Il[1]
a été́, assurément, tenté par le cynisme : il a eu, dit-il, « bien
de la peine à se défendre » contre l’opinion de ceux qui croient que le
monde est « gouverné par le hasard ». Or si l’humanité́ est un
hasard, on ne voit pas d’abord ce qui soutiendrait la vie collective, sinon la
pure contrainte du pouvoir politique. Tout le rôle d’un gouvernement est donc
de tenir en respect ses sujets. Tout l’art de gouverner se ramène à l’art de
la guerre et « les bonnes troupes font les bonnes lois ». Entre le
pouvoir et ses sujets, entre le moi et l’autre, il n’y a pas de terrain où
cesse la rivalité́. Il faut ou subir la contrainte ou l’exercer. À chaque
instant Machiavel parle d’oppression et d’agression. La vie collective est l’enfer.
Mais il a ceci d’original,
ayant posé le principe de la lutte, qu’il passe au-delà̀ sans jamais l’oublier.
Dans la lutte même il trouve autre chose que l’antagonisme. (…) C’est dans le même
moment où je vais avoir peur que je fais peur, c’est la même agression que
j’écarte de moi et que je renvoie sur autrui, c’est la même terreur qui me
menace et que je répands, je vis ma crainte dans celle que j’inspire. Mais par
un choc en retour la douleur dont je suis cause me déchire en même temps que ma
victime, et la cruauté́ donc n’est pas une solution, elle est toujours à
recommencer. Il y a un circuit du moi et d’autrui, une Communion des Saints[2]
noire, le mal que je fais, je me le fais, et c’est aussi bien contre moi-même
que je lutte en luttant contre autrui. Après tout, un visage n’est qu’ombres, lumières
et couleurs, et voilà̀ que, parce que ce visage a grimacé d’une certaine façon,
le bourreau éprouve mystérieusement une détente, une autre angoisse a relayé la
sienne. Une phrase n’est jamais qu’un énoncé́, un assemblage de significations
qui ne sauraient valoir en principe la saveur unique que chacun a pour soi-même.
Et pourtant, quand la victime s’avoue vaincue, l’homme cruel sent battre à
travers ces mots une autre vie, il se trouve devant un autre lui-même. Nous
sommes loin des relations de pure force qui existent entre les objets. Pour
employer les mots de Machiavel, nous sommes passés des « bêtes » à « l’homme ».
Plus exactement, nous
sommes passés d’une manière de combattre à une autre, du « combat avec la
force » au « combat avec les lois ». Le combat humain est différent
du combat animal, mais c’est un combat. Le pouvoir n’est pas force nue, mais
pas davantage honnête délégation des volontés individuelles, comme si elles
pouvaient annuler leur différence. Qu’il soit héréditaire ou nouveau, il est
toujours décrit dans Le Prince comme
contestable et menacé. L’un des devoirs du prince est de résoudre les
questions avant qu’elles soient devenues insolubles par l’émotion des sujets.
On dirait qu’il s’agit d’éviter le réveil des citoyens. Il n’y a pas de pouvoir
absolument fondé, il n’y a qu’une cristallisation de l’opinion. Elle tolère,
elle tient pour acquis le pouvoir. Le problème est d’éviter que cet accord se décompose,
ce qui peut se faire en peu de temps, quels que soient les moyens de
contrainte, passé un certain point de crise. Le pouvoir est de l’ordre du
tacite. Les hommes se laissent vivre dans l’horizon de l’État et de la Loi tant
que l’injustice ne leur rend pas conscience de ce qu’ils ont d’injustifiable.
Le pouvoir qu’on appelle légitime est celui qui réussit à éviter le mépris et
la haine. (…) Peu importe que le pouvoir soit blâmé́ dans un cas particulier :
il s’établit dans l’intervalle qui sépare la critique du désaveu, la discussion
du discrédit. Les relations du sujet et du pouvoir, comme celles du moi et d’autrui,
se nouent plus profond que le jugement, elles survivent à la contestation,
tant qu’il ne s’agit pas de la contestation radicale du mépris.
Ni pur fait, ni droit
absolu, le pouvoir ne contraint pas, ne persuade pas : il circonvient, -
et l’on circonvient mieux en faisant appel à la liberté qu’en terrorisant.
Machiavel formule avec précision cette alternance de tension et de détente, de répression
et de légalité́ dont les régimes autoritaires ont le secret, mais qui, sous une
forme doucereuse, fait l’essence de toute diplomatie.
Maurice
Merleau-Ponty, « Note sur
Machiavel » in Signes (1960).
Idées
principales.
1. Machiavel a été tenté de penser
que le monde humain régi par le hasard impliquait que le pouvoir politique soit
pur rapport de forces pour que la vie collective soit possible.
2. Machiavel a aussi pensé contre
ce premier point de vue que dans le rapport de forces lui-même, se jouait autre
chose, à savoir une relation à autrui qui implique que le dominant vive les
affres du dominé, ce qui rend la lutte insuffisante.
3. Il décrit le combat qui institue
le pouvoir comme alliant force et loi.
4. Le pouvoir n’est donc jamais
fondé. Il tient sa légitimité de ne pas être contesté au point d’être détruit.
5. Machiavel en déduit que le
pouvoir ruse en s’appuyant plutôt sur la liberté et en alliant coercition et
liberté.
Proposition
de résumé.
Machiavel fut séduit
par l’attitude voyant des hommes conduit par le hasard. D’où une société régie
par un (20) pouvoir fondamentalement coercitif.
Cependant, il remarque
que dans ce combat, il y a autre chose que l’opposition : le dominant (40)
reçoit en retour ce qu’il inflige, il se combat, il se découvre dans l’autre, humilié.
La lutte ne (60) suffit pas. Ce combat humain allie donc force et légalité. Il montre
que le pouvoir est relativement légitime s’il (80) réussit à ne pas se faire
contester radicalement.
Machiavel en infère que
le pouvoir s’exerce en rusant, jouant sur (100) la contrainte et la liberté.
105 mots
[1] Machiavel (1469-1527), homme
politique de Florence, il a écrit notamment Le
Prince et le Discours sur la première
décade de Tite-Live qui ont été publiés à titre posthume.
[2] La Communion des Saints est un des
articles du Credo de l’Église catholique : elle désigne la communion aux
choses saintes d’une part et d’autre part aux personnes saintes, c’est-à-dire
les chrétiens en tant qu’ils sont sanctifiés, vivants ou morts.