jeudi 6 février 2025

corrigé du sujet Image et modèle

 Lorsqu’on pense à une image, on a tendance à la référer à son modèle. Quand Marcel Duchamp (1887-1968) donne des moustaches et une barbichette à une reproduction de la Joconde en lui donnant un titre grossier L.H.O.O.Q. (1919), il laisse entendre que le modèle de Léonard était un homme selon une certaine orientation sexuelle. Cette référence au modèle paraît évidente pour la photographie mais aussi pour la peinture ou la sculpture pour ne rien dire de la littérature ou du cinéma. L’image paraît inséparable du modèle.

Pourtant, on dit de certaines images qu’elles ont été créées de sorte qu’elles seraient indépendantes de tout modèle.

On peut se demander si l’image peut ou non se passer de modèle ?

L’image est une copie qui exige un modèle intelligible ou empirique ou est une représentation et une invention du sujet qui jamais ne devient un modèle tout en ouvrant à la perception du réel.

 

 

Si on part d’une photographie ou d’une image mentale, il semble évident qu’elles présupposent un modèle. Ainsi le douanier compare la photographie du passeport qu’il voit avec le visage qu’il a devant lui, finalement avec la représentation mentale que lui livre la perception. L’image est la reproduction la plus fidèle possible de son modèle seulement sur le plan visuel sans quoi comme Platon (428-347 av. J.-C.) le faisait dire à Socrate (469-399 av. J.-C.) à Cratyle (432c), le personnage éponyme d’un de ses dialogues, ce ne serait pas une image mais un double et on ne pourrait distinguer les images de leurs modèles, autrement dit, on ne pourrait les appréhender comme images. Comment rendre compte des images dont on sait qu’elles n’ont pas de modèles empiriques déterminées ?

Or toute la peinture religieuse montre des personnages dont il est clair que les peintres ou les sculpteurs ne les ont pas vus. Le Zeus de Phidias, le Christ, voire Mohamed dans la peinture byzantine, musulmane, voire persane ont été représentés en l’absence de leur modèle. Une solution serait avec Plotin de soutenir que l’artiste montre toutefois le Dieu, Zeus pour Phidias (Ennéades, V, 8, 1,38-40 traité 31 Sur la beauté intelligible, : « Phidias fit son Zeus, sans égard à aucun modèle sensible (Πρὸς οὐδὲν αἰσθητὸν) ; il l’imagina tel qu’il serait, s’il consentait à paraître (ἐθέλοι θανῆναι) à nos regards. ») Le modèle de l’image qui n’a pas de modèle empirique a un modèle intelligible. C’est cette conception que l’iconodoulie[1] de Jean Damascène reprendra en l’adaptant au christianisme dans son Troisième discours contre ceux qui rejettent les saintes icones de 743 que le Concile œcuménique de Nicée II (787) reprendra pour défendre le culte de l’image comme manifestation du modèle divin. Dieu lui-même en se faisant homme s’est donné dans le sensible.

Reste que le modèle de l’image pourrait être un concept, entendue comme ce qui résulte d’une multiplicité des perceptions comme le soutiennent les empiristes à l’instar de Hume (1711-1776) dans l’Enquête sur l’entendement humain (1748, section 3 De l’association des idées). C’est ainsi qu’on peut faire une image de l’homme à partir de la multiplicité des hommes déjà vus. N’est-ce pas toujours un certain idéal de l’homme qui sert à représenter le christ ou Mohamed dans la culture persane, voire dans certaines représentations dans l’empire ottoman jusqu’à ce que sa représentation sans visage devienne dominante. C’est pour cela qu’on reconnaît un homme dans les autoportraits de Rembrandt (1606-1669) qu’on ne connaît pas par ailleurs trois siècles après sa mort.

 

Toutefois, si l’image présuppose un modèle, quel est son modèle reste finalement obscur, un intelligible ou un objet de l’expérience, voire plusieurs, de sorte qu’il est possible de se demander si ce n’est pas plutôt l’esprit qui produit l’image sans modèle extérieur.

 

 

Le sujet pour imaginer applique l’esprit au corps comme le soutient Descartes dans la sixième de ses Méditations métaphysiques. Ainsi le concept de triangle qui est une représentation qui vient du sujet qui pense permet de se figurer une figure de trois côtés avec de nombreuses images possibles. Par contre l’image de chiliogone se distingue difficilement de celle du myriogone par une certaine impuissance de l’esprit à bien figurer son modèle conceptuel. Le concept d’enfant comme petit homme permet à Masaccio (1401-~1428) de représenter Jésus sur les genoux de Marie dans son tableau Sainte Anne, la vierge avec l’Enfant et des anges(1424). De même les anges ne sont que des hommes avec des ailes. Le modèle pour l’image la sert dans son intention de signification.

Si l’image se réfère à un objet extérieur, c’est parce qu’elle est une affection du sujet soutient à juste titre Spinoza (1632-1677). Ainsi le Soleil dans le Ciel m’affecte âme et corps et une représentation d’une boule de feu à 200 pieds de distance apparaît (Éthique, partie II, scolie de la proposition 35, posthume 1677). Pour l’astronome, l’image est fausse car il connaît la vraie distance déjà calculée par Aristarque de Samos au III° siècle av. J.-C. Ainsi l’image est une représentation qui exprime la relation d’un objet à un sujet. Une puissance d’imaginer est cependant possible pour Spinoza (cf. Éthique, (1677 posthume), Proposition XVII, scolie).

Aussi peut-on avec Kant (1724-1804) voir dans le schématisme (cf. Critique de la raison pure, 1781, 1787), la possibilité de créer des images s’il est vrai que c’est un procédé pour donner une image à un concept. Ainsi quand Dürer (1471-1528) représente la mort avec un sablier dans sa gravure Le chevalier, la mort et le diable(1513) il donne ou reprend une image de la mort qui n’en a pas, qui a donc été créée. on peut parler avec Kant d’image venant de l’imagination créatrice. En ce sens l’image n’a pas besoin de modèle. Elle existe par elle-même et le sujet a conscience de son être d’image car elle est comme Sartre le soutient dans L’imaginaire(1940) une conscience qui enveloppe une négation, celle de l’existence de l’objet de l’image. L’image est une conscience et non une réalité qui serait dans l’esprit (cf. L’imagination, 1936) Le sujet qui regarde la gravure voit l’analogon des figures allégoriques, c’est-à-dire un quasi objet qui est visé par l’image (cf. Sartre [1905-1980], L’imaginaire, 1940). De même que c’est la conscience qui fait de la photographie une image comme Roland Barthes (1915-1980) le soutient en reprenant la thèse de Sartre dans La chambre claire. Note sur la photographie (Cahiers du cinéma, Gallimard, Seuil, 1980).

 

Néanmoins, si le sujet fait l’image sans qu’un modèle soit nécessaire, n’y a-t-il pas comme un renversement qui fait de l’image le modèle d’un objet possible ou réel ?

 

 

Heidegger (1889-1976) dans une des premières versions de L’origine de l’œuvre d’art écrivait « L’œuvre d’art ne représente jamais rien, et pour cette simple raison qu’elle n’a rien à représenter, étant elle-même ce qui crée tout d’abord ce qui entre pour la première fois grâce à elle dans l’ouvert », trad. E. Martineau, Authentica, 1987, p. 53. Si donc l’œuvre d’art est pensée comme image, il apparaît donc que l’image n’a pas besoin de modèle, ni même d’être un modèle. Il faut la penser comme ce qui montre quelque chose de réel ou dans le réel qui sans elle n’apparaîtrait pas. Ainsi Molière (1622-1673) a-t-il montré l’image du faux dévot qui utilise la religion à son profit dans son Tartuffe (1669) qui est ainsi devenu l’antonomase de l’hypocrisie.

On peut considérer que l’œuvre d’art provient de l’imagination créatrice qui fait des images originales, comme la forme du tableau de Léonard (1452-1519), La vierge, l’enfant Jésus et sainte Anne, 1503-1519 dont le carton premier, celui de Londres a été imité par son disciple, Bernardino Luini. Une image peut donc avoir une autre image comme modèle. Elle n’est alors qu’une imitation et perd ce par quoi elle permet d’ouvrir à ce qui est.

L’image n’a pas besoin d’être imité pour être. Son imitation, c’est-à-dire son érection comme modèle est un caractère extrinsèque. Ainsi, la scène du meurtre dans la douche dans Psychose (1960) d’Alfred Hitchcock (1899-1980) où l’on voit le sang se mêlé à l’eau et disparaître dans la bonde a souvent été imitée sous forme d’hommage comme Brian de Palma (né en 1940) ou par des réalisateurs en manque d’imagination. L’image comme œuvre d’art doit être exemplaire, c’est-à-dire permettre la création d’autres images. Ainsi, Merleau-Ponty (1908-1961) dans L’œil et l’esprit (1960), note que la formation du peintre peut passer par la copie mais qu’elle conduit à dégager la « structure imaginaire du réel », c’est-à-dire les éléments du visible qui permet de voir le monde. Il cite à juste titre ce mot de Rodin qui disait que le peintre qui donne une image du mouvement est dans le vrai là où le photographe qui reproduit a tort. Pour qu’une image photographique soit véritablement une image, il faut qu’elle dévoile quelque chose de réel comme Ghost Child (août 1936) de Dorothea Lange (1895-1965) qui montre la figure d’une enfant frappée par la misère lors de la grande dépression et du dust bowl. La peinture n’a pas besoin de modèle ni n’est un modèle. Elle crée des images qui manifestent ce qui rend visible le monde et ce qui lui appartient.

 

 

Disons pour finir que le problème était de savoir si l’image exige un modèle ou bien si elle peut l’être elle-même ou si elle peut être détachée de tout modèle. Il est apparu qu’on pouvait lui assigner un modèle intelligible ou empirique mais qu’ainsi on manque le fait que l’image dépend du sujet, d’une puissance de figuration qui permet au mixte d’âme et de corps de faire être de quasi-objets. C’est que l’image dévoile finalement quelque chose du réel, ce qui le rend accessible, et est éloignée de tout modèle.

D’où peuvent venir alors les imitations ou simulacres qui pullulent dans notre monde ?



[1] Ou iconodulie (du grec εικών / eikôn, image et δουλεία / douleia, service), iconodule ou iconodoule, les deux orthographes existent (cf. Nouvelle histoire du Moyen âge, volume 1 Le premier moyen âge La sortie du monde antique sous la direction de Florian Mazel, Seuil, histoire, 2024, « 9. L’horizon byzantin » de Annick Peters-Custot, p.228.

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