Dans L’école des femmes (1662), Arnolphe veut épouser sa pupille Agnès parce qu’elle a été élevée dans l’ignorance. Il espère ainsi ne pas connaître l’adultère, mais il apprend bientôt qu’elle a été courtisée par un jeune homme Oronte. Son projet va finalement échouer.
L’ignorance, soit l’absence de savoir, semble donc un défaut intellectuel car il paraît préférable de savoir pour pouvoir agir en connaissance de cause et surtout un défaut moral car l’ignorance est facile à tromper, voire conduit à se tromper.
Toutefois, l’ignorance permet d’entreprendre sans attendre de savoir. Elle ne semble pas alors un défaut. L’aventurier est toujours ignorant tel Christophe Colomb (1651-1506) qui ignorait la véritable taille de la Terre et qui a cru que l’Inde était proche par l’Atlantique, ce qui rend possible l’aventure, voire sa réussite.
On peut donc se demander à quelles condition l’ignorance est un défaut. L’ignorance pure s’ignore comme ignorance est un défaut, lorsqu’elle se connaît, le défaut disparaît, il faut qu’elle soit incitation au savoir pour ne pas se tromper elle-même.
L’ignorance consiste non seulement à ne pas savoir, mais à ne pas savoir qu’on ne sait pas, car sinon on sait quelque chose. Une telle ignorance pure est un défaut intellectuel comme le montre Socrate aux politiques qu’il interroge selon l’Apologie de Socrate de Platon. Ces ignorants ont pour principal défaut de croire savoir ce qu’ils ne savent pas, notamment d’ignorer les limites de son savoir. C’est le cas des artisans qui, selon Socrate, prétendent, sur la base de la connaissance de leur domaine connaître les choses les plus importantes et se montrent ainsi ignorants en tant qu’ils méconnaissent les limites de leur savoir.
C’est pour cela que l’ignorance est un défaut moral. D’abord parce qu’elle est ignorance du bien, et par là source de l’immoralité. Ceux qui font le mal croient qu’ils font le bien pour eux. Ils croient donc connaître le bien tout en l’ignorant. Or, le bien de chacun suppose qu’il n’y ait pas de conflit avec les autres. Mon bien ne peut donc s’opposer à celui des autres. Même dans une bande de brigands fait remarquer Platon dans le livre I de La République doit respecter la justice pour ne pas se détruire. L’ignorant qui croit savoir et qui agit contre lui peut être illustré par Œdipe. Voué à la mort par ses parents, le roi de Thèbes Laïos et la reine Jocaste, à qui l’oracle de Delphes avait promis qu’un fils tuerait son père et épouserait sa mère, il est finalement sauvé et adopté par Polybe le roi de Corinthe et Mérope, la reine qui ne peuvent avoir d’enfant. Il est qualifié ‘enfant supposé de ses parents à l’adolescence. Lorsqu’il leur pose la question il repousse l’épithète. Il va néanmoins consulté l’oracle de Delphes qui ne répond pas à sa question mais lui annonce qu’il va tuer son père et faire des enfants à sa mère. Aussi fuit-il Corinthe et c’est en arrivant vers Thèbes qu’il tue plusieurs personnes suite à une dispute dont le roi, sans le savoir, et le devient après avoir débarrassé la cité de Thèbes, d’un monstre féminin, la Sphinx, lui-même roi et fait quatre enfants à la Reine (Étéocle, Polynice, Antigone et Ismène). Il agit donc dans l’ignorance et la méconnaissance de soi tout en croyant savoir, voire n croyant savoir comme le lui reproche le devin Tirésias dans la pièce de Sophocle (495-406 av. J.-C.), Œdipe-roi.
Toutefois, même si on sait qu’on est ignorant, on le reste. Dès lors cette docte ignorance n’est-elle pas aussi un défaut ?
L ignorance qui se connaît elle-même est une qualité intellectuelle comme on le voit avec Socrate ; elle est bien sûr supérieure à l’ignorance pure qui s’ignore elle-même. Aussi Socrate essaye-t-il de débarrasser ses interlocuteurs de ce défaut. Son ignorance lui est connu grâce au dialogue qu’il mène avec des Athéniens et des étrangers qui montre qu’il est plus savant qu’eux car lui ne croit pas savoir ce qu’il ne sait pas à la différence de ses interlocuteurs. Son ignorance est le summum de la sagesse purement humaine (ἀνθρωπίνη σοφία, anthrôpinê sophia, Platon, Apologie de Socrate, 20d) qu’il se reconnaît.
L’ignorance qui se connaît n’est pas un défaut moral, car on ne peut alors qu’être prudent à l’instar du beau-frère d’Orgon, Cléanthe qui l’engage à la modération vis-à-vis du dévot Tartuffe, le personnage éponyme de la pièce (1664) de Molière (1622-1773) dans la scène 3 de l’ace I. Savoir qu’on est ignorant est la condition pour chercher à bien agir. Aussi, Socrate interroge-t-il ses concitoyens pour les exhorter au souci de soi et donc à la vertu plutôt de ne s’occuper que d’argent, d’honneur et de réputation, comme le lui fait dire Platon dans l’Apologie de Socrate (29e).
Cependant, le savoir humain évolue, l’ignorance aussi. On ne peut toujours savoir ce qu’on ne sait pas. Est-ce à dire que toute ignorance est un défaut ?
Le défaut, c’est l’absence d’une qualité qu’on devrait avoir. Il aurait été absurde de reprocher à Thalès d’ignorer le 0 qui n’apparaît qu’en Inde plus d’un millénaire après lui. Et lui-même ne pouvait savoir qu’il ignorait. Aussi, ne peut-on reprocher à quelqu’un son ignorance s’il n’était pas en mesure de savoir. C’est seulement ce qu’on doit savoir dans un contexte donné dont l’ignorance peut nous être reprochée. Comment reprocher sur le fond l’ignorance d’Œdipe, lorsqu’il annonce que doit être maudit l’assassin du roi Laïos. Son enquête dans la pièce de Sophocle le conduit à découvrir qu’il est le coupable, donc, c’est lui-même qu’il a maudit.
D’un point de vue moral, l’ignorance n’est une faute que si on n’a pas cherché à savoir ce qu’on devait savoir. Aussi le droit condamne-t-il la négligence lorsqu’une action a des conséquences non voulues qui sont dommageables par un défaut de connaissances coupable. Par exemple, laisser des substances dangereuses en pleine ville et ainsi laisser la possibilité d’une explosion qui détruit la moitié d’une ville comme à Beyrouth est une négligence, une ignorance coupable.
Disons pour finir que le problème était de savoir à quelles conditions l’ignorance est un défaut. Si l’ignorance est pure, c’est-à-dire, si elle s’ignore elle-même, alors elle est un défaut intellectuel et surtout moral. par contre, lorsqu’elle se connaît elle-même, elle est la condition de l’activité intellectuelle et de la vertu. Aussi, l’ignorance, qui varie en fonction des connaissances accessibles à l’homme, n’est pas un défaut si et seulement si elle n’est pas due à l’incurie du sujet.
Dès lors, l’ignorance peut-elle être une vertu ?
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