Parmi ce que la déclaration des droits de
l’homme et du citoyen du 26 août 1789 compte comme des droits naturels et
imprescriptibles se trouve le droit de propriété. Il apparaît à l’article 2 avec
la liberté, la sûreté et la résistance à l’oppression ; puis à l’article
17 où il reçoit comme limitation l’utilité commune légalement constatée.
Or, un droit imprescriptible ou
inaliénable ne peut en aucun cas être ôté à son titulaire et il ne peut s’en
dessaisir. Un droit de propriété sur les choses paraît une contradiction dans
les termes dans la mesure où toute société exige, par la division du travail,
qu’on échange ce qu’on possède et dont on n’a pas besoin contre ce dont on a
besoin, voire qu’on le donne comme lorsqu’on fait un cadeau, sauf à le définir
par le droit d’user et d’abuser comme on l’entend de ce qu’on possède.
Nier par contre le droit de propriété,
n’est-ce pas faire dépendre l’existence de chacun de la collectivité et donc
porter atteinte aux autres droits fondamentaux comme la liberté, voire la
sûreté ? Est-il possible d’établir le droit de propriété ?
Longtemps le droit de propriété a été
déterminé par la citoyenneté qui permettait de s’approprier une partie du
territoire de la Cité pour le faire valoir pour soi. Ni les esclaves, ni les
étrangers n’avaient pas le droit de propriété à Athènes. En outre, la cession
de la propriété dépendait pour partie de ce que la Cité autorisait. Ainsi, les
esclaves des Spartiates, les Hilotes, ne pouvaient être vendus. Ces deux cas
n’épuisent nullement la diversité des législations anciennes. Ils montrent que les
Anciens ne se référaient pas à l’individu pour fonder le droit de propriété.
L’esclavage général dans l’Antiquité, privé ou public, impliquait d’ailleurs
qu’un droit individuel de propriété était considéré comme absurde.
Platon reproche dans sa République à la propriété privée de
séparer les citoyens. Elle implique l’opposition des riches et des pauvres,
c’est-à-dire des classes antagonistes, comme deux cités en guerre (La République, IV, 422e). En se référant
au principe selon lequel « tout est
commun entre amis » (La
République, IV, 424a), il considère qu’il faut l’interdire aux classes
dirigeantes. L’objectif politique est qu’elles n’exploitent pas les gouvernés
comme du bétail. De même, les femmes elles-mêmes doivent être communes. Aussi,
depuis Aristote, considère-t-on Platon comme un communiste.
Aristote objectait à son maître que la
propriété commune impliquait que les hommes ne s’occupent pas bien que ce
qu’ils possèdent (La politique, livre
II, 5, 1263b). Il faisait de la propriété un désir naturel qui se fonde sur
l’amour de soi à distinguer de l’égoïsme qui en est l’excès (La politique, II, 1263a-b). Il n’y voyait
nullement un droit de l’homme mais un droit du seul citoyen qui a le droit de
s’approprier les esclaves naturels, à savoir les hommes qui ne peuvent se
gouverner eux-mêmes (La politique,
livre I, 5).
Comment donc est possible de penser que la
propriété soit un droit de l’homme ?
Le droit naturel d’appropriation exige de
concevoir que l’individu humain existe pleinement hors de toute vie
communautaire. C’est la notion d’état de nature du droit naturel moderne. On
entend par là une situation historique ou fictive dans laquelle le pouvoir
politique ou l’État est absent. Est-ce à dire que l’état de nature implique le
droit de l’individu à s’approprier quoi que ce soit ?
La conclusion n’est nullement évidente. Si
à l’état de nature chaque homme peut s’approprier tout ce qu’il veut, aucun ne
peut conserver quoi que ce soit ont soutenu Hobbes dans le Léviathan ou Spinoza dans le Traité
politique. L’idée d’un droit de propriété à l’état de nature est absurde.
Ce n’est donc pas un droit de l’homme mais plutôt un droit du citoyen,
c’est-à-dire qu’il présuppose l’institution de l’État. Rousseau dira même que
pour s’approprier quoi que ce soit, il faudrait l’accord du genre humain (cf. Discours sur l’origine de l’inégalité parmi
les hommes, 1755). Loin d’être un droit naturel, la propriété est bien
plutôt l’origine de toutes les dérives de la civilisation humaine (cf. Discours sur l’origine de l’inégalité parmi
les hommes, 1755, deuxième partie).
C’est Locke, dans les Deux traités du gouvernement civil (1690) qui a trouvé un fondement
au droit de propriété et qui en a fait un droit de l’homme. Il part de l’idée
que chacun est propriétaire de soi, de son corps, bref, de ses droits naturels,
de sa vie et de sa liberté. Il les conçoit comme inaliénables. Non seulement la
vie, mais également la liberté qu’on ne peut séparer de soi. Accepter d’être
esclave, c’est comme donner sa vie : c’est illégitime. Mettre en œuvre ses
droits en travaillant permet à chacun de s’approprier une partie de la Terre. La
propriété présuppose donc des biens communs.
Locke, certes, limite ce droit à ce qu’il
est possible de consommer pour ne pas détruire ce qui peut servir aux autres.
Mais, il fait une exception : l’argent. Son accumulation ne dégrade pas.
Aussi, Locke fonde-il l’inégalité des richesses en droit. Dans la mesure où le
droit de propriété privée est un droit de l’individu, toute intervention de
l’État pour le limiter est injuste. Son rôle est de protéger les propriétaires.
En outre, il fonde l’appropriation des terres qui ne sont pas mises en valeur. Il
légitime l’appropriation des terres des « sauvages » qu’ils ne travaillent
pas. Lesdits « sauvages » sont les Amérindiens dépouillés de leur
terre par les colons européens et britanniques en particulier.
Sur le premier point, Rousseau objecte à
juste titre qu’un État qui protège les riches est un instrument dans leur main
contre les pauvres. Aussi, dans le Second
Discours, fait-il des riches les instituteurs d’un faux contrat social qui
leur permet de s’approprier avec une apparence de légitimité le superflu alors
que manque le nécessaire au plus grand nombre. Sur le second point, l’idée
d’une appropriation individuelle conduit paradoxalement à faire de l’État une
structure coloniale et à nier les droits des peuples qui ne pratiquent pas la
propriété privée mais des formes de propriété collective. Enfin, l’idée d’un
fondement individuel de la propriété conduit à nier la propriété publique. D’où
la privatisation qui favorise les riches et prive les pauvres de biens communs.
Aussi Marx objecte à cette conception
moderne de la propriété privée de promouvoir l’égoïsme de l’individu contre
toute communauté (cf. La question juive,
1843). Il lui objecte aussi d’être une justification du capitalisme qui permet
aux propriétaires capitalistes d’acheter à bas prix la force de travail des
prolétaires, afin de leur extorquer la plus-value, c’est-à-dire le surplus
qu’ils réalisent sur le marché (Le
Capital, livre I).
Mais le communisme, c’est-à-dire l’idée
d’une appropriation collective qui laisse aux individus ce qui ne peut se
partager, est-elle fondée ?
Comme on le voit déjà dans La République de Platon, le communisme
implique une puissance de l’État sur l’individu qui ne lui laisse aucune
initiative. Il doit s’y soumettre corps et âme. En n’ayant rien en propre, il
est sous la domination totale de la communauté. Et encore, dans le modèle
platonicien les dirigeants ont la « sagesse » de ne pas profiter de
leur position. On ne peut guère s’y attendre des hommes que nous connaissons.
C’est pourquoi le communisme, dans la mesure où il implique que l’État soit
propriétaire de tout, comporte le risque d’une domination totale. Il implique
plus précisément la possibilité pour ceux qui exercent le pouvoir qu’ils
s’approprient les biens communs et se les approprient. Ce qui revient autrement
à privatiser les biens communs.
Mais l’affirmation du droit individuel de
propriété détruit toute communauté. Il fait de chaque individu un être séparé
de tous les autres, voire hostiles, qui ne voit en eux que des concurrents ou
des moyens. Il ne peut qu’impliquer une différenciation en riches et pauvres
qui livrent les seconds pieds et poings aux premiers. Il institue la guerre de
tous contre tous qui n’est pas un trait de l’état de nature mais plutôt de l’état
social des modernes.
La propriété ne peut donc être un droit
naturel, mais toujours un droit qui résulte d’un partage collectif. Elle doit
toujours s’articuler à une propriété collective, celle des biens communs. Et c’est
dans la double limitation du commun et du privé qu’un droit de propriété
acquiert un sens politique, c’est-à-dire un sens pour la vie en commun.
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