Ainsi, il suffit de définir le
mensonge comme une déclaration intentionnellement fausse et point n’est besoin
d’ajouter cette clause qu’il faut qu’elle nuise à autrui, que les juristes
exigent pour leur définition (…). Car il nuit toujours à autrui : même si
ce n’est pas à un autre homme, c’est à l’humanité en général, puisqu'il
disqualifie la source du droit.
Mais ce mensonge par bonté d’âme peut
même, par accident, tomber sous le coup des lois civiles ; or ce qui
n’échappe à la sanction que par accident, peut également être réputé injustice
selon des lois extérieures. C’est ainsi que si tu as par un mensonge empêché
d’agir quelqu’un qui s’apprêtait à commettre un meurtre, tu es juridiquement
responsable de toutes les conséquences qui pourraient en découler. Mais si tu
t’en es tenu à la stricte vérité, la justice publique ne peut s’en prendre à
toi, quelles que puissent être les conséquences imprévues qui s’ensuivent. Il
est cependant possible que, après que tu as loyalement répondu par
l’affirmative au meurtrier qui te demandait si celui à qui il en voulait était
dans ta maison, ce dernier en soit sorti sans qu’on le remarque et ait ainsi
échappé au meurtrier, et qu’ainsi le forfait n’ait pas eu lieu ; mais si
tu as menti et dit qu’il n’était pas à la maison, et que de fait il soit
réellement sorti (encore que tu ne le saches pas), supposé que le meurtrier le
rencontre lors de sa sortie et perpètre son acte, c’est à bon droit qu’on peut
t’accuser d’être à l’origine de sa mort. Car si tu avais dit la vérité exactement
comme tu la savais, peut-être le meurtrier cherchant son ennemi dans la maison
aurait-il été arrêté par les voisins accourus et le crime aurait-il été
empêché. Donc celui qui ment, si généreuse puisse être son intention en
mentant, doit répondre des conséquences de son mensonge, même devant les
tribunaux civils, si imprévues qu’elles puissent être : c’est que la
véracité est un devoir qui doit être considéré comme la base de tous les
devoirs à fonder sur un contrat, devoirs dont la loi, si on y tolère la moindre
exception, devient chancelante et vaine.
C’est donc un commandement de la
raison qui est sacré, absolument impératif, qui ne peut être limité par aucune
convenance : en toutes déclarations, il faut être véridique (loyal).
Kant, Sur
un prétendu droit de mentir par humanité (1797).
D’autre part, puisque je peux, sans
injustice, donc de plein droit, repousser la violence par la violence, je peux
de même, si la force me fait défaut, ou bien, si elle ne me semble pas aussi
bien de mise, recourir à la ruse. Donc, dans les cas où j’ai le droit d’en
appeler à la force, j’ai droit d’en appeler au mensonge également : ainsi
contre des brigands, contre des malfaiteurs de n’importe quelle espèce ;
et de les attirer ainsi dans un piège. Et de même une promesse arrachée de
force ne lie point. – Mais en réalité, le droit
de mentir va plus loin encore : ce droit m’appartient contre toute
question que je n’ai pas autorisée, et qui concerne ma personne ou celle des
miens : une telle question est indiscrète ; ce n’est pas seulement en
y répondant, c’est même en l’écartant avec un « je n’ai rien à
dire », formule déjà suffisante pour éveiller le soupçon, que je
m’exposerais à un danger. Le mensonge en de tels cas est l’arme défensive
légitime, contre une curiosité dont les motifs d’ordinaire ne sont point
bienveillants. Car si j’ai le droit, quand je devine chez autrui des intentions
méchantes, un projet de m’attaquer par la force, de me prémunir d’avance, et
aux risques et périls de l’agresseur, par la force ; si j’ai le droit, par
mesure préventive, de garnir de pointes aiguës le mur de mon jardin, de lâcher
la nuit dans ma cour des chiens méchants, même à l’occasion d’y disposer des
chausses-trappes et des fusils qui partent seuls, sans que le malfaiteur qui entre
ait à s’en prendre qu’à lui-même des suites funestes de ces mesures ; de
même aussi ai-je le droit de tenir secret par tous les moyens ce qui, connu,
donnerait prise à autrui sur moi ; et j’en ai d’autant plus de raison que
je dois m’attendre plus à la malveillance des autres, et prendre mes
précautions d’avance contre eux.
Schopenhauer, Le
fondement de la morale (1841).
En s’écartant, même sans le vouloir, de la vérité, on
contribue beaucoup à diminuer la confiance que peut inspirer la parole humaine,
et cette confiance est le fondement principal de notre bien-être social
actuel ; disons même qu’il ne peut rien y avoir qui entrave davantage les
progrès de la civilisation, de la vertu, de toutes les choses dont le bonheur
humain dépend pour la plus large part, que l’insuffisante solidité d’une telle
confiance. C’est pourquoi, nous le sentons bien, la violation, en vue d’un
avantage présent, d’une règle dont l’intérêt est tellement supérieur n’est pas
une solution ; c’est pourquoi celui qui, pour sa commodité personnelle ou
celle d’autres individus, accomplit, sans y être forcé, un acte capable
d’influer sur la confiance réciproque que les hommes peuvent accorder à leur
parole, les privant ainsi du bien que représente l’accroissement de cette
confiance, et leur infligeant le mal que représente son affaiblissement, se
comporte comme l’un de leurs pires ennemis. Cependant c’est un fait reconnu par
tous les moralistes que cette règle même, aussi sacrée qu’elle soit, peut
comporter des exceptions : ainsi – et c’est la principale – dans le cas
où, pour préserver quelqu’un (et surtout un autre que soi-même) d’un grand
malheur immérité, il faudrait dissimuler un fait (par exemple une information à
un malfaiteur ou de mauvaises nouvelles à une personne dangereusement malade)
et qu’on ne pût le faire qu’en niant le fait. Mais pour que l’exception ne soit
pas élargie plus qu’il n’en est besoin et affaiblisse le moins possible la
confiance en matière de véracité, il faut savoir la reconnaître et, si
possible, en marquer les limites.
John Stuart Mill,
L’utilitarisme, 1861.
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