La nature, cet art par lequel Dieu a
produit le monde et le gouverne, est imitée par l’art de l’homme, en ceci comme
en beaucoup d’autres choses, qu’un tel art peut produire un animal artificiel.
En effet, étant donné que la vie n’est qu’un mouvement des membres, dont le
commencement se trouve en quelque partie principale située au dedans, pourquoi
ne dirait-on pas que tous les automates (c’est-à-dire les engins qui se meuvent
eux-mêmes, comme le fait une montre, par des ressorts et des roues), possèdent
une vie artificielle ? Car qu’est-ce que le cœur, sinon un ressort, les
nerfs, sinon autant de cordons, les articulations, sinon autant de roues, le
tout donnant le mouvement à l’ensemble du corps conformément à l’intention de
l’artisan ? Mais l’art va encore plus loin, en imitant cet ouvrage
raisonnable, et le plus excellent de la nature : l’homme. Car c’est l’art
qui crée ce grand Léviathan qu’on appelle RÉPUBLIQUE OU ÉTAT (Civitas en
latin), lequel n’est qu’un homme artificiel quoique d’une stature et d’une
force plus grandes que celles de l’homme naturel, pour la défense et protection
duquel il a été conçu ; en lui la souveraineté est une âme artificielle,
puisqu’elle donne la vie et le mouvement à l’ensemble du corps ; les
magistrats et les autres fonctionnaires préposés aux tâches judiciaires et
exécutives sont les articulations artificielles ; la récompense ou le
châtiment qui, attachés au siège de la souveraineté, meuvent chaque
articulation et chaque membre en vue de l’accomplissement de sa tâche, sont les
nerfs, car ceux-ci jouent le même rôle dans le corps naturel ; la
prospérité et la richesse de tous les membres particuliers sont la force ;
la sauvegarde du peuple (salus populi) est son occupation ; les
conseillers qui proposent à son attention toutes les choses qu’il lui faut
connaître sont sa mémoire ; l’équité et les lois lui sont une raison et
une volonté artificielles ; la concorde est sa santé, les troubles civils
sa maladie, et la guerre civile, sa mort. Enfin les pactes et conventions par
lesquels les parties de ce corps politique ont été à l’origine produites,
assemblées et unifiées rassemblent au “Fiat” – ou au “Faisons l'homme” que
prononça Dieu lors de la création.
Hobbes, Léviathan,
introduction (1651)
Si la morale ne considère que l’action
juste ou injuste, si tout son rôle est de tracer nettement, à quiconque a
résolu de ne pas faire d’injustice, les bornes où se doit contenir son
activité, il en est tout autrement de la théorie de l’État. La science de
l’État, la science de la législation n’a en vue que la victime de
l’injustice ; quant à l’auteur, elle n’en aurait cure, s’il n’était le
corrélatif forcé de la victime ; l’acte injuste, pour elle, n’est que
l’adversaire à l’encontre de qui elle déploie ses efforts ; c’est à ce
titre qu’il devient son objectif. Si l’on pouvait concevoir une injustice
commise qui n’eût pas pour corrélatif une injustice soufferte, l’État n’aurait
logiquement pas à l’interdire. Aux yeux de la morale, l’objet à considérer, c’est
la volonté, l’intention ; il n’y a pour elle que cela de réel ; selon
elle, la volonté bien déterminée de commettre l’injustice, fût-elle arrêtée et
mise à néant, si elle ne l’est que par une puissance extérieure, équivaut
entièrement à l’injustice consommée ; celui qui l’a conçue, la morale le
condamne du haut de son tribunal comme un être injuste. Au contraire, l’État
n’a nullement à se soucier de la volonté, ni de l’intention en elle-même ;
il n’a affaire qu’au fait (soit accompli, soit tenté), et il le considère chez
l’autre terme de la corrélation, chez la victime ; pour lui donc il n’y a
de réel que le fait, l’événement. Si parfois il s’enquiert de l’intention, du
but, c’est uniquement pour expliquer la signification du fait. Aussi l’État ne nous
interdit pas de nourrir contre un homme des projets incessants d’assassinat,
d’empoisonnement, pourvu que la peur du glaive et de la roue nous retienne non
moins incessamment et tout à fait sûrement de passer à l’exécution. L’État n’a
pas non plus la folle prétention de détruire le penchant des gens à
l’injustice, ni les pensées malfaisantes ; il se borne à placer, à côté de
chaque tentation possible, propre à nous entraîner vers l’injustice, un motif
plus fort encore, propre à nous en détourner ; et ce second motif, c’est
un châtiment inévitable.
Schopenhauer, Le Monde comme
volonté et comme représentation, § 62 (1818).
Des fondements de l’État tels que nous les
avons expliqués ci-dessus, il résulte avec la dernière évidence que sa fin
dernière n’est pas la domination ; ce n’est pas pour tenir l’homme par la
crainte et faire qu’il appartienne à un autre, que l’État est institué ;
au contraire c’est pour libérer l’individu de la crainte, pour qu’il vive
autant que possible en sécurité, c’est-à-dire conserve, aussi bien qu’il se
pourra, sans dommage pour autrui, son droit naturel d’exister et d’agir. Non,
je le répète, la fin de l’État n’est pas de faire passer les hommes de la
condition d’êtres raisonnables à celle de bêtes brutes ou d’automates, mais au
contraire il est institué pour que leur âme et leur corps s’acquittent en
sûreté de toutes leurs fonctions, pour qu’eux-mêmes usent d’une Raison libre,
pour qu’ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse, pour qu’ils se
supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l’État est donc en
réalité la liberté.
Spinoza, Traité
théologico-politique, chapitre XX (anonyme, 1670).
L’État est la réalité effective de la
liberté concrète. Or, la liberté concrète consiste en ceci que la personne
individuelle et ses intérêts particuliers trouvent leur développement complet
et obtiennent la reconnaissance de leur droit-pour-soi (dans le système de la
famille et de la société civile) ; mais elle consiste aussi bien en ceci
que, d’une part, ils passent d’eux-mêmes à l’intérêt de l’universel et que,
d’autre part, avec leur savoir et leur vouloir, ils reconnaissent cet
universel, le reconnaissent comme leur propre esprit substantiel et agissent en
vue de l’universel comme de leur but final. Il en résulte que l’universel ne
vaut et ne peut s’accomplir sans l’intérêt, le savoir et le vouloir
particuliers et que, pareillement, les individus ne vivent pas uniquement pour
leur propre intérêt comme de simples personnes privées, sans vouloir en même
temps dans et pour l’universel, sans avoir une activité consciente de ce but.
Le principe des États modernes a cette force et cette profondeur prodigieuses
de permettre au principe de la subjectivité de s’accomplir au point de devenir
l’extrême autonome de la particularité personnelle et de le ramener en même
temps dans l’unité substantielle et ainsi de conserver en lui-même cette unité
substantielle.
Hegel, Principes de la philosophie
du droit (1821), § 260.
L’État n’est donc pas un pouvoir imposé du
dehors à la société ; il n’est pas davantage « la réalité de l’idée
morale », « l’image et la réalité de la raison », comme le
prétend Hegel. Il est bien plutôt un produit de la société à un stade déterminé
de son développement ; il est l’aveu que cette société s’empêtre dans une
insoluble contradiction avec elle-même, s’étant scindée en oppositions
inconciliables qu’elle est impuissante à conjurer. Mais pour que les
antagonistes, les classes aux intérêts économiques opposés, ne se consument
pas, elles et la société, en une lutte stérile, le besoin s’impose d’un pouvoir
qui, placé en apparence au-dessus de la société, doit estomper le conflit, le
maintenir dans les limites de l’« ordre » ; et ce pouvoir, né de
la société, mais qui se place au-dessus d’elle et lui devient de plus en plus
étranger, c’est l’État. (…)
Comme l’État est né du besoin de refréner
des oppositions de classes, mais comme il est né, en même temps, au milieu du
conflit de ces classes, il est, dans la règle, l’État de la classe la plus
puissante, de celle qui domine au point de vue économique et qui, grâce à lui,
devient aussi classe politiquement dominante et acquiert ainsi de nouveaux moyens
pour mater et exploiter la classe opprimée. C’est ainsi que l’État antique
était avant tout l’État des propriétaires d’esclaves pour mater les esclaves,
comme l’État féodal fut l’organe de la noblesse pour mater les paysans serfs et
corvéables, et comme l’État représentatif moderne est l’instrument de
l’exploitation du travail salarié par le capital.
Friedrich Engels (1820-1895), L’origine
de la famille, de la propriété privée et de l’État (1884).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire