S’il est une opinion unanimement partagée,
c’est qu’en matière de goût et de beauté, toutes les opinions se valent. Cela
n’interdit pas les jugements relativement unanimes sur telle nourriture ou sur
la beauté de telle “star”. De même, on ne discute guère de la laideur de Boris
Karloff lorsqu’il joue la créature de Frankenstein.
Ce relativisme de façade qui n’interdit donc
pas les jugements péremptoires est contradictoire comme tout relativisme. Si
toutes les opinions se valent, l’opinion selon laquelle le goût et le beau ne
sont pas relatifs est tout autant valable. Et c’est précisément ce qu’on
refuse. Et comment refuser la distinction entre les grandes œuvres et les
simples gribouillis ?
Il faut donc interroger la question du
goût et de la beauté. D’où peut provenir leur apparente confusion ? Quelle
est l’essence de la beauté ?
Le goût semble distinct de la beauté. Seules
les choses vues ou entendues sont belles. On ne parle pas d’une belle saveur. Au
sens propre, le goût désigne premièrement un des cinq sens et deuxièmement les
qualités de ce sens. On parle du goût d’un plat. Au sens figuré on dit troisièmement
de quelqu’un qu’il a du goût pour quelque chose, c’est-à-dire qu’il a un désir
ou un penchant pour quelque chose qui n’est pas nécessairement une saveur.
Enfin, quatrièmement, dire de quelqu’un qu’il a du goût c’est estimer qu’il a
le sens de la beauté. D’où vient cette métaphore ?
Le sentiment de la beauté n’est pas le
simple plaisir qu’on peut nommer l’agréable. Ce dernier repose sur le désir. Il
est relatif non seulement aux individus mais même à différents moments de
l’existence de l’individu. L’agréable est l’objet d’une appropriation
personnelle qui exclut autrui. Ce qui me plait n’a pas à plaire aux autres
puisqu’il faut que je me l’approprie. Je puis même être satisfait que ce qui me
plaît ne plaise pas aux autres. Et si me plaît ce qui plaît aux autres, c’est
par le mimétisme du désir qu’on peut alors avec René Girard dans La violence et le sacré (1972)
distinguer du besoin mais qui n’a rien à voir avec le goût. En effet, avoir du
goût, c’est revendiquer la valeur de son jugement. La métaphore du goût peut
provenir de la nécessité que le sujet lui-même éprouve la beauté. En effet, s’il
est possible d’accepter toutes les vérités qui se déduisent d’un principe même
si on ne les connaît pas ou la moralité d’un acte qu’on n’a ni vu ni vécu, la
beauté d’une chose naturelle, d’une œuvre d’art, etc. n’est possible pour
chacun que si et seulement je l’éprouve autrement dit que j’en fais l’expérience.
La beauté, en première analyse, est
indépendante du désir. On apprécie la beauté de ce qu’on ne peut désirer. Par exemple,
un paysage ou un coucher de soleil qu’on juge beau n’est jamais l’objet d’un
désir possible. On apprécie aussi ce qu’on peut désirer mais qu’on ne désire
pas sur le moment. Par exemple, une belle personne. Et il arrive qu’on ne juge
pas beau ce qu’on désire. Par exemple, la personne qu’on aime. Distinguer le
beau de l’agréable comme Kant le soutient dans la Critique de la faculté de juger (§ 7) paraît donc essentiel. Alors que
l’agréable est personnel et que pour lui l’adage « des goûts et des
couleurs on ne discute pas » est valable, le beau donne lieu à un jugement
qui exige l’universel. Autrement dit, lorsqu’on juge qu’une chose est belle, on
exige des autres le même jugement quelques nombreux qu’ils soient à juger
différemment. C’est pour cela qu’à propos du beau on discute. On dénie à celui
qui n’a pas notre goût de ne pas en avoir. Et si on se résigne à se référer à l’adage,
c’est par défaut.
Est-ce à dire qu’on peut démontrer qu’une
chose, une personne ou une œuvre est belle ? La métaphore du goût
s’explique-t-il par l’impossibilité de démontrer la beauté ?
À plusieurs reprises dans ces dialogues,
Platon a présenté la Forme ou l’Idée de la beauté comme une réalité que ne peut
saisir que l’intellect. Dans La
République (livres V, VI et VII), il laisse entendre qu’on peut la dériver
de l’Idée ou Forme première qui est celle du Bien. Il serait possible de démontrer
la Forme de la Beauté mais non que telle ou telle chose est belle. Dans le Phèdre (250d-e), il précise que la
beauté a un privilège sur les autres Formes ou Idées : c’est la seule qui
se manifeste dans le sensible et qui permet à l’âme, par l’émotion qui est la
sienne, de sentir que la vérité est ailleurs. Cette intuition de la beauté
variable selon les hommes explique la relativité des jugements de fait mais
implique son illégitimité en droit. Qui a vu la beauté la connaît et la
reconnaît dans les choses belles. Mais elles ne le sont pas toutes au même
point et ne peuvent l’être pleinement sans quoi elle serait la Beauté
elle-même. Il y a donc dans toute chose, dans toute œuvre, dans toute personne
une certaine absence nécessaire de beauté qui peut être ce qu’un individu
saisit. Il est clair qu’une telle conception exclut que la Beauté puisse être
de l’ordre du goût. Platon exclut que la beauté dans l’hypothèse où elle
produit du plaisir puisse être autre que visuelle ou auditive comme on le voit
dans l’Hippias majeur.
Pour élégante qu’elle soit la conception
platonicienne se heurte à une objection : l’universalité de la Beauté
repose sur une intuition qui serait le privilège d’un petit nombre, ce qui enveloppe
une sorte de diallèle : comment justifier un tel privilège sans
présupposer que la Beauté est une Forme intelligible qu’on ne peut que
percevoir ? Le philosophe platonicien ne s’attribue-t-il pas une vision
qu’il dénie aux autres sans aucun fondement ?
Que la beauté ait une dimension
intellectuelle peut plutôt se penser comme harmonie, adéquation des parties et
du tout, des moyens et des fins. À ce compte, la beauté serait l’objet d’une
saisie au moins confuse d’une relation intellectuelle. On peut comprendre que
les mathématiciens parlent de la beauté ou de l’élégance d’une démonstration
qu’ils sont les seuls à percevoir. En droit, quiconque peut, en faisant des
mathématiques, arriver à cette perception. Le plaisir que suscite la beauté
serait de nature plutôt intellectuelle. Il faut le distinguer des plaisirs dus
au prestige social, aux évocations, etc. Par exemple, un morceau de musique
incompris peut plaire parce qu’il évoque un souvenir, une personne, etc. Il
peut plaire parce qu’il a une valeur sociale qui classe celui qui le goûte ou
tout au moins le prétend. Ce n’est pas alors un plaisir esthétique. Kant en ce
sens a eu raison, dans la Critique de la
faculté de juger (§ 16 et § 17), de distinguer la beauté libre de la beauté
adhérente. La seconde mêle au pur sentiment esthétique un autre plaisir d’une
autre nature ou le concept de l’objet.
Mais la beauté a une dimension sensible.
N’est-ce donc pas une dimension essentielle ?
On peut concilier la dimension
intellectuelle et la dimension sensible de la beauté comme Hegel dans son Esthétique. Il prend comme modèle de
toute beauté l’œuvre d’art à l’exclusion de la nature ou de l’objet technique.
En elle la beauté se situe dans l’adéquation entre l’idée et son expression
sensible. Dès lors, l’œuvre d’art est le modèle de toute beauté en ce sens
qu’en elle la possibilité même de la beauté se réalise. Et la beauté non
artistique en est dérivée en ce sens que la nature ou les personnes et les
objets techniques sont considérées comme beaux lorsqu’ils sont considérés à la
façon des œuvres d’art.
Penser la beauté à partir de l’œuvre
d’art, c’est dès lors donner à l’idée non pas le sens général d’idée, mais
celle d’un contenu. Il est dans ce que les peuples considèrent comme
fondamentales. On comprend ainsi la diversité des œuvres d’arts et la diversité
des formes de la beauté. Il y a dès lors une incontestable dimension culturelle
de la beauté si par culture on entend l’ensemble de ce dont un ou plusieurs
peuples particuliers héritent. Là encore, la métaphore du goût se comprend
comme expérience. Elle n’apparaît nullement nécessaire.
Toujours est-il que la beauté est
appréhendée sans que les idées des œuvres d’art soient nécessairement comprises
comme telles à supposer qu’il soit possible de les comprendre. Et inversement,
on peut parfaitement comprendre ou croire comprendre l’idée que réalise une œuvre
d’art et ne pas la trouver belle. Autrement dit, l’appréciation intellectuelle
de la beauté n’est pas l’appréciation esthétique même si celle-là peut aider
celle-ci dans la mesure où ne rien comprendre à une œuvre d’art (qu’on pense à
une pièce de théâtre par exemple) paraît interdire d’en apprécier la beauté. Il
n’est donc pas absurde de penser que la beauté est affaire de goût, c’est-à-dire
d’une capacité sensible ou qui a une dimension de sensibilité dans
l’appréhension de la beauté des œuvres.
Ne doit-on pas alors soutenir le
relativisme qui s’appuie sur le vieux proverbe : « des goûts et des
couleurs on ne discute pas » ? Mais justement, n’est-ce pas des goûts
qu’on discute par excellence ? Qu’est-ce que discuter en matière de goût ?
Est-ce démontrer ou manifester un différend ?
On peut penser avec Hume que le goût est
affaire d’expertise. C’est la longue fréquentation des œuvres qui permet de former
le goût et dès lors l’expert est la norme du goût comme il tente de le montrer
dans l’essai du même nom (Four
Dissertations, IV. Of the Standard of Taste, 1757). Hume fonde ainsi la
critique esthétique, c’est-à-dire le discernement de la beauté, voire des autres
sentiments esthétiques contre le relativisme. Mais en s’en tenant à un
sentiment cultivé, il ne le distingue pas vraiment des autres sentiments,
notamment du sentiment de la distinction sociale. Il ne peut même pas écarter
le voile de la culture particulière du sujet.
La tentative pour épurer le sentiment
esthétique au plus haut point est celle de Kant dans la Critique de la faculté de juger. Il sépare radicalement le
sentiment esthétique qui est un plaisir désintéressé de l’agréable. Il se fonde
alors sur l’accord des facultés humaines à la réception de la forme d’un objet.
Son désintéressement explique son universalité, qu’il présente une finalité
sans fin et enfin une nécessité subjective. Dès lors, la beauté naturelle comme
la beauté artistique se comprennent, la première étant d’ailleurs plus
fondamentale que la seconde dans la mesure où celle-ci implique toujours une
intention. L’idée de génie, c’est-à-dire l’idée que c’est la nature qui crée en
l’artiste, permet de rendre cohérente cette théorie de la beauté (cf. Critique de la faculté de juger, § 46).
Le goût esthétique est bien subjectif mais
n’est en aucun cas relatif comme le goût des sens. Au contraire, il exige
l’universalité. Il exige d’être cultivé, mais il se fonde sur une nature
humaine universelle. Même le sauvage qui décore sa cabane selon Kant montre
qu’il y a du goût en lui (cf. Critique de
la faculté de juger, § 41). Enfin le goût esthétique ouvre la discussion
dans la mesure où, différant de la connaissance, il ne permet nulle
démonstration et donc nulle contrainte à se ranger à l’avis vrai. Aussi le
différend ne peut jamais être trancher en matière de goût.
Il n’en reste pas moins vrai que le
désintéressement supposé du goût esthétique le coupe du désir et coupe le désir
d’une expression. La coupure est-elle si nette ? Quel sens peut-elle
revêtir ?
Freud, notamment dans son étude sur
Léonard (1453-1519) intitulé Un souvenir
d’enfance de Léonard de Vinci, a tenté de montrer que le tableau, La Vierge, l’enfant et la Sainte Anne
(~1510-1519), exprime un désir homosexuel refoulé. Sans entrer dans les détails
et les controverses qu’a suscitées cette interprétation, Freud a eu le mérite
de ne pas séparer l’œuvre d’art du désir tout en l’articulant comme une
expression du désir. Dans l’Introduction
à la psychanalyse, il y voit une satisfaction substitutive du désir refoulé
mais également un retour à la réalité qu’effectue l’artiste. Entre le plaisir
esthétique et le plaisir que produit le désir il n’y a pas de solution de
continuité.
Si donc on pense selon le mot de Stendhal
repris par Nietzsche, que « la
beauté est une promesse de bonheur », (Généalogie de la morale, III, 6), il faut renoncer à la détacher du
plaisir. Mieux ! Il faut interpréter ce détachement du désir comme
l’expression elle-même d’un désir diminué, appauvri, qui ne trouve à se
satisfaire que dans cette diminution et cet appauvrissement, dans un désir
mimétique qui est au fond l’envie, celle du plaisir pris à ce que les autres
souffrent, c’est-à-dire ne réalisent pas leur désir.
L’œuvre d’art se présente bien alors comme
le modèle de la promesse d’un désir réalisé. Promesse seulement. Promesse
malgré tout. La métaphore du goût est celle de cette promesse, celle du plaisir
avant d’être rassasié.
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