lundi 3 octobre 2016

Textes pour le sujet : Le droit d’expression autorise-t-il à soutenir n’importe quelle opinion ?

Quant à l’efficacité de la force et de la rigueur pour modifier les opinions des hommes, l’histoire est remplie d’exemples de leur essai ; mais à peine trouvera-t-on un cas où une opinion ait été éradiquée par les persécutions, sauf là où la violence qui s’est exercée à son encontre s’est employée en même temps à exterminer tous ceux qui la professaient. Je désire seulement que chacun consulte son propre cœur et qu’il en fasse l’expérience : la violence peut-elle contraindre les opinions ? Les arguments eux-mêmes, lorsqu’ils sont poussés avec trop de chaleur, ne nous rendent-ils pas encore plus obstinés dans nos opinions ? Les hommes sont en effet fort soucieux de préserver la liberté de cette partie d’eux-mêmes en quoi réside leur dignité d’hommes et qui, si on pouvait la contraindre, ferait d’eux des créatures très peu différentes des bêtes brutes. Je pose la question à ceux qui, récemment, ont eux-mêmes résisté avec constance à l’emploi d’une force qui s’est révélée sans efficacité, et qui ont montré à quel point elle était incapable de l’emporter sur leurs opinions, alors qu’ils s’empressent aujourd’hui de l’exercer sur les autres : toute la rigueur du monde pouvait-elle les rapprocher d’un seul pas d’une adhésion intime et sincère aux opinions qui prédominaient alors ? Et qu’ils ne viennent pas me dire que c’est parce qu’ils étaient assurés d’être dans le vrai car, dans ce qu’il croit, tout homme est persuadé qu’il a raison.
Locke, Lettre sur la tolérance (1689)

La liberté des opinions ne peut être sans limites. Je vois qu’on la revendique comme un droit tantôt pour une propagande, tantôt pour une autre. Or on comprend pourtant bien qu’il n’y a pas de droit sans limites ; cela n’est pas possible, à moins que l’on ne se place dans l’état de liberté et de guerre, où l’on peut bien dire que l’on se donne tous les droits, mais où, aussi, l’on ne possède que ceux que l’on peut maintenir par sa propre force. Mais dès que l’on fait société avec d’autres, les droits des uns et des autres forment un système équilibré ; il n’est pas dit du tout que tous auront tous les droits possible ; il est dit seulement que tous auront les mêmes droits ; et c’est cette égalité des droits qui est sans doute la forme de la justice ; car les circonstances ne permettent jamais d’établir un droit tout à fait sans restriction ; par exemple il n’est pas dit qu’on ne barrera pas une rue dans l’intérêt commun ; la justice exige seulement que la rue soit barrée aux mêmes conditions pour tout le monde. Donc je conçois bien que l’on revendique comme citoyen, et avec toute l’énergie que l’on voudra y mettre, un droit dont on voit que les autres citoyens ont la jouissance. Mais vouloir un droit sans limites, cela sonne mal.
Mais laissons cette métaphysique. On invoque le droit de parler et d’écrire, sans y vouloir de restriction. Je n’ai qu’à montrer un cas où évidemment personne n’admettra un tel droit pour que la question se pose tout à fait autrement. Or, ce cas, je n’ai pas à le chercher bien loin ; l’écrit et la parole obscènes ne peuvent être permis ; on voudra toujours au moins protéger les enfants ; cette restriction suffit pour faire voir qu’il n’est pas question d’un droit de parler et d’écrire qui serait sans limites.
Cela étonne au premier moment, parce que nous voulons toujours quelque principe abstrait et rigoureux, qui serait comme un article de la Charte Humaine ; dans le vrai, je ne vois qu’un droit ainsi formulable, c’est l’égalité des droits ; cette condition remplie, tous les droits sont discutables, et on peut imaginer des circonstances où les droits les plus clairs soient supprimés, et même le droit à la vie ; car dans un sauvetage, il n’est pas dit qu’on ne mettra pas un citoyen dans quelque poste périlleux ; seulement tout citoyen, dans les mêmes conditions, sera également tenu d’obéir.
Revenons au droit de parler et d’écrire ; il n’est pas seulement limité par les bonnes mœurs ; il l’est par l’ordre et la sûreté publique. Je n’ai pas le droit de louer publiquement le crime ou le vol. Par exemple, les cultes ne sont libres que sous certaines conditions ; on peut imaginer un culte de Bacchus ou de Vénus, imité de l’antique, et qui serait très bien interdit. Quand on lit Rousseau, Montesquieu, Voltaire, au sujet de la tolérance, on est surpris au premier moment de leur prudence sur ce sujet-là ; car ils ne veulent la tolérance que pour les doctrines inoffensives ; et, lorsqu’il s’agit de savoir si une doctrine est inoffensive, c’est l’opinion commune, par la loi et les juges, qui en décidera. Mais d’où viennent ces fausses notions qui courent partout ?
Alain, Propos du 14 février 1911

Pour former l’État, une seule chose est nécessaire : que tout le pouvoir de décréter appartienne soit à tous collectivement, soit à quelques-uns, soit à un seul. Puisque, en effet, le libre jugement des hommes est extrêmement divers, que chacun pense être seul à tout savoir et qu’il est impossible que tous soient de la même opinion et parlent d’une seule bouche, ils ne pourraient vivre en paix si l’individu n’avait renoncé à son droit d’agir suivant le seul décret de sa pensée. C’est donc seulement au droit d’agir par son décret qu’il a renoncé, non au droit de raisonner et de juger ; par suite nul à la vérité ne peut, sans danger pour le droit du souverain, agir contre son décret, mais il peut avec une entière liberté se former une opinion et juger et en conséquence aussi parler, pourvu qu’il n’aille pas au delà de la simple parole ou de l’enseignement, et qu’il défende son opinion par la raison seule, non par la ruse, la colère ou la haine, ni dans l’intention de changer quoi que ce soit dans l’État de par l’autorité de son propre décret. 
Spinoza, Traité théologico-politique (1670), chapitre XX


Si tous les hommes moins un partageaient la même opinion, ils n’en auraient pas pour autant le droit d’imposer silence à cette personne, pas plus que celle-ci, d’imposer silence aux hommes si elle en avait le pouvoir. Si une opinion n’était qu’une possession personnelle, sans valeur pour d’autres que son possesseur ; si d’être gêné dans la jouissance de cette possession n’était qu’un dommage privé, il y aurait une différence à ce que ce dommage fût infligé à peu ou à beaucoup de personnes. Mais ce qu’il y a de particulièrement néfaste à imposer silence à l’expression d’une opinion, c’est que cela revient à voler l’humanité : tant la postérité que la génération présente, les détracteurs de cette opinion bien davantage que ses détenteurs. Si l’opinion est juste, on les prive de l’occasion d’échanger l’erreur pour la vérité ; si elle est fausse, ils perdent un bénéfice presque aussi considérable : une perception plus claire et une impression plus vive de la vérité que produit sa confrontation avec l’erreur.
John Stuart Mill, De la Liberté (1859), Chapitre II De la liberté de pensée et de discussion.


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