Certains préjugés paraissent tellement
stupides qu’on s’étonne qu’ils ne disparaissent pas d’autant plus qu’il semble
qu’un peu de réflexion suffirait. Peut-on alors en finir avec les
préjugés ?
Il semble que la réflexion soit la
condition nécessaire et suffisante pour en finir avec les préjugés,
c’est-à-dire pour se débarrasser de tous les jugements faits avant tout examen pour
les remplacer par des connaissances ou au moins des hypothèses à tester.
Cependant, comme il n’est pas possible
toujours et constamment de réfléchir à tous, les préjugés paraissent
indéracinables.
Dès lors, on peut se demander s’il y a
des conditions qui permettent de remplacer définitivement les préjugés par des
pensées solides et réfléchies.
Les préjugés sont toutes les pensées que
nous avons avant même tout examen. Or, comment est-ce possible ? Comment
affirmer ce qu’on ne connaît pas ? C’est qu’ils ont pour source notre
paresse. Dès lors, il n’est pas facile de les déraciner. Pour cela, il faut le
courage de penser par soi-même comme Kant le soutient dans son article Réponse à la question : qu’est-ce que
les Lumières (1784). Comment pouvons-nous alors tout vérifier ?
En fait, il n’est pas nécessaire de tout
vérifier. En effet, il y a des domaines où on doit et peut faire confiance aux
autres sans préjugés comme le soutient Kant dans sa Logique. C’est le cas dans les domaines où il faut faire des
expériences ou encore s’appuyer sur les témoignages. Ainsi, même le physicien
ne refait pas toutes les expériences – il suffit de savoir qu’elles ont été
faites plusieurs fois. De même, le policier doit dans son enquête s’en tenir
aux témoignages. Par contre, lorsqu’il faut raisonner, chacun peut et doit le
faire avec sa propre raison pour retrouver les vérités. C’est bien ce qui se
passe en mathématiques où personne ne peut préjuger.
Or, ne peut-on pas faire un pas de plus
et dire que même dans le raisonnement, il y a des propositions qu’on doit
admettre sous peine de tout recommencer depuis le début ? Dès lors, il
serait impossible d’en finir avec les préjugés. Mieux, il ne faudrait pas le
vouloir.
En effet, les préjugés sont les
condensés de l’histoire. On peut ainsi avec Taine (1828-1893), dans Les Origines
de la France contemporaine (1875-1893), considérer qu’ils sont
l’accumulation de la longue expérience des hommes, une sorte de raison
inconsciente. Aussi ne peut-on en finir avec eux au double sens où nous n’avons
pas la capacité et nous n’avons pas le droit d’en finir avec eux. Nous n’en
avons pas la capacité parce que sans eux nous perdrions des trésors accumulés.
Comme Burke dans ses Réflexions sur la
révolution de France (1790) déjà le remarquait, la raison individuelle est
bien trop modeste par rapport à ce que toute la tradition apporte. Et nous n’en
avons pas le droit, car, ainsi dépouillés de tout ce qui fait notre humanité,
nous nous transformerions en loup, c’est-à-dire en bêtes d’autant plus cruelles
qu’elles sont craintives. Or, n’y a-t-il pas des préjugés faux ou dangereux ?
Ne pas vouloir en finir avec les
préjugés ne veut pas dire les garder tous. Car, la même expérience qui a permis
de les établir peut conduire à les éliminer. On peut même user de raison et de
réflexion pour en corriger certains. Ainsi trouve-t-on facilement à réfuter les
préjugés qui sont des généralisations négatives ou positives relatives à
certains peuples. La connaissance d’individus membres de ces peuples suffit à
faire disparaître les préjugés les concernant pour qui réfléchit. Par contre,
ce qui paraît néfaste et même impossible, c’est d’en finir avec tous les
préjugés. Dès lors donc qu’un préjugé ne renferme aucun doute, nul besoin de
vouloir le détruire.
Il n’en reste pas moins vrai que les
préjugés nous soumettent à des pensées qui ne sont pas les nôtres. De ce point
de vue, ils sont néfastes pour notre liberté. Dès lors, ne faut-il pas en finir
avec eux ? N’est-ce pas en éradiquant tout ce qui nous attache à
eux ?
Les préjugés ont des sources variées
selon Alain dans ses Définitions
(1953 posthume) : les passions comme la haine ou l’amour, les coutumes de la
culture de l’individu. S’il est impossible de ne pas avoir de passions ou de ne
pas avoir de coutumes, il est toujours possible de ne pas adhérer aux pensées
qu’elles suscitent en réfléchissant, plus précisément en remettant en cause ce
qu’on est tenté de tenir pour vrai. Et cette remise en cause est la condition
pour déraciner les préjugés. Or, lorsqu’on veut penser, c’est avec l’intention
de trouver la vérité. Et lorsqu’on l’a trouvée, on estime de son devoir de la
conserver. N’est-ce pas une source de fixation sur les préjugés ?
C’est justement ce qu’Alain montre dans
ses Définitions. La vérité exige une
sorte de serment à soi : celui de la conserver. Qui a un préjugé l’estime
vrai. Il refuse donc d’en changer. Pour pouvoir donc en finir avec les
préjugés, il faut, tout en cherchant la vérité, ne pas prétendre la connaître
ou la posséder. Autrement dit, il faut que la recherche du vrai demeure
l’objectif constant. Ainsi le savant qui cherche admet ses théories
provisoirement sur la base des expériences qu’il a faites jusque là. De même,
dans le dialogue, celui qui ne préjuge pas, c’est celui qui est prêt à accepter
que ses idées soient remises en cause. Il les considère non pas comme des
vérités mais comme des hypothèses, c’est-à-dire des propositions qu’on ne tient
ni pour vraies ni pour fausses. De la même façon, tout en suivant ses coutumes,
celui qui ne préjuge pas peut considérer que celles des autres ont leur valeur.
Disons pour finir que le problème était
de savoir s’il était possible et comment d’en finir avec les préjugés. En
premier lieu, il apparaît que c’est en pensant par soi-même qu’il est possible
de se débarrasser des préjugés en étant l’auteur en quelque sorte de ses
pensées. Pourtant, tous les préjugés ne peuvent être transformés en pensée
personnelle car nous en héritons comme le legs de nos prédécesseurs à travers
la culture. Or, comme ils sont un joug pour nous, pour pouvoir vraiment en
finir, il faut déraciner ce qui les renforce jusqu’au fanatisme : croire
en la possession de la vérité qu’il faut au contraire toujours chercher.
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