Texte.
Art. 13. Que cette action des objets de dehors peut
conduire diversement les esprits dans les muscles.
Et
j’ai expliqué en la Dioptrique comment tous les objets de la vue ne se
communiquent à nous que par cela seul qu’ils meuvent localement, par l’entremise
des corps transparents qui sont entre eux et nous, les petits filets des nerfs
optiques qui sont au fond de nos yeux, et ensuite les endroits du cerveau d’où
viennent ces nerfs ; qu’ils les meuvent, dis-je, en autant de diverses
façons qu’ils nous font voir de diversités dans les choses, et que ce ne sont
pas immédiatement les mouvements qui se font en l’œil, mais ceux qui se font
dans le cerveau, qui représentent à l’âme ces objets. À l’exemple de quoi il
est aisé de concevoir que les sons, les odeurs, les saveurs, la chaleur, la
douleur, la faim, la soif, et généralement tous les objets, tant de nos autres
sens extérieurs que de nos appétits intérieurs, excitent aussi quelque
mouvement en nos nerfs, qui passe par leur moyen jusqu’au cerveau. Et outre que
ces divers mouvements du cerveau font avoir à notre âme divers sentiments, ils
peuvent aussi faire sans elle que les esprits prennent leur cours vers certains
muscles plutôt que vers d’autres, et ainsi qu’ils meuvent nos membres. Ce que je
prouverai seulement ici par un exemple. Si quelqu’un avance promptement (339)
sa main contre nos yeux, comme pour nous frapper, quoique nous sachions qu’il
est notre ami, qu’il ne fait cela que par jeu et qu’il se gardera bien de nous
faire aucun mal, nous avons toutefois de la peine à nous empêcher de les fermer ;
ce qui montre que ce n’est point par l’entremise de notre âme qu’ils se ferment
puisque c’est contre notre volonté, laquelle est sa seule ou du moins sa principale
action, mais que c’est à cause que la machine de notre corps est tellement
composée que le mouvement de cette main vers nos yeux excite un autre mouvement
en notre cerveau, qui conduit les esprits animaux dans les muscles qui font
abaisser les paupières.
Descartes,
Les passions de l’âme, première
partie (1649).
Analyse.
L’objet
de l’article est de continuer à mettre en lumière la diversification des
mouvements.
Comment
l’action des objets extérieurs produit une diversité d’effets sur les esprits
animaux ? À cette question Descartes répond ici en ajoutant que les objets
sont vus grâce aux mouvements qui, des nerfs, traversent les corps
transparents, et, touchant les nerfs optiques, se transmettent au cerveau d’où
part la communication à l’âme. Il paraît difficile de comprendre pourquoi la
perception se ferait à partir du cerveau plutôt qu’à partir de l’objet
lui-même.
L’analyse
de la perception visuelle sert de modèle pour rendre compte des perceptions des
autres sens, de la sensation de chaleur, des sentiments comme la douleur, ainsi
que des appétits intérieurs comme la faim et la soif.
Les
mouvements ainsi pensés permettent deux actions différentes. Premièrement, l’âme
peut avoir des représentations des objets ou des sentiments ou affects – ce que
Descartes nomme des sentiments, terme qui marque le caractère passif et en même
temps affectif des états mentaux. Deuxièmement, le corps peut se mouvoir sans l’âme
dans une action en retour qu’on se gardera d’identifier avec des réflexes (cf.
Canguilhem, La formation du concept de
réflexe au XVII° et au XVIII° siècle, 1955). Pour le prouver Descartes
prend l’exemple de ce que nous considérons comme un réflexe, le réflexe palpébral.
Il décrit le phénomène à partir du mouvement de la main d’un ami dont on
connaît les intentions amicales. Le mouvement des paupières est difficile à
réprimer remarque-t-il. Ce qui montre que l’âme n’a rien à y voir, c’est que ce
mouvement se fait contre la volonté : il est donc involontaire, purement
mécanique, il ne présuppose aucune âme.
Il
s’agit donc pour Descartes de montrer comment un phénomène qu’on peut qualifier
de vital se résout en pures mouvements mécaniques. D’où la référence à « la machine de notre corps ».
Descartes précise le mécanisme qui va de la main aux yeux, puis au cerveau avec
retour vers les paupières par l’intermédiaire des esprits animaux.
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