On dit que le temps passe ou s’écoule.
On parle du cours du temps. L’eau que je vois passer s’est préparée, il y a
quelques jours, dans les montagnes, lorsque le glacier a fondu ; elle est
devant moi ; à présent, elle va vers la mer où elle se jettera. Si le
temps est semblable à une rivière, il coule du passé vers le présent et
l’avenir. Le présent est la conséquence du passé et l’avenir la conséquence du
présent. Cette célèbre métaphore est en réalité très confuse. Car, à considérer
les choses elles-mêmes, la fonte des neiges et ce qui en résulte ne sont pas
des événements successifs, ou plutôt la notion même d’événement n’a pas de
place dans le monde objectif. Quand je dis qu’avant-hier le glacier a produit
l’eau qui passe à présent, je sous-entends un témoin assujetti à une certaine
place dans le monde et je compare ses vues successives : il a assisté
là-bas à la fonte des neiges et il a suivi l’eau dans son décours ; ou
bien, du bord de la rivière, il voit passer après deux jours d’attente les
morceaux de bois qu’il avait jetés à la source. Les « événements »
sont découpés par un observateur fini dans la totalité spatio-temporelle du
monde objectif. Mais, si je considère ce monde lui-même ; il n’y a qu’un
seul être indivisible et qui ne change pas. Le changement suppose un certain
poste où je me place et d’où je vois défiler des choses ; il n’y a pas
d’événements sans quelqu’un à qui ils adviennent et dont la perspective finie
fonde leur individualité. Le temps suppose une vue sur le temps. Il n’est donc
pas comme un ruisseau (…).
Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception (1945)
Si le futur et le passé existent, je
veux savoir où ils sont. Si je n’en suis pas encore capable, je sais du moins
que, où qu’ils soient, ils n’y sont ni en tant que futur ni en tant que passé,
mais en tant que présents. Car si le futur y est en tant que futur, il n’y est
pas encore ; si le passé y est en tant que passé, il n’y est plus. Où donc
qu’ils soient, quels qu’ils soient, ils ne sont qu’en tant que présents. Lorsque
nous faisons du passé des récits véritables, ce qui vient de notre mémoire, ce
ne sont pas les choses elles-mêmes, qui ont cessé d’être, mais des termes
conçus à partir des images des choses, lesquelles en traversant nos sens ont
gravé dans notre esprit des sortes d’empreintes. Mon enfance, par exemple, qui
n’est plus est dans un passé disparu lui aussi ; mais lorsque je l’évoque
et la raconte, c’est dans le présent que je vois son image, car cette image est
encore dans ma mémoire. La prédiction de l’avenir se fait-elle selon le même
mécanisme ? Les événements qui ne sont pas encore, sont-ils représentés à
l’avance dans notre esprit par des images déjà existantes ? J’avoue (…)
que je l’ignore. Mais ce que je sais, c’est que d’habitude nous préméditons nos
actions futures, que cette préméditation appartient au présent, tandis que
l’action préméditée n’est pas encore, étant future. Lorsque nous l’aurons
entreprise, et que nous nous serons mis à réaliser ce que nous avions
prémédité, alors l’action existera, puisqu’elle sera à ce moment non plus
future, mais présente. De quelque façon que se produise ce mystérieux
pressentiment de l’avenir, on ne peut voir que ce qui est.
Augustin,
Les Confessions, livre XI, (fin du
IV° ap. J.-C.)
Chacun de nous est un corps soumis aux
mêmes lois que toutes les autres portions de matière. Si on le pousse, il
avance ; si on le tire, il recule, si on le soulève et qu’on l’abandonne,
il retombe. Mais, à côté de ces mouvements qui sont provoqués mécaniquement par
une cause extérieure, il en est d’autres qui semblent venir du dedans et qui
tranchent sur les précédents par leur caractère imprévu : on les appelle « volontaires ».
Quelle en est la cause ? C’est ce que chacun de nous désigne par les mots « je »
ou « moi ». Et qu’est-ce que le moi ? Quelque chose qui paraît,
à tort ou à raison, déborder de toutes parts le corps qui y est joint, le
dépasser dans l’espace aussi bien que dans le temps. Dans l’espace d’abord, car
le corps de chacun de nous s’arrête aux contours précis qui le limitent, tandis
que par notre faculté de percevoir, et plus particulièrement de voir, nous
rayonnons bien au-delà de notre corps : nous allons jusqu’aux étoiles.
Dans le temps ensuite, car le corps est matière, la matière est dans le présent
et, s’il est vrai que le passé y laisse des traces, ce ne sont des traces de
passé que pour une conscience qui les aperçoit et qui interprète ce qu’elle
aperçoit à la lumière de ce qu’elle se remémore : la conscience, elle,
retient ce passé, l’enroule sur lui-même au fur et à mesure que le temps se
déroule et prépare avec lui un avenir qu’elle contribuera à créer.
Bergson,
L’Énergie spirituelle (1919)
Ainsi tout mon passé est là, pressant,
urgent, impérieux, mais je choisis son sens et les ordres qu’il me donne par le
projet même de ma fin. Sans doute ces engagements pris pèsent sur moi, sans
doute le lien conjugal autrefois assumé, la maison achetée et meublée l’an
dernier limitent mes possibilités et me dictent ma conduite : mais c’est
précisément que mes projets sont tels que je ré-assume le lien conjugal, parce
que je ne projette pas le rejet du lien conjugal, parce que je n’en fais pas un
« lien conjugal passé, dépassé, mort », mais que, au contraire, mes
projets, impliquant ma fidélité aux engagements pris ou la décision d’avoir une
« vie honorable » de mari et de père, etc., viennent nécessairement
éclairer le serment conjugal passé et lui conférer sa valeur toujours actuelle.
Ainsi l’urgence du passé vient du futur. Que soudain (…) je modifie
radicalement mon projet fondamental, que je cherche, par exemple, à me délivrer
de la continuité du bonheur, et mes engagements antérieurs perdront toute leur
urgence. Ils ne seront plus là que comme ces tours et ces remparts du moyen
Age, que l’on ne saurait nier, mais qui n’ont d’autre sens que celui de
rappeler, comme une étape antérieurement parcourue, une civilisation et un
stade d’existence politique et économique aujourd’hui dépassés et parfaitement
morts. C’est le futur qui décide si le passé est vivant ou mort. Le passé, en
effet, est originellement projet, comme le surgissement actuel de mon être. Et,
dans la mesure même où il est projet, il est anticipation ; son sens lui
vient de l’avenir qu’il préesquisse. Lorsque le passé glisse tout entier au
passé, sa valeur absolue dépend de la confirmation ou de l’infirmation des
anticipations qu’il était. Mais c’est précisément de ma liberté actuelle qu’il
dépend de confirmer le sens de ces anticipations, en les reprenant à son
compte, c’est-à-dire en anticipant, à leur suite, l’avenir qu’elles
anticipaient ou de les infirmer en anticipant simplement un autre avenir. Ainsi
l’ordre de mes choix d’avenir va déterminer un ordre de mon passé et cet ordre
n’aura rien de chronologique. Il y aura d’abord le passé toujours vivant et
toujours confirmé : mon engagement d’amour, tels contrats d’affaires,
telle image de moi-même à quoi je suis fidèle. Puis le passé ambigu qui a cessé
de me plaire et que je retiens par un biais : par exemple, ce costume que
je porte – et que j’achetai à une certaine époque où j’avais le goût d’être à
la mode – me déplaît souverainement à présent et, de ce fait, le passé où je
l’ai choisi est véritablement mort. Mais d’autre part mon projet actuel
d’économie est tel que je dois continuer à porter ce costume plutôt que d’en
acquérir un autre. Dès lors il appartient à un passé mort et vivant à la fois.
Jean-Paul Sartre,
L’Être et le néant (1943)