Le siècle des Lumières nous a habitués à rejeter les
préjugés, à considérer que penser consiste à les combattre, voire à simplement
les fuir.
Aussi nous semble-t-il évident que penser,
c’est-à-dire réfléchir, est possible sans se prononcer avant d’avoir examiné,
c’est-à-dire sans préjuger puisque ces deux actes s’opposent.
Pourtant, il n’est pas possible de réfléchir à tout,
tout le temps et à tout instant, de sorte que préjuger paraît la condition pour
qu’il soit possible de penser plutôt que d’hésiter perpétuellement.
On peut donc se demander s’il est possible de penser
sans préjuger.
Penser sans préjuger, c’est refuser les influences et
donc les croyances, c’est aussi sombrer dans le flottement perpétuel, c’est
enfin penser avec et pour les autres.
Penser, c’est réfléchir. Pour ce faire, il ne faut
donc pas se laisser influencer. C’est ce qui se passe quand on préjuge. On a un
avis sur quelque chose, ou surtout sur quelqu’un, avant même d’avoir réfléchi.
On est donc influencé par autre chose que nous-mêmes. Cela peut être par nos
sentiments ou par les coutumes de notre culture. On répète même parfois des
connaissances qu’on ne comprend pas. Comment alors ne pas s’appuyer sur les
préjugés quand on pense ?
Il faut remettre en cause toutes les croyances, opinions
ou préjugés. Il est alors essentiel de chercher des preuves de ce qu’on avance,
de transformer en simples hypothèses, c’est-à-dire en pensées qu’on ne tient ni
pour vraies ni pour fausses, ce qu’on a jusque là soutenu. De cette façon, il
apparaît possible de ne pas se reposer sur des préjugés qui guident notre
pensée à notre insu.
Cependant, il faudrait alors toujours réfléchir,
toujours douter, finalement ne jamais juger, ce qui est impossible. Préjuger
est nécessaire, mais comment peut-on alors penser ?
Seul, l’homme ne peut rien. Il doit tenir compte de ce
que lui apportent ses ancêtres comme ses contemporains. On ne peut pas vérifier
à chaque moment que tous les pays où nous ne sommes pas existent. Il faut bien
pour réfléchir admettre le témoignage de nos contemporains. Sans un minimum de
confiance dans nos ancêtres, aucune science ne serait possible. Comment ne pas
accepter des siècles d’observations astronomiques ? Il faut donc convenir
avec Burke (1729-1797) dans ses Réflexions
sur la Révolution
de France (1790), que préjuger nous permet de penser et d’agir lorsque nous
nous appuyons sur ce que les autres ont accumulé pour nous. Mais ne risque-t-on
pas alors de ne pas vraiment penser ?
Préjuger, c’est s’appuyer sur les traditions. Or,
lorsqu’on pense, soit pour connaître, soit pour agir, il faut bien ne réfléchir
qu’au problème auquel on a affaire. Sinon, on est conduit à douter sans jamais
se prononcer. Préjuger permet donc de sortir du doute, de donner une direction
à notre pensée. Et douter, ce n’est pas penser, c’est avoir l’esprit qui flotte
ou oscille d’une idée à l’autre.
Néanmoins, on ne sort jamais ainsi d’une certaine
routine. Pire, on se soumet aux autres. On est conduit alors à ne jamais
remettre en cause ce qui peut s’avérer faux et surtout susceptible de nous
condamner à une sorte d’esclavage. Comment donc sans tomber dans le doute
serait-il possible de penser sans préjuger ?
Préjuger, c’est moins ne pas réfléchir, que se
soumettre à ce que les autres nous commandent de penser. C’est pour cela que
Kant dans sa Réponse à la question :
qu’est-ce que les Lumières ?, soutient qu’il faut penser par soi-même.
Pour cela, il faut du courage et du travail. Courage d’examiner les idées qui
me sont proposées, effort pour repenser ce que les autres ont pensé, qu’il
s’agisse de science, de morale ou de médecine, etc. Ainsi n’ai-je pas besoin de
tout réinventer. Or, comment savoir que moi-même je n’invente pas de nouveaux
préjugés ?
Préjuger, du côté de l’inventeur, c’est imposer aux
autres une idée. Pour penser par soi-même, il faut donc penser avec les autres en
les incitant à penser librement. C’est même nécessaire.
En effet, le principe pour penser sans préjuger, c’est
celui de l’universalité. Autrement dit, une pensée n’est pas un préjugé si et
seulement si elle permet l’estime raisonnable de soi de tout homme. Ainsi,
c’est un préjugé que de penser que tel peuple est composé de parasites et c’est
une pensée que d’admettre que tout homme peut se libérer des préjugés.
Pour penser, il faut réfléchir, donc ne pas préjuger.
Mais pour sortir du doute sans fin, il n’est pas nécessaire comme on a pu le
voir de préjuger, car alors on se soumet à d’autres. C’est en pensant avec et
pour les autres qu’il est possible de penser sans préjuger, sans sombrer dans l’errance
du doute.
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