Strepsiade, un citoyen athénien venu de la campagne, a des dettes à cause de sa femme, une citadine et de son fils, Philippide, qui le ruine en chevaux pour conduire son char aux courses. Il demande à son fils d’entrer au philosophoir, l’école de Socrate et Chéréphon, pour apprendre le raisonnement qui permet de gagner les causes injustes. Son fils refuse sur la base de la mauvaise réputation des membres de cette école. Il se présente à l’école de Socrate. Un disciple lui ouvre.
Le disciple. Va-t’en aux corbeaux ! Qui frappe à la porte ?
Strepsiade. Le fils de Phidon, Strepsiade du dême de Cicynna.
Le disciple. De par Zeus ! tu dois être un grossier personnage, toi qui donnes à la porte un coup de pied si brutal, et qui fais avorter la conception de ma pensée.
Strepsiade. Pardonne-moi, car j’habite loin dans la campagne ; mais dis-moi la chose avortée.
Le disciple. Il n’est permis de la dire qu’aux disciples.
Strepsiade. Dis-la-moi donc sans crainte, car je viens comme disciple au philosophoir.
Le disciple. Je la dirai ; mais songe donc que ce sont des mystères. Socrate[1] demandait tout à l’heure à Chéréphon[2]combien de fois une puce saute la longueur de ses pattes. Elle avait piqué Chéréphon au sourcil, et de là elle était sautée sur la tête de Socrate.
Strepsiade Et comment a-t-il mesuré cela ?
Le disciple. Très adroitement. Il a fait fondre de la cire, puis il a pris la puce, et il lui a trempé les pattes dedans. La cire refroidie a fait à la puce des souliers persiques ; en les déchaussant, il a mesuré l’espace.
Strepsiade. Ô Zeus souverain, quelle finesse d’esprit !
Le disciple. Que serait-ce, si tu apprenais une autre invention de Socrate ?
Strepsiade. Laquelle ? Je t’en prie, dis-la-moi ?
Le disciple. Chéréphon, du dème de Sphattos, lui demandait s’il pensait que le bourdonnement des cousins vînt de la trompe ou du derrière.
Strepsiade. Et qu’a-t-il dit au sujet du cousin ?
Le disciple. Il a dit que l’intestin du cousin est étroit ; et que, à cause de cette étroitesse, l’air est poussé tout de suite avec force vers le derrière ; ensuite, l’ouverture de derrière communiquant avec l’intestin, le derrière résonne par la force de l’air.
Strepsiade. Ainsi le derrière des cousins est une trompette. Trois fois heureux l’auteur de cette découverte ! Il doit être facile d’échapper à une poursuite en justice, quand on connaît à fond l’intestin du cousin.
Le disciple. Dernièrement il fut détourné d’une haute pensée par un lézard.
Strepsiade. De quelle manière ? Dis-moi.
Le disciple. Il observait le cours de la lune et ses révolutions, la tête en l’air, la bouche ouverte ; un lézard, du haut du toit, pendant la nuit, lui envoya sa fiente.
Strepsiade. Il est amusant ce lézard, qui fait dans la bouche de Socrate !
Le disciple. Hier, nous n’avions pas à souper pour le soir.
Strepsiade. Eh bien ! qu’imagina-t-il pour avoir des vivres ?
Le disciple. Il étend sur la table une légère couche de cendre, courbe une tige de fer, prend un fil à plomb, et de la palestre il enlève un manteau.
Strepsiade. Et nous admirons le célèbre Thalès ! Ouvre-moi, ouvre vite le philosophoir ; et fais-moi voir au plus tôt Socrate. J’ai hâte d’être son disciple. Mais ouvre donc la porte. Ô Héraclès ! de quels pays sont ces animaux ?
Le disciple. Qu’est-ce qui t’étonne ? À quoi trouves-tu qu’ils ressemblent ?
Strepsiade. Aux prisonniers de Pylos, aux Laconiens. Mais pour quoi regardent-ils ainsi la terre ?
Le disciple. Ils cherchent ce qui est sous la terre.
Strepsiade. Ils cherchent donc des oignons. Ne vous donnez pas maintenant tant de peine ; je sais, moi, où il y en a de gros et de beaux. Mais que font ceux-ci tellement courbés ?
Le disciple. Ils sondent les abîmes du Tartare.
Strepsiade. Et leur derrière, qu’a-t-il à regarder le ciel ?
Le disciple. Il apprend aussi pour son compte à faire de l’astronomie... Mais rentrez, de peur que le maître ne vous surprenne.
Strepsiade. Pas encore, pas encore : qu’ils restent, afin que je leur communique une petite affaire.
Le disciple. Mais ils ne peuvent pas demeurer trop longtemps à l’air et dehors.
Strepsiade. Au nom des dieux, qu’est ceci ? Dis-moi.
Le disciple. L’astronomie.
Strepsiade. Et cela ?
Le disciple. La géométrie.
Strepsiade. À quoi cela sert-il ?
Le disciple. À mesurer la terre.
Strepsiade. Celle qui se partage au sort ?
Le disciple. Non ; la terre entière.
Strepsiade. C'est charmant ce que tu dis là : voilà une invention populaire et utile !
Le disciple. Tiens, voici la surface de la terre entière[3] : vois-tu ? Ici, c’est Athènes.
Strepsiade. Que dis-tu ? Je ne te crois pas ; je n’y vois point de juges en séance.
Le disciple. C’est pourtant réellement le territoire Attique.
Strepsiade. Et où sont mes concitoyens de Cicynna ?
Le disciple. C’est ici qu’ils habitent. Voici l’Eubée, tu vois, cette terre qui s’étend en longueur infinie.
Strepsiade. Je vois : nous l’avons pressurée, nous et Périclès[4]. Mais où est Lacédémone[5] ?
Le disciple. Où elle est ? Ici.
Strepsiade. Comme c’est près de nous ! Songez-y bien, éloignez-la de nous à la plus grande distance possible.
Le disciple. Il n'y a pas moyen.
Strepsiade. Par Zeus ! vous en gémirez. Mais quel est donc cet homme juché dans un panier ?
Le disciple. Lui.
Strepsiade. Qui, lui ?
Le disciple. Socrate.
Strepsiade. Socrate ! Voyons, toi, appelle-le-moi donc bien fort.
Le disciple. Appelle-le toi-même. Moi, je n’en ai pas le temps.
Aristophane (~445-385/375), Les Nuées (~423 av. J.-C.), traduction Eugène Talbot (1814-1894).
[1] ~469-399 av. J.-C. Platon, son plus célèbre disciple, nous le présente plutôt comme discutant sur la place publique, l’agora.
[2] Un ami d’enfance de Socrate qui a toujours été un de ses proches.
[3] Les Grecs faisaient des cartes des régions qu’ils connaissaient. Quelle était pour eux la forme de la Terre ? C’était un débat au V° siècle av. J.-C. comme le montre ce texte de l’historien Hérodote (~484-420 av. J.-C.) : « Pour moi, je ne puis m’empêcher de rire quand je vois quelques gens, qui ont donné des descriptions de la circonférence de la terre, prétendre, sans se laisser guider par la raison, que la terre est ronde comme si elle eût été travaillée au tour, que l’Océan l’environne de toutes parts, et que l’Asie est égale à l’Europe. » Hérodote, Histoires, IV Melpomène, 36.
[4] ~495-429 av. J.-C., c’est le grand homme politique athénien de la période de la plus grande puissance de la cité d’Athènes qui constitue une sorte d’empire. Il meurt au début de la guerre du Péloponnèse (431-404 av. J.-C.) qui vit s’opposer les cités grecques, les unes alliées à Sparte, les autres à Athènes.
[5] Autre nom de Sparte.
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