et historiques pour les deux grandes revues scientifiques de l'époque : la Revue des Deux Mondes et le Journal des débats.

Professeur à Nevers et à Poitiers, il est envoyé en disgrâce à Besançon. Il publie dans une forme remaniée sa thèse sur La Fontaine en 1861. Il se fait alors mettre en congé et publie en 1863 son Histoire de la littérature anglaise en cinq volumes. L'immense succès de son œuvre lui permet, non seulement de vivre de sa plume mais aussi d'être nommé ensuite professeur aux Beaux-Arts et à Saint-Cyr. Il enseigne même à Oxford (1871) et il est élu membre de l'Académie française en 1878.

Taine s'intéresse à de nombreux domaines notamment à l'art, à la littérature mais surtout à l'histoire dans laquelle son esprit lucide, quoique parfois dogmatique, trouve un thème d'élection. Profondément ébranlé par la défaite de 1870 et les soubresauts de la Commune de Paris, Taine s'est principalement consacré à l'étude des causes de la Révolution française à travers son oeuvre majeure, Histoire des origines de la France contemporaine (1875-1893). De manière originale car il se place dans une perspective longue, il y dénonce l'artificialité des constructions politiques françaises (l'esprit abstrait et rationnel à l'excès d'un Robespierre par exemple) qui contredisent avec violence la naturelle et lente croissance des institutions d'un État.

Il est mort à Paris le 5 mars 1893.

 

Auteur de grandes synthèses, il lui fallait aller vite et, pour cette raison, le recours aux archives était réduit au minimum. En dépit de leurs insuffisances, ses interprétations ont connu et connaissent encore aujourd'hui un grand succès, en France et à l'étranger, notamment en alimentant des doctrines politiques conservatrices ou la « légende noire » de la Révolution de 1789.

Pour ces raisons, Taine fut récupéré politiquement par ceux qui rejettent l'École méthodique, républicaine, dominante dans les sciences historiques de la fin du XIXe siècle. Peu intéressé par la politique, Taine est un conservateur qui critique les extrêmes, surtout de gauche (les Jacobins de 1793 ou la Commune de 1871). Il est plutôt libéral, et pour un État minimum où domineraient les élites. Il n'aime pas les foules et se méfie de la démocratie. Il fut dès lors apprécié par Maurras et l'Action française et donc tenu en suspicion par la République et ses défenseurs.

Œuvres : De personis PlatonicisEssai sur les fables de La Fontaine (1853) ; Essai sur Tite-Live (1854) ; Voyage aux eaux des Pyrénées (1855) ; Les philosophes français du xix° siècle (1856) ; Essais de critique et d’histoire (1857) ; La Fontaine et ses fables (1861) ; Histoire de la littérature anglaise, 4 volumes ; L’idéalisme anglais, étude sur Carlyle Le positivisme anglais, étude sur Stuart Mill (1864) ; Les écrivains anglais contemporains ; Nouveaux essais de critique et d’histoire ; Philosophie de l’art (1865) ; Philosophie de l’art en Italie ; Voyage en Italie, 2 volumes (1866) ; Notes sur Paris ; L’idéal dans l’art (1867) ; Philosophie de l’art dans les Pays-Bas (1868) ; Philosophie de l’art en Grèce (1869) ; De l’intelligence, 2 volumes (1870) ; Du suffrage universel et de la manière de voter Un séjour en France de 1792 à 1795 ; Notes sur l’Angleterre (1871) ; Origines de la France contemporaine (tome I : L’ancien régime ; II à IV : La Révolution ; V et VI : Le Régime moderne) (1876-1894) ; Derniers essais de critique et d’histoire (1894).

 

 

jeudi 7 novembre 2024

corrigé d'un sujet : Peut-on douter de tout?

 On se représente le savant voire le philosophe comme remettant en cause les opinions communes, les préjugés, même les représentations multiséculaires à l’instar de Galilée (1564-1633-1642) s’opposant à la science et aux Églises de son temps agrippées au géocentrisme. Or, peut-on douter de tout ?

Douter, c’est hésiter quant à la vérité ou à la fausseté d’une proposition ou à la légitimité d’une prescription ou d’une interdiction. Douter de tout, c’est soit remettre en cause tout ce qu’on admet théoriquement ou moralement, bref la totalité de ce qui est pensé, soit chaque proposition ou prescription singulière jusqu’à leur épuisement.

Il paraît nécessaire de douter de tout pour atteindre la vérité, voire le bien. C’est la possibilité de le faire qui n’est pas évidente car pour douter encore faut-il s’appuyer sur quelque chose. S’il doutait du géocentrisme, Galilée ne doutait pas de l’existence de la Terre, du Soleil ou du mouvement. Et moralement, tout contester, c’est apparemment sombrer dans l’immoralisme comme Dom Juan. Toutefois, la remise en cause existe et semble donc pour cela possible.

On peut donc se demander s’il y a des conditions pour douter de tout.

L’exigence d’admettre des principes premiers empêche de douter de tout, mais leur établissement l’exige et leur impossibilité l’implique.

 

 

Le doute survient lorsque des raisons opposées de donner son assentiment apparaissent. Un homme du XVII° pouvait douter de l’héliocentrisme car si les phases de Vénus étaient en sa faveur, l’absence d’observation d’une parallaxe stellaire, c’est-à-dire d’une différence d’angle pour les étoiles vues de la Terre à différents moments de l’année (la première sera observée en 1838 par Bessel [1784 -1846] avec un télescope suffisant). Le doute total ne peut reposer que sur des oppositions, soit sur le tout, par exemple, est-il éternel comme le soutenaient certains philosophes anciens avec Aristote (384-322 av. J.-C.) ou Héraclite (544-480 av. J.-C.)avant lui, ou bien a-t-il été créé selon les théologies juive chrétienne et musulmane ? de même sur chaque proposition on trouverait facilement un pour ou un contre comme le sophiste Protagoras (490-420 av. J.-C.) le prônait.

Reste que tout doute exige d’admettre les données à partir desquelles on doute. Ainsi le savant qui entre dans son laboratoire et qui remet en cause une théorie en la testant ne peut douter de son matériel comme le fait remarquer Wittgenstein (1889-1951) dans le n°337 de De la certitude (posthume, 1969, trad. Danièle Moyal-Sharrock, Gallimard, 2006). Ainsi le doute de tout au sens de chaque chose paraît impossible. Dès lors, ne faut-il pas qu’il y ait des propositions fondamentales dont on ne puisse douter ?

C’est ce que Pascal soutient dans les Pensées, brouillon de son Apologie de la religion chrétienne inachevée. Dans le fragment 110 de l’édition Louis Lafuma (qui s’échelonne entre 1951-1964), Pascal écrit : « Nous connaissons la vérité non seulement par la raison, mais aussi par le cœur. C’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes … ». Il faut entendre par premiers principes des propositions ou des réalités vraies quoiqu’indémontrées et indémontrables qui sont la condition de toute démonstration. Ils sont nécessaires sans quoi, on tombe dans une régression infinie. Pascal nomme cœur, le sentiment de leur vérité qui rend le doute impossible. Exemple : je ne rêve pas, c’est-à-dire que j’ai un sentiment indubitable d’accéder à la réalité. Ce pourquoi on accepte la réalité des choses ordinaires, et c’est la base de la reconnaissance du rêve ou de l’illusion. De même, les notions fondamentales des sciences, « espace, temps, mouvement, nombres » sont immédiatement connues sans quoi, il serait impossible de chercher à prouver quelque théorie que ce soit. Copernic (1473-1543), comme les autres partisans de l’héliocentrisme, Galilée (1564-1633-1642), Kepler (1571-1630), admettait qu’il y avait des mouvements dans l’espace et le temps, mouvements mesurables grâce à des nombres. C’est sur la base des connaissances du cœur que la croyance religieuse est fondée et avec elle la morale entendue comme ensemble des devoirs qu’on peut exiger ou des vertus qui font la vie bonne, notamment la vertu de charité qu’exige le commandement d’aimer son prochain et même ses ennemis qui fait la spécificité de l’enseignement de Jésus par rapport au commandement juif. C’est pour cela qu’il exige non seulement d’aimer son prochain, mais aussi d’aimer ses ennemis[1]. Et un tel principe ne peut être remis en doute car il est celui de la charité (grec : ἀγάπη, agapè; latin : caritas ; anglais : love [cf. King James Bible 1601]) qui est le commandement moral par excellence.

 

Néanmoins, admettre des premiers principes sur la base de simples sentiments ouvre la porte à l’acceptation de n’importe quelle croyance. Ne faut-il pas établir les premiers principes et n’est-ce pas le rôle du doute total ? comment serait-il alors possible ?

 

 

On ne peut admettre n’importe quoi comme premiers principes. Recourir à l’évidence comme le faisaient les mathématiciens à partir des Éléments d’Euclide pour légitimer les axiomes, soit les propositions à partir desquelles les mathématiciens démontraient les théorèmes, comme le deuxième axiome d’Euclide « Si `a des grandeurs égales on ajoute des grandeurs égales, les tous seront égaux. », puisqu’ils distinguaient les axiomes des postulats, réputés non évidents, ce qui ne va pas de soi. aussi le recours au doute peut-il permettre de dégager les premiers principes. Comment ?

On peut avec Descartes rejeter comme absolument faux tout ce qui se montre simplement douteux (Discours de la méthode, IV° partie : il fallait « que je rejetasse comme absolument faux tout ce en quoi je pourrai imaginer le moindre doute, afin de voir s’il ne resterait pas après cela quelque chose en ma créance qui fût entièrement indubitable ») et c’est la condition pour douter de tout, il ne faut pas douter de chaque chose mais des principes admis jusque-là (Méditations métaphysiques, méditation première), sans quoi on risque de ne jamais finir de douter. Les principes admis comme celui selon lequel les sens (vue, ouïe, toucher, goût et odorat) nous donnent des vérités. Ce doute a pour objectif de trouver une certitude ou la certitude qu’il n’y a rien de certain (méditation seconde). C’est donc bien une condition pour découvrir la vérité sur tout ce qui nous est accessible. Or, un tel doute total ne conduit-il pas à rendre impossible toute action et par là même n’est-il pas en lui-même impossible, si la vie exige la certitude.

Pour préserver les possibilités de l’action malgré l’usage théorique du doute, on peut à l’instar de Descartes proposer une morale provisoire. Pour cela il se donne des règles d’action qui, pour incertaines qu’elles soient, suffisent pour agir : « La première était d'obéir aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m'a fait la grâce d'être instruit dès mon enfance, et me gouvernant en toute autre chose suivant les opinions les plus modérées et les plus éloignées de l'excès qui fussent communément reçues en pratique par les mieux sensés de ceux avec lesquels j'aurais à vivre. » Cette première règle commande une sorte de conformisme social suffisant pour vivre sans adhérer ou croire aux valeurs de la société où le hasard où Dieu nous a fait naître, alternative d’abord indécidable. « Ma seconde maxime était d’être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses lorsque je m'y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées » La résolution montre comment on peut traiter des croyances douteuses tout en agissant, de sorte que le doute total n’interdit nullement d’agir. Il suffit de choisir parmi les opinions celles qu’on veut réaliser et s’y tenir. Enfin « Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde, et généralement de m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées, en sorte qu'après que nous avons fait notre mieux touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est au regard de nous absolument impossible. » Cette règle d’inspiration stoïcienne permet de ne pas être constamment mécontent de son sort et d’accepter le cours des événements.

 

 

Toutefois, si le doute méthodique permet bien de chercher à établir les premiers principes et pallier l’absence de règles de morale par des règles provisoires sans certitude pour agir, il ne garantit pas que le doute total soit suffisant. On peut donc le penser radicalement en rejetant même l’idée de premiers principes et à le concevoir comme un refus de tout jugement définitif.

 

 

Le scepticisme a conçu des manières de rejeter toute thèse dogmatique, c’est-à-dire qui prétend atteindre une vérité, ce sont les tropes. Si on prend ceux d’Agrippa (63-12 av. J.-C.) conservés par Sextus Empiricus dans ses Esquisses pyrrhoniennes (I, 15) la régression infinie s’allie avec l’hypothèse. En effet, si on s’appuie sur la régression infinie pour poser qu’il faut des points de départ, alors, il faut les considérer comme des hypothèses au sens étymologique, de ce qui est posé sous, donc admis sans justification. L’hypothèse n’est alors ni vraie ni fausse et n’est même pas en attente de preuve comme celles de la science qui sont provisoires puisqu’aucune expérience n’est définitive et ne peut prétendre ne pas être renversée par une hypothèse future que des expériences nouvelles valideront.

Dès lors le doute réside dans la suspension du jugement (ἐποχή / epokhế). Il ne faut ni affirmer ni nier de façon absolue des premiers principes. Comme le soutient Sextus Empiricus dans les Hypotyposes pyrrhoniennes, le scepticisme survient après une recherche de la vérité qui manifeste l’opposition des positions qui conduit nécessairement à la suspension du jugement en quoi consiste le doute sceptique. Un scepticisme modéré à l’instar de Bertrand Russell (1872-1970) dans ses Essais sceptiques (1933) qui se propose au moins l’adoption de certaines propositions scientifiques ne peut qu’être provisoire donc finalement rejoint malgré l’apparence le scepticisme radicale, d’Ænésidème, Agrippa et Sextus Empiricus. Comment agir alors ?

Quant à l’action, elle peut avoir pour principe l’indifférence pure, voire la morale provisoire de Descartes qu’il a fini par considérer comme suffisante à défaut de pouvoir achever le savoir dans une Lettre à Élisabeth du 4 août 1645. L’indifférence pure qui fut le principe de Pyrrhon car « aucune chose n'est plus ceci que cela » (Diogène Laërce, Vie des philosophesIX, 61), conduisit à partir d’Énésidème (ou Ænésidème) (130/80-10 av. J.-C.) les sceptiques à le revendiquer comme leur maître et fondateur de leur courant philosophique comme le croyait Russell dans ses Essais sceptiques (1933). Il s’agit donc d’agir sans se préoccuper de choisir donc de suivre simplement ce qui se fait dans sa société, bref, obéir aux lois et coutumes de son pays, mais aussi suivre les impulsions comme la faim et la soif, voire les coutumes religieuses. Le doute total au sens de la suspension du jugement n’interdit pas d’agir et ne paralyse pas l’action comme on le prétend souvent contre le scepticisme ancien. Il empêche d’agir dogmatiquement, c’est-à-dire en croyant être dans le vrai et le bien et retient le fanatisme moral.

 

 

En un mot, le problème était de savoir à quelles conditions il est possible de douter de tout. Il est d’abord apparu qu’aucune condition ne le permettait car il paraît nécessaire d’admettre des premiers principes. Toutefois, on peut user du doute méthodique selon lequel il faut rejeter provisoirement tout ce en quoi on peut concevoir un doute si léger soit-il, pour établir des premiers principes. Il n’en reste moins qu’ils ne sont qu’hypothétiques de sorte qu’on peut suspendre son jugement sur eux, ce en quoi consiste le doute total, ce qui n’interdit pas d’agir en étant indifférent aux exigences qui se présentent comme absolues.

 



[1] « 43 Vous avez appris qu'il a été dit : Tu aimeras ton prochain, et tu haïras ton ennemi. 44 Mais moi, je vous dis: Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent, 45 afin que vous soyez fils de votre Père qui est dans les cieux; car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes. 46 Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous? Les publicains aussi n'agissent-ils pas de même? 47 Et si vous saluez seulement vos frères, que faites-vous d'extraordinaire? Les païens aussi n'agissent-ils pas de même? 48Soyez donc parfaits, comme votre Père céleste est parfait. » Évangile de Matthieu, 5

« Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Lévitique, 18, 19 Le psaume 137 peut induire la haine de l’ennemi. En fait cette exigence ne se trouve pas dans l’ancien testament, elle est plutôt une opinion commune.

lundi 14 octobre 2024

corrigé d'un sujet : Croire, est-ce être faible?

 On a vu des Américains croire un ancien président candidat à sa réélection qui déclarait que des migrants haïtiens mangeaient de chats et des chiens, des animaux domestiques.

Comme il suffit d’une courte recherche pour savoir qu’il s’agit d’une fausse information, y croire montre de la crédulité, c’est-à-dire une capacité amoindrie de chercher la vérité de façon rationnelle, soit une faiblesse de la raison, voire de la volonté.

Toutefois, croire implique un engagement, donc une volonté résolue, une force donc et non une faiblesse.

On peut donc se demander si croire est ou non une faiblesse, et si oui laquelle ?

Croire, c’est céder dans l’usage de ses propres facultés, c’est s’en remettre aux autres et se faire dominer, ce n’est une force que dans la foi en l’homme.

 

 

Croire, c’est adhérer à une pensée sans preuve. Même si le croyant a conscience du caractère douteux, voire discutable de sa croyance elle n’est pas une hypothèse puisqu’il l’affirme. On pourrait la nommer une supposition. Or, s’il le fait, il se distingue du savant qui émet une hypothèse pour la tester et qui s’attend à ce qu’elle soit éventuellement fausse. S’il n’avait pas vu les phases de Vénus dans sa lunette (1609), Galilée (1564-1642) aurait vu l’hypothèse héliocentrique réfutée. Ces phases de Vénus qui s’expliquent dans l’hypothèse héliocentrique ne devraient pas être pour l’hypothèse géocentrique. Les jésuites qui s’accrochaient au géocentrisme y croyaient à la différence de Galilée. Lui ne croyait pas à ses thèses scientifiques, il les défendait par des observations ou des expérimentations, ou parfois avec de simples expériences de pensée. Comment en vient-on à croire ?

Pour croire et ne pas se remettre en cause il suffit de ne pas faire usage de sa raison qui nous invite à ne pas adhérer à une pensée pour laquelle on manque de certitude comme Descartes l’indique dans sa première règle de la méthode énoncée dans son Discours de la méthode (1637) : « ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle ». C’est donc un défaut de croire. Or comment est-ce possible ?

Ce qui fait croire peut être la passion comme la haine le montre ou la coutume, l’habitude sociale. Ainsi voit-on se développer des croyances qui lient des individus en des communautés comme celle des platistes qui soutiennent qu’un complot mondial veut faire croire aux hommes que la Terre n’est pas plate pour les détourner de la religion qui n’a pas besoin d’une telle croyance jamais admises à la notable exception dans le christianisme de Cosmas Indicopleustès, un chrétien du VI° siècle, que l’Église rejeta comme absurdité. Les platistes constituent une communauté unie par leurs croyances, ce qui les mènent à faire un faible usage de leur raison. Comme dirait Popper (1902-1994) dans Conjectures et réfutations (1963), une démarche scientifique exige qu’on cherche à falsifier ce qu’on avance et non qu’on adhère à n’importe quelle idée du moment qu’elle semble en accord avec ce qu’on croit. Même le prestige de la science, prestige sociale fait croire en des représentations qu’on ne peut pas soi-même prouver. On croit au Big bang sans savoir ce que c’est.

Ainsi croire fait adhérer à des préjugés par paresse et lâcheté comme Kant (1724-1804) le soutient dans son article « Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ? » (décembre 1784) C’est donc bien être faible, et c’est une faiblesse volontaire, en tant qu’on dispose de la raison pour examiner et de la volonté pour se résoudre à le faire. C’est une faiblesse de la volonté, l’akrasia (ἀκρασία) comme les Grecs la pensaient, une incapacité à faire ce qu’on sait être bon, en l’occurrence utiliser sa raison pour déterminer ce qu’on peut croire ou non. Ainsi croire est bien être faible au sens d’une incapacité à utiliser ses facultés.

 

Néanmoins, si c’est le non usage de nos facultés qui fait la croyance, elle ne constitue pas une faiblesse absolue dans la mesure où on pourrait s’en ressaisir. N’est-ce pas plutôt le fait que croire nous soumet aux autres qui peuvent ainsi nous dominer ?

 

 

Croire c’est donner son assentiment à une proposition que nous n’avons pas formée. Soit elle émane de notre imagination et/ou de nos désirs et alors, c’est notre raison qui est soumise. On est esclave de soi-même comme l’analyse Platon dans La république (livre IV). La faiblesse alors est celle de l’individu qui croit. Il est déterminé à croire par quelque chose qui est extérieure à sa raison. Or, ce qui nous fait croire ne vient-il pas des autres ?

En effet croire, c’est aussi adhérer à une proposition que nous trouvons dans la vie sociale. Dans cette mesure, nous sommes soumis au groupe ou à ceux qui dominent le groupe. C’est pourquoi Spinoza (1632-1677), dans la préface du Traité théologico-politique (anonyme 1670) montre que la superstition qui provient des désirs changeant des hommes leur font croire à des présages favorables ou non et les conduit à obéir à des rois qui utilisent la religion pour les soumettre. La faiblesse réside donc dans cette soumission et elle est volontaire pour le disait l’ami de Montaigne (1533-1592), La Boétie (1530-1563) dans son Discours sur la servitude volontaire. « Croyance, c’est esclavage, guerre et misère. » comme le disait Alain dans son propos du 5 mai 1931 intitulé les ânes rouges. Esclavage car on est soumis, guerre car on ne peut accepter d’autres croyances, misère car on ne pense pas.

Ainsi, les sophistes de l’antiquité soutenaient à juste titre qu’on obtient le pouvoir sur les autres en les persuadant, c’est-à-dire en leur faisant croire ce qu’il est bon de faire, qui est bon pour les gouvernants. C’est ce font les libertins dans leurs relations avec les femmes. Dom Juan le personnage éponyme (1665) de la pièce de Molière (1622-1673) par exemple séduit deux paysannes à l’acte II en leur promettant le mariage. La perspective d’une élévation sociale suffit pour qu’elle croit le séducteur et que l’une abandonne son fiancé. Dans le roman épistolaire de Choderlos de Laclos (1741-1803), Les liaisons dangereuses (1782), Le Vicomte de Valmont séduit la prude Madame de Tourvel en lui faisant croire qu’elle pourra le remettre sur le droit chemin.

 

Toutefois, si croire nous soumet aux autres, toujours est-il que je puis croire en m’engageant. N’est-ce pas qu’on doit ainsi penser que croire est bien plutôt une force ?

 

 

Croire n’est pas avoir la foi. Saint Thomas selon l’évangile de Jean (20) ne veut pas croire en la résurrection du Christ car il ne l’a pas vu, ni n’a mis ses doigts dans ses plaies lorsque les autres apôtres lui en donnent la bonne nouvelle (sens du terme évangile, εὐαγγέλιον , euangélion en grec ancien). Quelque temps plus tard dans une pièce hermétiquement fermée, Le Christ apparaît et « Jésus lui dit : Parce que tu m'as vu, tu as cru. Heureux ceux qui n'ont pas vu, et qui ont cru ! » (BibleNouveau TestamentÉvangile de Jean, 20, 29). Autrement dit, la foi au sens religieux s’affirme surtout dans l’absence de preuve empirique. Elle exige donc la force de croire sans raison explicite, ce qui fera dire à Pascal que « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point. » (Pensées, Lafuma 423) et que « C’est le cœur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi. Dieu sensible au cœur, non à la raison. » (Pensées, Lafuma, 424). N’y a-t-il de foi que religieuse ?

Avoir la foi, c’est croire en quelqu’un. Dans la foi religieuse, croire en Dieu implique de croire que Dieu existe, même si le second n’implique pas le premier comme Voltaire qui croyait qu’un Dieu existe mais ne croyait pas en Dieu car il combattait les religions abrahamiques. Toujours est-il qu’on a foi dans les autres dans la vie sociale, dans l’amitié ou l’amour. Sans foi en autrui, aucune relation n’est possible ou plutôt, ça en détruit la possibilité. Ainsi Cervantès (1547-1616) dans la première partie de son Don Quichotte (1615) aux chapitres 33 à 35, insère une nouvelle intitulé « le curieux mal avisé » où il raconte l’histoire de deux amis, Anselme et Lothaire. Le premier se marie avec l’approbation du second à la belle Camille. Après les noces, Lothaire rend moins visite à son ami, marié à une très belle femme, pour ne pas ternir sa réputation. Un jour, Anselme fait part à Lothaire de son désir d’éprouver la vertu de sa femme. Il lui propose de tenter de la séduire pour vérifier sa fidélité. Il est clair que le projet montre un manque de foi et donc un manque d’amour. Il repose sur une certaine foi en son ami qu’il n’imagine pas aller jusqu’au bout de la séduction. Lothaire proteste à juste titre que cette demande est excessive par rapport à l’amitié car s’il réussit à séduire Camille il nuira à l’honneur de son ami. Et aussi vis-à-vis de sa femme. Mais finalement il accepte en sacrifiant à l’amitié. Il diffère l’entreprise de séduction et finit lui-même par tomber amoureux et séduit Camille. On le voit, c’est l’absence de foi qui a détruit une amitié et un amour. Ne faut-il pas pourtant penser que croire est une faiblesse par rapport à la science.

La foi rend même possible la science. En effet, pour que la science soit possible, il faut accepter que toutes les croyances soient sacrifiées au profit d’hypothèses à tester. Pour cela comme Nietzsche le soutient dans le n°344 du Gai savoir (1882, 1887), il faut croire en la nécessité de la vérité, telle est la foi en la science. Il faut croire en la possibilité d’accéder à la vérité par la méthode scientifique. La foi, c’est-à-dire la « croyance volontaire » repose sur la force, celle de la volonté comme le soutient à juste titre Alain (cf. Définitions, 1953, posthume).

 

 

En un mot, le problème était de savoir si croire est ou non une faiblesse, et si oui laquelle ? C’est le cas lorsque le sujet ne fait pas usage de ses facultés, mais surtout dans la mesure où cela conduit à être dominé par autrui. Mais lorsque croire c’est avoir la foi en soi, en autrui, en la capacité humaine en général, croire est la force de la volonté.

Une foi sans Dieu est-elle possible ?

 

vendredi 17 mai 2024

corrigé d'un essai: Le partage est-il une obligation morale

 Il n’y a pas de société sans échange, et donc de partage de biens, de services ou de connaissances. Le partage peut être sans attente de retour, même si la reconnaissance est un tel retour. Il semble qu’il y ait quelque chose de profondément moral dans le partage. Dans le film Ben Hur (1959), le héros éponyme, injustement condamné est emmené par des soldats romains aux galères. Sur le chemin, un soldat refuse de lui donner de l’eau alors qu’il a soif. Un personnage mystérieux s’impose pour étancher sa soif. Il comprendra plus tard en le voyant sur son chemin de croix, qu’il s’agissait de Jésus. Il a partagé de l’eau par pure bonté.

Peut-on exiger le partage comme un devoir ? Le partage est-il une obligation morale ?

En l’affirmant n’exerce-t-on pas une pression sur ceux qui possèdent pour qu’ils se dessaisissent de leurs biens au profit de ceux qui ne le méritent peut-être pas.

 

On peut voir dans le partage un effet de la vertu de libéralité (ἐλευθεριότης, éleuthériotès) qui est la juste mesure dans les affaires d’argent, elle est un juste milieu dans l’action de donner et d’acquérir des richesses selon Aristote (384-322 av. J.-C.) dans son Éthique à Nicomaque, IV, 1 ; II, 1170b9-14). Il faut donc posséder des biens pour pouvoir les partager. Le partage comme obligation juridique comme dans le communisme empêcherait l’exercice de la vertu, donc une action morale. Le partage est bien une action morale mais non une obligation. C’est une vertu, soit une action qui vise l’excellence de celui qui agit. Par exemple Bill (né en 1955) et Melinda Gates (né en 1964) qui ont mis toute leur fortune dans une fondation qui mène des actions humanitaires font preuve de libéralité et sont loués pour cela. Mais on ne peut exiger de tous les riches qu’ils donnent leur fortune. Comme vertu, la libéralité dépend du bon vouloir de l’individu et laisse dans l’ombre la nature de son intention. Est-elle morale ou sert-elle l’égoïsme ?

L’obligation morale comme Kant (1724-1804) l’a montré dans les Fondements de la métaphysique des mœurs(1785) repose sur la bonne volonté, c’est-à-dire l’intention de faire son devoir de façon désintéressée. Est un devoir toute action qui peut être une loi universelle. Le partage alors est bien une obligation morale parce que la négation paraît immorale. Un monde sans partage serait celui de l’égoïsme ou chacun n’agirait que pour son intérêt personnel. Le partage est une obligation morale – importante dans la culture traditionnelle polynésienne. On imagine mal laisser quelqu’un mourir de faim ou de soif alors qu’il est possible de partager de la nourriture ou de l’eau. De même comment refuser de partager notre connaissance avec un voyageur égaré, voire à un enfant.

Que le partage soit une obligation morale ne signifie pas qu’on est contraint de donner. Au contraire, l’obligation morale implique que chacun s’oblige lui-même c’est-à-dire surmonte son égoïsme. Une obligation morale à la différence d’une contrainte exige d’être volontaire. Le partage comme obligation morale exige que le sujet qui partage veuille le faire non par intérêt ou sous la peur d’une sanction ou sous la pression d’une communauté, mais qu’il le fasse par devoir.

Si on considère que le devoir ne suffit pas à déterminer ce qui est moral, que même Kant selon John Stuart Mill (1806-1873) dans L’utilitarisme (1861), doit tenir compte des conséquences des actions, c’est-à-dire du principe du plus grand bonheur du plus grand nombre, le partage est une obligation morale car le partage ne peut que favoriser les bonnes relations sociales et le progrès social. Or, que faut-il partager et avec qui ?

 

Il est clair qu’on partage avec ceux qui sont en manque de biens par une situation qui ne dépend pas d’eux. On aide des naufragés qui ont tout perdu, le vieillard qui perd ses forces, l’enfant qui n’a pas encore acquis ce qui lui permet d’être autonome. Ainsi l’obligation de partager concerne ceux qui en ont vraiment besoin. Et ce qu’il faut partager lorsqu’il n’y a pas d’urgence, ce sont des connaissances, de capacités qui permettent à autrui de ses passer de dons. Le proverbe « quad un homme a faim, mieux vaut lui apprendre à pêcher que de lui donner un poisson » est pertinent.

Dès lors, le partage ne sert pas à faire dépendre autrui de soi, ce qui revient à le soumettre, donc à aller à l’encontre de l’égalité condition de l’action morale comme le soutenait à juste titre Peter Singer (né en 1946) dans La libération animale (1975).

 

L’éthique des vertus fait du partage une action morale, alors que la morale déontologique de Kant comme la morale conséquentialiste (selon le néologisme d’Elisabeth Anscombe [1919-2001]) de John Stuart Mill ou de Peter Singer en font une obligation morale, dont le principe est la volonté de faire son devoir ou le plus grand bonheur du plus grand nombre. Obligation qui s’adresse à ceux qui en ont besoin et qui consiste avant tout à partager des capacités.

samedi 16 mars 2024

correction du sujet: Punition et violence

 Longtemps la peine de mort a été administrée en public en France. Le 24 juin 1939, le gouvernement Daladier (1884-1970) signe un décret supprimant son caractère public quelques jours après une exécution qui avait été filmée et photographiée. Cette punition violente amène à s’interroger sur punition et violence.

La punition, dans la mesure où elle consiste à sanctionner, semble en elle-même violente puisqu’elle contraint la volonté de l’individu.

Cependant la violence est dans la transgression de la loi et celui qui est puni mérite sa punition de sorte qu’on ne voit pas en quoi on peut parler de violence.

Ainsi, peut-on penser que la violence s’associe nécessairement à la punition ? La punition apparaît en droit comme une juste rétribution, ou plutôt comme violence dans le cadre de la lutte de classes ou elle montre la violence du pouvoir de punir.

 

 

La punition se distingue de la vengeance en ce que cette dernière est une sanction de la partie lésée qu’elle inflige au criminel putatif sur la base de ses émotions. Dès lors, la vengeance est violence car elle contraint l’autre. Alors que la punition est une rétribution que motive le crime et qui résulte d’une décision du tribunal (cf. Hegel [1770-1831], Principes de la philosophie du droit, 182, § C102). Les juges ne s’inquiètent pas du coupable et même si la punition comprend des souffrances, elle n’est pas plus violente que l’intervention médicale car elle n’a pas la souffrance pour fin.

En outre, la punition vise à maintenir l’ordre. Elle conduit au contraire à écarter la violence en réprimant ceux qui transgressent les lois ou les décisions gouvernementales. Dès lors la contrainte qu’elle exerce n’est pas violence car cette dernière comme la définit Lalande est l’« emploi illégitime ou du moins illégal de la force » selon son Vocabulaire critique et technique de la philosophie. La punition est légale. Est-elle légitime ?

Les théoriciens du contrat social ont conçu la punition comme voulue par le criminel car, en acceptant le pacte social qui institue le pouvoir politique, chaque sujet convient d’obéir aux lois forgées par le souverain. En effet, en souscrivant au pacte social, le sujet a accepté les lois y compris les lois pénales. Beccaria (1738-1794) dans Des délits et des peines (1764) en tire la légitimité de la punition tout en combattant les supplices de l’ancien régime dont la brutalité lui apparaissait inutile. Rousseau (1712-1778) dans le Contrat social (1762), considère que le criminel a rompu le contrat social et il devient un ennemi à qui on peut faire la guerre légitimement donc sans violence.

 

Cependant, si la punition se distingue de la vengeance en ce qu’elle est légitime et voulue tacitement par tous les citoyens, il n’en reste pas moins vrai que la punition sert à maintenir une certaine structure sociale et à ce titre, elle un instrument de lutte, donc, elle n’est pas neutre, et donc potentiellement violente.

 

 

En effet, dans la société moderne on trouve une opposition de classes sociales qui se définissent par leurs positions dans la structure économique. On peut appeler dominante la classe qui possède l’essentiel des moyens de production, ainsi les citoyens dans la cité grecque dont Xénophon écrivait dans le Hiéron (IV,3) que « les citoyens se gardent mutuellement, sans solde, contre les esclaves et ils se gardent contre les mlfaiteurs pour qu’aucun citoyen ne meurt de mort violente. » (cité par Hannah Arendt, « Sur la violence » in Du mensonge à la violence, p.202. il en va de même des nobles dans la société féodale ou les bourgeois dans le capitalisme moderne. La pénalité vise alors à maintenir la domination de classe. Ainsi la criminalisation du syndicalisme par la loi le Chapelier en 1791 servit les intérêts de la bourgeoisie.

La punition fait violence à ceux qui s’opposent à l’ordre social comme Antigone dans la pièce (441 av. J.-C. av. J.-C.) de Sophocle (495-406 av. J.-C.), condamné parce qu’elle avait préféré obéir aux lois des Dieux plutôt qu’à celle du roi Créon qui interdisait qu’on enterrât Polynice défini comme traître. De ce point de vue, la punition n’échappe pas à la violence même psychologique puisque son administration vise à dissuader les autres membres de la société, donc à susciter cette crainte qui contraint l’individu.

Ainsi même si sur le plan des principes, tout membre d’une société en accepte la pénalité comme le disent les lois dans la prosopopée des lois du Criton de Platon (428-347av. J.-C.) pour lui montrer qu’il doit endurer sa peine, la mort car il a accepté en restant vivre à Athènes. On pourrait dire ainsi que l’ordre social et toujours un consensus, mais la punition reste violente lorsqu’elle s’abat injustement sur l’individu. La violence est un abus de la force et son usage illégitime.

 

Néanmoins, à partir du moment où elle n’est pas sanglante et où elle permet l’ordre social, la punition n’est-elle pas violente quant à son exercice même ?

 

 

Lorsqu’on regarde les sanctions qui ont été appliquées dans l’histoire, la violence semble être la règle : les mutilations, mains ou oreilles coupées, les mises à mort atroces comme la roue, le bûcher ou l’écartèlement dans les cas de régicides sous l’ancien régime. Or cette violence a un sens selon Michel Foucault (1926-1984) dans Surveiller et punir (1975) , à savoir de manifester le pouvoir du roi en se déchainant sur le corps du supplicié. Le peuple convié au spectacle doit approuver le supplice pour lui donner valeur et éclat. Dans certains cas, il prenait fait et cause pour le supplicié et une émeute pouvait s’ensuivre. Le pouvoir de punir a ainsi une fonction sociale spécifique et non seulement celle de l’ordre social. La violence de la punition est un instrument du pouvoir politique.

Si en apparence à partir des campagnes de réforme de la pénalité comme celle avancée par Beccaria (1738-1794), les supplices ont disparu et la peine de mort devint plus expéditive, il n’en reste pas moins vrai que la prison qui devient la peine par excellence s’’inscrit dans un pouvoir de punir qui est disciplinaire, c’est-à-dire qui vise à majorer l’utilité du corps de l’individu. En même temps, Foucault met en lumière que l’échec supposé de la prison, à savoir former des délinquants est sa réussite car elle conduit à constituer un illégalisme qui est détesté par le peuple et qui masque l’illégalisme de la bourgeoisie. En outre, le pouvoir disciplinaire qui traverse le pouvoir de punir s’inscrit dans une normalisation qui contraint les corps : là est la violence du pouvoir de punir.

Cette contrainte des corps, elle n’est pas seulement dans la privation de liberté, mais aussi dans la surveillance constante dont le panoptique de Jeremy Bentham (1748-1832) et de son frère Samuel (1757-1831) est le modèle. L’individu doit se sentir constamment surveillé pour qu’il agisse conformément à un modèle social auquel il doit se plier. Jean Valjean, dans Les misérables (1862) de Victor Hugo (1802- 1885) fait ainsi quatorze ans de bagne de plus que les cinq auxquels il avait été condamné pour des tentatives d’évasion. La violence du bagne appelle la tentative d’évasion, puni du bagne. Tout autre est la sanction chez les Indiens des plaines selon Lévi-Strauss (1908-2009) dans Tristes tropiques (1955). Doté d’une police, ces Amérindiens sanctionnent par la destruction de ses biens celui qui a transgressé la loi puis s’estime en dette et lui refont des biens et ainsi de suite jusqu’à ce qu’on estime qu’il est réintégré dans la tribu. Ainsi la sanction n’est pas une punition qui vise toujours à faire souffrir.

 

 

En un mot, le problème était de savoir si la violence s’associe nécessairement à la punition. Il est apparu qu’elle semble s’en distinguer en droit comme une juste rétribution opposée en cela à la violence de la vengeance. Mais à l’analyse il est apparu qu’elle était violence dans le cadre de la lutte de classes qui traverse la société moderne, et que la violence était intrinsèque au pouvoir de punir lui-même.

La société moderne pourrait-elle se passer du pouvoir de punir comme certaines sociétés primitives ?

 

lundi 26 février 2024

corrigé du sujet : « Qu’on se donne à elle de son plein gré ou qu’on lui résiste, la violence est sûre de triompher. » René Girard, La violence et le sacré, 1972, Pluriel, 2010, p.190 Que penser de cette remarque ?

 Dans certaines situations, le déchaînement de la violence ne semble avoir aucune limite comme dans les émeutes que montre le film Mississipi burning (1988) d’Alan Parker (1944-2020), émeutes dans les quartiers noirs victimes des exactions du Ku klux klan et qui détruisent les maigres biens de ceux qui déjà souffrent d’exactions.

Ainsi René Girard a pu écrire : « Qu’on se donne à elle de son plein gré ou qu’on lui résiste, la violence est sûre de triompher. » René Girard, La violence et le sacré, 1972, Pluriel, 2010, p.190

L’anthropologue soutient que la violence est toujours victorieuse quelle que soit l’attitude que l’on adopte vis-à-vis d’elle. La première est de la vouloir, ce que signifie se donner à elle de son plein gré, la seconde de lui résister, c’est-à-dire de placer des obstacles à sa réalisation.

Cependant, son propos paraît contradictoire dans la mesure où des raisons contraires ne peuvent produire le même effet.

Dès lors, on peut se demander s’il est possible que la violence triomphe quoi qu’on fasse ou bien s’il est possible de faire en sorte qu’elle soit limitée.

La violence semble s’étendre nécessairement même si des procédés pour la limiter sont possibles, voire efficaces.

 

 

La violence est ancrée en l’homme car son désir est tourné vers ce que l’autre désire, ce qui en fait son rival de sorte qu’il ne peut que vouloir le blesser, l’humilier, le dominer. Ainsi Monsieur de Rênal dans Le Rouge et le Noir (1830) de Stendhal (1783-1842) veut Julien Sorel comme précepteur parce qu’il croit que Valenod, son rival le veut. Et Julien, jeune homme ambitieux qui a Napoléon comme modèle, désire ce que les nobles ou les bourgeois ont. Son amour pour Mathilde de la Mole repose sur les rivaux qu’il se suscite. Ainsi, l’homme a tendance à se livrer à la violence parce que son désir l’y pousse et s’il résiste à celle de l’autre, c’est une autre violence.

On peut de ce point de vue considérer que la violence appelle la violence et que nombre de sociétés archaïques sont menacées par la violence contagieuse qui y règne. C’est cette contagion de la violence qui s’exprime sous la métaphore de la peste dans la tragédie, comme dans l’Œdipe-roi de Sophocle selon la lecture de Girard dans La violence et le sacré (1972).

La vengeance en quoi consiste la pénalité de nombre de sociétés primitives comme le soutient Hegel dans les Principes de la philosophie du droit, §C102, montre cet engrenage de la violence car ceux qui veulent se venger, soit sanctionner les auteurs supposés d’un déni de droit à leur endroit appelle ainsi une vengeance en retour. Quant à ceux qui la refusent, ils la subissent malgré tout. Jésus qui luttait contre la violence dans l’histoire de la femme adultère obtient qu’elle ne soit pas lapidée en demandant que celui qui n’a jamais péché jette la première pierre (cf. Évangile de Jean, 8). Or, lui-même finit par susciter la colère des autorités, c’est-à-dire des Romains qui le firent mettre à mort pour sédition.

 

Néanmoins, si la violence ne pouvait être arrêtée et triomphait toujours, aucune société ne serait possible. Or, il y a des sociétés de sorte que la violence peut être arrêtée, elle ne triomphe pas nécessairement.

 

 

Si la violence est ancrée en l’homme, il peut la réprimer comme toutes les pulsions. Tel est le rôle de l’éducation. En effet, l’éducation permet de refouler les pulsions comme Freud le soutient dans son œuvre. La pulsion de la violence est pour lui la pulsion de mort qu’il introduit dans Au-delà du principe de plaisir (1920). Elle vise à un retour à l’état inorganique. L’éduquer, c’est la diriger sur autre chose que les autres. Ainsi le commandement tu ne tueras point se trouve dans toutes les sociétés car il est la condition de son existence (cf. Malaise dans la civilisation, 1930). Sinon l’adage homo homini lupus que Freud reprend de la comédie des ânes de Plaute (254-184 av. J.-C.) et qu’il cite dans Malaise dans la civilisation est vrai et exige que l’agressivité, source de la violence soit réprimée.

Il est possible à l’homme de la sublimer en la montrant dans des œuvres d’art. Déjà les poèmes homérique, Iliade et Odyssée montrent la violence de la guerre ou des sauvages cyclopes et ainsi en la représentant elles permettent une certaine catharsis pour parler comme Aristote dans la Poétique (chapitre 4), c’est-à-dire la purgation des passions, et pas seulement la terreur et la pitié. Au moins il est possible de la détourner en l’exprimant dans la compétition ou la guerre comme chez les Grecs qui évitaient ainsi plus ou moins bien la violence entre citoyens, la στάσις (stasis). Cette violence s’exerçait contre les esclaves (cf. Hannah Arendt, La crise de la culture, I La tradition et l’âge moderne, 1968).

Il est possible quand la violence menace la société tout entière de la faire jouer contre elle-même comme dans la victime-émissaire. C’est la thèse de René Girard (1923-2015) dans La violence et le sacré (1972). Tous contre un, c’est la formule de la violence contre une victime accusée de tous les maux, comme le pharmakos à Athènes, cet homme qu’on chargeait de tous les maux et qui était exécuté pour cela.

 

Toutefois, la répression de la violence, sa sublimation ou son retournement contre elle la fait demeurer et secrètement, de sorte qu’on peut concevoir une lutte plus directe contre elle et partant efficace.

 

Pour qu’il soit possible de ne pas céder à la violence, il faut accepter l’ordre politique, c’est-à-dire refuser la violence en lui substituant la persuasion. Cela permet de ne pas s’abandonner à la violence au moins à l’intérieur de la πόλις (polis, civitas,cité). C’est la solution des Grecs, raison pour laquelle Aristote avait défini l’homme un animal politique (ζῷον πoλιτικόν) car animal doué de langage (Politique, I, 2) (cf. Hannah Arendt, La crise de la culture, 1968, I La tradition et l’âge moderne). Mais la violence peut toujours se réintroduire par la transgression des lois.

C’est la justice qui permet de rompre avec l’infinité de la vengeance. L’institution d’un tribunal comme le montre l’Orestie (458 av. J.-C.) d’Eschyle permet de sortir du cyle de la vengeance : Clitemnestre a tué son mari Agamemnon pour venger le mort d’Iphigénie (première pièce Agamemnon). Oreste venge son père en tuant sa mère et il est poursuivi par les Érinyes, les déesses vengeresses (deuxième pièce, Les choéphores). Son jugement devant l’aéropage (troisième pièce : Les Euménides) récemment réformé en un sens démocratique par Ephialtès (assassiné en 461 av J.-C.)

On peut dénoncer l’injustice du bouc-émissaire et ainsi rendre problématique l’usage de la violence. Déjà le judaïsme montrait l’innocence du bouc émissaire. Le Jésus des évangiles dénonce le mécanisme lui-même et en cela rend possible de rompre avec même si le christianisme historique a eu tendance à le réintroduire.

 

En un mot, le problème était de savoir s’il est possible que la violence triomphe quoi qu’on fasse ou bien s’il est possible de faire en sorte qu’elle soit limitée. La violence, ancrée en l’homme se nourrit elle-même et elle est choisie pour réaliser les désirs humains. La refuser la suscite aussi la violence est bien l’effet de raisons opposées. On doit cependant la limiter pour que la société et donc l’humanité puisse être. Il faut non pas la refouler ou la réprimer, ce qui la conserve, mais construire un ordre politique juste et dénoncer les mécanismes de la violence pour la limiter réellement.

La violence ne pourrait-elle pas être parfois légitime ?

dimanche 25 février 2024

Vie d'Eschyle

 Une vie d’Eschyle est nécessairement hypothétique. Elle s’appuie nécessairement sur des documents de nature diverses. Elle doit s’appuyer sur la tradition. La remettre radicalement en cause implique de se taire.

Elle doit surtout être insérer dans son contexte historique, un peu mieux connu, même si l’œuvre d’Eschyle qui nous est parvenue appartient aux sources documentaires de l’historien comme en témoigne sa pièce, Les Perses, qu’on ne peut pas ne pas utiliser pour l’interprétation des guerres médiques.

 

Vie.

En 534, sous le règne du tyran Pisistrate (~600-561-527 av. J.-C.), aurait eu lieu la première représentation tragique aux Grandes Dionysies à Athènes (cf. Jacqueline De Romilly 1980, p. 65 ; Meier 2004, p. 60, p. 70 ; Vernant/Vidal-Naquet 1986, p. 17). Cette fête religieuse se tenait à la fin du mois de mars sur les flancs de l’Acropole. Cette innovation par rapport au chœur de dithyrambe aurait été l’œuvre de Thespis (~580- ?), le créateur de la tragédie (cf. Plutarque, Vie de Solon, LX ; Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, III, 56), personnage peut-être légendaire (Vidal-Naquet 1972, p. 92, p. 93). Les Grecs croyaient en son existence comme le montre la mention de ses danses dans Les Guêpes d’Aristophane (~445-~386 av. J.-C.) ou le dialogue que lui fait tenir Plutarque avec Solon (cf. Plutarque, Solon, 40 ; Vernant 1973, p. 17 ; Vidal-Naquet 2002, p. 14-15) où le législateur critique un spectacle mensonger et corrupteur. Thespis aurait introduit un premier acteur dialoguant avec le chœur. Pisistrate, quant à lui, régnait depuis 561 environ où il avait accédé au pouvoir grâce au peuple en profitant des conflits opposant les grandes familles aristocratiques (cf. Mossé 1971, p. 20 et sq. ; Poursat 1995, p. 148). Sa tyrannie (ou royauté), entrecoupée de deux exils, passe pour avoir été assez bienveillante (cf. Mossé 1971, p. 22).

Eschyle, fils d’Euphorion (expression qu’on trouve sous la plume d’Hérodote, Histoires, II Euterpe, 156), naît à Éleusis, sur le territoire de la cité d’Athènes en 525/524 pendant la tyrannie des fils de Pisistrate, Hippias ( ?-490 av. J.-C.) et Hipparque ( ?-514 av. J.-C.). Peut-être que sa famille était noble (contra Saïd 1997, p. 135). On lui attribue deux frères, Cynégire et Ameinias (ou Aminias), et une sœur dont les enfants furent des poètes tragiques. Lui-même eut deux fils, Euphorion – comme le père d’Eschyle – et Euaion (ou Eubion ou Evéon ou encore Bion selon Victor Hugo dans son William Shakespeare qui suit un des noms donnés par le court article que Suidas – l’auteur présumé de l’encyclopédie intitulé Souda du ix° siècle – a consacré à Eschyle), qui devinrent des poètes tragiques. Il a dû apprendre à lire et à écrire. Mais il a dû également s’initier au théâtre s’il est vrai que même le génie a besoin de savoir-faire (cf. Hegel, Esthétique, posthume 1835).

Concernant sa formation, nous sommes dans une certaine ignorance. Quant à sa vocation, les anciens avaient une explication simple que nous a donné Pausanias (~115-~180) dans sa Description de la Grèce : « Eschyle disait qu’enfant, il s’était endormi dans la campagne alors qu’il surveillait des vignes. Dionysos lui apparut et lui ordonna de composer une tragédie. Aussitôt éveillé – comme il voulait obéir – il s’y essaya, et la composa sans difficulté. » (I, XXI, 2 ; cf. Palomar Perez 1988, p.66)

A-t-il été initié aux mystères d’Éleusis ? On l’infère d’un passage des Grenouilles (406/405 av. J.-C.) d’Aristophane (v.886 sq.). Il fut plus tard accusé d’avoir dévoilé une partie des dits mystères dans une de ses tragédies (laquelle ?). Or, il se défendit en prétendant ne pas les connaître au témoignage d’Aristote (384-322 av. J.-C., Éthique à Nicomaque, livre III, chapitre 2, 1111a9). Il est donc permis de faire avec Paul Mazon, dans l’introduction de son édition des œuvres d’Eschyle, l’hypothèse qu’il n’y a pas été initié.

En 522, Darios 1er (~550-522-486 av. J.-C.), qui appartenait peut-être à une branche de la famille régnante, devient roi des Perses après une conjuration qui écarta Bardiya ( ?-522 av. J.-C.), fils de Cyrus II le grand ( ?-559-529 av. J.-C.), fondateur de l’empire perse, qui l’avait écarté au profit de son cadet, Cambyse II ( ?-529-522 av. J.-C.). Il épouse Atossa, une des filles de Cyrus.

En 514, Hipparque est assassiné par Aristogiton, un aristocrate, et son jeune amant Harmodios pour une sombre affaire d’honneur. Ils sont tués à leur tour. Hippias règne seul.

En 510, Hippias est chassé d’Athènes avec l’aide des Spartiates commandés par le roi Cléomène 1er ( ?-520-488). Il se réfugie chez les Perses qu’il conseille. Preuve d’une perméabilité entre les Grecs et les Barbares. La tyrannie des Pisistratides prend fin. S’opposent deux hommes, Isagoras ( ?- ?) soutenu par les Spartiates et Clisthène ( ?- ?), fils de Mégaclès.

En 508, Isagoras est archonte. Sa volonté d’instaurer un régime oligarchique et l’intervention de Sparte sont contestés. Clisthène finit par trouver dans le peuple (grec, δῆμος, démos) un soutien décisif contre les oligarques.

En 508, Clisthène donne ses institutions au nouveau régime : la démocratie ou plutôt l’isonomie comme il est préférable de le nommer. Ce régime n’était pas tout à fait nouveau puisque les cités de Corinthe et d’Argos l’avaient adopté (Meier 2004, p. 17). Il résidait dans le partage du pouvoir entre une aristocratie qui conservait son pouvoir d’initiative et un peuple, notamment les couches moyennes, qui participait à la vie politique. L’isonomie se distingue de la démocratie au sens propre en ce que ce n’est pas le peuple qui exerce le pouvoir (cf. Meier 2004, p. 129). Des institutions anciennes, Clisthène conserve :

-       Les quatre classes censitaires. À savoir les pentacosiomédimnes (revenu d’au moins 500 médimnes de grains, le médimne valant un demi-hectolitre environ), les hippeis ou chevaliers (revenu d’au moins 300 médimnes), les zeugites (revenu d’au moins 200 médimnes) et les thètes (revenu inférieur au 200 médimnes).

-       L’archontat. Il regroupait neuf magistrats, à savoir, l’archonte éponyme, c’est-à-dire qui donne son nom à l’année, le polémarque, chef des armées et le roi dont la fonction n’était que religieuse et les six thesmothètes qui avaient des fonctions législatives – ils proposaient des réformes législatives – et judiciaires – ils présidaient les jurys (cf. Fustel de Coulanges (1830-1899), La cité antique, 1864).

-       L’Aréopage. Il regroupait les archontes sortis de charge qui siégeaient jusqu’à la fin de leur vie. L’Aréopage se réunissait sur la colline d’Arès (= le Dieu de la guerre), proche de l’Acropole.

Clisthène change nombre d’institutions. Il fait entrer de nouveaux citoyens dans le corps civique, peut-être des étrangers, voire des esclaves selon un passage difficile d’Aristote dans sa Politique (livre III, 1275 b).

Il commence par remplacer les tribus par une entité locale à laquelle il donne une fonction politique : le dème. Dorénavant, chaque athénien sera nommé d’après son dème et non plus d’après son père (Mossé 1984, p. 153) – du moins officiellement. Les dèmes ont des tailles très variables. On peut admettre qu’ils étaient au nombre de 100 (cf. Lévy 1995, p. 200). Plusieurs dèmes constituent une trittye. Le territoire d’Athènes est découpé en trois zones, l’astu, c’est-à-dire la ville, la zone urbanisée et les ports du Pirée et de Phalère ; la mésogée, c’est-à-dire la zone du milieu et la paralie qui regroupe les régions de la côte. Chaque région a dix trittyes. Avec une trittye de chaque zone, Clisthène crée dix tribus. Les quatre tribus traditionnelles n’ont plus que des attributions religieuses.

Le pouvoir est désormais détenu par l’Ecclésia ou Ekklesia (ἐκκλησία, l’assemblée du peuple), composée des citoyens mâles. Elle a le pouvoir de déclarer la guerre, d’infliger des amendes, de condamner à mort. Elle est parfois un tribunal dans les affaires de haute trahison (eisangélie). Elle se réunit quatre fois par prytanie (donc quarante fois par an). Le vote a lieu en principe à main levée (sauf plus tard pour certains cas comme l’ostracisme).

L’Héliée est le tribunal populaire. Il a 6000 membres, soit 600 par tribus. Regroupés par section, ils siègent en fonction de l’importance du procès au nombre de 201, 501, 1001, 1501 (ou 200, 500, 1000, 1500).

La Boulê (Βουλή, conseil) est formée de cinq cents bouleutes, cinquante par tribu qui sont tirés au sort. Elle examine toutes les propositions des citoyens avant qu’elles soient soumises au vote de l’ecclésia. Elle s’occupe des affaires courantes et assure la permanence du pouvoir : c’est la prytanie qu’exercent cinquante bouleutes d’une tribu qui sont les prytanes pendant un mois (l’année étant divisée en dix mois). Chaque jour un président, l’épistate est tiré au sort.

L’archontat est réformé. Les archontes sont élus à raison d’un par tribu. Aussi un dixième apparaît-il, le secrétaire des thesmothètes. L’archonte éponyme est conservé. Entre autres fonctions, il désigne les chorèges, c’est-à-dire les riches citoyens chargés de financer les pièces de théâtres et organise les processions des grandes Dionysies qui ont lieu dans la deuxième quinzaine de mars (cf. Meier 2004, p. 69 et sq.) durant six jours (Mossé 1971, p. 55) voire sept (Dupont 2015, p. 37). La fête a lieu en l’honneur de Dionysos Eleuthéreus dont le sanctuaire se trouve au pied de l’Acropole (Dupont 2015, p. 37). Après un premier jour consacré aux processions, les pièces de théâtre étaient représentées durant cinq jours. Le premier jour voyait les concours de dithyrambes. Les trois suivants étaient représentés trois tragédies et un drame satyrique par jour, œuvre d’un poète. Les thèmes des drames satyriques sont les mêmes que ceux des tragédies. La différence tient au chœur de satyres, personnages dionysiaques, donc adeptes du vin et des plaisirs d’Aphrodite. On peut estimer à six à sept heures la durée de la représentation de l’œuvre d’un poète tragique. Le dernier jour, cinq comédies étaient représentées (cf. Lévy 1995, p. 258 ; Dupont 2015, p. 37).

Sur les gradins du théâtre de Dionysos à Athènes, entre 17 000 et 30 000 spectateurs. Dans Le Banquet (175e) de Platon, Socrate loue Agathon pour sa sagesse car il a triomphé devant plus de 30 000 Grecs. Dans l’Ion, Socrate parle au rhapsode de 20 000 spectateurs. Peuvent assister à la représentation les citoyens, les esclaves avec leurs maîtres, les métèques – c’est-à-dire les étrangers résidant à Athènes –, les étrangers, voire les femmes.

Les acteurs se trouvent sur la skènè ou scène, en bois à l’époque d’Eschyle (cf. Dupont 2015, p. 38). Le chœur est situé, plus bas, sur l’orchestra (orkhestra, ὀρχήστρα du verbe orkheîsthai, danser) ou orchestre. Il est de forme circulaire avec en son centre l’autel rond de Dionysos. On nomme parodos chaque côté de l’orchestra où entrait le chœur.

Le chœur comprend 14 chanteurs et un chef de chœur, le coryphée. Ce sont des citoyens ordinaires. L’instrument qui les accompagne est l’aulos, une sorte de flute. En effet, le chœur, pour l’essentiel chante, psalmodie et danse. Il utilise à cet effet une métrique particulière. Le coryphée peut, seul, donner la réplique aux acteurs. Parfois, un acteur chantait en solo. Aucun membre du chœur n’a de masque.

Il n’y aurait eu qu’un acteur à l’origine selon Aristote (Poétique, chapitre 4, 1449a) et Eschyle aurait introduit le second acteur.

« Le premier, Eschyle porta d’un à deux le nombre des acteurs ; il diminua la partie du chœur et donna le premier rôle au dialogue. » AristoteLa Poétique, chapitre 4, 1449a16-20, traduction Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Seuil, 1980.

Sophocle aurait introduit un troisième acteur. L’acteur qui peut tenir plusieurs rôles est nécessairement un homme. Les acteurs sont rémunérés. La métrique dans laquelle il s’exprime est proche de la prose. Il porte un masque, des cothurnes, c’est-à-dire des souliers qui le rehaussent. Son costume doit servir à le faire reconnaître.

Les thètes restent exclus des charges en raison de leur pauvreté.

L’armée est toujours commandée par l’archonte polémarque. Elle est composée des citoyens qui peuvent payer leur équipement, c’est-à-dire ceux des trois premières classes censitaires.

Clisthène disparaît peu après sa réforme. Tout se passe comme si ses ennemis avaient réussi à faire disparaître ses traces (Sur Clisthène : Mossé 1971, p. 25-30 ; Mossé 1984, p. 152-156 ; Amouretti/Ruzé 1978, p. 110-115).

D’autres réformes eurent lieu après lui.

C’est en 501/500 que sont créés les dix stratèges élus et que l’armée est répartie en dix corps (Cabanes 2008, p. 168). En outre, les bouleutes prêtent désormais serment à leur entrée en charge comme gardiens des lois de la cité (Mossé 1971, p. 30).

C’est après la réforme de Clisthène que le théâtre quitte l’Agora pour s’installer au pied de l’Acropole. À peu près au même moment, l’assemblée quitte également l’Agora pour s’installer sur la Pnyx (Loraux 1999, p. 29 et sq.).

En 500 débute la révolte des cités grecques d’Ionie (actuelle Turquie) contre la domination perse. Les Athéniens la soutiennent. On peut les considérer comme les agresseurs des Perses (cf. Meier 2004, p.97). Cette année-là ou plus tard, Eschyle, le « père de la tragédie » selon Philostrate (~170-249, Vie d’Appolonios de Tyane, VII, 11, 9-10), fait ses débuts au théâtre. On peut le concevoir comme une sorte de réalisateur dans la mesure où il compose un texte mais où il est aussi un chorodidaskalos (χοροδιδάσκαλος), c’est-à-dire qu’il dirige aussi le chœur (Dupont 2015, p.7). La tradition veut qu’il ait toujours composé ivre, c’est-à-dire inspiré par le Dieu Dionysos (cf. Palomar Perez 1988, p. 67). En outre, il aurait été acteur dans ses pièces (cf. Palomar Perez 1988, p. 73-75).

En 495 (peut-être en 496) naît Sophocle (~495-~405)

En 494, Milet est prise par les Perses après la défaite des Ioniens à la bataille de Ladé (Cabanes 2008, p. 160). Ses habitants sont massacrés ou vendus en esclavage. Les Athéniens qui avaient soutenu le soulèvement de l’Ionie ne firent finalement rien.

En 493/492, Thémistocle (~528-462) qui est archonte, attribue un chœur à Phrynichos (~540-~470 av. J.-C.). Il donne à Athènes une tragédie sur l’histoire récente : la Prise de Milet. La représentation fait fondre en larmes le public. Ce succès constitue une attaque contre le gouvernement du moment qui règne depuis 498 et qui est favorable à Sparte. Le poète est condamné à une amende de mille drachmes selon le témoignage d’Hérodote (~484-420 av. J.-C.) (« Le théâtre fondit en larmes à la représentation de la tragédie de Phrynikos, dont le sujet était la prise de cette ville ; et même ils condamnèrent ce poète à une amende de mille drachmes, parce qu’il leur avait rappelé la mémoire de leurs malheurs domestiques : de plus, ils défendirent à qui que ce fût de jouer désormais cette pièce. » Hérodote, Histoires, VI, 21) et celui de Strabon (~58 av. J.-C.-~25 ap. J.-C.) qui s’appuie sur une autre source qui n’est peut-être pas indépendante de la première (« À ce propos-là même, Callisthène [historien du iv° siècle av. J.-C.] rappelle comment les Athéniens punirent de 1000 drachmes d’amende le poète tragique Phrynichos, pour avoir fait un drame de la prise de Milet par Darius. » Strabon, Géographie, XIV, 1, 7) (cf. Loraux 1999, note 1 p. 143, p. 67 sq., p. 131). On peut y voir une réplique du gouvernement (Cabanes 2008, p. 161). Cela montre une dimension politique de la tragédie (cf. Vidal-Naquet 2002, p.10-11). Phrynichos introduisit dans les tragédies des personnages féminins … joués par des hommes.

En 492, Darios 1er confie une première expédition punitive à son neveu Mardonios ( ?-479 av. J.-C.), fils de sa sœur. C’est un échec.

En 490, Darios 1er reprend son projet. Les Perses envahissent la Grèce. Certaines cités s’allient à eux. Nouvelle preuve que l’opposition entre les Grecs et les Barbares n’est pas si évidente que cela dans la pratique. L’ancien tyran Hippias se fait le guide des Perses. Eschyle prend part à la bataille décisive de Marathon en septembre, avec un de ses frères, Cynégire, qui y trouva la mort selon une interprétation d’Hérodote qui ne le nomme pas comme frère d’Eschyle (Histoires, VI, 114 ; cf. Dupont 2015, p.12). Il participe à la victoire de la coalition grecque constituée des seuls Athéniens et Platéens commandée par le stratège athénien Miltiade (540-489 av. J.-C.). Le contingent spartiate arrive en retard car les Spartiates étaient occupés à célébrer une fête (cf. Meier 2004, p. 18). Les Perses avaient envoyé la flotte pour prendre Athènes. Après la bataille, les hoplites athéniens rentrent dans leur cité à marche forcée. Ils arrivent avant la flotte perse qui renonce. C’est la fin de la première guerre médique. Si Darios 1er ne reprit pas les hostilités, ce n’est pas par sagesse comme le personnage des Perses d’Eschyle, mais parce qu’une révolte en Egypte l’en empêcha.

À partir de 488/487 l’ecclésia commence à prononcer la peine d’ostracisme contre un citoyen soupçonné de vouloir établir la tyrannie. Peut-être que Clisthène l’avait institué et qu’il n’avait pas été utilisé (cf. Lévy 1995, p. 202). Pour cela, l’ecclésia se réunit sur l’Agora (y compris lorsque l’assemblée migrera vers la Pnyx) chaque année à la sixième prytanie pour examiner à main levée s’il y a matière à prononcer un ostracisme. En cas de réponse positive, l’examen se fait deux mois après. Si au moins six mille votants se décident en mettant un nom sur un tesson de poterie (ostracos), le citoyen part pour un exil de dix ans. Le vote a lieu sans procédure nominative. Il s’agit de débarrasser la cité d’un citoyen qui se montre trop supérieur aux autres (Vernant 1972, p. 124-126). Les archontes sont dorénavant tirés au sort (cf. Meier 2004 p. 71). Ils continuent d’appartenir aux deux premières classes censitaires, les pentacosiomédimnes et les hippeis (cf. Lévy 1995, p. 203).

En 486 commence le règne de Xerxès 1er ou le grand (~519-486-465 av. J.-C.) sur l’empire perse. Avant d’envahir la Grèce, il doit d’abord soumettre l’Egypte et Babylone révoltées.

En 485 naît vraisemblablement Euripide (~485-~406).

En 484, Eschyle remporte sa première victoire au théâtre. Il sera souvent couronné par les Athéniens, preuve que son théâtre rencontrait les goûts de son public.

En 483, les Perses préparent une immense expédition contre la Grèce avec le projet cette fois de la conquérir. Ils peuvent compter sur de nombreuses cités grecques qu’ils dominent et sur Thèbes.

En 483/482 Thémistocle est archonte (cf. Mossé 1971, p. 33). On découvre les riches mines argentifères du Laurion. Thémistocle fait affecter les revenus à la construction de trières, c’est-à-dire de vaisseaux de combat.

En août 480, aux Thermopyles quelques six milles soldats grecs dont 300 Spartiates conduits par leur roi Léonidas 1er(~540-489-480) retardent l’avancée de l’armée perse. Cette armée grecque est défaite suite à la trahison d’un des siens. Les Perses occupent Athènes. Ils détruisent les sanctuaires de l’Acropole. Le 22 (ou 29) septembre, Eschyle prend part à la bataille navale de Salamine dirigée par Thémistocle qui voit la large victoire des Athéniens sur les Perses. On a contesté sa présence au motif qu’il était noble. Ce dernier point étant discutable, la contestation est pour le moins étrange. En outre, à supposer qu’il était hoplite, presque tous les citoyens avaient quitté Athènes. Enfin, des hoplites étaient sur les trières (le refus de la présence d’Eschyle à Salamine se trouve chez Dupont 2015, p. 66, cf. p.42). Toujours est-il que la politique de construction de trières de Thémistocle est gagnante. Au même moment selon Hérodote (Histoires, VIII, 95), Aristide (~550-~468/7 av. J.-C.), dit « le Juste », adversaire politique de Thémistocle, mais qui le seconda dans cette guerre, débarque avec des hoplites dans l’île de Psyttalie et massacrent les Perses qui s’y trouvent. Dans la version d’Eschyle qu’il donne dans Les Perses (v.447 et sq.), les Athéniens tuent en jetant pierres et flèches sur les Perses avant de les achever à l’arme blanche (cf. sur cette opposition, Vidal-Naquet 1986, p. 111). Dans l’hypothèse où Eschyle n’aurait combattu que comme hoplite, il a pu participer au massacre sur l’île de Psyttalie. Au même moment, le tyran de Syracuse, Gélon ( ?-488-478), remporte une grande victoire contre les Carthaginois à Himère. Les Grecs ont vaincu les Barbares est une des leçons qu’on tire de ces événements.

Au printemps 479, les Perses envahissent à nouveau l’Attique et Athènes. Mais ils sont de nouveau battus sur terre à Platées au mois d’août. Eschyle aurait participé à la bataille (Wartelle 1965, p.477). Il la fait prédire par l’ombre (Εἴδωλον Δαρείου) ou l’âme de Darios 1er dans Les Perses (v.817). Xerxès qui avait fui en Perse avait laissé le commandement à l’armée de terre à son cousin, Mardonios (qui n’apparaît pas dans Les Perses). Il y laissa la vie. Les Grecs détruisent le même jour selon Hérodote les restes de la flotte perse au cap Mycale.

En 478 est fondée la ligue de Délos, une alliance de cités sous la direction d’Athènes. Au début, elle comprend Samos, Chios, Lesbos, Délos, Thasos, Samothrace et les Cyclades, certaines cités de Chalcidique et de Propontide ainsi que Rhodes. Eschyle en cite certaines comme des possessions perses du temps de Darios 1er dans Les Perses (v.860-880) pour célébrer la puissance athénienne. Chaque cité lui verse une contribution dont le but est la lutte contre les Perses. Rapidement, cette contribution se transforme en une sorte de tribut dont Athènes use comme elle l’entend. C’est le début de l’empire athénien.

En 477/476, Phrynichos fait donner une tragédie sur le thème des guerres médiques, Les Phéniciennes, titre relatif au chœur de femmes phéniciennes, dont le chorège était Thémistocle, le vainqueur de Salamine selon Plutarque (~46-~125) dans sa Vie de Thémistocle ([5] (5) ; cf. Romilly 1980, p.68 ; Canfora 1994, p. 185-186 ; Vidal-Naquet 2002, p.18-19 ; Meier 2004, p. 86).

En 472, Les Perses obtiennent le premier prix aux Grandes Dionysies (cf. Meier 2004, p. 104). Cette tragédie était, selon un scholiaste, la seconde pièce après Phinée, et suivie de Glaukos de Potnies avec un Prométhée en drame satirique, trois pièces perdues. Il s’agit d’une trilogie non liée, la seule apparemment de l’œuvre d’Eschyle. Il est possible qu’il soit l’inventeur des trilogies liées, ce qu’il aurait fait après Les Perses (cf. Demont, Lebeau 1996, p. 92-93). Le chorège de la pièce est Périclès (~495-429 av. J.-C.) (cf. Vidal-Naquet 1986, p. 97). Eschyle se présente ainsi dans le camp des démocrates en ce point de sa carrière (Vidal-Naquet 2002, p. 18-19). C’est la seule tragédie sur un thème historique qui nous soit parvenue. La pièce d’Eschyle rend hommage aux spartiates et tait la trahison au profit des Perses de Thèbes (cf. Vidal-Naquet 2002, p. 21-22). Thémistocle est ostracisé (Meier 2004, p. 105). C’est un pro-spartiate, Cimon (~510-~449 av. J.-C.), le fils du vainqueur de Marathon, Miltiade, qui en est l’instigateur. Or, le premier vers des Perses est démarqué du premier vers des Phéniciennes de Phrynichos (cf. Vidal-Naquet 1986, p. 93 ; Canfora 1994, p. 187). Ce qui peut tendre à prouver qu’Eschyle soutenait Thémistocle (cf. Canfora 1994, p. 187).

En 471 Eschyle est en Grande Grèce (Sicile). Il est invité par le tyran de Syracuse, Hiéron 1er ( ?-478-466 av. J.-C.), successeur de son frère Gélon, qui avait participé à la bataille d’Himère qu’il présentait d’un point de vue idéologique comme une victoire du monde grec contre les barbares. Les Perses y sont joués (cf. Vidal-Naquet 1986, p. 93 ; Mossé 1984, p. 151). Est-ce exactement la même pièce ou une seconde version ? Laquelle alors serait la nôtre ? Questions insolubles, au moins pour l’instant ? Autre question, s’agit-il d’un exile dû à une défaite contre un autre poète ? Rien n’est moins sûr (cf. Dupont 2015, p.13).

En 470 Eschyle voyage à nouveau en Grande Grèce. Il se rend dans la cité d’Etna à l’invitation du tyran de Syracuse, Hiéron, pour l’établissement de son fils, Deinoménès. Hiéron, qui avait fondé cette cité en 476/475, l’a donnée à son fils selon Pindare (518-~438 av. J.-C., Première Pythique) qui y prononce la Première Pythique en l’honneur du tyran (Romilly 1980, p. 67). Il y fait jouer les Etnéennes (ou Etna selon les sources), une pièce perdue, en l’honneur du fils de Hiéron (cf. Mossé 1984, p. 151). On peut dater de cette période son Philoctète qui nous est partiellement connu grâce au sophiste Dion Chrysostome (~30-117) ou Dion de Pruse (cf. Jouan François, « Mensonges d’Ulysse, mensonges d’Homère : une source tragique du Discours troyen de Dion Chrysostome » p. 414).

En 469, sous la direction de Cimon, Athènes et ses alliés sont vainqueurs des Perses à l’Eurymédon.

En 468, Sophocle (~496-~406 av. J.-C.) obtient sa première victoire au théâtre contre Eschyle. On a pu y voir une décision politique car Cimon faisait partie des juges (cf. Canfora 1994, note 3 p. 191).

En 467, la tétralogie thébaine, dont fait partie Les Sept contre Thèbes, est couronnée. Le drame satyrique était intitulé La Sphinx. Le Prométhée enchaîné qu’on ne peut dater paraît postérieur au Sept. À la mort de Hiéron, son frère Thrasybule, élimine son neveu et prend le pouvoir.

En 466, les Syracusains se révoltent, contraignent Thrasybule à l’exil et mettent fin à la tyrannie (cf. Lévy 1995, p. 104). Les Athéniens condamnent par contumace Thémistocle pour haute trahison.

Xerxès meurt en 465.

En 464/463 Les Suppliantes sont représentées. Eschyle gagne le concours devant Sophocle, deuxième et Mésatos troisième d’après un papyrus publié en 1952 (cf. Canfora 1994, p. 195 ; Vidal-Naquet, 1986, p.98, soutient la date de 464 d’après le même document). Longtemps on a cru que c’était la pièce la plus ancienne d’Eschyle. Paul Mazon appuyait cette thèse sur des considérations dramaturgiques. Le chœur y joue un rôle essentiel. Cette “erreur” doit rendre prudent sur une prétendue évolution de la tragédie antique. La pièce paraît être la première d’une trilogie qui aurait comprise Les Egyptiens et Les Danaïdes. Le drame satyrique aurait été Amymone (une des Danaïdes) qui appartient à la même veine légendaire. C’est dans cette pièce que se trouve la plus ancienne conjonction entre les termes “démos” (peuple) et le verbe “kratein” qui signifie “exercer le pouvoir” d’où sortira le terme “démocratie” (v.604 Vidal-Naquet 2002, p.53 ; Mossé 1984, p. 155). En outre, on y trouve une opposition entre deux types d’écritures, la grecque et la barbare que symbolise le papyrus, l’écriture étant une pratique démocratique et la parole une pratique plutôt tyrannique (cf. Pébarthe Christophe, « Les archives de la cité de raison. Démocratie athénienne et pratiques documentaires à l’époque classique », p.110). Du côté de la vie de la cité, Éphialtès ( ?-~461 av. J.-C.), attaque sans succès Cimon en justice. Il attaque également certains membres de l’Aréopage pour corruption et les fait condamner (cf. Meier 2004, p. 108).

En 462, Cimon obtient de l’assemblée d’emmener un fort contingent d’hoplites athéniens pour soutenir les Spartiates en butte à une révolte des hilotes (c’est-à-dire des esclaves) de Messénie suite à un tremblement de terre qui survint en 464. Les hilotes étaient retranchés au mont Ithome. Les Spartiates avaient besoin des Athéniens car ils ne possédaient pas l’art militaire du siège (cf. Meier 2004, p. 108).

En 462/1, Éphialtès, soutenu par Périclès, et en l’absence de Cimon, réduit les pouvoirs de l’Aréopage. Il est dessaisi de certaines fonctions : veiller sur les lois et sur l’État au profit de la Boulê, juger les crimes autres que de sang au profit de l’Héliée notamment. C’est la fondation de la démocratie à proprement parler (cf. Meier 2004, p. 36). Désormais, le peuple exerce bien la plénitude du pouvoir. Le destin d’Athènes dépendra maintenant de ses seules décisions.

En 461, de retour à Athènes, Cimon tente de revenir sur les mesures prises par Éphialtès pour diminuer le pouvoir de l’Aréopage. Non seulement il échoue, mais il est ostracisé. Mais Éphialtès est assassiné par un métèque pour le compte des oligarques (Canfora 1994, p. 193). Athènes s’allie à Argos contre Sparte (cf. Meier 2004, p. 127).

En 458, Eschyle gagne le concours avec l’Orestie (AgamemnonLes ChoéphoresLes Euménides). Dans la troisième pièce, les Érinyes étaient tellement effrayantes qu’il y aurait eu des évanouissements dans le public (cf. De Romilly 2006, p. 71-72). La tradition antique relève même des enfants qui moururent et des fœtus qui avortèrent (d’après La vie d’Eschyle, cf. Wartelle 1965, p.478 ; cf. également Palomar Perez 1988, p. 84). C’est la seule trilogie du théâtre antique qui nous a été conservée entière (cf. De Romilly 2006, p. 9). S’il est incontestable que la pièce se réfère à l’instauration de la véritable démocratie athénienne qui, en enlevant à l’aréopage son pouvoir et en faisant des seules assemblées populaires ou à la Boulê, son émanation, la seule source du pouvoir, il n’en paraît pas moins difficile d’en tirer argument pour faire d’Eschyle un partisan de la démocratie (cf. Vidal-Naquet 2002, p. 23-25). Eschyle se rend de nouveau en Sicile. Périclès fait construire les longs murs qui relient Athènes à son port, le Pirée, et qui longtemps protègeront la cité contre les attaques terrestres.

À la fin de sa vie il a dû faire jouer sa trilogie sur Prométhée dont il nous reste le premier, le Prométhée enchaînéΒίαBia (violence) et ΚράτοςKratos (pouvoir) y sont les envoyés du jeune Zeus dont le pouvoir est tyrannique. Malgré de nombreuses remises en cause, il n’y a pas d’arguments décisifs pour rejeter le témoignage de l’Antiquité qui en fait l’auteur (cf. Meier 2004, p. 174-175 ; contra Canfora 1994, p. 208-209).

En 457 les hoplites athéniens sont défaits par les Spartiates à la bataille de Tanagra. Par contre, ils sont vainqueurs de Thèbes et des Béotiens alliés de Sparte à la bataille de d’Œnophyta. L’archontat est ouvert aux zeugites (Mossé 1971, p. 46 ; Lévy 1995, p. 210).

En 456 (ou 455), Eschyle meurt à Géla en Sicile. Une légende veut qu’il ait été tué par un aigle qui prit son crane pour un rocher et y laissa tomber une tortue pour la briser. On la trouve dans La vie d’Eschyle (cf. Wartelle 1965, p.478). Elle est rapportée par le moraliste latin du début de notre ère Valère Maxime dans ses Faits et paroles mémorables (IX, 12) Pline l’ancien (23-79) dans son Histoire naturelle rapporte la même anecdote (X, 3, 2) avec une variante selon laquelle un oracle ayant prédit à Eschyle qu’il mourrait sous la chute d’une maison, il s’en était vainement prémuni en se mettant à l’air libre. La Fontaine (1621-1695) reprendra l’anecdote dans sa fable L’horoscope (Fables, VIII, 12).

Sur sa tombe étaient gravés ces mots :

« Ce mémorial renferme Eschyle fils d’Euphorion, Athénien, mort dans Géla riche en froment. Le Mède à longue chevelure et la baie célèbre de Marathon savent ce que furent sa valeur. » Texte cité par Vidal-Naquet, 1986, p. 98.

Selon Pausanias (Description de l’attique, I.14.5), c’est lui qui l’aurait choisi (cf. Battistini 2010). Se pose le problème de savoir pourquoi il a écarté la victoire de Salamine. Est-ce une ultime défiance à la démocratie s’il est vrai que Marathon est la victoire des hoplites alors que Salamine est celle du peuple ? (cf. Vidal-Naquet 2002, p. 19-21).

En 405 av. J.-C. Aristophane montre dans sa pièce Les Grenouilles, le Dieu Dionysos, descendant aux Enfers pour aller chercher le meilleur des poètes tragiques. Il oppose Eschyle à Euripide. Il donne la victoire à Eschyle et accable Euripide (cf. Vidal-Naquet 1986, p. 91).

Lycurgue (390-324 av. J.-C.) fait voter une loi qui fait élever des statues à Eschyle, Sophocle et Euripide qui deviennent les seuls auteurs qu’on peut jouer à Athènes. Il contribue ainsi à faire d’Eschyle le premier auteur de théâtre (cf. Dupont 2015, p.20-21).

 

Œuvres.

On estime entre 75 et 90 le nombre de pièces qu’Eschyle a écrites. Il fut 13 fois victorieux au concours de tragédies de son vivant. Il fut également victorieux après sa mort.

Pour chaque concours, l’auteur de tragédie devait proposer quatre pièces. Trois tragédies formant une trilogie et un drame satyrique appartenant au même groupe d’histoires (cf. De Romilly 2006, p. 9). Eschyle était réputé pour ses drames satyriques si on en croit le témoignage de Ménédème (iv-iii° siècle av. J.-C.) cité par Diogène Laërce dont il ne nous reste que des fragments, notamment 68 vers des Diktuoulkoi (« Les Pêcheurs au filet », publié en 1935 puis en 1941 (cf. Canfora 1994, p. 156-157).

Il nous reste sept tragédies complètes d’Eschyle qui furent choisies sous le règne de l’empereur romain Hadrien (76-138) par un érudit anonyme (cf. Dupont 2015, p.25), à savoir Les Perses ; Les Suppliantes qui passait pour la plus ancienne de ses tragédies conservées (comme on le voit dans l’édition de Paul Mazon, tome 1, p.3 ; contra De Romilly 2011, note 1 p. 56) ; Les Sept contre Thèbes ; AgamemnonLes ChoéphoresLes Euménides qui composent L’Orestie et le Prométhée enchaîné qui est, à tort, d’attribution discutée. Il aurait été la première pièce d’une trilogie dont les deux pièces suivantes s’intituleraient Prométhée délivré et Prométhée porte-feu.

Des pièces dont il nous reste des fragments, on peut citer une trilogie sur Ajax, Le jugement des armesLes femmes de ThraceLes femmes de Salamine ; la « Lycurgie » : Les EdônesLes Bassarai (« Bacchantes de Thrace »), Les jeunes hommes avec un drame satyrique, Lycurgue. Des papyrus ont livré des fragments de tragédies, NiobéLes Myrmidons, première pièce de la Trilogie d’Achille et les Diktuoulkoi, drame satyrique de la Trilogie de Persée (cf. Canfora 1994, p. 209).

Selon Porphyre, les Delphiens auraient demandé à Eschyle de donner un péan. Il aurait refusé parce que celui de Tynnichos était parfait (Traité de l’abstinence, II, 18 ; Sur Tynnichos, Platon, Ion, 534d).

 

Bibliographie.

Éditions d’Eschyle.

Eschyle, Les Suppliantes – Les Perses – Les Sept contre Thèbes – Prométhée enchaîné, …, texte établi et traduit par Paul Mazon, Les Belles Lettres, 1925.

Eschyle, Agamemnon – Les Choéphores – Les Euménides, texte établi et traduit par Paul Mazon, Les belles lettres, 1925.

Eschyle, Théâtre, traduction Émile Chambry, GF-Flammarion, 1964.

Eschyle, Tragédies, traduction Paul Mazon, préface de Pierre Vidal-Naquet, Gallimard, Folio, 1973.

Eschyle, Les Perses, présentation par Danielle Sonnier, traduction par Danelle Sonnier & Boris Donné, GF-Flammarion, 2000.

Eschyle, Les Perses, bilingue, texte établi et traduit par Paul Mazon, introduction et notes par Philippe Brunet, Les Belles Lettres, 2000.

Eschyle, L’Orestie, traduction et présentation de Daniel Loayza, GF-Flammarion, 2001.

 

Ouvrages divers.

Dictionnaire de l’Antiquité de l’université d’Oxford, Robert Laffont, Bouquins, 1993.

Encyclopédie Universalis.

Amouretti, Marie-Claire et Ruzé, Françoise, Le monde grec antique, Hachette, 1978.

Cabanes, Pierre, Introduction à l’histoire de l’Antiquité, Armand Colin, 2008.

Canfora, Luciano, Histoire de la littérature grecque d’Homère à Aristote (1986, 1989), traduit de l’italien par Denise Fougous, Éd. Dejonquières, 1994.

De Romilly, Jacqueline, Précis de littérature grecque, P.U.F., 1980.

De Romilly, Jacqueline, raconte l’Orestie d’Eschyle, Bayard, 2006.

De Romilly, Jacqueline, La crainte et l’angoisse dans le théâtre d’Eschyle (1958), Les Belles Lettres, 2ème tirage, 2011.

Demont, Paul et Lebeau Anne, Introduction au théâtre antique, Le Livre de Poche, 1996.

Dupont, Florence, Le théâtre d’Eschyle, Ides et calendes, Lausanne, 2015.

Festugière, André-Jean, De l’essence de la tragédie grecque, Aubier Montaigne, 1969.

Lévy, Edmond, La Grèce au V° siècle de Clisthène à Socrate, Seuil, Points Histoire, 1995.

Loraux, Nicole, La voix endeuillée. Essai sur la tragédie grecque, Gallimard, 1999.

Meier, Christian, De la tragédie grecque comme art politique (1988), traduit de l’allemand par Marielle Carlier, Les Belles Lettres, 2004.

Mossé, Claude, Histoire d’une démocratie : Athènes. Des origines à la conquête macédonienne, Seuil, Points Histoire, 1971.

Mossé, Claude, La Grèce archaïque d’Homère à Eschyle, Seuil, Points Histoire, 1984.

Palomar Perez, Natalia, « La figure du poète tragique dans la Grèce ancienne », traduit de l’espagnol par Dominique Blanc, chapitre II de l’ouvrage collectif Figures de l’intellectuel en Grèce ancienne, sous la direction de Nicole Loraux et Carles Miralles, Belin, 1988.

Poursat, Jean-Claude, La Grèce préclassique des origines à la fin du VI° siècle, Seuil, Points Histoire, 1995.

Saïd, Suzanne, Trédé, Monique et Le Boulluec, Alain, Histoire de la littérature grecque, P.U.F., 1997.

Trédé-Boulmer, Monique et Saïd, Suzanne, La littérature grecque d’Homère à Aristote, P.U.F., « Que sais-je ? », 2ème éd. 1992.

Vernant, Jean-Pierre (1914-2007) et Vidal-Naquet, Pierre (1930-2006), Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Maspero, 1972.

Vernant, Jean-Pierre et Vidal-Naquet, Pierre, Mythe et tragédie en Grèce ancienne II, Maspero, 1986.

Vidal-Naquet, Pierre, Le miroir brisé. Tragédie athénienne et politique, Les Belles Lettres, 2002.

 

Articles

Alaux, Jean, « Mimêsis et katharsis dans Les Perses », Les Belles lettres | L'information littéraire  2001/1 - Vol. 53 pages 3 à 13 

(http://www.cairn.info/revue-l-information-litteraire-2001-1-page-3.htm)

Alaux, Jean, « Catharsis et réflexivité tragiques », in Gaia : revue interdisciplinaire sur la Grèce Archaïque, numéro 6, 2002, p.201-225.

(http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/gaia_1287-3349_2002_num_6_1_1390)

Battistini, Olivier, « Les Trières de Salamine », Dialogues d’histoire ancienne, 2010/Supplément 4.1 S4.1, p. 77-86. (http://www.cairn.info/revue-dialogues-d-histoire-ancienne-2010-Supplément 4.1-page-77.htm)

Pébarthe, Christophe, « Les archives de la cité de raison. Démocratie athénienne et pratiques documentaires à l’époque classique », in Michele Faraguna (edited by), « Archives and archival documents in ancient societies: Legal documents in ancient societies IV, Trieste 30 September - 1 October 2011 », Trieste, EUT Edizioni Università di Trieste, 2013, pp. 107-125 (http://hdl.handle.net/10077/8672)

Wartelle (Abbé André), « La Vie d’Eschyle », in Bulletin de l’Association Guillaume Budé : Lettres d’humanité, n°24, décembre 1965, p.477-482

(http://www.persee.fr/web/revues/homme/prescript/article/bude_1247-6862_1965_num_24_4_4227)

Il s’agit de la traduction de la « Vie d’Eschyle » selon le texte établi par Paul Mazon dans son édition des œuvres d’Eschyle. Ce texte se trouve dans le manuscrit M ou Mediceus qui daterait du X° siècle qui recueille ses œuvres. Le texte, tardif, ne peut être daté.

Jouan, François, « Mensonges d’Ulysse, mensonges d’Homère : une source tragique du Discours troyen de Dion Chrysostome », in Revue des Études Grecques, tome 115, janvier-juin 2002, p. 409-416.