Quant à l’efficacité de la force et de
la rigueur pour modifier les opinions des hommes, l’histoire est remplie
d’exemples de leur essai ; mais à peine trouvera-t-on un cas où une
opinion ait été éradiquée par les persécutions, sauf là où la violence qui s’est
exercée à son encontre s’est employée en même temps à exterminer tous ceux qui
la professaient. Je désire seulement que chacun consulte son propre cœur et
qu’il en fasse l’expérience : la violence peut-elle contraindre les
opinions ? Les arguments eux-mêmes, lorsqu’ils sont poussés avec trop de
chaleur, ne nous rendent-ils pas encore plus obstinés dans nos opinions ?
Les hommes sont en effet fort soucieux de préserver la liberté de cette partie
d’eux-mêmes en quoi réside leur dignité d’hommes et qui, si on pouvait la
contraindre, ferait d’eux des créatures très peu différentes des bêtes brutes.
Je pose la question à ceux qui, récemment, ont eux-mêmes résisté avec constance
à l’emploi d’une force qui s’est révélée sans efficacité, et qui ont montré à quel
point elle était incapable de l’emporter sur leurs opinions, alors qu’ils
s’empressent aujourd’hui de l’exercer sur les autres : toute la rigueur du
monde pouvait-elle les rapprocher d’un seul pas d’une adhésion intime et
sincère aux opinions qui prédominaient alors ? Et qu’ils ne viennent pas
me dire que c’est parce qu’ils étaient assurés d’être dans le vrai car, dans ce
qu’il croit, tout homme est persuadé qu’il a raison.
Locke,
Lettre sur la tolérance (1689)
La liberté des opinions ne peut être sans
limites. Je vois qu’on la revendique comme un droit tantôt pour une propagande,
tantôt pour une autre. Or on comprend pourtant bien qu’il n’y a pas de droit
sans limites ; cela n’est pas possible, à moins que l’on ne se place dans
l’état de liberté et de guerre, où l’on peut bien dire que l’on se donne tous
les droits, mais où, aussi, l’on ne possède que ceux que l’on peut maintenir
par sa propre force. Mais dès que l’on fait société avec d’autres, les droits
des uns et des autres forment un système équilibré ; il n’est pas dit du
tout que tous auront tous les droits possible ; il est dit seulement que
tous auront les mêmes droits ; et c’est cette égalité des droits qui est
sans doute la forme de la justice ; car les circonstances ne permettent
jamais d’établir un droit tout à fait sans restriction ; par exemple il n’est
pas dit qu’on ne barrera pas une rue dans l’intérêt commun ; la justice
exige seulement que la rue soit barrée aux mêmes conditions pour tout le monde.
Donc je conçois bien que l’on revendique comme citoyen, et avec toute l’énergie
que l’on voudra y mettre, un droit dont on voit que les autres citoyens ont la
jouissance. Mais vouloir un droit sans limites, cela sonne mal.
Mais laissons cette métaphysique. On invoque
le droit de parler et d’écrire, sans y vouloir de restriction. Je n’ai qu’à
montrer un cas où évidemment personne n’admettra un tel droit pour que la
question se pose tout à fait autrement. Or, ce cas, je n’ai pas à le chercher
bien loin ; l’écrit et la parole obscènes ne peuvent être permis ; on
voudra toujours au moins protéger les enfants ; cette restriction suffit
pour faire voir qu’il n’est pas question d’un droit de parler et d’écrire qui
serait sans limites.
Cela étonne au premier moment, parce que
nous voulons toujours quelque principe abstrait et rigoureux, qui serait comme
un article de la Charte Humaine ; dans le vrai, je ne vois qu’un droit
ainsi formulable, c’est l’égalité des droits ; cette condition remplie,
tous les droits sont discutables, et on peut imaginer des circonstances où les
droits les plus clairs soient supprimés, et même le droit à la vie ; car
dans un sauvetage, il n’est pas dit qu’on ne mettra pas un citoyen dans quelque
poste périlleux ; seulement tout citoyen, dans les mêmes conditions, sera
également tenu d’obéir.
Revenons au droit de parler et d’écrire ;
il n’est pas seulement limité par les bonnes mœurs ; il l’est par l’ordre
et la sûreté publique. Je n’ai pas le droit de louer publiquement le crime ou
le vol. Par exemple, les cultes ne sont libres que sous certaines conditions ;
on peut imaginer un culte de Bacchus ou de Vénus, imité de l’antique, et qui
serait très bien interdit. Quand on lit Rousseau, Montesquieu, Voltaire, au
sujet de la tolérance, on est surpris au premier moment de leur prudence sur ce
sujet-là ; car ils ne veulent la tolérance que pour les doctrines
inoffensives ; et, lorsqu’il s’agit de savoir si une doctrine est
inoffensive, c’est l’opinion commune, par la loi et les juges, qui en décidera.
Mais d’où viennent ces fausses notions qui courent partout ?
Alain,
Propos du 14 février 1911
Pour former l’État, une seule chose est
nécessaire : que tout le pouvoir de décréter appartienne soit à tous
collectivement, soit à quelques-uns, soit à un seul. Puisque, en effet, le
libre jugement des hommes est extrêmement divers, que chacun pense être seul à
tout savoir et qu’il est impossible que tous soient de la même opinion et
parlent d’une seule bouche, ils ne pourraient vivre en paix si l’individu
n’avait renoncé à son droit d’agir suivant le seul décret de sa pensée. C’est
donc seulement au droit d’agir par son décret qu’il a renoncé, non au droit de
raisonner et de juger ; par suite nul à la vérité ne peut, sans danger
pour le droit du souverain, agir contre son décret, mais il peut avec une
entière liberté se former une opinion et juger et en conséquence aussi parler,
pourvu qu’il n’aille pas au delà de la simple parole ou de l’enseignement, et
qu’il défende son opinion par la raison seule, non par la ruse, la colère ou la
haine, ni dans l’intention de changer quoi que ce soit dans l’État de par
l’autorité de son propre décret.
Spinoza,
Traité théologico-politique (1670),
chapitre XX
Si tous les hommes moins un partageaient
la même opinion, ils n’en auraient pas pour autant le droit d’imposer silence à
cette personne, pas plus que celle-ci, d’imposer silence aux hommes si elle en
avait le pouvoir. Si une opinion n’était qu’une possession personnelle, sans
valeur pour d’autres que son possesseur ; si d’être gêné dans la
jouissance de cette possession n’était qu’un dommage privé, il y aurait une
différence à ce que ce dommage fût infligé à peu ou à beaucoup de personnes.
Mais ce qu’il y a de particulièrement néfaste à imposer silence à l’expression
d’une opinion, c’est que cela revient à voler l’humanité : tant la
postérité que la génération présente, les détracteurs de cette opinion bien
davantage que ses détenteurs. Si l’opinion est juste, on les prive de
l’occasion d’échanger l’erreur pour la vérité ; si elle est fausse, ils
perdent un bénéfice presque aussi considérable : une perception plus
claire et une impression plus vive de la vérité que produit sa confrontation
avec l’erreur.
John Stuart Mill,
De la Liberté (1859), Chapitre II De
la liberté de pensée et de discussion.
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