mercredi 12 février 2025

corrigé du sujet : Créer une image

 On parle souvent de créateurs pour ceux qui fabriquent des images, sculpteurs, peintres, photographes, cinéastes. Or, qu’est-ce que créer une image ?

Créer à la différence de produire, c’est faire quelque chose de nouveau. Or, une image paraît être en première analyse une représentation d’une chose ou d’une personne en son absence. Elle ne paraît pas pouvoir être nouvelle.

Cependant, difficile de nier qu’il y ait des images nouvelles et donc créées.

Dès lors on peut se demander si et comment on peut créer une image.

Créer une image c’est paradoxalement imiter, c’est surtout s’exprimer, voire organiser les données de l’expérience.

 

 

Si je forge une image, visuelle ou acoustique, c’est sur la base d’une sensation visuelle ou auditive, et cette image peut exister en l’absence de l’objet comme cela se passe dans le sommeil de sorte qu’une image, c’est ce qui reste de l’acte d’une sensation (Aristote, De l’âme, livre III, chapitre 3). L’image est à l’imitation de l’objet dont elle est l’image. Ainsi, les artistes produisent des images. En quoi les créent-ils et comment est-ce possible ?

La peinture religieuse montre une certaine création. Ainsi Phidias (490-430 av. J.-C.) n’a pas vu le Zeus d’Olympie, statue chryséléphantine de 12 mètres qu’il a faite, ni l’Athéna du Parthénon, une statue chryséléphantine de 11,5 mètres. De même dans la peinture chrétienne. Le signe de la bénédiction avec le pouce qui touche l’annulaire et le petit doigt pendant que l’ Index et le majeur sont levés est une création pour symboliser la Trinité pour les trois doigts et l’union des natures divines et humaines du Christ pour les deux joints. Les peintres ont pris pour leur création des images d’humains, de doigts etc. ainsi l’imitation crée des images à partir d’autres images par composition de même qu’on peut créer de nouvelles phrases par la combinaison de mots. La Fontaine a créé des fables ainsi en imitant celles d’Ésope (VI° av. J.-C.), de Phèdre (14 av. J.-C.-50 ap. J.-C.), etc.

Créer une image repose sur l’imitation et la composition des images existantes comme le montre l’Intelligence artificielle, raison pour laquelle on peut créer des images fausses. C’est le sens de la critique de l’image de Platon (428-347 av. J.-C.) dans le livre X de la République : les poètes et les peintres ne créent que des simulacres. En effet, si on distingue L’Idée du lit du lit que fabrique à partir de lui l’artisan, le peintre lui représente une apparence du lit. C’est ainsi qu’il crée, mais un simple simulacre (φάντασμα, phantasma).

 

 

Néanmoins, si l’imitation et la composition permettent de créer des images, elles ne sont finalement que des reproductions de celles qui se forment spontanément. Dès lors la création n’est-elle pas plutôt dans l’expression consciente ou non ?

 

 

Une image n’est pas nécessairement une représentation, elle peut être une expression, soit l’extériorisation, la manifestation d’un sentiment du sujet. Ainsi Jakobson définissait la fonction expressive du langage en donnant comme exemple des phrases comme « je t’aime ». Quand Chimène dit au Cid « Va, je ne te hais point. » (Corneille, Le Cid, Acte III, scène 4), elle ne lui représente pas quelque chose, mais lui exprime son amour alors qu’il a tué son père et qu’elle devrait le haïr Le dramaturge crée une image, une litote ici, avec des mots déjà existant, mais surtout l’image est une expression.

On peut ainsi comprendre la création d’images en peinture comme La naissance de Vénus [1484-1485] de Botticelli (1445-1510), expression de la beauté. Le peintre a pris comme modèle pour sa Vénus Simonetta Cattaneo, une des plus belles florentines. Elle exprime ici l’idéal néoplatonicien de la beauté célébré par le philosophe florentin Marsile Ficin (1433-1499), commentateur du Banquet et du Phèdre de Platon et fondateur de l’académie platonicienne de Florence.

Dans la Vénus à l’organiste (1550-1552), Titien (Vecellio Tiziano,1488-1576, dit) exprime la supériorité de la peinture sur la musique pour manifester la beauté. En effet, l’organiste, dans une position improbable, se détourne de son instrument pour voir une plantureuse Vénus recouverte d’un voile transparent aux cheveux coiffés et qui arbore quelques bijoux au cou et aux poignets qui attire aussi le regard du spectateur. Ainsi créer une image pour un peintre de la renaissance c’est faire servir les représentations imitées au profit d’un sens que le spectateur doit lire.

C’est pourquoi la Rhétorique de l’image (in Communications, 1964) de Barthes sur une image publicitaire, relatif à Panzani montre l’intention de signification. Les signes linguistiques de la publicité comme le jeu de couleurs qui renvoient à l’italianité du produit qui renvoie à un plat typique du pays voisin. Le goût authentique est ainsi suggéré pour la sauce en boite et la photographie qui est une image d’un « avoir-été-là » prétend ainsi à une certaine évidence qu’on retrouve dans les images de propagandes parfois mensongères. La propagande nazie filmait les soldats africains noirs capturés surtout porteurs de balafres rituels en 1940 pour dénoncer le prétendu ensauvagement de l’Europe dont la France enjuivée aurait fait preuve selon l’idéologie raciste nazie. Par contre il n’y avait pas d’images de leur massacre systématique. Car créer une image s’entend de ce qu’on montre et de ce qu’on ne montre pas. Ainsi Staline faisait effacer des photographies les anciens bolcheviks qu’il faisait condamner dans des procès fictifs pour nier leur participations à la révolution, ce que Eric Blair (1903-1950), alias Georges Orwell, a montré dans son roman 1984 ( 1949), dystopie d’un monde totalitaire dont le héros Winston Smith est chargé de réécrire l’histoire au ministère de la vérité d’un pays totalitaire nommé Oceania dirigé par un chef du parti Angsoc à l’image omniprésente avec le slogan « Big brother is watching you ». On peut créer une image inconsciemment. C’est le sens de l’interprétation de Freud (1856-1939) du tableau de Léonard (1452-1519), La Vierge, l’enfant Jésus et Sainte Anne (1503-1519) qui exprimerait un désir homosexuel refoulé qui se trouverait dans le manteau de la Vierge, un oiseau qui touche la bouche de l’enfant de sa queue selon un prétendu souvenir d’enfance que Léonard a consigné dans ses Carnets (cf. Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, 1910, 1919).

 

 

Toutefois, si on conçoit que créer une image, c’est exprimer consciemment ou inconsciemment une signification, la dimension d’image se confond avec la signification et disparaît ainsi. Ne faut-il pas plutôt voir dans l’image une certaine organisation du sensible ?

 

 

Que l’image ne se réduise pas à la manifestation d’un contenu, on peut le demander à une image célèbre, celle que proposa Magritte (1898-1967) sous le titre de Trahison des images (1929). Le tableau présente une immense pipe flottant dans un espace indéterminé sous lequel est tracée dans une belle écriture d’instituteur la phrase « Ceci n’est pas une pipe ». La première réaction est de se dire que la phrase vise à distinguer l’image de la chose. Toutefois, le « ceci » peut désigner aussi bien l’ image que le tableau en entier, voire le mot ceci. On peut donc penser avec Michel Foucault (1926-1984) dans Ceci n’est pas une pipe (1966) que Magritte défait la liaison habituelle entre l’image et la légende qui réduit l’image. Ainsi, comme le manifeste le tableau lui-même, l’image est dans l’organisation des éléments peints.

En effet, on peut d’abord remarquer avec Sartre dans L’imaginaire (1940) que l’image mentale ou physique est non une chose, voire son décalque dans notre esprit, mais une conscience. L’image comme la chose perçue n’est pas dans la conscience mais hors de moi, avec cette différence que l’image repose sur une conscience d’absence qui la définit et dont le contenu est un analogon pour reprendre la terminologie de Husserl qui expliquait qu’en regardant une gravure de Dürer (1471-1528), Le chevalier, la mort et le diable (1513) (cf. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie I, traduction française Paul Ricœur, § 131), on ne voyait pas les traits noirs, mais un quasi-étant. Créer une image, c’est faire surgir cette conscience du fond du pouvoir de la conscience de passer de la perception à l’image par un acte de néantisation, c’est-à-dire de liberté pure. Mais si toute image implique bien que le sujet ait conscience qu’elle est une image, ll n’en reste pas moins qu’elle a un contenu.

Aussi, s’il faut nier que l’image soit un décalque de la perception, on peut la penser à partir de la découverte par Kant du schématisme (Critique de la raison pure, 1781, 1787). Par schème, Kant entend un produit de l’imagination qui permet de procurer une image à un concept de sorte que l’image qui découle d’un concept organise la perception. Par exemple, c’est l’image du chien qi me permet de reconnaître un chien quand j’en voie un, autrement dit l’image organise le sensible et le rend visible. Aussi Merleau-Ponty a-t-il raison d’écrire dans L’œil et l’esprit qu’il y a une « texture imaginaire du réel »(p.24), et que c’est elle que les peintres dévoilent sur leur toile. Ainsi en va-t-il de La ronde de nuit (1642) que crée Rembrandt (1606-1669) où la main qui pointe vers nous est là quand son ombre sur le corps du capitaine nous la présente de profil (L’œil et l’esprit, II, Gallimard, 1960, p.29), les deux aspects incompossibles dans la perception rendent la vision possible sur la toile, comme les positions des jambes du cheval dans le Derby d’Epsom (1821, cf. L’œil et l’esprit, p. 80) de Géricault (1791-1824) qu’aucune photographie ne pourra rendre mais qui selon le mot de Rodin (1840-1917) que cite Merleau-Ponty, la rend fausse tandis qu’est vraie la peinture car le temps ne s’arrête pas (cf. p.80) et le peintre le montre.

 

 

En un mot, le problème était de savoir si et comment on peut créer une image. Il est vrai que par la composition des images, on peut en créer d’autres par imitation tout comme cette composition peut être l’expression du sujet, sentiment ou même idée. Mais créer une image, c’est surtout organiser le sensible pour en rendre possible la perception.

Créer une image, cela pourrait être aussi organiser la vie sociale, voire la rendre possible.

jeudi 6 février 2025

corrigé du sujet Image et modèle

 Lorsqu’on pense à une image, on a tendance à la référer à son modèle. Quand Marcel Duchamp (1887-1968) donne des moustaches et une barbichette à une reproduction de la Joconde en lui donnant un titre grossier L.H.O.O.Q. (1919), il laisse entendre que le modèle de Léonard était un homme selon une certaine orientation sexuelle. Cette référence au modèle paraît évidente pour la photographie mais aussi pour la peinture ou la sculpture pour ne rien dire de la littérature ou du cinéma. L’image paraît inséparable du modèle.

Pourtant, on dit de certaines images qu’elles ont été créées de sorte qu’elles seraient indépendantes de tout modèle.

On peut se demander si l’image peut ou non se passer de modèle ?

L’image est une copie qui exige un modèle intelligible ou empirique ou est une représentation et une invention du sujet qui jamais ne devient un modèle tout en ouvrant à la perception du réel.

 

 

Si on part d’une photographie ou d’une image mentale, il semble évident qu’elles présupposent un modèle. Ainsi le douanier compare la photographie du passeport qu’il voit avec le visage qu’il a devant lui, finalement avec la représentation mentale que lui livre la perception. L’image est la reproduction la plus fidèle possible de son modèle seulement sur le plan visuel sans quoi comme Platon (428-347 av. J.-C.) le faisait dire à Socrate (469-399 av. J.-C.) à Cratyle (432c), le personnage éponyme d’un de ses dialogues, ce ne serait pas une image mais un double et on ne pourrait distinguer les images de leurs modèles, autrement dit, on ne pourrait les appréhender comme images. Comment rendre compte des images dont on sait qu’elles n’ont pas de modèles empiriques déterminées ?

Or toute la peinture religieuse montre des personnages dont il est clair que les peintres ou les sculpteurs ne les ont pas vus. Le Zeus de Phidias, le Christ, voire Mohamed dans la peinture byzantine, musulmane, voire persane ont été représentés en l’absence de leur modèle. Une solution serait avec Plotin de soutenir que l’artiste montre toutefois le Dieu, Zeus pour Phidias (Ennéades, V, 8, 1,38-40 traité 31 Sur la beauté intelligible, : « Phidias fit son Zeus, sans égard à aucun modèle sensible (Πρὸς οὐδὲν αἰσθητὸν) ; il l’imagina tel qu’il serait, s’il consentait à paraître (ἐθέλοι θανῆναι) à nos regards. ») Le modèle de l’image qui n’a pas de modèle empirique a un modèle intelligible. C’est cette conception que l’iconodoulie[1] de Jean Damascène reprendra en l’adaptant au christianisme dans son Troisième discours contre ceux qui rejettent les saintes icones de 743 que le Concile œcuménique de Nicée II (787) reprendra pour défendre le culte de l’image comme manifestation du modèle divin. Dieu lui-même en se faisant homme s’est donné dans le sensible.

Reste que le modèle de l’image pourrait être un concept, entendue comme ce qui résulte d’une multiplicité des perceptions comme le soutiennent les empiristes à l’instar de Hume (1711-1776) dans l’Enquête sur l’entendement humain (1748, section 3 De l’association des idées). C’est ainsi qu’on peut faire une image de l’homme à partir de la multiplicité des hommes déjà vus. N’est-ce pas toujours un certain idéal de l’homme qui sert à représenter le christ ou Mohamed dans la culture persane, voire dans certaines représentations dans l’empire ottoman jusqu’à ce que sa représentation sans visage devienne dominante. C’est pour cela qu’on reconnaît un homme dans les autoportraits de Rembrandt (1606-1669) qu’on ne connaît pas par ailleurs trois siècles après sa mort.

 

Toutefois, si l’image présuppose un modèle, quel est son modèle reste finalement obscur, un intelligible ou un objet de l’expérience, voire plusieurs, de sorte qu’il est possible de se demander si ce n’est pas plutôt l’esprit qui produit l’image sans modèle extérieur.

 

 

Le sujet pour imaginer applique l’esprit au corps comme le soutient Descartes dans la sixième de ses Méditations métaphysiques. Ainsi le concept de triangle qui est une représentation qui vient du sujet qui pense permet de se figurer une figure de trois côtés avec de nombreuses images possibles. Par contre l’image de chiliogone se distingue difficilement de celle du myriogone par une certaine impuissance de l’esprit à bien figurer son modèle conceptuel. Le concept d’enfant comme petit homme permet à Masaccio (1401-~1428) de représenter Jésus sur les genoux de Marie dans son tableau Sainte Anne, la vierge avec l’Enfant et des anges(1424). De même les anges ne sont que des hommes avec des ailes. Le modèle pour l’image la sert dans son intention de signification.

Si l’image se réfère à un objet extérieur, c’est parce qu’elle est une affection du sujet soutient à juste titre Spinoza (1632-1677). Ainsi le Soleil dans le Ciel m’affecte âme et corps et une représentation d’une boule de feu à 200 pieds de distance apparaît (Éthique, partie II, scolie de la proposition 35, posthume 1677). Pour l’astronome, l’image est fausse car il connaît la vraie distance déjà calculée par Aristarque de Samos au III° siècle av. J.-C. Ainsi l’image est une représentation qui exprime la relation d’un objet à un sujet. Une puissance d’imaginer est cependant possible pour Spinoza (cf. Éthique, (1677 posthume), Proposition XVII, scolie).

Aussi peut-on avec Kant (1724-1804) voir dans le schématisme (cf. Critique de la raison pure, 1781, 1787), la possibilité de créer des images s’il est vrai que c’est un procédé pour donner une image à un concept. Ainsi quand Dürer (1471-1528) représente la mort avec un sablier dans sa gravure Le chevalier, la mort et le diable(1513) il donne ou reprend une image de la mort qui n’en a pas, qui a donc été créée. on peut parler avec Kant d’image venant de l’imagination créatrice. En ce sens l’image n’a pas besoin de modèle. Elle existe par elle-même et le sujet a conscience de son être d’image car elle est comme Sartre le soutient dans L’imaginaire(1940) une conscience qui enveloppe une négation, celle de l’existence de l’objet de l’image. L’image est une conscience et non une réalité qui serait dans l’esprit (cf. L’imagination, 1936) Le sujet qui regarde la gravure voit l’analogon des figures allégoriques, c’est-à-dire un quasi objet qui est visé par l’image (cf. Sartre [1905-1980], L’imaginaire, 1940). De même que c’est la conscience qui fait de la photographie une image comme Roland Barthes (1915-1980) le soutient en reprenant la thèse de Sartre dans La chambre claire. Note sur la photographie (Cahiers du cinéma, Gallimard, Seuil, 1980).

 

Néanmoins, si le sujet fait l’image sans qu’un modèle soit nécessaire, n’y a-t-il pas comme un renversement qui fait de l’image le modèle d’un objet possible ou réel ?

 

 

Heidegger (1889-1976) dans une des premières versions de L’origine de l’œuvre d’art écrivait « L’œuvre d’art ne représente jamais rien, et pour cette simple raison qu’elle n’a rien à représenter, étant elle-même ce qui crée tout d’abord ce qui entre pour la première fois grâce à elle dans l’ouvert », trad. E. Martineau, Authentica, 1987, p. 53. Si donc l’œuvre d’art est pensée comme image, il apparaît donc que l’image n’a pas besoin de modèle, ni même d’être un modèle. Il faut la penser comme ce qui montre quelque chose de réel ou dans le réel qui sans elle n’apparaîtrait pas. Ainsi Molière (1622-1673) a-t-il montré l’image du faux dévot qui utilise la religion à son profit dans son Tartuffe (1669) qui est ainsi devenu l’antonomase de l’hypocrisie.

On peut considérer que l’œuvre d’art provient de l’imagination créatrice qui fait des images originales, comme la forme du tableau de Léonard (1452-1519), La vierge, l’enfant Jésus et sainte Anne, 1503-1519 dont le carton premier, celui de Londres a été imité par son disciple, Bernardino Luini. Une image peut donc avoir une autre image comme modèle. Elle n’est alors qu’une imitation et perd ce par quoi elle permet d’ouvrir à ce qui est.

L’image n’a pas besoin d’être imité pour être. Son imitation, c’est-à-dire son érection comme modèle est un caractère extrinsèque. Ainsi, la scène du meurtre dans la douche dans Psychose (1960) d’Alfred Hitchcock (1899-1980) où l’on voit le sang se mêlé à l’eau et disparaître dans la bonde a souvent été imitée sous forme d’hommage comme Brian de Palma (né en 1940) ou par des réalisateurs en manque d’imagination. L’image comme œuvre d’art doit être exemplaire, c’est-à-dire permettre la création d’autres images. Ainsi, Merleau-Ponty (1908-1961) dans L’œil et l’esprit (1960), note que la formation du peintre peut passer par la copie mais qu’elle conduit à dégager la « structure imaginaire du réel », c’est-à-dire les éléments du visible qui permet de voir le monde. Il cite à juste titre ce mot de Rodin qui disait que le peintre qui donne une image du mouvement est dans le vrai là où le photographe qui reproduit a tort. Pour qu’une image photographique soit véritablement une image, il faut qu’elle dévoile quelque chose de réel comme Ghost Child (août 1936) de Dorothea Lange (1895-1965) qui montre la figure d’une enfant frappée par la misère lors de la grande dépression et du dust bowl. La peinture n’a pas besoin de modèle ni n’est un modèle. Elle crée des images qui manifestent ce qui rend visible le monde et ce qui lui appartient.

 

 

Disons pour finir que le problème était de savoir si l’image exige un modèle ou bien si elle peut l’être elle-même ou si elle peut être détachée de tout modèle. Il est apparu qu’on pouvait lui assigner un modèle intelligible ou empirique mais qu’ainsi on manque le fait que l’image dépend du sujet, d’une puissance de figuration qui permet au mixte d’âme et de corps de faire être de quasi-objets. C’est que l’image dévoile finalement quelque chose du réel, ce qui le rend accessible, et est éloignée de tout modèle.

D’où peuvent venir alors les imitations ou simulacres qui pullulent dans notre monde ?



[1] Ou iconodulie (du grec εικών / eikôn, image et δουλεία / douleia, service), iconodule ou iconodoule, les deux orthographes existent (cf. Nouvelle histoire du Moyen âge, volume 1 Le premier moyen âge La sortie du monde antique sous la direction de Florian Mazel, Seuil, histoire, 2024, « 9. L’horizon byzantin » de Annick Peters-Custot, p.228.

jeudi 30 janvier 2025

corrigé d'une explication de texte de Leibniz sur la rationalité de la création divine

 Sujet 

Expliquer le texte suivant :

Les vérités de la raison sont de deux sortes : les unes sont ce qu'on appelle les vérités éternelles, qui sont absolument nécessaires, en sorte que l'opposé implique contradiction ; et telles sont les vérités dont la nécessité est logique, métaphysique et géométrique, qu'on ne saurait nier sans pouvoir être mené à des absurdités. Il y en a d'autres qu'on peut appeler positives parce que ce sont les lois qu'il a plu à Dieu de donner à la nature, ou parce qu'elles en dépendent. Nous les apprenons, ou par expérience, c'est-à-dire  a posteriori ou par la raison et a priori, c'est-à-dire par des considérations de convenance qui les ont fait choisir. Cette convenance a aussi ses règles et ses raisons ; mais c'est le choix libre de Dieu, et non pas une nécessité géométrique, qui fait préférer le convenable et le porte à l'existence. Ainsi, on peut dire que la nécessité physique est fondée sur une nécessité morale, c'est-à-dire sur le choix du sage digne de sagesse ; et que l'une aussi bien que l'autre doit être distinguée de la nécessité géométrique. Cette nécessité physique est ce qui fait l'ordre de la nature, et consiste dans les règles du mouvement et dans quelques autres lois générales qu'il a plu à Dieu de donner aux choses en leur donnant l'être. Il est donc vrai que ce n'est pas sans raison que Dieu les a données ; car il ne choisit rien par caprice et comme au sort ou par une indifférence toute pure ; mais les raisons générales du bien et de l'ordre qui l'y ont porté peuvent dans quelques cas par des raisons plus grandes d'un ordre supérieur.

LeibnizEssais de Théodicée, 1710, Garnier-Flammarion, 1969, p. 51.

 

Corrigé

 

Si ce monde dans lequel nous vivons et que nous essayons de connaître a une rationalité, est-ce le fruit d’un certain arbitraire ou bien a-t-il une dimension morale ?

Tel est le problème dont traite Leibniz (1646-1716) dans cet extrait de ses Essais de Théodicée paru en 1710 au soir de sa vie.

Le philosophe veut montrer que le monde est fait par un Dieu créateur et morale sur la base de considérations de bien et d’ordre et non d’une nécessité absolue.

Après avoir distingué les vérités absolument nécessaires des vérités positives, Leibniz montre comment on les connaît, d’où il déduit que les secondes sont fondées sur une nécessité morale différentes de la nécessité absolue.

 

 

Le texte débute par la thèse selon laquelle la raison a affaire à deux types de vérités. Les premières énoncées sont les vérités éternelles, terme qui désigne ce qui est hors du temps et existe sans succession, sans avant et après, ce qui peut être le cas de l’immortel. Éternel est un des noms de Dieu et sa caractéristique dans les religions abrahamiques notamment dans le christianisme. Comment donc comprendre la relation entre les vérités que Leibniz définit comme éternelles et Dieu.

Lui-même doit être conçu comme une vérité éternelle. Or, elle se définissent ce dont la contradictoire implique contradiction et est donc impossible. Le possible c’est donc le non contradictoire de sorte que Dieu étant possible, la négation de son existence est contradictoire : son existence est donc une vérité éternelle de la métaphysique selon cette démonstration qu’on trouve dans le Discours de métaphysique (1686, §23).

De même, le principe de non contradiction ou les syllogismes valides sont des vérités éternelles de la logique ou la commutativité de l’addition des entiers naturels (a+ b = b + a où a et b sont des entiers naturels) ou le théorème de Pythagore sont des vérités éternelles des mathématiques. On reconnaît les vérités éternelles à ce que leur négation est absurde pour la raison et non parce qu’elles s’opposent à l’expérience. Toujours est-il qu’en tant que vérités éternelles, l’expérience ne peut que s’y conformer. C’est ainsi qu’il est impossible que ce qui est ne soit pas en même temps.

 

En effet, les vérités éternelles ne concernent que la raison et se distinguent des vérités positives qui sont définies par Leibniz comme celles que Dieu a choisies d’établir pour le monde. Comment sont-elles connues ?

 

 

Selon lui de deux façons : premièrement par l’expérience ou a posteriori. En ce sens, la gravitation serait une vérité positive, même si Leibniz ne l’a jamais admise, reprochant à Newton (1642-1727) et à ses disciples d’introduire une action à distance qui lui paraissait absurde comme le montre sa correspondance avec le théologien et ami de Newton Samuel Clarke (1675-1729) – preuve qu’il est difficile d’établir a priori les vérités éternelles. Il n’admet pas la force d’attraction mais une force toujours interne, notamment la force vive ; la quantité de la force est constante pour lui et c’est une loi de la nature. On doit comprendre que l’expérience permet de connaître les vérités positives qui ne sont pas absolument nécessaires donc qui sont contingentes, c’est-à-dire qu’elles auraient pu être autrement. C’est en ce sens que Leibniz a rejeté une prétendue loi cartésienne que le philosophe français prenait pour une vérité éternelle, celle de la conservation de la quantité du mouvement. De même qu’il rejette l’idée cartésienne que Dieu crée les vérités éternelles par sa libre volonté selon ce que Descartes soutient dans une lettre à Mersenne du 15 avril 1630 : « les vérités mathématiques, lesquelles vous nommez éternelles, ont été établies de Dieu et en dépendent entièrement, aussi bien que tout le reste des créatures. C’est en effet parler de Dieu comme d’un Jupiter ou Saturne, et l’assujettir au Styx et aux destinées, que de dire que ces vérités sont indépendantes de lui. Ne craignez point, je vous prie, d’assurer et de publier partout, que c’est Dieu qui a établi ces lois en la nature, ainsi qu’un roi établit des lois en son royaume », thèse qu’il réitère dans les lettres du 6 et 27 mai 1630. Dieu, première vérité éternelle, crée par un acte libre les vérités éternelles qui auraient pu être autre, mais il ne les change pas, sans quoi elles ne seraient pas éternelles. Selon Descartes, elles ne sont donc pas absolument nécessaires et ne se distinguent pas des vérités positives de la physique.

 

Pour Leibniz, les vérités positives peuvent être connues aussi par la raison en prenant en compte la convenance. Qu’entendre par là ?

 

 

La convenance est ce qui fait que Dieu choisit certaines lois et non d’autres. Ce qui présupposent qu’ils en pensent plusieurs différentes pour différents mondes possibles dont le seul monde réel provient. Un monde sera conforme aux vérités nécessaires qui permettent d’en penser plusieurs possibles. Et la convenance permettra à Dieu de choisir le monde qu’il crée. Leibniz s’oppose donc à l’idée que le monde réel découle lui-même de la nécessité. Autrement dit, il n’est pas le résultat nécessaire de la vérité éternelle qui est Dieu, ce qui est la thèse de Spinoza (1632-1677) dans l’Éthique (posthume 1677) qui écrivait « Il n'est rien donné de contingent dans la nature, mais tout y est déterminé par la nécessité de la nature divine à exister et à produire quelque effet d'une certaine manière. (première partie, proposition XXIX » ou encore « Les choses n'ont pu être produites par Dieu d'aucune manière autre et dans aucun ordre autre, que de la manière et dans l'ordre où elles ont été produites. (première partie, proposition 33) » Autrement dit, il n’y a aucune différence entre Dieu et la Nature, d’où la formule stoïcienne reprise par Spinoza « Deus sive natura » (Éthique, quatrième partie, préface). Leibniz quant à lui par sa distinction entre les lois de la nature et les vérités éternelles, préserve la transcendance de Dieu et la possibilité de la création du monde, dogme du christianisme.

 

Si donc le monde a des lois qui auraient pu être autre, sont-elles nécessaires et si oui en quel sens ?

 

 

Leibniz va préciser le statut des lois de la nature à n’entendre que comme génitif objectif pour ne pas être dans la perspective spinoziste qui écarte le Dieu des religions abrahamiques (judaïsme, christianisme et islam). Elles sont choisies par Dieu pour des raisons de convenance, c’est-à-dire pour le bien. Créées par Dieu, les lois de la nature sont nécessaires. Elles le sont en ce sens qu’elles reposent sur une nécessité morale. Il faut comprendre par là que Dieu choisit librement ce qui est bon mais ne peut choisir que ce qui est bon. Cela reste un choix quoique nécessaire, à la différence de la nécessité géométrique qui exclut le choix.

Leibniz écarte le caprice, soit la décision impulsive tout comme la pure indifférence, c’est-à-dire ce qui est un choix sans raison qui incline à faire quelque chose. Dieu est un être moral et donc le monde est le meilleur possible. Il écarte ainsi certaines représentations de la liberté pour ne garder qu’un choix moral et nécessaire pour cela. Il préserve ainsi l’idée de création qui implique le passage du néant à l’être, soit la création ex nihilo.

Enfin, si Dieu crée les lois de la nature qui sont ainsi nécessaires, il peut se faire que les considérations morales l’amènent à y déroger. Leibniz ménage une place pour les miracles niés par Spinoza pour qui, tout ce qui découle de Dieu est nécessaire et suit des lois immuables comme on le comprend à la lecture de son Traité théologico-politique (1670, anonyme) qui lui a fait sa réputation d’athée. Leibniz quant à lui trouve une métaphysique tout à fait conforme aux dogmes religieux.

 

 

En un mot, il s’agissait de savoir si le monde est arbitraire ou sensé. Dans cet extrait de ses Essais de théodicée, Leibniz distingue les vérités éternelles qui s’imposent à Dieu des lois de la nature qu’il crée librement par moralité. Ainsi, le monde est le meilleur possible et la religion se montre conforme à la raison.

Reste à savoir si cela suffit pour résoudre le problème de l’existence du mal dans un monde créé par un Dieu bon.

 

 

lundi 27 janvier 2025

La représentation théâtrale à Athènes au V° siècle av. J.-C.

 Même si les premières tragédies furent représentées à la fin du VI° siècle, l’essentiel de notre documentation concerne le V° siècle av. J.C.

À Athènes, la tragédie commence sous la tyrannie de Pisistrate (600-528 av. J.-C.) qui commence en 560/561 par une prise du pouvoir contre les grandes familles aristocratiques qui gouvernaient Athènes, avec l’aide du peuple jusqu’à son renversement en 556 environ. Il se réfugie en Thrace où l'exploitation des mines du mont Pangée lui fournit les moyens de recruter une armée de mercenaires. Fort, en outre, de soutiens étrangers, il débarque, en 546/545 environ sans doute, près de Marathon, disperse ses adversaires en un seul combat et ressaisit définitivement le pouvoir.

En 534 aurait eu lieu la première tragédie d’un certain Thespis dont l’existence est douteuse.

À la mort de Pisistrate en 528 av. J.-C., ses fils, Hippias (510) et Hipparque (514), lui succèdent sans difficulté. C'est leur gouvernement qui attire sur la tyrannie l'exécration des Athéniens.

En 508, Clisthène un ancien allié de Pisistrate, institue l’isonomie, l’égalité devant la loi, d’où sortira la démocratie à proprement parler.

En établissant la fête des grandes Dionysies, Pisistrate permet l’institution de la tragédie qui est peut-être née hors d’Athènes, à Corinthe sous le tyran Périandre que les anciens rangeaient parmi les sept sages avec Thalès notamment.

La plus ancienne tragédie conservée est une pièce d’Eschyle (525-456), Les Perses en 472.

À partir de 386 av. J.-C., on peut reprendre une tragédie ancienne d’Eschyle, de Sophocle ou d’Euripide pendant les concours.

C’est sous l’empereur Hadrien (76-138) que sont choisies sept pièces d’Eschyle, sept de Sophocle (495-406 av. J.-C.) et dix d’Euripide (485/480-407 av. J.-C.) sur les dix-huit qui nous restent de cet auteur, les huit autres provenant d’autres sources.

Les représentations avaient lieu au Dionysies urbaines au printemps ou aux Lénéennes fin décembre.

Les représentations duraient trois jours, un jour par poète qui donnait quatre pièces, trois tragédies (trilogie) et un drame satyrique.

Un riche citoyen devait financer les représentations d’un poète.

Le public, installé dans des gradins semi circulaire, était constitué de tout le peuple auquel s’ajoutaient peut-être des esclaves, voire les femmes. On estime à 17000 le nombre de spectateurs, d’où la nécessité d’une remarquable acoustique que montre encore le théâtre d’Épidaure. Platon dans le Banquet évoque 30000 spectateurs lors de la victoire d’Agathon l’avant-veille.

Au centre du théâtre évoluait le chœur près de la skénè (σκηνή) où il y avait un autel de Dionysos. Pourquoi ce Dieu, les Grecs eux-mêmes ne le savaient pas. Un proverbe disait : « Il n’y a rien là qui concerne Dionysos » (Plutarque, Questions de banquets, 615a).

L’orchestra (ὀρχήστρα)une esplanade circulaire était le lieu où évoluait le chœur.

Le chœur dansait et chantait.

Une pièce commençait par un prologue. Dans les Sept contre Thèbes, c’est Étéocle, le roi régnant de Thèbes qui l’assure alors qu’il n’y en a pas dans Les Suppliantes.

Le Parodos marquait l’entrée du chœur (χορός, chorós) de cinquante, puis douze voire quinze personnes, uniquement des hommes car le théâtre était interdit aux femmes.

Entre les prestations du chœur, se placent les épisodes où interviennent les acteurs, seulement des hommes (les acteurs étaient masqués pour jouer les rôles féminins), peuvent dialoguer avec le coryphée ou chef du chœur. Le commos (κῶμος), où un personnage et le chœur dialoguent, s’intercale parfois (ex : Les Suppliantes, v.348-417 ; Tragédies complètes, pp.63-64).

Si on en croit Aristote, à l’origine il n’y avait qu’un acteur (protagoniste), c’est Eschyle qui aurait introduit le deuxième acteur (deutéragoniste) et Sophocle le troisième (tritagoniste) (cf. Aristote, Poétique, chapitre 4, 1449a). Eschyle, comme Sophocle ont joué dans leurs pièces. Toutefois, comme on l’a fait remarquer (Jacqueline de Romilly, 1970), certaines pièces d’Eschyle exigent trois acteurs. Il aurait pu reprendre l’innovation de son jeune concurrent.

L’exodos (ἔξοδος) ou sortie du chœur marque la fin de la pièce.

 

Bibliographie :

Aristote, Poétique in Œuvres complètes, direction Pierre Pelegrin, Flammarion, 2022.

Eschyle, Tragédies complètes, préface de Pierre Vidal-Naquet, traduction de Paul Mazon, Gallimard, 1982.

Platon, Le Banquet in Œuvres complètes, direction Luc Brisson et Louis-André Dorion, Flammarion, 2008.

Jacqueline de Romilly, La tragédie grecque (1970), P.U.F., Quadrige, 2014.

 

samedi 14 décembre 2024

Taine (1828-1893) biographie

Hippolyte Taine est né à Vouziers en Champagne, le 21 avril 1828. Né dans une famille drapière des Ardennes plutôt prospère, il fait des études brillantes au lycée Condorcet et entre premier en 1848 à l'École normale supérieure où il est le condisciple du futur critique dramatique et journaliste Francisque Sarcey (1827-1899) et du futur journaliste, écrivain et critique d’art Edmond About (1828-1895). Mais son attitude, il a une réputation de forte tête, le fait échouer à l'agrégation de philosophie en 1851.

De formation littéraire, Taine adopte cependant les idées positivistes et scientistes qui émergent à cette époque. son Essai sur Tite-Live fut couronné par l’Académie française en 1854. Après avoir présenté son doctorat sur les Fables de La Fontaine, il publie en 1855 son célèbre Voyage aux Pyrénées. Il écrit ensuite de nombreux articles philosophiques, littéraires et historiques pour les deux grandes revues scientifiques de l'époque : la Revue des Deux Mondes et le Journal des débats.

Professeur à Nevers et à Poitiers, il est envoyé en disgrâce à Besançon. Il publie dans une forme remaniée sa thèse sur La Fontaine en 1861. Il se fait alors mettre en congé et publie en 1863 son Histoire de la littérature anglaise en cinq volumes. L'immense succès de son œuvre lui permet, non seulement de vivre de sa plume mais aussi d'être nommé ensuite professeur aux Beaux-Arts et à Saint-Cyr. En 1864, l'évêque Dupanloup (1802-1878) s'opposa à ce que l'Académie française accordât un prix à l’Histoire de la littérature anglaise, à cause des doctrines philosophiques que l'auteur y exposait. Déjà l'année précédente, Dupanloup avait englobé Taine et Renan dans l'ardente campagne qu'il mena contre la candidature de Littré.

 

Il enseigne même à Oxford (1871) et il est élu membre de l'Académie française en 1878 l’année de la mort de son opposant religieux qui s’était radouçi à son égard.

Taine s'intéresse à de nombreux domaines notamment à l'art, à la littérature mais surtout à l'histoire dans laquelle son esprit lucide, quoique parfois dogmatique, trouve un thème d'élection. Profondément ébranlé par la défaite de 1870 et les soubresauts de la Commune de Paris (18 mars-28 mai 1871), Taine s'est principalement consacré à l'étude des causes de la Révolution française à travers son oeuvre majeure, Histoire des origines de la France contemporaine (1875-1893). De manière originale car il se place dans une perspective longue, il y dénonce l'artificialité des constructions politiques françaises (l'esprit abstrait et rationnel à l'excès d'un Robespierre par exemple) qui contredisent avec violence la naturelle et lente croissance des institutions d'un État.

Il était docteur en droit de l'Université d'Oxford.

Il est mort à Paris le 5 mars 1893.

 

Auteur de grandes synthèses, il lui fallait aller vite et, pour cette raison, le recours aux archives était réduit au minimum. En dépit de leurs insuffisances, ses interprétations ont connu et connaissent encore aujourd'hui un grand succès, en France et à l'étranger, notamment en alimentant des doctrines politiques conservatrices ou la « légende noire » de la Révolution de 1789.

Pour ces raisons, Taine fut récupéré politiquement par ceux qui rejettent l'École méthodique, républicaine, dominante dans les sciences historiques de la fin du XIXe siècle. Peu intéressé par la politique, Taine est un conservateur qui critique les extrêmes, surtout de gauche (les Jacobins de 1793 ou la Commune de 1871). Il est plutôt libéral, et pour un État minimum où domineraient les élites. Il n'aime pas les foules et se méfie de la démocratie. Il fut dès lors apprécié par Maurras et l'Action française et donc tenu en suspicion par la République et ses défenseurs.

Œuvres : De personis PlatonicisEssai sur les fables de La Fontaine (1853) ; Essai sur Tite-Live (1854) ; Voyage aux eaux des Pyrénées (1855) ; Les philosophes français du xix° siècle (1856) ; Essais de critique et d’histoire (1857) ; La Fontaine et ses fables (1861) ; Histoire de la littérature anglaise, 4 volumes ; L’idéalisme anglais, étude sur Carlyle Le positivisme anglais, étude sur Stuart Mill (1864) ; Les écrivains anglais contemporains ; Nouveaux essais de critique et d’histoire ; Philosophie de l’art (1865) ; Philosophie de l’art en Italie ; Voyage en Italie, 2 volumes (1866) ; Notes sur Paris ; L’idéal dans l’art (1867) ; Philosophie de l’art dans les Pays-Bas (1868) ; Philosophie de l’art en Grèce (1869) ; De l’intelligence, 2 volumes (1870) ; Du suffrage universel et de la manière de voter Un séjour en France de 1792 à 1795 ; Notes sur l’Angleterre (1871) ; Origines de la France contemporaine (tome I : L’ancien régime ; II à IV : La Révolution ; V et VI : Le Régime moderne) (1876-1894) ; Derniers essais de critique et d’histoire (1894).

 

 

jeudi 7 novembre 2024

corrigé d'un sujet : Peut-on douter de tout?

 On se représente le savant voire le philosophe comme remettant en cause les opinions communes, les préjugés, même les représentations multiséculaires à l’instar de Galilée (1564-1633-1642) s’opposant à la science et aux Églises de son temps agrippées au géocentrisme. Or, peut-on douter de tout ?

Douter, c’est hésiter quant à la vérité ou à la fausseté d’une proposition ou à la légitimité d’une prescription ou d’une interdiction. Douter de tout, c’est soit remettre en cause tout ce qu’on admet théoriquement ou moralement, bref la totalité de ce qui est pensé, soit chaque proposition ou prescription singulière jusqu’à leur épuisement.

Il paraît nécessaire de douter de tout pour atteindre la vérité, voire le bien. C’est la possibilité de le faire qui n’est pas évidente car pour douter encore faut-il s’appuyer sur quelque chose. S’il doutait du géocentrisme, Galilée ne doutait pas de l’existence de la Terre, du Soleil ou du mouvement. Et moralement, tout contester, c’est apparemment sombrer dans l’immoralisme comme Dom Juan. Toutefois, la remise en cause existe et semble donc pour cela possible.

On peut donc se demander s’il y a des conditions pour douter de tout.

L’exigence d’admettre des principes premiers empêche de douter de tout, mais leur établissement l’exige et leur impossibilité l’implique.

 

 

Le doute survient lorsque des raisons opposées de donner son assentiment apparaissent. Un homme du XVII° pouvait douter de l’héliocentrisme car si les phases de Vénus étaient en sa faveur, l’absence d’observation d’une parallaxe stellaire, c’est-à-dire d’une différence d’angle pour les étoiles vues de la Terre à différents moments de l’année (la première sera observée en 1838 par Bessel [1784 -1846] avec un télescope suffisant). Le doute total ne peut reposer que sur des oppositions, soit sur le tout, par exemple, est-il éternel comme le soutenaient certains philosophes anciens avec Aristote (384-322 av. J.-C.) ou Héraclite (544-480 av. J.-C.)avant lui, ou bien a-t-il été créé selon les théologies juive chrétienne et musulmane ? de même sur chaque proposition on trouverait facilement un pour ou un contre comme le sophiste Protagoras (490-420 av. J.-C.) le prônait.

Reste que tout doute exige d’admettre les données à partir desquelles on doute. Ainsi le savant qui entre dans son laboratoire et qui remet en cause une théorie en la testant ne peut douter de son matériel comme le fait remarquer Wittgenstein (1889-1951) dans le n°337 de De la certitude (posthume, 1969, trad. Danièle Moyal-Sharrock, Gallimard, 2006). Ainsi le doute de tout au sens de chaque chose paraît impossible. Dès lors, ne faut-il pas qu’il y ait des propositions fondamentales dont on ne puisse douter ?

C’est ce que Pascal soutient dans les Pensées, brouillon de son Apologie de la religion chrétienne inachevée. Dans le fragment 110 de l’édition Louis Lafuma (qui s’échelonne entre 1951-1964), Pascal écrit : « Nous connaissons la vérité non seulement par la raison, mais aussi par le cœur. C’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes … ». Il faut entendre par premiers principes des propositions ou des réalités vraies quoiqu’indémontrées et indémontrables qui sont la condition de toute démonstration. Ils sont nécessaires sans quoi, on tombe dans une régression infinie. Pascal nomme cœur, le sentiment de leur vérité qui rend le doute impossible. Exemple : je ne rêve pas, c’est-à-dire que j’ai un sentiment indubitable d’accéder à la réalité. Ce pourquoi on accepte la réalité des choses ordinaires, et c’est la base de la reconnaissance du rêve ou de l’illusion. De même, les notions fondamentales des sciences, « espace, temps, mouvement, nombres » sont immédiatement connues sans quoi, il serait impossible de chercher à prouver quelque théorie que ce soit. Copernic (1473-1543), comme les autres partisans de l’héliocentrisme, Galilée (1564-1633-1642), Kepler (1571-1630), admettait qu’il y avait des mouvements dans l’espace et le temps, mouvements mesurables grâce à des nombres. C’est sur la base des connaissances du cœur que la croyance religieuse est fondée et avec elle la morale entendue comme ensemble des devoirs qu’on peut exiger ou des vertus qui font la vie bonne, notamment la vertu de charité qu’exige le commandement d’aimer son prochain et même ses ennemis qui fait la spécificité de l’enseignement de Jésus par rapport au commandement juif. C’est pour cela qu’il exige non seulement d’aimer son prochain, mais aussi d’aimer ses ennemis[1]. Et un tel principe ne peut être remis en doute car il est celui de la charité (grec : ἀγάπη, agapè; latin : caritas ; anglais : love [cf. King James Bible 1601]) qui est le commandement moral par excellence.

 

Néanmoins, admettre des premiers principes sur la base de simples sentiments ouvre la porte à l’acceptation de n’importe quelle croyance. Ne faut-il pas établir les premiers principes et n’est-ce pas le rôle du doute total ? comment serait-il alors possible ?

 

 

On ne peut admettre n’importe quoi comme premiers principes. Recourir à l’évidence comme le faisaient les mathématiciens à partir des Éléments d’Euclide pour légitimer les axiomes, soit les propositions à partir desquelles les mathématiciens démontraient les théorèmes, comme le deuxième axiome d’Euclide « Si `a des grandeurs égales on ajoute des grandeurs égales, les tous seront égaux. », puisqu’ils distinguaient les axiomes des postulats, réputés non évidents, ce qui ne va pas de soi. aussi le recours au doute peut-il permettre de dégager les premiers principes. Comment ?

On peut avec Descartes rejeter comme absolument faux tout ce qui se montre simplement douteux (Discours de la méthode, IV° partie : il fallait « que je rejetasse comme absolument faux tout ce en quoi je pourrai imaginer le moindre doute, afin de voir s’il ne resterait pas après cela quelque chose en ma créance qui fût entièrement indubitable ») et c’est la condition pour douter de tout, il ne faut pas douter de chaque chose mais des principes admis jusque-là (Méditations métaphysiques, méditation première), sans quoi on risque de ne jamais finir de douter. Les principes admis comme celui selon lequel les sens (vue, ouïe, toucher, goût et odorat) nous donnent des vérités. Ce doute a pour objectif de trouver une certitude ou la certitude qu’il n’y a rien de certain (méditation seconde). C’est donc bien une condition pour découvrir la vérité sur tout ce qui nous est accessible. Or, un tel doute total ne conduit-il pas à rendre impossible toute action et par là même n’est-il pas en lui-même impossible, si la vie exige la certitude.

Pour préserver les possibilités de l’action malgré l’usage théorique du doute, on peut à l’instar de Descartes proposer une morale provisoire. Pour cela il se donne des règles d’action qui, pour incertaines qu’elles soient, suffisent pour agir : « La première était d'obéir aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m'a fait la grâce d'être instruit dès mon enfance, et me gouvernant en toute autre chose suivant les opinions les plus modérées et les plus éloignées de l'excès qui fussent communément reçues en pratique par les mieux sensés de ceux avec lesquels j'aurais à vivre. » Cette première règle commande une sorte de conformisme social suffisant pour vivre sans adhérer ou croire aux valeurs de la société où le hasard où Dieu nous a fait naître, alternative d’abord indécidable. « Ma seconde maxime était d’être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses lorsque je m'y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées » La résolution montre comment on peut traiter des croyances douteuses tout en agissant, de sorte que le doute total n’interdit nullement d’agir. Il suffit de choisir parmi les opinions celles qu’on veut réaliser et s’y tenir. Enfin « Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde, et généralement de m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées, en sorte qu'après que nous avons fait notre mieux touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est au regard de nous absolument impossible. » Cette règle d’inspiration stoïcienne permet de ne pas être constamment mécontent de son sort et d’accepter le cours des événements.

 

 

Toutefois, si le doute méthodique permet bien de chercher à établir les premiers principes et pallier l’absence de règles de morale par des règles provisoires sans certitude pour agir, il ne garantit pas que le doute total soit suffisant. On peut donc le penser radicalement en rejetant même l’idée de premiers principes et à le concevoir comme un refus de tout jugement définitif.

 

 

Le scepticisme a conçu des manières de rejeter toute thèse dogmatique, c’est-à-dire qui prétend atteindre une vérité, ce sont les tropes. Si on prend ceux d’Agrippa (63-12 av. J.-C.) conservés par Sextus Empiricus dans ses Esquisses pyrrhoniennes (I, 15) la régression infinie s’allie avec l’hypothèse. En effet, si on s’appuie sur la régression infinie pour poser qu’il faut des points de départ, alors, il faut les considérer comme des hypothèses au sens étymologique, de ce qui est posé sous, donc admis sans justification. L’hypothèse n’est alors ni vraie ni fausse et n’est même pas en attente de preuve comme celles de la science qui sont provisoires puisqu’aucune expérience n’est définitive et ne peut prétendre ne pas être renversée par une hypothèse future que des expériences nouvelles valideront.

Dès lors le doute réside dans la suspension du jugement (ἐποχή / epokhế). Il ne faut ni affirmer ni nier de façon absolue des premiers principes. Comme le soutient Sextus Empiricus dans les Hypotyposes pyrrhoniennes, le scepticisme survient après une recherche de la vérité qui manifeste l’opposition des positions qui conduit nécessairement à la suspension du jugement en quoi consiste le doute sceptique. Un scepticisme modéré à l’instar de Bertrand Russell (1872-1970) dans ses Essais sceptiques (1933) qui se propose au moins l’adoption de certaines propositions scientifiques ne peut qu’être provisoire donc finalement rejoint malgré l’apparence le scepticisme radicale, d’Ænésidème, Agrippa et Sextus Empiricus. Comment agir alors ?

Quant à l’action, elle peut avoir pour principe l’indifférence pure, voire la morale provisoire de Descartes qu’il a fini par considérer comme suffisante à défaut de pouvoir achever le savoir dans une Lettre à Élisabeth du 4 août 1645. L’indifférence pure qui fut le principe de Pyrrhon car « aucune chose n'est plus ceci que cela » (Diogène Laërce, Vie des philosophesIX, 61), conduisit à partir d’Énésidème (ou Ænésidème) (130/80-10 av. J.-C.) les sceptiques à le revendiquer comme leur maître et fondateur de leur courant philosophique comme le croyait Russell dans ses Essais sceptiques (1933). Il s’agit donc d’agir sans se préoccuper de choisir donc de suivre simplement ce qui se fait dans sa société, bref, obéir aux lois et coutumes de son pays, mais aussi suivre les impulsions comme la faim et la soif, voire les coutumes religieuses. Le doute total au sens de la suspension du jugement n’interdit pas d’agir et ne paralyse pas l’action comme on le prétend souvent contre le scepticisme ancien. Il empêche d’agir dogmatiquement, c’est-à-dire en croyant être dans le vrai et le bien et retient le fanatisme moral.

 

 

En un mot, le problème était de savoir à quelles conditions il est possible de douter de tout. Il est d’abord apparu qu’aucune condition ne le permettait car il paraît nécessaire d’admettre des premiers principes. Toutefois, on peut user du doute méthodique selon lequel il faut rejeter provisoirement tout ce en quoi on peut concevoir un doute si léger soit-il, pour établir des premiers principes. Il n’en reste moins qu’ils ne sont qu’hypothétiques de sorte qu’on peut suspendre son jugement sur eux, ce en quoi consiste le doute total, ce qui n’interdit pas d’agir en étant indifférent aux exigences qui se présentent comme absolues.

 



[1] « 43 Vous avez appris qu'il a été dit : Tu aimeras ton prochain, et tu haïras ton ennemi. 44 Mais moi, je vous dis: Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent, 45 afin que vous soyez fils de votre Père qui est dans les cieux; car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes. 46 Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous? Les publicains aussi n'agissent-ils pas de même? 47 Et si vous saluez seulement vos frères, que faites-vous d'extraordinaire? Les païens aussi n'agissent-ils pas de même? 48Soyez donc parfaits, comme votre Père céleste est parfait. » Évangile de Matthieu, 5

« Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Lévitique, 18, 19 Le psaume 137 peut induire la haine de l’ennemi. En fait cette exigence ne se trouve pas dans l’ancien testament, elle est plutôt une opinion commune.

lundi 14 octobre 2024

corrigé d'un sujet : Croire, est-ce être faible?

 On a vu des Américains croire un ancien président candidat à sa réélection qui déclarait que des migrants haïtiens mangeaient de chats et des chiens, des animaux domestiques.

Comme il suffit d’une courte recherche pour savoir qu’il s’agit d’une fausse information, y croire montre de la crédulité, c’est-à-dire une capacité amoindrie de chercher la vérité de façon rationnelle, soit une faiblesse de la raison, voire de la volonté.

Toutefois, croire implique un engagement, donc une volonté résolue, une force donc et non une faiblesse.

On peut donc se demander si croire est ou non une faiblesse, et si oui laquelle ?

Croire, c’est céder dans l’usage de ses propres facultés, c’est s’en remettre aux autres et se faire dominer, ce n’est une force que dans la foi en l’homme.

 

 

Croire, c’est adhérer à une pensée sans preuve. Même si le croyant a conscience du caractère douteux, voire discutable de sa croyance elle n’est pas une hypothèse puisqu’il l’affirme. On pourrait la nommer une supposition. Or, s’il le fait, il se distingue du savant qui émet une hypothèse pour la tester et qui s’attend à ce qu’elle soit éventuellement fausse. S’il n’avait pas vu les phases de Vénus dans sa lunette (1609), Galilée (1564-1642) aurait vu l’hypothèse héliocentrique réfutée. Ces phases de Vénus qui s’expliquent dans l’hypothèse héliocentrique ne devraient pas être pour l’hypothèse géocentrique. Les jésuites qui s’accrochaient au géocentrisme y croyaient à la différence de Galilée. Lui ne croyait pas à ses thèses scientifiques, il les défendait par des observations ou des expérimentations, ou parfois avec de simples expériences de pensée. Comment en vient-on à croire ?

Pour croire et ne pas se remettre en cause il suffit de ne pas faire usage de sa raison qui nous invite à ne pas adhérer à une pensée pour laquelle on manque de certitude comme Descartes l’indique dans sa première règle de la méthode énoncée dans son Discours de la méthode (1637) : « ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle ». C’est donc un défaut de croire. Or comment est-ce possible ?

Ce qui fait croire peut être la passion comme la haine le montre ou la coutume, l’habitude sociale. Ainsi voit-on se développer des croyances qui lient des individus en des communautés comme celle des platistes qui soutiennent qu’un complot mondial veut faire croire aux hommes que la Terre n’est pas plate pour les détourner de la religion qui n’a pas besoin d’une telle croyance jamais admises à la notable exception dans le christianisme de Cosmas Indicopleustès, un chrétien du VI° siècle, que l’Église rejeta comme absurdité. Les platistes constituent une communauté unie par leurs croyances, ce qui les mènent à faire un faible usage de leur raison. Comme dirait Popper (1902-1994) dans Conjectures et réfutations (1963), une démarche scientifique exige qu’on cherche à falsifier ce qu’on avance et non qu’on adhère à n’importe quelle idée du moment qu’elle semble en accord avec ce qu’on croit. Même le prestige de la science, prestige sociale fait croire en des représentations qu’on ne peut pas soi-même prouver. On croit au Big bang sans savoir ce que c’est.

Ainsi croire fait adhérer à des préjugés par paresse et lâcheté comme Kant (1724-1804) le soutient dans son article « Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ? » (décembre 1784) C’est donc bien être faible, et c’est une faiblesse volontaire, en tant qu’on dispose de la raison pour examiner et de la volonté pour se résoudre à le faire. C’est une faiblesse de la volonté, l’akrasia (ἀκρασία) comme les Grecs la pensaient, une incapacité à faire ce qu’on sait être bon, en l’occurrence utiliser sa raison pour déterminer ce qu’on peut croire ou non. Ainsi croire est bien être faible au sens d’une incapacité à utiliser ses facultés.

 

Néanmoins, si c’est le non usage de nos facultés qui fait la croyance, elle ne constitue pas une faiblesse absolue dans la mesure où on pourrait s’en ressaisir. N’est-ce pas plutôt le fait que croire nous soumet aux autres qui peuvent ainsi nous dominer ?

 

 

Croire c’est donner son assentiment à une proposition que nous n’avons pas formée. Soit elle émane de notre imagination et/ou de nos désirs et alors, c’est notre raison qui est soumise. On est esclave de soi-même comme l’analyse Platon dans La république (livre IV). La faiblesse alors est celle de l’individu qui croit. Il est déterminé à croire par quelque chose qui est extérieure à sa raison. Or, ce qui nous fait croire ne vient-il pas des autres ?

En effet croire, c’est aussi adhérer à une proposition que nous trouvons dans la vie sociale. Dans cette mesure, nous sommes soumis au groupe ou à ceux qui dominent le groupe. C’est pourquoi Spinoza (1632-1677), dans la préface du Traité théologico-politique (anonyme 1670) montre que la superstition qui provient des désirs changeant des hommes leur font croire à des présages favorables ou non et les conduit à obéir à des rois qui utilisent la religion pour les soumettre. La faiblesse réside donc dans cette soumission et elle est volontaire pour le disait l’ami de Montaigne (1533-1592), La Boétie (1530-1563) dans son Discours sur la servitude volontaire. « Croyance, c’est esclavage, guerre et misère. » comme le disait Alain dans son propos du 5 mai 1931 intitulé les ânes rouges. Esclavage car on est soumis, guerre car on ne peut accepter d’autres croyances, misère car on ne pense pas.

Ainsi, les sophistes de l’antiquité soutenaient à juste titre qu’on obtient le pouvoir sur les autres en les persuadant, c’est-à-dire en leur faisant croire ce qu’il est bon de faire, qui est bon pour les gouvernants. C’est ce font les libertins dans leurs relations avec les femmes. Dom Juan le personnage éponyme (1665) de la pièce de Molière (1622-1673) par exemple séduit deux paysannes à l’acte II en leur promettant le mariage. La perspective d’une élévation sociale suffit pour qu’elle croit le séducteur et que l’une abandonne son fiancé. Dans le roman épistolaire de Choderlos de Laclos (1741-1803), Les liaisons dangereuses (1782), Le Vicomte de Valmont séduit la prude Madame de Tourvel en lui faisant croire qu’elle pourra le remettre sur le droit chemin.

 

Toutefois, si croire nous soumet aux autres, toujours est-il que je puis croire en m’engageant. N’est-ce pas qu’on doit ainsi penser que croire est bien plutôt une force ?

 

 

Croire n’est pas avoir la foi. Saint Thomas selon l’évangile de Jean (20) ne veut pas croire en la résurrection du Christ car il ne l’a pas vu, ni n’a mis ses doigts dans ses plaies lorsque les autres apôtres lui en donnent la bonne nouvelle (sens du terme évangile, εὐαγγέλιον , euangélion en grec ancien). Quelque temps plus tard dans une pièce hermétiquement fermée, Le Christ apparaît et « Jésus lui dit : Parce que tu m'as vu, tu as cru. Heureux ceux qui n'ont pas vu, et qui ont cru ! » (BibleNouveau TestamentÉvangile de Jean, 20, 29). Autrement dit, la foi au sens religieux s’affirme surtout dans l’absence de preuve empirique. Elle exige donc la force de croire sans raison explicite, ce qui fera dire à Pascal que « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point. » (Pensées, Lafuma 423) et que « C’est le cœur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi. Dieu sensible au cœur, non à la raison. » (Pensées, Lafuma, 424). N’y a-t-il de foi que religieuse ?

Avoir la foi, c’est croire en quelqu’un. Dans la foi religieuse, croire en Dieu implique de croire que Dieu existe, même si le second n’implique pas le premier comme Voltaire qui croyait qu’un Dieu existe mais ne croyait pas en Dieu car il combattait les religions abrahamiques. Toujours est-il qu’on a foi dans les autres dans la vie sociale, dans l’amitié ou l’amour. Sans foi en autrui, aucune relation n’est possible ou plutôt, ça en détruit la possibilité. Ainsi Cervantès (1547-1616) dans la première partie de son Don Quichotte (1615) aux chapitres 33 à 35, insère une nouvelle intitulé « le curieux mal avisé » où il raconte l’histoire de deux amis, Anselme et Lothaire. Le premier se marie avec l’approbation du second à la belle Camille. Après les noces, Lothaire rend moins visite à son ami, marié à une très belle femme, pour ne pas ternir sa réputation. Un jour, Anselme fait part à Lothaire de son désir d’éprouver la vertu de sa femme. Il lui propose de tenter de la séduire pour vérifier sa fidélité. Il est clair que le projet montre un manque de foi et donc un manque d’amour. Il repose sur une certaine foi en son ami qu’il n’imagine pas aller jusqu’au bout de la séduction. Lothaire proteste à juste titre que cette demande est excessive par rapport à l’amitié car s’il réussit à séduire Camille il nuira à l’honneur de son ami. Et aussi vis-à-vis de sa femme. Mais finalement il accepte en sacrifiant à l’amitié. Il diffère l’entreprise de séduction et finit lui-même par tomber amoureux et séduit Camille. On le voit, c’est l’absence de foi qui a détruit une amitié et un amour. Ne faut-il pas pourtant penser que croire est une faiblesse par rapport à la science.

La foi rend même possible la science. En effet, pour que la science soit possible, il faut accepter que toutes les croyances soient sacrifiées au profit d’hypothèses à tester. Pour cela comme Nietzsche le soutient dans le n°344 du Gai savoir (1882, 1887), il faut croire en la nécessité de la vérité, telle est la foi en la science. Il faut croire en la possibilité d’accéder à la vérité par la méthode scientifique. La foi, c’est-à-dire la « croyance volontaire » repose sur la force, celle de la volonté comme le soutient à juste titre Alain (cf. Définitions, 1953, posthume).

 

 

En un mot, le problème était de savoir si croire est ou non une faiblesse, et si oui laquelle ? C’est le cas lorsque le sujet ne fait pas usage de ses facultés, mais surtout dans la mesure où cela conduit à être dominé par autrui. Mais lorsque croire c’est avoir la foi en soi, en autrui, en la capacité humaine en général, croire est la force de la volonté.

Une foi sans Dieu est-elle possible ?