Il n’y a donc pas de roi dans
la tribu, mais un chef qui n’est pas un chef d’État. Qu’est-ce que cela
signifie ? Simplement que le chef ne dispose d’aucune autorité, d’aucun
pouvoir de coercition, d’aucun moyen de donner un ordre. Le chef n’est pas un
commandant, les gens de la tribu n’ont aucun devoir d’obéissance. L’espace de
la chefferie n’est pas le lieu du pouvoir, et la figure (bien mal nommée) du « chef »
sauvage ne préfigure en rien celle d’un futur despote. Ce n’est certainement
pas de la chefferie primitive que peut se déduire l’appareil étatique en
général.
En quoi le chef de la tribu ne
préfigure-t-il pas le chef d’État ? En quoi une telle anticipation de
l’État est-elle impossible dans le monde des Sauvages ? Cette
discontinuité radicale – qui rend impensable un passage progressif de la
chefferie primitive à la machine étatique – se fonde naturellement sur cette
relation d’exclusion qui place le pouvoir politique à l’extérieur de la
chefferie. Ce qu’il s’agit de penser, c’est un chef sans pouvoir, une
institution, la chefferie, étrangère à son essence, l’autorité. Les fonctions
du chef, telles qu’elles ont été analysées ci-dessus, montrent bien qu’il ne
s’agit pas de fonctions d’autorité. Essentiellement chargé de résorber les
conflits qui peuvent surgir entre individus, familles, lignages, etc., il ne
dispose, pour rétablir l’ordre et la concorde, que du seul prestige que lui
reconnaît la société. Mais prestige ne signifie pas pouvoir, bien entendu, et
les moyens que détient le chef pour accomplir sa tâche de pacificateur se
limitent à l’usage exclusif de la parole : non pas même pour arbitrer
entre les parties opposées, car le chef n’est pas un juge, il ne peut se
permettre de prendre parti pour l’un ou l’autre ; mais pour, armé de sa
seule éloquence, tenter de persuader les gens qu’il faut s’apaiser, renoncer
aux injures, imiter les ancêtres qui ont toujours vécu dans la bonne entente.
Entreprise jamais assurée de la réussite, pari chaque fois incertain, car la
parole du chef n’a pas force de loi. Que l’effort de persuasion échoue, alors
le conflit risque de se résoudre dans la violence et le prestige du chef peut
fort bien n’y point survivre, puisqu’il a fait la preuve de son impuissance à
réaliser ce que l’on attend de lui.
Pierre Clastres (1934-1977), La société contre l’État, chapitre 11 :
la société contre l’État, Éditions de minuit, 1974, pp. 175-176.
Partout, sous les latitudes les
plus variées, et ce sans une seule exception, c’est, dans les vestiges de
sociétés d’avant l’État que nous sommes à même d’observer la même double
observation, aussi diverse en ses expressions que monotone en sa teneur
dernière, d’une dépossession radicale des hommes quant à ce qui détermine leur
existence et d’une permanence intangible de l’ordre qui les rassemble. Nous ne
sommes pour rien dans ce qui est. Notre manière de vivre, nos règles, nos
usages, ce que nous savons, c’est à d’autres que nous le devons, ce sont des
êtres d’une autre nature que nous, des Ancêtres, des Héros, des Dieux, qui les
ont établis ou instaurés. Nous ne faisons que les suivre, les imiter ou répéter
ce qu’ils nous ont appris. Par essence, en d’autres termes, tout ce qui règle
les travaux et les jours est reçu ; grandes obligations et menus gestes,
toute l’armature dans laquelle se coule la pratique des présents-vivants
procède d’un passé fondateur que le rite vient en permanence réactiver comme
inépuisable source et réaffirmer dans son altérité sacrée.
Marcel Gauchet (né en 1946), Le désenchantement du monde, 1985, Folio
essais, 2005, pp. 46-47.
À la fin, — on peut le déclarer
avec assurance, — la défiance envers tout gouvernement, l’intelligence de ce
qu’ont d’inutile et d’exténuant ces luttes à courte haleine, devront porter les
hommes à une résolution toute neuve : à la suppression de l’opposition « privée
et publique ». Les sociétés privées tireront à elles pas à pas les
affaires d’État : même la pièce la plus solide qui restera du vieux
travail de gouvernement (cette fonction, par exemple, qui doit garantir les
particuliers contre les particuliers) sera finalement un jour assurée par des
entrepreneurs privés. Le décri, la décadence et la mort de l’État,
l’affranchissement de la personne privée (je n’ai garde de dire : de
l’individu) est la conséquence de l’idée démocratique de l’État ; en cela
consiste sa mission. Une fois accomplie sa tâche — qui comme toute chose
humaine porte en son sein beaucoup de raison et de déraison, — une fois vaincus
tous les retours de l’ancienne maladie, un nouveau feuillet se déroulera dans
le fablier de l’humanité, sur lequel on lira toutes sortes d’histoires étranges
et peut-être aussi quelques bonnes choses.
Nietzsche, Humain trop humain (1878), § 472 (extrait)
Le seul moyen d’établir
pareille puissance commune, capable de défendre les humains contre les invasions
des étrangers et les préjudices commis aux uns par les autres et, ainsi, les
protéger de telle sorte que, par leur industrie propre et les fruits de la
terre, ils puissent se suffire à eux-mêmes et vivre satisfaits, est de
rassembler [to conferre] toute leur puissance et toute leur force sur un homme
ou sur une assemblée d’hommes qui peut, à la majorité des voix, ramener toutes
leurs volontés à une seule volonté ; ce qui revient à dire : désigner
un homme, ou une assemblée d’hommes, pour porter leur personne ; et chacun
fait sienne et reconnaît être lui-même l’auteur de toute action accomplie ou
causée par celui qui porte leur personne, et relevant de ces choses qui
concernent la paix commune et la sécurité ; par là même, tous et chacun
d'eux soumettent leurs volontés à sa volonté, et leurs jugements à son
jugement. C’est plus que le consentement ou la concorde ; il s’agit d’une
unité réelle de tous en une seule et même personne, faite par convention de
chacun avec chacun, de telle manière que c’est comme si chaque individu devait
dire à tout individu : j’autorise cet homme ou cette assemblée d’hommes,
et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que
tu lui abandonnes ton droit et autorises toutes ses actions de la même manière.
Cela fait, la multitude, ainsi unie en une personne une, est appelée un ÉTAT,
en latin CIVITAS. Telle est la génération de ce grand LÉVIATHAN, ou plutôt
(pour parler avec plus de déférence) de ce dieu mortel, auquel nous devons,
sous le dieu immortel, notre paix et notre défense. En effet, en vertu du
pouvoir [authority] conféré par
chaque individu dans l’État, il dispose de tant de puissance et de force assemblées
en lui que, par la terreur qu’elles inspirent, il peut conformer la volonté de
tous en vue de la paix à l’intérieur et de l’entraide face aux ennemis de l’étranger.
En lui réside l’essence de l’État qui est (pour le définir) une personne une
dont les actes ont pour auteur, à la suite de conventions mutuelles passées
entre eux-mêmes, chacun des membres d'une grande multitude, afin que celui qui
est cette personne puisse utiliser la force et les moyens de tous comme il
l'estimera convenir à leur paix et à leur défense commune.
Celui qui est dépositaire de
cette personne est appelé SOUVERAIN et l’on dit qu’il a la puissance souveraine ;
en dehors de lui, tout un chacun est son SUJET.
Il existe deux moyens pour
parvenir à cette puissance souveraine. Le premier, par la force naturelle :
tout comme un homme le fait de ses enfants afin qu'ils se soumettent, et leurs
enfants, à son gouvernement, en tant qu’il peut les exterminer s’ils refusent ;
ou bien que, par la guerre, il assujettisse ses ennemis à sa volonté, leur
laissant la vie sauve à cette condition même. Le second est quand les humains
sont d’accord entre eux pour se soumettre à un homme quelconque, ou à une assemblée
d’hommes, volontairement, lui faisant confiance pour qu’il les protège contre
tous les autres. Ce dernier peut être appelé un État politique et État d’institution ;
et le premier, un État d’acquisition.
Thomas Hobbes, Léviathan, 1651, livre II, § 17, Traduction Gérard Mairet, pp.
287-289.
L’État n’est donc pas un
pouvoir imposé du dehors à la société ; il n’est pas davantage « la
réalité de l'idée morale », « l’image et la réalité de la raison »,
comme le prétend Hegel. Il est bien plutôt un produit de la société à un stade
déterminé de son développement ; il est l’aveu que cette société s’empêtre
dans une insoluble contradiction avec elle-même, s’étant scindée en oppositions
inconciliables qu’elle est impuissante à conjurer. Mais pour que les
antagonistes, les classes aux intérêts économiques opposés, ne se consument
pas, elles et la société, en une lutte stérile, le besoin s’impose d'un pouvoir
qui, placé en apparence au-dessus de la société, doit estomper le conflit, le
maintenir dans les limites de l’« ordre » ; et ce pouvoir, né de
la société, mais qui se place au-dessus d’elle et lui devient de plus en plus
étranger, c’est l’État. […]
Comme l’État est né du besoin
de refréner des oppositions de classes, mais comme il est né, en même temps, au
milieu du conflit de ces classes, il est, dans la règle, l’État de la classe la
plus puissante, de celle qui domine au point de vue économique et qui, grâce à
lui, devient aussi classe politiquement dominante et acquiert ainsi de nouveaux
moyens pour mater et exploiter la classe opprimée. C’est ainsi que l’État
antique était avant tout l’État des propriétaires d’esclaves pour mater les
esclaves, comme l’État féodal fut l’organe de la noblesse pour mater les
paysans serfs et corvéables, et comme l’État représentatif moderne est l’instrument
de l'exploitation du travail salarié par le capital."
Friedrich
Engels (1820-1895), L’origine de
la famille, de la propriété privée et de l’État (1884), trad. J. Stern et Cl.
Mainfroy, Éditions sociales, 1983, pp. 281 et 283-284
Des fondements de l’État tels
que nous les avons expliqués ci-dessus, il résulte avec la dernière évidence
que sa fin dernière n’est pas la domination ; ce n’est pas pour tenir l’homme
par la crainte et faire qu’il appartienne à un autre que l’État est institué ;
au contraire c’est pour libérer l’individu de la crainte pour qu’il vive autant
que possible en sécurité c’est-à-dire conserve, aussi bien qu’il se pourra,
sans dommage pour autrui, son droit naturel d’exister et d’agir. Non, je le
répète, la fin de l’État n'est pas de faire passer les hommes de la condition d’êtres
raisonnables à celle de bêtes brutes ou d'automates, mais au contraire il est
institué pour que leur âme et leur corps s’acquittent en sûreté de toutes leurs
fonctions, pour qu’eux-mêmes usent d'une Raison libre, pour qu'ils ne luttent
point de haine, de colère ou de ruse, pour qu’ils se supportent sans
malveillance les uns les autres. La fin de l’État est donc en réalité la
liberté.
Spinoza, Traité théologico-politique, 1670, ch. XX, Trad. Ch. Appuhn,
Garnier-Flammarion, p. 329.
Comme l’indique le titre, l’auteur
s’est proposé d’analyser deux concepts, celui de la Gemeinschaft et celui de la Gesellschaft.
Ce sont les deux modes de groupement que l’on observe chez les hommes, les deux
formes de la vie sociale. Caractériser chacune d’elles et déterminer leurs
rapports, tel est l’objet de cette étude.
La Gemeinschaft, c’est la communauté. Ce qui la constitue, c’est une
unité absolue qui exclut la distinction des parties. Un groupe qui mérite ce
nom n’est pas une collection même organisée d’individus différents en relation
les uns avec les autres ; c’est une masse indistincte et compacte qui n’est
capable que de mouvements d’ensemble, que ceux-ci soient dirigés par la masse
elle-même ou par un de ces éléments chargé de la représenter. C’est un agrégat
de consciences si fortement agglutinées qu’aucune ne peut se mouvoir indépendamment
des autres. C’est en un mot la communauté ou, si l’on veut, le communisme porté
à son plus haut point de perfection. Le tout seul existe ; seul il a une
sphère d’action qui lui soit propre. Les parties n’en ont pas.
Ce qui tient les individus unis
et confondus dans ce cas, c’est ce que l’auteur appelle Verständnis (consensus). C’est l’accord silencieux et spontané de
plusieurs consciences qui sentent et pensent de même, qui sont ouvertes les
unes aux autres, qui éprouvent en commun toutes leurs impressions, leurs joies
comme leurs douleurs, qui, en un mot, vibrent à l’unisson. Cette harmonie ne se
produit pas à la suite d’une entente préalable, d’un contrat antérieurement
débattu et portant sur des points déterminés. Mais elle est un produit
nécessaire de la nature des choses, de l’état des esprits. Quand les conditions
sont favorables et que le germe d’où elle naît est donné, elle croît et se développe
par une sorte de végétation spontanée.
Pour que les consciences soient
à ce point confondues, pour qu'elles participent ainsi à la vie les unes des
autres, il faut qu’elles soient de même nature, ou qu’il y ait du moins entre
elles de grandes ressemblances, et voilà pourquoi la communauté du sang est la
source par excellence de toute espèce de communauté. En d’autres termes, le
type le plus parfait de l’espèce de groupe que nous sommes en train d’analyser
c’est la famille et la famille en est en même temps le germe. C’est d’elle
qu'est née toute espèce de communauté, et puisqu’elle a sa source dans la
constitution physiologique de l’homme, il en est de même de la Gemeinschaft. Celle-ci est donc d’origine
absolument naturelle, c’est un groupement organique et, comme on le verra, c’est
par ce caractère qu’elle se distingue essentiellement de la Gesellschaft.
Dans de telles sociétés où les
individus ne sont pas distingués les uns des autres, la propriété est
naturellement commune. Tout le groupe travaille en commun et jouit en commun.
Il n’y a même pas propriété au sens moderne du mot, mais possession (Besitz) et possession collective.
Partant pas d’échange. L’échange entre deux ou plusieurs familles indépendantes
se conçoit, il est vrai, sans peine, mais non entre les membres d’une même
famille. Les choses possédées en commun ne circulent pas, mais elles restent
immuables, attachées au groupe. Aussi la propriété par excellence est-elle
alors celle du sol. Les services des particuliers ne sont pas salariés,
c'est-à-dire vendus pour un prix débattu. Chacun travaille, non en vue d’une
rétribution, mais parce que c’est sa fonction naturelle, et il reçoit en retour
une part de jouissance que détermine, non la loi de l’offre et de la demande,
mais la tradition, le sentiment du groupe représenté généralement par la
volonté du chef. (…)
Mais nous connaissons un autre
mode de groupement c’est celui que nous pouvons observer dans les grandes
villes des grandes sociétés contemporaines. C’est là qu’il faut observer,
presque à l’état de pureté, ce que M. Tönnies appelle la Gesellschaft.
La Gesellschaft implique « un cercle d'hommes qui, comme dans la Gemeinschaft, vivent et habitent en paix
les uns à côté des autres mais, au lieu d’être essentiellement unis, sont au
contraire essentiellement séparés, et tandis que dans la Gemeinschaft ils restent unis malgré toutes les distinctions, ici
ils restent distincts malgré tous les liens. Par conséquent, il ne s’y trouve
pas d’activités qui puissent être déduites d’une unité existant a priori et nécessairement
et qui expriment la volonté et l’esprit de cette unité... Mais chacun est ici
pour soi et dans un état d’hostilité vis-à-vis des autres. Les divers champs d’activité
et de pouvoir sont fortement déterminés les uns par rapport aux autres de sorte
que chacun interdit aux autres tout contact et toute immixtion... Personne ne
fera rien pour autrui à moins que ce ne soit en échange d’un service similaire
ou d’une rétribution qu'il juge être l’équivalent de ce qu’il donne... Seule la
perspective d’un profit peut l’amener à se défaire d’un bien qu’il possède. »
C’est, on le voit, l’antipode
de la Gemeinschaft. Les consciences,
naguère confondues, sont ici différenciées et même opposées les unes aux
autres. (…) Suivant l’auteur, ces deux types de vie sociale, que l’on oppose
sans cesse et que l’on présente comme exclusifs l’un de l’autre ont tous deux
existé et se sont successivement développés au cours de l’histoire. Le second
est né du premier : la Gesellschaft
de la Gemeinschaft. Comment s’est
faite cette filiation ? C’est que la pénétration des consciences que
supposait la communauté n’était possible que dans des groupes peu étendus, Car
c’est à cette condition seulement qu'on peut se connaître assez intimement. À
mesure que les agrégats sociaux sont devenus plus volumineux, la société a pesé
moins lourdement sur l'individu. Celui-ci s’est donc trouvé tout naturellement
émancipé et c’est de ce spectacle que nous sommes actuellement les témoins. L’émancipation
est d’ailleurs progressive ; les débuts en remontent loin derrière nous,
et rien ne permet de croire que nous en avons sous les yeux les résultats
derniers et définitifs.
Émile Durkheim, « Communauté et société
selon Tonnies », extrait de la Revue
philosophique, 27, 1889, pp. 416 à 422. Reproduit in Émile Durkheim, Textes. 1.
Éléments d’une théorie sociale, p. 383 à 390, Éditions de Minuit, 1975.
(Tönnies
Ferdinand [1855-1936], Gemeinschaft und
Gesellschaft. Leipzig, 1887)
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