vendredi 2 juin 2017

Leçon sur le droit de propriété

Parmi ce que la déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 compte comme des droits naturels et imprescriptibles se trouve le droit de propriété. Il apparaît à l’article 2 avec la liberté, la sûreté et la résistance à l’oppression ; puis à l’article 17 où il reçoit comme limitation l’utilité commune légalement constatée.
Or, un droit imprescriptible ou inaliénable ne peut en aucun cas être ôté à son titulaire et il ne peut s’en dessaisir. Un droit de propriété sur les choses paraît une contradiction dans les termes dans la mesure où toute société exige, par la division du travail, qu’on échange ce qu’on possède et dont on n’a pas besoin contre ce dont on a besoin, voire qu’on le donne comme lorsqu’on fait un cadeau, sauf à le définir par le droit d’user et d’abuser comme on l’entend de ce qu’on possède.
Nier par contre le droit de propriété, n’est-ce pas faire dépendre l’existence de chacun de la collectivité et donc porter atteinte aux autres droits fondamentaux comme la liberté, voire la sûreté ? Est-il possible d’établir le droit de propriété ?

Longtemps le droit de propriété a été déterminé par la citoyenneté qui permettait de s’approprier une partie du territoire de la Cité pour le faire valoir pour soi. Ni les esclaves, ni les étrangers n’avaient pas le droit de propriété à Athènes. En outre, la cession de la propriété dépendait pour partie de ce que la Cité autorisait. Ainsi, les esclaves des Spartiates, les Hilotes, ne pouvaient être vendus. Ces deux cas n’épuisent nullement la diversité des législations anciennes. Ils montrent que les Anciens ne se référaient pas à l’individu pour fonder le droit de propriété. L’esclavage général dans l’Antiquité, privé ou public, impliquait d’ailleurs qu’un droit individuel de propriété était considéré comme absurde.
Platon reproche dans sa République à la propriété privée de séparer les citoyens. Elle implique l’opposition des riches et des pauvres, c’est-à-dire des classes antagonistes, comme deux cités en guerre (La République, IV, 422e). En se référant au principe selon lequel « tout est commun entre amis » (La République, IV, 424a), il considère qu’il faut l’interdire aux classes dirigeantes. L’objectif politique est qu’elles n’exploitent pas les gouvernés comme du bétail. De même, les femmes elles-mêmes doivent être communes. Aussi, depuis Aristote, considère-t-on Platon comme un communiste.
Aristote objectait à son maître que la propriété commune impliquait que les hommes ne s’occupent pas bien que ce qu’ils possèdent (La politique, livre II, 5, 1263b). Il faisait de la propriété un désir naturel qui se fonde sur l’amour de soi à distinguer de l’égoïsme qui en est l’excès (La politique, II, 1263a-b). Il n’y voyait nullement un droit de l’homme mais un droit du seul citoyen qui a le droit de s’approprier les esclaves naturels, à savoir les hommes qui ne peuvent se gouverner eux-mêmes (La politique, livre I, 5).
Comment donc est possible de penser que la propriété soit un droit de l’homme ?

Le droit naturel d’appropriation exige de concevoir que l’individu humain existe pleinement hors de toute vie communautaire. C’est la notion d’état de nature du droit naturel moderne. On entend par là une situation historique ou fictive dans laquelle le pouvoir politique ou l’État est absent. Est-ce à dire que l’état de nature implique le droit de l’individu à s’approprier quoi que ce soit ?
La conclusion n’est nullement évidente. Si à l’état de nature chaque homme peut s’approprier tout ce qu’il veut, aucun ne peut conserver quoi que ce soit ont soutenu Hobbes dans le Léviathan ou Spinoza dans le Traité politique. L’idée d’un droit de propriété à l’état de nature est absurde. Ce n’est donc pas un droit de l’homme mais plutôt un droit du citoyen, c’est-à-dire qu’il présuppose l’institution de l’État. Rousseau dira même que pour s’approprier quoi que ce soit, il faudrait l’accord du genre humain (cf. Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, 1755). Loin d’être un droit naturel, la propriété est bien plutôt l’origine de toutes les dérives de la civilisation humaine (cf. Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, 1755, deuxième partie).
C’est Locke, dans les Deux traités du gouvernement civil (1690) qui a trouvé un fondement au droit de propriété et qui en a fait un droit de l’homme. Il part de l’idée que chacun est propriétaire de soi, de son corps, bref, de ses droits naturels, de sa vie et de sa liberté. Il les conçoit comme inaliénables. Non seulement la vie, mais également la liberté qu’on ne peut séparer de soi. Accepter d’être esclave, c’est comme donner sa vie : c’est illégitime. Mettre en œuvre ses droits en travaillant permet à chacun de s’approprier une partie de la Terre. La propriété présuppose donc des biens communs.
Locke, certes, limite ce droit à ce qu’il est possible de consommer pour ne pas détruire ce qui peut servir aux autres. Mais, il fait une exception : l’argent. Son accumulation ne dégrade pas. Aussi, Locke fonde-il l’inégalité des richesses en droit. Dans la mesure où le droit de propriété privée est un droit de l’individu, toute intervention de l’État pour le limiter est injuste. Son rôle est de protéger les propriétaires. En outre, il fonde l’appropriation des terres qui ne sont pas mises en valeur. Il légitime l’appropriation des terres des « sauvages » qu’ils ne travaillent pas. Lesdits « sauvages » sont les Amérindiens dépouillés de leur terre par les colons européens et britanniques en particulier.

Sur le premier point, Rousseau objecte à juste titre qu’un État qui protège les riches est un instrument dans leur main contre les pauvres. Aussi, dans le Second Discours, fait-il des riches les instituteurs d’un faux contrat social qui leur permet de s’approprier avec une apparence de légitimité le superflu alors que manque le nécessaire au plus grand nombre. Sur le second point, l’idée d’une appropriation individuelle conduit paradoxalement à faire de l’État une structure coloniale et à nier les droits des peuples qui ne pratiquent pas la propriété privée mais des formes de propriété collective. Enfin, l’idée d’un fondement individuel de la propriété conduit à nier la propriété publique. D’où la privatisation qui favorise les riches et prive les pauvres de biens communs.

Aussi Marx objecte à cette conception moderne de la propriété privée de promouvoir l’égoïsme de l’individu contre toute communauté (cf. La question juive, 1843). Il lui objecte aussi d’être une justification du capitalisme qui permet aux propriétaires capitalistes d’acheter à bas prix la force de travail des prolétaires, afin de leur extorquer la plus-value, c’est-à-dire le surplus qu’ils réalisent sur le marché (Le Capital, livre I).
Mais le communisme, c’est-à-dire l’idée d’une appropriation collective qui laisse aux individus ce qui ne peut se partager, est-elle fondée ?

Comme on le voit déjà dans La République de Platon, le communisme implique une puissance de l’État sur l’individu qui ne lui laisse aucune initiative. Il doit s’y soumettre corps et âme. En n’ayant rien en propre, il est sous la domination totale de la communauté. Et encore, dans le modèle platonicien les dirigeants ont la « sagesse » de ne pas profiter de leur position. On ne peut guère s’y attendre des hommes que nous connaissons. C’est pourquoi le communisme, dans la mesure où il implique que l’État soit propriétaire de tout, comporte le risque d’une domination totale. Il implique plus précisément la possibilité pour ceux qui exercent le pouvoir qu’ils s’approprient les biens communs et se les approprient. Ce qui revient autrement à privatiser les biens communs.
Mais l’affirmation du droit individuel de propriété détruit toute communauté. Il fait de chaque individu un être séparé de tous les autres, voire hostiles, qui ne voit en eux que des concurrents ou des moyens. Il ne peut qu’impliquer une différenciation en riches et pauvres qui livrent les seconds pieds et poings aux premiers. Il institue la guerre de tous contre tous qui n’est pas un trait de l’état de nature mais plutôt de l’état social des modernes.

La propriété ne peut donc être un droit naturel, mais toujours un droit qui résulte d’un partage collectif. Elle doit toujours s’articuler à une propriété collective, celle des biens communs. Et c’est dans la double limitation du commun et du privé qu’un droit de propriété acquiert un sens politique, c’est-à-dire un sens pour la vie en commun.



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