lundi 31 août 2020

Rousseau: l'animal, un être sensible (textes)

Laissant donc tous les livres scientifiques qui ne nous apprennent qu’à voir les hommes tels qu’ils se sont faits, et méditant sur les premières et plus simples opérations de l’âme humaine, j’y crois apercevoir deux principes antérieurs à la raison, dont l’un nous intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes, et l’autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables. C’est du concours et de la combinaison que notre esprit est en état de faire de ces deux principes, sans qu’il soit nécessaire d'y faire entrer celui de la sociabilité, que me paraissent découler toutes les règles du droit naturel ; règles que la raison est ensuite forcée de rétablir sur d’autres fondements, quand par ses développements successifs elle est venue à bout d'étouffer la nature. De cette manière, on n’est point obligé de faire de l’homme un philosophe avant que d’en faire un homme ; ses devoirs envers autrui ne lui sont pas uniquement dictés par les tardives leçons de la sagesse ; et tant qu’il ne résistera point à l’impulsion intérieure de la commisération, il ne fera jamais du mal à un autre homme ni même à aucun être sensible, excepté dans le cas légitime où sa conservation se trouvant intéressée, il est obligé de se donner la préférence à lui-même. Par ce moyen, on termine aussi les anciennes disputes sur la participation des animaux à la loi naturelle. Car il est clair que, dépourvus de lumières et de liberté, ils ne peuvent reconnaître cette loi ; mais tenant en quelque chose à notre nature par la sensibilité dont ils sont doués, on jugera qu’ils doivent aussi participer au droit naturel, et que l’homme est assujetti envers eux à quelque espèce de devoirs. Il semble, en effet, que si je suis obligé de ne faire aucun mal à mon semblable, c’est moins parce qu'il est un être raisonnable que parce qu'il est un être sensible ; qualité qui, étant commune à la bête et à l’homme, doit au moins donner à l’une le droit de n'être point maltraitée inutilement par l’autre.

Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755

préface

 


Je ne vois dans tout animal qu’une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle-même, et pour se garantir, jusqu'à un certain point, de tout ce qui tend à la détruire, ou à la déranger. J’aperçois précisément les mêmes choses dans la machine humaine, avec cette différence que la nature seule fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l'homme concourt aux siennes, en qualité d'agent libre. L'un choisit ou rejette par instinct, et l'autre par un acte de liberté ; ce qui fait que la bête ne peut s’écarter de la règle qui lui est prescrite, même quand il lui serait avantageux de le faire, et que l'homme s’en écarte souvent à son préjudice. C'est ainsi qu’un pigeon mourrait de faim près d’un bassin rempli des meilleures viandes, et un chat sur des tas de fruits, ou de grain, quoique l’un et l’autre pût très bien se nourrir de l’aliment qu’il dédaigne, s’il s’était avisé d’en essayer. C'est ainsi que les hommes dissolus se livrent à des excès, qui leur causent la fièvre et la mort ; parce que l’esprit déprave les sens, et que la volonté parle encore, quand la nature se tait.

Tout animal a des idées puisqu’il a des sens, il combine même ses idées jusqu’à un certain point, et l’homme ne diffère à cet égard de la bête que du plus au moins. Quelques philosophes ont même avancé qu'il y a plus de différence de tel homme à tel homme que de tel homme à telle bête ; ce n’est donc pas tant l’entendement qui fait parmi les animaux la distinction spécifique de l’homme que sa qualité d’agent libre. La nature commande à tout animal, et la bête obéit. L’homme éprouve la même impression, mais il se reconnaît libre d’acquiescer, ou de résister ; et c’est surtout dans la conscience de cette liberté que se montre la spiritualité de son âme : car la physique explique en quelque manière le mécanisme des sens et la formation des idées ; mais dans la puissance de vouloir ou plutôt de choisir, et dans le sentiment de cette puissance on ne trouve que des actes purement spirituels, dont on n’explique rien par les lois de la mécanique.

Mais, quand les difficultés qui environnent toutes ces questions laisseraient quelque lieu de disputer sur cette différence de l'homme et de l'animal, il y a une autre qualité très spécifique qui les distingue, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c’est la faculté de se perfectionner ; faculté qui, à l’aide des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l’espèce que dans l’individu, au lieu qu’un animal est, au bout de quelques mois, ce qu’il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu’elle était la première année de ces mille ans. Pourquoi l’homme seul est-il sujet à devenir imbécile ? N’est-ce point qu’il retourne ainsi dans son état primitif, et que, tandis que la bête, qui n’a rien acquis et qui n’a rien non plus à perdre, reste toujours avec son instinct, l’homme reperdant par la vieillesse ou d’autres accidents tout ce que sa perfectibilité lui avait fait acquérir, retombe ainsi plus bas que la bête même ? Il serait triste pour nous d’être forcés de convenir que cette faculté distinctive, et presque illimitée, est la source de tous les malheurs de l’homme ; que c’est elle qui le tire, à force de temps, de cette condition originaire, dans laquelle il coulerait des jours tranquilles et innocents ; que c’est elle qui, faisant éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue le tyran de lui-même et de la nature.

Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755, première partie.

 

 

 

 

 


Il y a d'ailleurs un autre principe que Hobbes n'a point aperçu et qui, ayant été donné à l'homme pour adoucir, en certaines circonstances, la férocité de son amour-propre, ou le désir de se conserver avant la naissance de cet amour [note 15], tempère l’ardeur qu’il a pour son bien-être par une répugnance innée à voir souffrir son semblable. Je ne crois pas avoir aucune contradiction à craindre, en accordant à l'homme la seule vertu naturelle, qu'ait été forcé de reconnaître le détracteur le plus outré des vertus humaines. Je parle de la pitié, disposition convenable à des êtres aussi faibles, et sujets à autant de maux que nous le sommes; vertu d'autant plus universelle et d'autant plus utile à l'homme qu'elle précède en lui l'usage de toute réflexion, et si naturelle que les bêtes mêmes en donnent quelquefois des signes sensibles. Sans parler de la tendresse des mères pour leurs petits, et des périls qu'elles bravent pour les en garantir, on observe tous les jours la répugnance qu'ont les chevaux à fouler aux pieds un corps vivant ; un animal ne passe point sans inquiétude auprès d'un animal mort de son espèce; il y en a même qui leur donnent une sorte de sépulture; et les tristes mugissements du bétail entrant dans une boucherie annoncent l'impression qu'il reçoit de l'horrible spectacle qui le frappe. On voit avec plaisir l'auteur de la Fable des Abeilles, forcé de reconnaître l'homme pour un être compatissant et sensible, sortir, dans l'exemple qu'il en donne, de son style froid et subtil, pour nous offrir la pathétique image d'un homme enfermé qui aperçoit au-dehors une bête féroce arrachant un enfant du sein de sa mère, brisant sous sa dent meurtrière les faibles membres, et déchirant de ses ongles les entrailles palpitantes de cet enfant. Quelle affreuse agitation n'éprouve point ce témoin d'un événement auquel il ne prend aucun intérêt personnel ? Quelles angoisses ne souffre-t-il pas à cette vue, de ne pouvoir porter aucun secours à la mère évanouie, ni à l'enfant expirant ? Tel est le pur mouvement de la nature, antérieur à toute réflexion: telle est la force de la pitié naturelle, que les mœurs les plus dépravées ont encore peine à détruire, puisqu'on voit tous les jours dans nos spectacles s'attendrir et pleurer aux malheurs d'un infortuné tel, qui, s'il était à la place du tyran, aggraverait encore les tourments de son ennemi. Mandeville a bien senti qu'avec toute leur morale les hommes n'eussent jamais été que des monstres, si la nature ne leur eût donné la pitié à l'appui de la raison: mais il n'a pas vu que de cette seule qualité découlent toutes les vertus sociales qu'il veut disputer aux hommes. En effet, qu'est-ce que la générosité, la clémence, l'humanité, sinon la pitié appliquée aux faibles, aux coupables, ou à l'espèce humaine en général? La bienveillance et l'amitié même sont, à le bien prendre, des productions d'une pitié constante, fixée sur un objet particulier: car désirer que quelqu'un ne souffre point, qu'est-ce autre chose que désirer qu'il soit heureux ? Quand il serait vrai que la commisération ne serait qu'un sentiment qui nous met à la place de celui qui souffre, sentiment obscur et vif dans l'homme sauvage, développé, mais faible dans l'homme civil, qu'importerait cette idée à la vérité de ce que je dis, sinon de lui donner plus de force? En effet, la commisération sera d'autant plus énergique que l'animal spectateur s'identifiera intimement avec l'animal souffrant. Or il est évident que cette identification a dû être infiniment plus étroite dans l'état de nature que dans l'état de raisonnement. C'est la raison qui engendre l'amour-propre, et c'est la réflexion qui le fortifie; c'est elle qui replie l'homme sur lui-même; c'est elle qui le sépare de tout ce qui le gêne et l'afflige : c'est la philosophie qui l'isole ; c'est par elle qu'il dit en secret, à l'aspect d'un homme souffrant : « Péris si tu veux, je suis en sûreté ». Il n'y a plus que les dangers de la société entière qui troublent le sommeil tranquille du philosophe, et qui l'arrachent de son lit. On peut impunément égorger son semblable sous sa fenêtre ; il n'a qu'à mettre ses mains sur ses oreilles et s'argumenter un peu pour empêcher la nature qui se révolte en lui de l'identifier avec celui qu'on assassine. L'homme sauvage n'a point cet admirable talent; et faute de sagesse et de raison, on le voit toujours se livrer étourdiment au premier sentiment de l'humanité. Dans les émeutes, dans les querelles des rues, la populace s’assemble, l’homme prudent s’éloigne : c'est la canaille, ce sont les femmes des halles, qui séparent les combattants, et qui empêchent les honnêtes gens de s’entr’égorger.

 

 

 


NOTE 15 Il ne faut pas confondre l’amour-propre et l’amour de soi-même ; deux passions très différentes par leur nature et par leurs effets. L’amour de soi-même est un sentiment naturel qui porte tout animal à veiller à sa propre conservation et qui, dirigé dans l’homme par la raison et modifié par la pitié, produit l’humanité et la vertu. L’amour-propre n’est qu’un sentiment relatif, factice et né dans la société, qui porte chaque individu à faire plus de cas de soi que de tout autre, qui inspire aux hommes tous les maux qu’ils se font mutuellement et qui est la véritable source de l’honneur. Ceci bien entendu, je dis que dans notre état primitif, dans le véritable état de nature, l’amour-propre n’existe pas. Car, chaque homme en particulier se regardant lui-même comme le seul spectateur qui l’observe, comme le seul être dans l’univers qui prenne intérêt à lui, comme le seul juge de son propre mérite, il n’est pas possible qu’un sentiment qui prend sa source dans des comparaisons qu’il n’est pas à portée de faire puisse germer dans son âme ; par la même raison cet homme ne saurait avoir ni haine ni désir de vengeance, passions qui ne peuvent naître que de l’opinion de quelque offense reçue ; et comme c’est le mépris ou l’intention de nuire et non le mal qui constitue l’offense, des hommes qui ne savent ni s’apprécier ni se comparer peuvent se faire beaucoup de violences mutuelles quand il leur en revient quelque avantage, sans jamais s’offenser réciproquement. En un mot, chaque homme ne voyant guère ses semblables que comme il verrait des animaux d'une autre espèce, peut ravir la proie au plus faible ou céder la sienne au plus fort, sans envisager ces rapines que comme des événements naturels, sans le moindre mouvement d’insolence ou de dépit, et sans autre passion que la douleur ou la joie d'un bon ou mauvais succès.

Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755, première partie.

 

 

jeudi 27 août 2020

L'ignorance est-elle un défaut?

 Dans L’école des femmes (1662), Arnolphe veut épouser sa pupille Agnès parce qu’elle a été élevée dans l’ignorance. Il espère ainsi ne pas connaître l’adultère, mais il apprend bientôt qu’elle a été courtisée par un jeune homme Oronte. Son projet va finalement échouer.

L’ignorance, soit l’absence de savoir, semble donc un défaut intellectuel car il paraît préférable de savoir pour pouvoir agir en connaissance de cause et surtout un défaut moral car l’ignorance est facile à tromper, voire conduit à se tromper.

Toutefois, l’ignorance permet d’entreprendre sans attendre de savoir. Elle ne semble pas alors un défaut. L’aventurier est toujours ignorant tel Christophe Colomb (1651-1506) qui ignorait la véritable taille de la Terre et qui a cru que l’Inde était proche par l’Atlantique, ce qui rend possible l’aventure, voire sa réussite.

On peut donc se demander à quelles condition l’ignorance est un défaut. L’ignorance pure s’ignore comme ignorance est un défaut, lorsqu’elle se connaît, le défaut disparaît, il faut qu’elle soit incitation au savoir pour ne pas se tromper elle-même.

 

 

L’ignorance consiste non seulement à ne pas savoir, mais à ne pas savoir qu’on ne sait pas, car sinon on sait quelque chose. Une telle ignorance pure est un défaut intellectuel comme le montre Socrate aux politiques qu’il interroge selon l’Apologie de Socrate de Platon. Ces ignorants ont pour principal défaut de croire savoir ce qu’ils ne savent pas, notamment d’ignorer les limites de son savoir. C’est le cas des artisans qui, selon Socrate, prétendent, sur la base de la connaissance de leur domaine connaître les choses les plus importantes et se montrent ainsi ignorants en tant qu’ils méconnaissent les limites de leur savoir.

C’est pour cela que l’ignorance est un défaut moral. D’abord parce qu’elle est ignorance du bien, et par là source de l’immoralité. Ceux qui font le mal croient qu’ils font le bien pour eux. Ils croient donc connaître le bien tout en l’ignorant. Or, le bien de chacun suppose qu’il n’y ait pas de conflit avec les autres. Mon bien ne peut donc s’opposer à celui des autres. Même dans une bande de brigands fait remarquer Platon dans le livre I de La République doit respecter la justice pour ne pas se détruire. L’ignorant qui croit savoir et qui agit contre lui peut être illustré par Œdipe. Voué à la mort par ses parents, le roi de Thèbes Laïos et la reine Jocaste, à qui l’oracle de Delphes avait promis qu’un fils tuerait son père et épouserait sa mère, il est finalement sauvé et adopté par Polybe le roi de Corinthe et Mérope, la reine qui ne peuvent avoir d’enfant. Il est qualifié ‘enfant supposé de ses parents à l’adolescence. Lorsqu’il leur pose la question il repousse l’épithète. Il va néanmoins consulté l’oracle de Delphes qui ne répond pas à sa question mais lui annonce qu’il va tuer son père et faire des enfants à sa mère. Aussi fuit-il Corinthe et c’est en arrivant vers Thèbes qu’il tue plusieurs personnes suite à une dispute dont le roi, sans le savoir, et le devient après avoir débarrassé la cité de Thèbes, d’un monstre féminin, la Sphinx, lui-même roi et fait quatre enfants à la Reine (Étéocle, Polynice, Antigone et Ismène). Il agit donc dans l’ignorance et la méconnaissance de soi tout en croyant savoir, voire n croyant savoir comme le lui reproche le devin Tirésias dans la pièce de Sophocle (495-406 av. J.-C.), Œdipe-roi.

 

Toutefois, même si on sait qu’on est ignorant, on le reste. Dès lors cette docte ignorance n’est-elle pas aussi un défaut ?

 

 

L ignorance qui se connaît elle-même est une qualité intellectuelle comme on le voit avec Socrate ; elle est bien sûr supérieure à l’ignorance pure qui s’ignore elle-même. Aussi Socrate essaye-t-il de débarrasser ses interlocuteurs de ce défaut. Son ignorance lui est connu grâce au dialogue qu’il mène avec des Athéniens et des étrangers qui montre qu’il est plus savant qu’eux car lui ne croit pas savoir ce qu’il ne sait pas à la différence de ses interlocuteurs. Son ignorance est le summum de la sagesse purement humaine (ἀνθρωπίνη σοφία, anthrôpinê sophia, Platon, Apologie de Socrate, 20d) qu’il se reconnaît.

L’ignorance qui se connaît n’est pas un défaut moral, car on ne peut alors qu’être prudent à l’instar du beau-frère d’Orgon, Cléanthe qui l’engage à la modération vis-à-vis du dévot Tartuffe, le personnage éponyme de la pièce (1664) de Molière (1622-1773) dans la scène 3 de l’ace I. Savoir qu’on est ignorant est la condition pour chercher à bien agir. Aussi, Socrate interroge-t-il ses concitoyens pour les exhorter au souci de soi et donc à la vertu plutôt de ne s’occuper que d’argent, d’honneur et de réputation, comme le lui fait dire Platon dans l’Apologie de Socrate (29e).

 

Cependant, le savoir humain évolue, l’ignorance aussi. On ne peut toujours savoir ce qu’on ne sait pas. Est-ce à dire que toute ignorance est un défaut ?

 

 

Le défaut, c’est l’absence d’une qualité qu’on devrait avoir. Il aurait été absurde de reprocher à Thalès d’ignorer le 0 qui n’apparaît qu’en Inde plus d’un millénaire après lui. Et lui-même ne pouvait savoir qu’il ignorait. Aussi, ne peut-on reprocher à quelqu’un son ignorance s’il n’était pas en mesure de savoir. C’est seulement ce qu’on doit savoir dans un contexte donné dont l’ignorance peut nous être reprochée. Comment reprocher sur le fond l’ignorance d’Œdipe, lorsqu’il annonce que doit être maudit l’assassin du roi Laïos. Son enquête dans la pièce de Sophocle le conduit à découvrir qu’il est le coupable, donc, c’est lui-même qu’il a maudit.

D’un point de vue moral, l’ignorance n’est une faute que si on n’a pas cherché à savoir ce qu’on devait savoir. Aussi le droit condamne-t-il la négligence lorsqu’une action a des conséquences non voulues qui sont dommageables par un défaut de connaissances coupable. Par exemple, laisser des substances dangereuses en pleine ville et ainsi laisser la possibilité d’une explosion qui détruit la moitié d’une ville comme à Beyrouth est une négligence, une ignorance coupable.

 

 

Disons pour finir que le problème était de savoir à quelles conditions l’ignorance est un défaut. Si l’ignorance est pure, c’est-à-dire, si elle s’ignore elle-même, alors elle est un défaut intellectuel et surtout moral. par contre, lorsqu’elle se connaît elle-même, elle est la condition de l’activité intellectuelle et de la vertu. Aussi, l’ignorance, qui varie en fonction des connaissances accessibles à l’homme, n’est pas un défaut si et seulement si elle n’est pas due à l’incurie du sujet.

Dès lors, l’ignorance peut-elle être une vertu ?

mercredi 26 août 2020

Fiche 2 La conscience morale

          Fiche 2 La conscience morale         

 

·      La conscience morale est la voix qui nous dicte ce qui est bien ou mal, voire nous reproche d’avoir mal agi.

·      Est-elle une source autonome de la moralité ou bien n’est-elle que la voix usurpée que prend la société sur nous-mêmes ?

 

I. La voix de la culture

1) La relativité du fait moral et de la conscience morale.

·      L’anthropologie montre une diversité certaine de jugements et de pratiques morales qui s’opposent parfois les unes aux autres.

·      Montaigne dans les Essais en conclut que la conscience est le fruit d’une éducation qui commence dès le plus jeune âge. 

 

2) Une voix sans vérité.

·      Les jugements qui viennent de la conscience n’ont donc aucune vérité absolue, voire sont parfois déraisonnables.

·      La conscience morale est susceptible politiquement de conduire à des différends irréductibles si on la prend comme une autorité légitime et à être une source de désordres.

 

·      Toutefois, pour pouvoir juger des coutumes et des mœurs différentes, il faut qu’il y ait d’abord une conscience morale universelle.

 

 

 

II. L’universalité de la conscience morale.

1) La conscience morale.

·      L’observation anthropologique montre qu’il y a des vertus communes 

Zone de Texte: « Conscience ! Conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d'un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal » Rousseau, Émile, 1762.

à 

tous les peuples. Les exceptions peuvent être considérées comme des pathologies.

·      On peut donc penser avec Rousseau que c’est dans la conscience que réside la source de la moralité même si elle peut être corrompue par les préjugés sociaux.

·      Toutefois, il faut pouvoir distinguer entre la véritable moralité et ces contrefaçons.

 

 

 

III. La loi morale et la conscience.

·      L’analyse montre qu’il n’y a de morale que si et seulement si on peut universaliser la maxime.

·      La conscience morale trouve donc dans la formule de la morale un principe sûr.

1) la révélation de la liberté.

·      On peut penser que la conscience morale dans les cas où le sujet pense un choix radical entre la vie et la moralité découvre ainsi en lui la liberté (cf. Kant, Critique de la raison pratique, 1788)

·      Cependant, ne faut-il pas renverser l’ordre entre liberté et conscience ?

2) La métaphysique de bourreau.

·      Pour qu’il y ait conscience, c’est-à-dire sentiment de la responsabilité, voire de culpabilité, il faut se croire libre.

·      Nietzsche dénonce dans cette idée une invention des prêtres, notamment chrétiens pour avoir du pouvoir sur les hommes (cf. Crépuscule des idoles).

·      Il prône un immoralisme qui permettrait aux hommes de vivre dans l’innocence.

 

 

·      Il y a une dimension sociale de la conscience. La question de son universalité reste posée et surtout celle de sa légitimité.

 

 

 

 

 

 

samedi 22 août 2020

Descartes l'animal-machine (textes)

 J’avais expliqué assez particulièrement toutes ces choses dans le traité que j’avais eu ci-devant dessein de publier. Et ensuite j’y avais montré quelle doit être la fabrique des nerfs et des muscles du corps humain, pour faire que les esprits animaux, étant dedans, aient la force de mouvoir ses membres : ainsi qu’on voit que les têtes, un peu après être coupées, se remuent encore, et mordent la terre, nonobstant qu’elles ne soient plus animées ; quels changements se doivent faire dans le cerveau, pour causer la veille, et le sommeil et les songes ; comment la lumière, les sons, les odeurs, les goûts, la chaleur, et toutes les autres qualités des objets extérieurs y peuvent imprimer diverses idées par l’entremise des sens ; comment la faim, la soif, et les autres passions intérieures, y peuvent aussi envoyer les leurs ; ce qui doit y être pris pour le sens commun, oces idées sont reçues ; pour la mémoire, qui les conserve ; et pour la fantaisie, qui les peut diversement changer, et en composer de nouvelles, et par même moyen, distribuant les esprits animaux dans les muscles, faire mouvoir les membres de ce corps, en autant de diverses façons, et autant  propos des objets qui se présentent à ses sens, et des passions intérieures qui sont en lui, que les nôtres se puissent mouvoir sans que la volonté les conduise. Ce qui ne semblera nullement étrange  ceux qui, sachant combien de divers automates, ou machines mouvantes, l’industrie des hommes peut [56] faire, sans y employer que fort peu de pièces, à comparaison de la grande multitude des os, des muscles, des nerfs, des artères, des veines, et de toutes les autres parties qui sont dans le corps de chaque animal, considèreront ce corps comme une machine, qui, ayant été faite des mains de Dieu, est incomparablement mieux ordonnée, et a en soi des mouvements plus admirables, qu’aucune de celles qui peuvent être inventées par les hommes. 

Et je m’étais ici particulièrement arrêté  faire voir que, s’il y avait de telles machines, qui eussent les organes et la figure d’un singe, ou de quelque autre animal sans raison, nous n’aurions aucun moyen pour reconnaître qu’elles ne seraient pas en tout de même nature que ces animaux ; au lieu que, s’il y en avait qui eussent la ressemblance de nos corps et imitassent autant nos actions que moralement il serait possible, nous aurions toujours deux moyens très certains pour reconnaître qu’elles ne seraient point pour cela de vrais hommes. Dont le premier est que jamais elles ne pourraient user de paroles, ni d’autres signes en les composant, comme nous faisons pour déclarer aux autres nos pensées. Car on peut bien concevoir qu’une machine soit tellement faite qu’elle profère des paroles, et même qu’elle en profère quelques-unes  propos des actions corporelles qui causeront quelque changement en ses organes : comme, si on la touche en quelque endroit, qu’elle demande ce qu’on lui veut dire ; si en un autre, qu’elle crie qu’on lui fait mal, et choses semblables ; mais non pas qu’elle les arrange diversement, pour ré[57]pondre au sens de tout ce qui se dira en sa présence, ainsi que les hommes les plus hébétés peuvent faire. Et le second est que, bien qu’elles fissent plusieurs choses aussi bien, ou peut-être mieux qu’aucun de nous, elles manqueraient infailliblement en quelques autres, par lesquelles on découvrirait qu’elles n’agiraient pas par connaissance, mais seulement par la disposition de leurs organes. Car, au lieu que la raison est un instrument universel, qui peut servir en toutes sortes de rencontres, ces organes ont besoin de quelque particulière disposition pour chaque action particulière ;d’où vient qu’il est moralement impossible qu’il y en ait assez de divers en une machine pour la faire agir en toutes les occurrences de la vie, de même façon que notre raison nous fait agir.

Or, par ces deux mêmes moyens, on peut aussi connaître la différence qui est entre les hommes et les bêtes. Car c’est une chose bien remarquable, qu’il n’y a point d’hommes si hébétés et si stupides, sans en excepter même les insensés, qu’ils ne soient capables d’arranger ensemble diverses paroles, et d’en composer un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées ; et qu’au contraire, il n’y a point d’autre animal, tant parfait et tant heureusement né qu’il puisse être, qui fasse le semblable. Ce qui n’arrive pas de ce qu’ils ont faute d’organes, car on voit que les pies et les perroquets peuvent proférer des paroles ainsi que nous, et toutefois ne peuvent parler ainsi que nous, c’est-à-dire en témoignant qu’ils pensent ce qu’ils disent ; au lieu que les hommes qui, étant nés sourds et muets, sont privés des organes qui servent aux au[58]tres pour parler, autant ou plus que les bêtes, ont coutume d’inventer d’eux-mêmes quelques signes, par lesquels ils se font entendre  ceux qui, étant ordinairement avec eux, ont loisir d’apprendre leur langue. Et ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont moins de raison que les hommes, mais qu’elles n’en ont point du tout. Car on voit qu’il n’en faut que fort peu pour savoir parler ; et d’autant qu’on remarque de l’inégalité entre les animaux d’une même espèce, aussi bien qu’entre les hommes, et que les uns sont plus aisés à dresser que les autres, il n’est pas croyable qu’un singe ou un perroquet, qui serait des plus parfaits de son espèce, n’égalât en cela un enfant des plus stupides, ou du moins un enfant qui aurait le cerveau troubl, si leur âme n’était d’une nature du tout différente de la nôtre. Et on ne doit pas confondre les paroles avec les mouvements naturels qui témoignent les passions et peuvent être imités par des machines aussi bien que par les animaux ; ni penser, comme quelques anciens, que les bêtes parlent, bien que nous n’entendions pas leur langage : car s’il était vrai, puisqu’elles ont plusieurs organes qui se rapportent aux nôtres, elles pourraient aussi bien se faire entendre  nous qu’ leurs semblables. C’est aussi une chose fort remarquable que, bien qu’il y ait plusieurs animaux qui témoignent plus d’industrie que nous en quelques-unes de leurs actions, on voit toutefois que les mêmes n’en témoignent point du tout en beaucoup d’autres : de façon que ce qu’ils font mieux que nous ne prouve pas qu’ils ont de l’esprit ; car à ce compte, ils en auraient plus qu’aucun de nous et fe[59]raient mieux en toute autre chose, mais plutôt qu’ils n’en ont point, et que c’est la nature qui agit en eux, selon la disposition de leurs organes : ainsi qu’on voit qu’une horloge, qui n’est composée que de roues et de ressorts, peut compter les heures, et mesurer le temps, plus justement que nous avec toute notre prudence.

Descartes, Discours de la méthode (1637), Cinquième partie.

 

 


Pour ce qui est de l’entendement ou de la pensée que Montaigne ([1]) et quelques autres attribuent aux bêtes, je ne puis être de leur avis. Ce n’est pas que je m’arrête à ce qu’on dit, que les hommes ont un empire absolu sur tous les autres animaux ; car j’avoue qu’il y en a de plus forts que nous, et crois qu’il y en peut aussi avoir qui aient des ruses naturelles, capables de tromper les hommes les plus fins. Mais je considère qu’ils ne nous imitent ou surpassent qu’en celles de nos actions qui ne sont point conduites par notre pensée ; car il arrive souvent que nous marchons ou mangeons, sans penser en aucune façon à ce que nous faisons ; et c’est tellement sans user de notre raison que nous repoussons les choses qui nous nuisent, et parons les coups que l’on nous porte, qu’encore que nous voulussions expressément ne point mettre nos mains devant notre tête, lorsqu’il arrive que nous tombons, nous ne pourrions nous en empêcher. Je crois aussi que nous mangerions, comme les bêtes, sans l’avoir appris, si nous n’avions aucune pensée ; et l’on dit que ceux qui marchent en dormant, passent quelquefois des rivières à la nage, où ils se noieraient, étant éveillés. Pour les mouvements de nos passions, bien qu’ils soient accompagnés en nous de pensées, à cause que nous avons la faculté de penser, il est néanmoins très évident qu’ils ne dépendent pas d’elle, parce qu’ils se font souvent malgré nous, et que, par conséquent, ils peuvent être dans les bêtes, et même plus violents qu’ils ne sont dans les hommes, sans qu’on puisse pour cela conclure qu’elles ont des pensées.

Enfin, il n’y aucune de nos actions extérieures, qui puisse assurer ceux qui les examinent, que notre corps n’est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu’il y a aussi en lui une âme qui a des pensées, excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune passion. Je dis les paroles ou autres signes parce que les muets se servent de signes en même façon que nous de la voix ; et que ces signes soient à propos, pour exclure le parler des perroquets, sans exclure celui des fous, qui ne laisse pas d’être à propos des sujets qui se présentent, bien qu’il ne suive pas la raison ; et j’ajoute que ces paroles ou signes ne se doivent rapporter à aucune passion, pour exclure non seulement les cris de joie ou de tristesse, et semblables, mais aussi tout ce qui peut être enseigné par artifice aux animaux ; car si on apprend à une pie à dire bonjour à sa maîtresse, lorsqu’elle la voit arriver, ce ne peut être qu’en faisant que la prolation([2]) de cette parole devienne le mouvement de quelqu’une de ses passions ; à savoir, ce sera un mouvement de l’espérance qu’elle a de manger, si l’on a toujours accoutumé de lui donner quelque friandise, lorsqu’elle l’a dit ; et ainsi toutes les choses qu’on fait faire aux chiens, aux chevaux et aux singes, ne sont que les mouvements de leur crainte, de leur espérance, de leur joie, en sorte qu’ils les peuvent faire sans aucune pensée. Or, il est, ce me semble, fort remarquable que la parole ainsi définie, ne convient qu’à l’homme seul. Car, bien que Montaigne ([3]) et Charron aient dit qu’il y a plus de différence d’homme à homme que d’homme à bête, il ne s’est toutefois jamais trouvé aucune bête si parfaite, qu’elle ait usé de quelque signe, pour faire entendre à d’autres animaux quelque chose qui n’eut point à ses passions ; et il n’y a point d’homme si imparfait, qu’il n’en use ; en sorte que ceux qui sont sourds et muets, inventent des signes particuliers, par lesquels ils expriment leurs pensées. Ce qui me semble un très fort argument pour prouver que ce qui fait que les bêtes ne parlent point comme nous, est qu’elles n’ont aucune pensée, et non point que les organes leurs manquent. Et on ne peut dire qu’elles parlent entre elles mais que nous ne les entendons pas ; car, comme les chiens et quelques autres animaux nous expriment leurs passions, ils nous exprimeraient aussi bien leurs pensées, s’ils en avaient.

Je sais bien que les bêtes font beaucoup de choses mieux que nous, mais je ne m’en étonne pas ; car cela même sert à prouver qu’elles agissent naturellement et par ressort, ainsi qu’une horloge, laquelle montre bien mieux l’heure qu’il est que notre jugement ne nous l’enseigne. Et sans doute que, lorsque les hirondelles viennent au printemps, elles agissent en cela comme des horloges. Tout ce que font les mouches à miel ([4]) est de même nature, et l’ordre que tiennent les grues en volant, et celui qu’observent les singes en se battant, s’il est vrai qu’ils en observent quelqu’un, et enfin l’instinct d’ensevelir leurs morts n’est pas plus étrange que celui des chiens et des chats, qui grattent la terre pour ensevelir leurs excréments, bien qu’ils ne les ensevelissent presque jamais, ce qui montre qu’ils ne le font que par instinct et sans y penser. On peut seulement dire que, bien que les bêtes ne fassent aucune action qui nous assure qu’elles pensent, toutefois, à cause que les organes de leurs corps ne sont pas fort différents des nôtres, on peut conjecturer qu’il y a quelque pensée jointe à ces organes, ainsi que nous expérimentons en nous, bien que la leur soit beaucoup moins parfaite. À quoi je n’ai rien à répondre, sinon que, si elles pensaient ainsi que nous, elles auraient une âme immortelle aussi bien que nous, ce qui n’est pas vraisemblable, à cause qu’il n’y a point de raison pour le croire de quelques animaux, sans le croire de tous, et qu’il y en a plusieurs trop imparfaits pour pouvoir croire cela d’eux, comme sont les huîtres, les éponges, etc.

Descarteslettre au marquis de Newcastle du 23 novembre 1646 (extrait).

 

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DescartesTraité de l’homme (posthume 1664). Schéma d’une action mécanique.

 

 

 


Je regarde comme une chose démontrée qu’on ne saurait prouver qu’il y ait des pensées dans les bêtes (…). Il est plus probable de faire mouvoir comme des machines les vers de terre, les moucherons, les chenilles et le reste des animaux, que de leur donner une âme immortelle.

Premièrement parce qu’il est certain que, dans les corps des animaux, ainsi que dans les nôtres, il y a des os, des nerfs, des muscles, du sang, des esprits animaux ([5]), et autres organes disposés de telle sorte qu’ils peuvent produire par eux-mêmes, sans le secours d’aucune pensée, tous les mouvements que nous observons dans les animaux, ce qui paraît dans les mouvements convulsifs, lorsque, malgré l’âme même, la machine du corps se meut souvent avec plus de violence et en plus de différentes manières qu’il n’a coutume de le faire avec les secours de la volonté ; d’ailleurs parce qu’il est conforme à la raison que l’art imitant la nature, et les hommes pouvant construire divers automates où il se trouve du mouvement sans aucune pensée, la nature puisse de son côté produire ses automates, et bien plus excellents, comme les brutes, que ceux qui viennent de main d’homme, surtout ne voyant aucune raison pour laquelle la pensée doive se trouver partout où nous voyons une conformation de membres telle que celle des animaux et qu’il est plus surprenant qu’il y ait une âme dans chaque corps humain que de n’en point trouver dans les bêtes.

La principale raison, selon moi, qui peut nous persuader que les bêtes sont privées de raison, est que, bien que parmi celles d’une même espèce les unes soient plus parfaites que les autres, comme dans les hommes, ce qui se remarque particulièrement dans les chevaux et dans les chiens, dont les uns ont plus de dispositions que les autres à retenir ce qu’on leur apprend, et bien qu’elles nous fassent toutes connaître clairement leurs mouvements naturels de colère, de crainte, de faim, et d’autres semblables, ou par la voix, ou par d’autres mouvements du corps, on n’a point cependant encore observé qu’aucun animal fût parvenu à ce degré de perfection d’user d’un véritable langage, c’est-à-dire qui nous marquât par la voix, ou par d’autres signes, quelque chose qui pût se rapporter plutôt à la seule pensée qu’à un mouvement naturel. Car la parole est l’unique signe et la seule marque assurée de la pensée cachée et renfermée dans les corps; or tous les hommes les plus stupides et les plus insensés, ceux mêmes qui sont privés des organes de la langue et de la parole, se servent de signes, au lieu que les bêtes ne font rien de semblable, ce que l’on peut prendre pour la véritable différence entre l’homme et la bête.

Je passe, pour abréger, les autres raisons qui ôtent la pensée aux bêtes. Il faut pourtant remarquer que je parle de la pensée, non de la vie, ou du sentiment; car je n’ôte la vie à aucun animal, ne la faisant consister que dans la seule chaleur de coeur. Je ne leur refuse pas même le sentiment autant qu’il dépend des organes du corps. Ainsi, mon opinion n’est pas si cruelle aux animaux qu’elle est favorable aux hommes, je dis à ceux qui ne sont point attachés aux rêveries de Pythagore ([6]), puisqu’elle les garantit du soupçon même de crime quand ils mangent ou tuent des animaux.

Descartes, Lettre à Morus du 5 février 1649.

 

 



([1]Montaigne (1533-1592) défend la pensée des bêtes très longuement dans les Essais, II, 12, « Apologie de Raymond Sebond ».

([2]) Action de proférer.

([3]) Le propos est de Montaigne (1533-1592), Essais, I, 42, « De l’inequalité qui est entre nous » :

« Plutarque dit en quelque lieu qu’il ne trouve point si grande distance de beste à beste, comme il trouve d’homme à homme. Il parle de la suffisance de l’ame et qualitez internes. A la verité, je trouve si loing d’Epaminundas, comme je l’imagine, jusques à tel que je connois, je dy capable de sens commun, que j’encherirois volontiers sur Plutarque ; et dirois qu’il y a plus de distance de tel à tel homme qu’il n’y a de tel homme à telle beste :

hem vir viro quid praestat [« D’un homme à l’autre, ah ! quelle différence ! (Térence, Eunuque, II, iiii.)] ;

Et qu’il y a autant de degrez d’esprits qu’il y a d’icy au ciel de brasses, et autant innumerables. »

Il le répète en Essais, II, 12, « Apologie de Raymond Sebond » :

« ce que je maintiens ordinairement, qu’il se trouve plus de différence de tel homme à tel homme que de tel animal à tel homme. »

([3]) Charron (1541-1603), plus nuancé, écrivait dans De la sagesse (1601) :

« il y a des hommes si faibles et hébétés qu’ils ne diffèrent de la bête que par la seule figure. »

([4]) Abeilles.

([5]Par esprits animaux, Descartes entend des particules matérielles qui proviennent du sang et circulent dans les nerfs, les faisant se mouvoir pour agit sur les muscles ou sur le cerveau.

([6]Descartes doit faire allusion à la métempsychose ou plutôt la métensomatose qu’on attribue à Pythagore. On lui attribue l’idée que les animaux pouvant avoir des âmes d’hommes, les tuer revient à commettre des meurtres ; cf. Ovide, Métamorphoses, livre XV (Notes de Bégnana).

mercredi 19 août 2020

Fiche 1 La conscience

 La conscience                                                                Fiche 1

 

·      La conscience désigne l’état de vigilance du sujet, voire d’attention au monde ou à soi-même mais aussi la voix qui nous avertit de la moralité de nos actions.

·      La conscience, quoi qu’elle nous donne l’impression de nous connaître, ne serait-elle pas une source d’erreur, voire d’illusion sur soi-même ?

 

 

I. Le cogito.

1) La découverte du cogito (je pense).

·      Recherchant un principe premier qui permet de découvrir la certitude dans les sciences, Descartes propose de douter méthodiquement, c’est-à-dire de considérer comme faux tout ce qui est simplement douteux pour découvrir ce qui est certain, éventuellement qu’il n’y ait rien de certain.

·      Douter de tout conduit à découvrir que moi qui doute, je ne peux pas douter de mon existence.

·      Qu’est-ce donc que je suis, moi qui suis certain d’exister ?

 

2) Le moi est conscience.

·      Que je sois un corps situé dans le monde, je peux en douter. Par contre, je ne peux douter que je pense. Je suis donc une chose qui pense (res cogitans).

 

·      Penser, c’est être conscient, c’est-à-dire savoir ou avoir le sentiment de concevoir, de vouloir, d’imaginer, et même de percevoir. Ce que je perçois peut être faux mais il est toujours vrai et certain que c’est moi qui le perçois.

 

·      Toutefois, comme la conscience me définit et qu’elle doit être consciente d’elle-même, la réflexion qu’elle implique ne conduit-elle pas à une régression infinie puisqu’il faudrait être conscient d’être conscient d’être conscient et ainsi de suite ?

 

3) Toute conscience est morale.

·      On peut avec Alain penser que la réflexion implique décision. Elle est, quant au fond, interrogation par le sujet sur ce qu’il doit faire ou sur ce qu’il doit penser.

 

·      C’est pourquoi la conscience est toujours implicitement morale. L’inconscient, c’est l’homme qui ne se pose pas de question.

 

·      Cette conscience n’est pas présente lorsqu’à la question on substitue des opinions sur des opinions ou sur des savoir-faire, dans la mesure où il n’y a alors aucune remise en cause, aucun recul.

 

·      Aussi la conscience ne se trompe-t-elle jamais puisqu’elle est réflexion et décision du sujet qui ne peut que connaître son intention

 

Cependant, cette réflexion est-elle vraiment possible ?

 

 

 

II. La réflexion.

1) L’impossible introspection.

·      Le sujet ne peut réfléchir dans certains états comme ceux de la passion. Il est alors perturbé et partial.

·      Il ne peut réfléchir à son activité intellectuelle puisqu’il ne peut se dédoubler (Comte, Cours de philosophie positive, 1ère leçon).

 

2) Conséquences.

·      La conscience ne peut permettre au sujet de savoir ce qu’il en est de lui et notamment du rôle que joue son corps, notamment le cerveau dans sa pensée.

 

·      Pour se connaître, le sujet doit passer par l’autre ou par l’examen de ses œuvres (actes et pensées) en tant qu’elles ont une objectivité qui permet l’examen.

 

·      Cependant, si la réflexion ne définit pas la conscience, que doit-elle être ?

 

 

III. L’intentionnalité.

Zone de Texte: « Toute conscience est conscience de quelque chose. » Husserl, Méditations cartésiennes.1) Le cogito préréflexif.

·      La conscience ne peut s’ignorer elle-même mais elle vise toujours un objet. Elle est conscience de cet objet vers lequel elle est tournée.

·      Il faut qu’elle s’en détourne pour réfléchir, ce qui est une conscience seconde. La conscience ne peut se ressaisir directement elle-même.

 

2) « Je est un autre »

·      Le moi n’est donc pas le sujet de la conscience, mais son objet (cf. Sartre, La transcendance de l’ego).

·      Le sujet n’est donc pas le mieux placé pour se connaître. Selon le mot de Rimbaud, pour lui « Je est un autre ».

 

·      Le sujet est donc dans la même position que les autres pour se connaître.

 

·      Ce sont ces actes qui lui découvrent ses intentions.

 

·      Le sujet n’est rien d’autre qu’une histoire qu’il ne peut écrire lui-même puisque seule sa fin jette une lumière sur son sens.

 

En conclusion, la conscience ne peut être un principe de la connaissance et de l’action. Elle accompagne le sujet plutôt qu’elle ne le définit.