mercredi 9 décembre 2015

Le monde des passions - analyse d'une pensée de Pascal sur l'amour-propre

La nature de l’amour-propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi. Mais que fera-t-il ? Il ne saurait empêcher que cet objet qu’il aime ne soit plein de défauts et de misère, il veut être grand, il se voit petit ; il veut être heureux, et il se voit misérable ; il veut être parfait, et il se voit plein d’imperfections ; il veut être objet de l’amour et de l’estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris. Cet embarras où il se trouve produit en lui la plus injuste et la plus criminelle passion qu’il soit possible de s’imaginer ; car il conçoit une haine mortelle contre cette vérité qui le reprend, et qui le convainc de ses défauts. Il désirerait de l’anéantir, et, ne pouvant la détruire en elle-même il la détruit, autant qu’il peut, dans sa connaissance et dans celle des autres ; c’est-à-dire qu’il met tout son soin à couvrir ses défauts et aux autres et à soi-même, et qu’il ne peut souffrir qu’on les lui fasse voir ni qu’on les voie. C’est sans doute un mal que d’être plein de défauts, mais c’est encore un plus grand mal que d’en être plein et de ne les vouloir pas reconnaître, puisque c’est y ajouter encore celui d’une illusion volontaire. Nous ne voulons pas que les autres nous trompent ; nous ne trouvons pas juste qu’ils veuillent être estimés de nous plus qu’ils ne méritent : il n’est donc pas juste aussi que nous les trompions et que nous voulions qu’ils nous estiment plus que nous ne méritons. Ainsi, lorsqu’ils ne découvrent que des imperfections et des vices que nous avons en effet, il est visible qu’ils ne nous font point de tort, puisque ce ne sont pas eux qui en sont cause, et qu’ils nous font un bien, puisqu’ils nous aident à nous délivrer d’un mal, qui est l’ignorance de ces imperfections. Nous ne devons pas être fâchés qu’ils les connaissent, et qu’ils nous méprisent, étant juste et qu’ils nous connaissent pour ce que nous sommes, et qu’ils nous méprisent, si nous sommes méprisables. Voilà les sentiments qui naîtraient d’un cœur qui serait plein d’équité et de justice. Que devons nous dire donc du nôtre, en y voyant une disposition toute contraire ? Car n’est-il pas vrai que nous haïssons la vérité et ceux qui nous la disent, et que nous aimons qu’ils se trompent à notre avantage, et que nous voulons être estimés d’eux autres que nous ne sommes en effet ? En voici une preuve qui me fait horreur. La religion catholique n’oblige pas à découvrir ses péchés indifféremment à tout le monde ; elle souffre qu’on demeure caché à tous les autres hommes ; mais elle en excepte un seul, à qui elle commande de découvrir le fond de son cœur, et de se faire voir tel qu’on est. Il n’y a que ce seul homme au monde qu’elle nous ordonne de désabuser, et elle l’oblige à un secret inviolable, qui fait que cette connaissance est dans lui comme si elle n’y était pas. Peut-on s’imaginer rien de plus charitable et de plus doux ? Et néanmoins la corruption de l’homme est telle qu’il trouve encore de la dureté dans cette loi ; et c’est une des principales raisons qui a fait révolter contre l’Église une grande partie de l’Europe. Que le cœur de l’homme est injuste et déraisonnable, pour trouver mauvais qu’on oblige de faire à l’égard d’un homme ce qu’il serait juste, en quelque sorte, qu’il fît à l’égard de tous les hommes ! Car est-il juste que nous les trompions ? Il y a différents degrés dans cette aversion pour la vérité ; mais on peut dire qu’elle est dans tous en quelque degré, parce qu’elle est inséparable de l’amour-propre. C’est cette mauvaise délicatesse qui oblige ceux qui sont dans la nécessité de reprendre les autres de choisir tant de détours et de tempéraments pour éviter de les choquer. Il faut qu’ils diminuent nos défauts, qu’ils fassent semblant de les excuser, qu’ils y mêlent des louanges et des témoignages d’affection et d’estime. Avec tout cela, cette médecine ne laisse pas d’être amère à l’amour-propre. Il en prend le moins qu’il peut, et toujours avec dégoût, et souvent même avec un secret dépit contre ceux qui la lui présentent. Il arrive de là que, si on a quelque intérêt d’être aimé de nous, on s’éloigne de nous rendre un office qu’on sait nous être désagréable ; on nous traite comme nous voulons être traités ; nous haïssons la vérité, on nous la cache ; nous voulons être flattés, on nous flatte ; nous aimons à être trompés ; on nous trompe. C’est ce qui fait que chaque degré de bonne fortune qui nous élève dans un monde nous éloigne davantage de la vérité, parce qu’on appréhende plus de blesser ceux dont l’affection est plus utile et l’aversion plus dangereuse. Un prince sera la fable de toute l’Europe, et lui seul n’en saura rien. Je ne m’en étonne pas : dire la vérité est utile à celui à qui on la dit, mais désavantageux à ceux qui la disent, parce qu’ils se font haïr. Or, ceux qui vivent avec les princes aiment mieux leurs intérêts que celui du prince qu’ils servent ; et ainsi, ils n’ont garde de lui procurer un avantage en se nuisant à eux-mêmes. Ce malheur est sans doute plus grand et plus ordinaire dans les plus grandes fortunes ; mais les moindres n’en sont pas exemptes, parce qu’il y a toujours quelque intérêt à se faire aimer des hommes. Ainsi la vie humaine n’est qu’une illusion perpétuelle ; on ne fait que s’entre-tromper et s’entre-flatter. Personne ne parle de nous en notre présence comme il en parle en notre absence. L’union qui est entre les hommes n’est fondée que sur cette mutuelle tromperie ; et peu d’amitiés subsisteraient, si chacun savait ce que son ami dit de lui lorsqu’il n’y est pas, quoiqu’il en parle alors sincèrement et sans passion. L’homme n’est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l’égard des autres. Il ne veut donc pas qu’on lui dise la vérité. Il évite de la dire aux autres ; et toutes ces dispositions, si éloignées de la justice et de la raison, ont une racine naturelle dans son cœur.
Pascal, Pensées (posthume, 1ère édition 1670), n° 978 Lafuma (1951), n°100 Brunschvicg (1904).

Corrigé de l’analyse.
Pascal définit d’abord l’amour-propre qui consiste à s’aimer préférentiellement à tout autre comme constitutif du moi humain. Il s’interroge alors sur ce que le moi humain peut faire de cette disposition.
Il décrit l’amour propre comme pris par une opposition qu’il décline de plusieurs manières. Ce qu’il vise c’est la perfection à ses yeux et aux yeux des autres mais il ne peut pas ne pas voir son imperfection foncière. Pascal en déduit la passion qui anime l’amour-propre qu’il qualifie superlativement de criminelle et d’injuste : la haine de la vérité.
Il décrit cette haine de la vérité qui provient de l’amour propre en traçant d’abord ce qui est désirable et impossible pour elle : détruire la vérité. Aussi en déduit-il que l’amour propre conduit à détruire la vérité dans la connaissance à la fois des autres et de soi-même en masquant et en se masquant la vérité. Bref, c’est le mensonge aux autres et à soi-même.
Il critique cette attitude puisqu’elle ajoute au mal de l’imperfection le mal de la tromperie volontaire. Il la qualifie d’injuste puisque nous faisons aux autres ce que nous ne voulons pas qu’ils nous fassent : les tromper. Pascal lui oppose l’attitude juste, que les autres dévoilent nos défauts, qu’ils nous délivrent de l’erreur. Elle présuppose selon lui un homme bon. Or, comme ce n’est pas le cas, il prouve ainsi par un raisonnement par l’absurde la méchanceté intrinsèque de l’homme. Pascal énonce cette méchanceté de l’homme par deux questions rhétoriques ouvertes pour laisser à son lecteur le soin d’en tirer la conséquence.
Le penseur janséniste donne une preuve qui lui paraît confirmer sa thèse. L’Église catholique, par la confession, secrète, propose un remède à l’amour propre, remède dicté par la vertu théologale de la charité. Or, nombreux sont ceux en Europe qui se sont détournés d’elle (il fait allusion aux protestants, luthériens, calvinistes, etc.). C’est selon lui un effet de l’amour propre ou de la haine de la vérité. Pascal y voit donc un indice du péché originel puisqu’il serait juste selon lui que chacun se confesse vis-à-vis de tout le monde.
Pascal évoque des degrés de haine de la vérité mais pour insister sur sa présence. Il le montre en évoquant les précautions que prennent ceux qui veulent nous montrer nos défauts et l’insatisfaction que nous éprouvons malgré tout.
La conséquence selon lui est que, qui a intérêt à ce qu’on l’apprécie, nous cache la vérité. Il nous traite comme nous le voulons. Pascal en déduit que l’élévation sociale augmente le mensonge pour arriver à son faîte avec le souverain. L’explication en est que dire la vérité est utile pour son destinataire mais dangereux pour l’énonciateur. L’entourage du souverain a donc tout intérêt à lui cacher la vérité. Il en va de même à un degré moindre dans toutes les conditions sociales selon Pascal parce que les hommes ont toujours des intérêts.
Il peut conclure alors que la vie humaine est gouvernée par le mensonge, aux autres, à soi, aux amis même. La vie en société repose sur lui. La raison ultime en est la nature même de la sensibilité humaine qui est corrompue.

Remarque.
Comment, si l’amour-propre est le fait de la corruption humaine par excellence, le mensonge, qui cache à l’homme la vérité sur lui-même, Pascal, qui est un homme, peut-il la connaître ?
Il faut qu’il pense que la vérité se soit montrée à lui. Or, la vérité pour Pascal, c’est Dieu, présent dans son Église, l’église catholique apostolique et romaine d’une part et d’autre part, Dieu qui s’est montré à lui le 23 novembre 1654 comme il l’a consigné dans un écrit qu’on nomme le Mémorial, écrit qu’on a retrouvé cousu dans son manteau après sa mort.
D’un point de vue non religieux, une solution apparaît dans son texte qui n’exige pas d’intervention surnaturelle. Puisque les hommes énoncent les uns sur les autres leurs défauts en leur absence, il est possible à partir de ce fait de réfléchir à la mutuelle tromperie.
On peut alors l’analyser abstraction faite du péché originel, soit à la façon de Schopenhauer comme étant dû au fait que les hommes ne se supportent pas seuls et ne se supportent pas en société, soit comme la nécessité de jouer son rôle dans le jeu social sans se préoccuper d’une supposée identité et donc d’une supposée vérité sur soi-même.



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