samedi 16 décembre 2017

La psychanalyse de Freud Cours

La psychanalyse de Freud

Fondée par Freud à l’orée du xx° siècle, la psychanalyse est à la fois une thérapie médicale, plus précisément une thérapie psychologique, et la théorie de cette thérapie. Elle débouche chez son fondateur sur une vision du monde et de l’homme, c’est-à-dire de la totalité. D’où son intérêt pour la philosophie.
Mais elle n’est pas une philosophie. Elle se veut une science. Freud restait sceptique quant à la valeur de la philosophie. Ainsi peut-on lire que :
« La philosophie ne s’oppose pas à la science ; se comportant elle-même comme une science, elle en emprunte aussi parfois les méthodes, mais s’en éloigne en se cramponnant à des chimères, en prétendant offrir un tableau cohérent et sans lacunes de l’univers, prétention dont tout nouveau progrès de la connaissance nous permet de constater l’inanité. Au point de vue de la méthode, la philosophie s’égare en surestimant la valeur cognitive de nos opérations logiques et en admettant la réalité d’autre sources de la connaissance, telle, que par exemple, l’intuition. Assez souvent, l’on approuve la boutade du poète (Henri Heine) qui a dit en parlant du philosophe « Avec ses bonnets de nuit et des lambeaux de sa robe de chambre, il bouche les trous de l’édifice universel. » Mais la philosophie n’exerce aucune influence sur la masse et n’intéresse qu’un nombre infime de personnes, même parmi celles qui forment le petit clan des intellectuels. » Sigmund Freud, Nouvelle conférence sur la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1936.
En un texte célèbre, Freud lui-même a inscrit sa théorie dans l’histoire de la pensée humaine :
« Dans le cours des siècles, la science a infligé à l’égoïsme naïf de l’humanité deux graves démentis. La première fois, ce fut lorsqu’elle a montré que la terre, loin d’être le centre de l’univers, ne forme qu’une parcelle insignifiante du système cosmique dont nous pouvons à peine nous représenter la grandeur. Cette première démonstration se rattache pour nous au nom de Copernic, bien que la science alexandrine ait déjà annoncé quelque chose de semblable. Le second démenti fut infligé à l’humanité par la recherche biologique, lorsqu’elle a réduit à rien les prétentions de l’homme à une place privilégiée dans l’ordre de la création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant l’indestructibilité de sa nature animale. Cette dernière révolution s’est accomplie de nos jours, à la suite des travaux de Ch. Darwin, de Wallace et de leurs prédécesseurs, travaux qui ont provoqué la résistance la plus acharnée des contemporains. Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de montrer au moi qu’il n’est pas seulement maître dans sa propre maison, qu’il en est réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en dehors de sa conscience, dans sa vie psychique. Les psychanalystes ne sont ni les premiers ni les seuls qui aient lancé cet appel à la modestie et au recueillement, mais c’est à eux que semble échoir la mission d’étendre cette manière de voir avec le plus d’ardeur et de produire à son appui des matériaux empruntés à l’expérience et accessible à tous. » Freud, Introduction à la psychanalyse, 1917, chapitre 18.
La psychanalyse apparaît aux yeux de son créateur, non seulement comme une théorie scientifique, mais comme s’inscrivant dans un processus par lequel l’homme se connaît de mieux en mieux dans sa petitesse.
Dès lors, on peut se demander si la psychanalyse n’est pas aussi une sorte de théorie mégalomaniaque qui prétendrait résoudre définitivement le problème de l’homme tout en lui déniant ce qui fait sa spécificité, à savoir d’être un sujet capable de se penser et d’agir librement.
§1 Topiques.

1. La psychanalyse comme thérapie.
Concernant la psychanalyse en général, Freud a écrit :
« Une psychanalyse n’est pas une recherche scientifique impartiale, mais un acte thérapeutique, elle ne cherche pas par essence à prouver, mais à modifier quelque chose. » Freud, Cinq psychanalyses, p.167.
C’est donc d’abord dans la thérapie qu’il faut enraciner toute considération sur la psychanalyse. Qui et comment ?
En général, les malades que Freud soignait venaient le voir volontairement ou sur les conseils de leurs proches, c’est-à-dire qu’ils étaient conscients de souffrir d’un malaise sans savoir le malaise dont il souffrait. Freud donne l’exemple dans le chapitre 16 de l’Introduction à la psychanalyse d’une dame qui courrait chez elle de sa chambre à une pièce d’où elle appelait sa femme de chambre pour repartir en courant dans sa chambre. Cette course n’était pas voulue. Elle se faisait contre sa volonté. On comprend qu’elle finit par aller consulter le docteur Freud.
Comme thérapie, la psychanalyse provient de la méthode de l’hypnose que Freud pratiqua avec un autre médecin, Breuer (1842-1925) comme il l’explique dans les Cinq leçons sur la psychanalyse. Sous hypnose, les malades parlaient. Ce qu’ils disaient montrait qu’ils souffraient de troubles, du comportement dans la névrose ou aussi physiques dans l’hystérie, qui n’osaient se dire.
Freud abandonne l’hypnose car elle n’est pas toujours possible. Il lui substitue la méthode des associations libres. Le patient, allongé sur un divan, est invité à dire tout ce qui lui passe par la tête. C’est la règle d’or de la méthode.
Parfois le patient hésite. Freud nomme ce phénomène résistance. Il entend par là que quelque chose empêche le malade d’exprimer son trouble sans qu’il sache pourquoi. Le médecin propose des interprétations. Lorsqu’enfin la source du malaise resurgit, le malade revit en quelque sorte la scène : son souvenir est accompagné d’émotions. À partir de là la guérison est possible.
D’un point de vue psychanalytique, la thérapie a des limites et Freud finira par penser qu’elle ne peut s’achever. C’est que le conflit non résolu qui est à la source de la maladie n’est pas propre au malade mais à tout homme. C’est à la théorie d’examiner ce problème.

2. La psychanalyse comme théorie psychologique.
Cette thérapie s’appuie sur une théorie et la justifie en retour. Selon Freud, les causes de la souffrance du malade lui échappent. Elles sont inconscientes. Plus précisément, une force les empêche de devenir conscientes.
Freud savait qu’il se heurtait à une certaine tradition philosophique provenant de Descartes pour laquelle la conscience (allemand “Bewusstsein” ; anglais “consciousness”) est l’essence du psychique. Locke notamment avait insisté sur cette thèse dans son Enquête philosophique concernant l’entendement humain (1690). Il savait également qu’une autre tradition philosophique comprenant notamment Leibniz, Schopenhauer et Nietzsche, niait cette identification et admettait qu’il y ait des pensées inconscientes, voire un inconscient.
Mais la notion philosophique d’inconscient lui paraissait ou mystique ou obscur et sans relation claire avec la conscience (cf. Freud, L’intérêt de la psychanalyse, 1913, Deuxième partie : l’intérêt de la psychanalyse pour les sciences non psychologiques, B) L’intérêt philosophique).
Il lui fallait justifier sa thèse ou plutôt son hypothèse comme il la nomme dans la Métapsychologie et préciser la spécificité de son propos.
Une première série d’arguments porte sur le caractère lacunaire de la conscience. Celle-ci ne peut rendre compte de certaines des représentations qui lui apparaissent. Il faut donc suppléer à ces lacunes en inférant des représentations inconscientes. On évite ainsi la contradiction que Locke remarquait déjà dans la thèse que la pensée n’est pas consciente puisqu’alors on l’affirme consciemment. L’hypothèse de l’inconscient apparaît ainsi comme un gain en termes de cohérence. Elle est donc la manifestation d’un rationalisme élargi pour parler comme Merleau-Ponty dans Sens et non-sens (1948). Il reste que si c’est le cas pour le malade mental, on pourrait le refuser pour l’homme normal et, répétant le geste de Descartes dans la première de ses Méditations métaphysiques, rejeter le fou dans sa folie.

a) Actes manqués et rêves.
C’est pour cela que Freud montre qu’il y a même chez l’homme normal des phénomènes de même nature que chez le malade. Tels sont les actes manqués, oublis ou lapsus et les rêves. Autrement dit, le fou est notre frère.
On peut distinguer au moins deux espèces d’oublis. Il y a ceux qui résultent d’une difficulté à se rappeler à cause du contenu. Par exemple, on ne se rappelle pas d’une théorie mathématique étudiée il y a longtemps. Il y a ceux qui portent sur des faits faciles à se rappeler et où tout concours à ne pas oublier. Ce sont ces derniers qui méritent d’être expliqués.
« On raconte le cas d’un célèbre chimiste allemand dont le mariage n’a pu avoir lieu, parce qu’il avait oublié l’heure de la cérémonie et qu’au lieu de se rendre à l’église il s’était rendu à son laboratoire. Il a été assez avisé pour s’en tenir à cette seule tentative et mourut très vieux, célibataire. » Freud, Introduction à la psychanalyse, chapitre 3.
Un tel oubli ne peut que s’expliquer par une force inconnue au sujet qui l’empêche de se souvenir. S’est ainsi manifesté un désir de ne pas se marier qui ne s’était pas jusque-là exprimé et qui explique l’oubli.
Par lapsus, il faut entendre une erreur de langage qui est tel qu’elle laisse transparaître une signification. Freud, dans l’Introduction à la psychanalyse, donne l’exemple du président d’une séance qui ouvre la séance en déclarant qu’elle est close. Une explication purement physiologique, par la fatigue par exemple, est impuissante à rendre compte du lapsus dans son détail.
Quant au rêve, en s’appuyant sur le fait que les enfants rêvent de ce qu’ils ont désiré, Freud l’interprète comme la manifestation symbolique de désirs qui ne peuvent s’exprimer. Le rêve demande à être interprété à partir de ce que le sujet peut dire sur lui. Une patiente qui reproche à Freud sa théorie du rêve selon laquelle il est la manifestation du désir lui raconte un rêve apparemment innocent où elle n’arrive pas à inviter une amie. Il apparaît notamment que son mari aime bien cette amie, qu’elle n’a pas de saumon, c’est-à-dire l’aliment que préfère son amie. Bref, c’est la manifestation de sa jalousie (Freud, L’interprétation des rêves (1900), chapitre 4, PUF, 1967, p.133-35).
L’hypothèse de l’inconscient permet un gain quant au sens des actes humains. Reste donc à se demander ce qu’est cet inconscient. C’est dans cette recherche et dans sa théorie que Freud fait preuve d’originalité et non dans l’hypothèse elle-même.

b) Première topique.
Lorsqu’il propose sa théorie de l’inconscient, Freud donne une représentation spatiale d’où le terme dérivé du grec “topique”.
Il s’agit de rendre compte du fait que des représentations n’arrivent pas à devenir conscientes. Il faut donc une force qui les en empêche. C’est pourquoi Freud définit dans un premier temps l’inconscient comme le refoulé. Le refoulement est le processus qui empêche le refoulé d’apparaître à la conscience. Il est exercé par cette force que Freud nomme censure par comparaison avec l’institution politique. Son concept de refoulement est spécifique. L’inconscient n’est pas le réservoir des souvenirs inutiles comme chez Bergson dans Matière et Mémoire pour qui l’action conduit à rejeter tout ce qui l’empêche. Dès lors, c’est la distraction qui permet de faire revenir l’inconscient. Même si Bergson pense la théorie de Freud comme proche de la sienne dans L’énergie spirituelle, les différences sont nettes.
Freud distingue l’inconscient du préconscient. Par préconscient, il entend l’ensemble des représentations qui ne sont pas actuellement conscientes mais qui sont susceptibles de le devenir. Par exemple, dans le souvenir, revient une représentation qui n’était pas encore ou plus consciente. On pourrait dire que la notion de préconscient de Freud correspond à la notion d’inconscient de Bergson.
L’inconscient à proprement parler est l’ensemble des représentations qui tendent à devenir conscientes mais qui en sont empêchées. Même si le sujet fait un effort pour les retrouver, même s’il n’est pas préoccupé par ses tâches, il ne le peut. Qu’est-ce qui est donc refoulé ?
Ce sont les désirs, notamment sexuels. Freud nomme pulsions (ou instincts dans les traductions anciennes) les désirs. C’est en tant qu’elles s’opposent à la morale sociale que les pulsions sont refoulées : tel est le sens de la censure. Freud donne l’exemple dans les Cinq leçons sur la psychanalyse d’une malade qui finit par se rappeler qu’elle éprouva un désir pour son beau-frère alors qu’elle veillait sa sœur qui venait de mourir. Cette reconnaissance amena à la disparition de la maladie.
Sans la censure, il n’y a pas de refoulement : c’est la perversion. Elle apparaît comme l’effet d’une éducation qui a échoué ou d’une trop grande puissance innée des pulsions. La maladie apparaît donc comme un moyen de défense pour rester dans la vie normale, c’est-à-dire socialement acceptable. Elle apparaît comme une solution pour le malade dont Freud peut dire qu’il se réfugie dans la maladie.
C’est dans ce cadre que s’inscrit le complexe d’Œdipe dont Freud écrira dans une note ajoutée en 1920 à ses Trois essais sur la théorie de la sexualité :
« La psychanalyse nous a appris à apprécier de plus en plus l'importance fondamentale du complexe d'Œdipe et nous pouvons dire que ce qui sépare adversaires et partisans de la psychanalyse, c'est l'importance que ces derniers attachent à ce fait ».    
Restait le problème de la censure. Est-elle consciente ? Dans sa première théorie, Freud semble l’admettre qui oppose les pulsions du moi aux pulsions érotiques. Mais alors, le malade devrait savoir qu’il a refoulé une pulsion et il ne devrait pas y avoir d’inconscient.
La censure est-elle préconsciente ? Il serait alors facile de retrouver le souvenir du refoulement. Là encore, il est incompréhensible.
Est-elle alors inconsciente ? C’est la seule solution pour comprendre que le malade ne se souvienne pas ou résiste au souvenir des événements ou des chocs émotionnels qui l’ont conduit dans son état. Or, une telle hypothèse implique que l’inconscient ne soit pas seulement le refoulé mais qu’il y ait en lui une instance qui opère le refoulement.
Cette difficulté a amené Freud à modifier sa théorie initiale.

c) Seconde topique.
D’une part, il a introduit un nouveau type de pulsions, les pulsions de mort ou désirs agressifs. Il nomme alors Eros (amour en grec) les pulsions sexuelles et Thanatos (mort en grec) les pulsions agressives.
Il a distingué alors dans l’inconscient, le ça, à savoir l’ensemble des désirs ou pulsions du surmoi, c’est-à-dire l’intériorisation des interdits moraux et donc la source de la censure. Dès lors, c’est le surmoi qui apparaît comme la source de la conscience morale (allemand “Gewissen” ; anglais “conscience”), c’est-à-dire de l’instance qui porte en nous un jugement de culpabilité. Freud soutient clairement ce point de vue dans sa dernière œuvre inachevée: l’Abrégé de psychanalyse.
Dès lors, l’inconscient ne provient pas seulement du refoulé. Il est le psychisme originaire et échappe par-là même à la possibilité d’une connaissance complète. Il domine le système conscience/perception par lequel le sujet a un contact avec la réalité. Le moi baigne dans l’inconscient et se retrouve dans la difficulté d’être soumis à deux principes opposés la plupart du temps : la réalité et la pression pulsionnelle.

Schéma de Freud
Pc – Cs : système perception – conscience. C’est l’instance du contact avec la réalité.
Le préconscient n’est pas séparé du système perception – conscience.
Le Ça est l’instance des pulsions dont certaines sont refoulées.
Le Surmoi est l’instance des interdits qui est partiellement inconscient.
Le Moi, c’est-à-dire ce qui fait l’identité du sujet est entre le Ça et le Surmoi.

3. La psychanalyse comme vision du monde.
De sa théorie psychologique, Freud tira des conséquences dans d’autres domaines. On peut à cet égard noter qu’il a explicitement comparé certaines formations culturelles à des maladies mentales :
« On pourrait presque dire qu’une hystérie est une œuvre d’art déformée, qu’une névrose obsessionnelle est une religion déformée et un délire paranoïaque, un système philosophique déformé. » Freud, Totem et tabou (1913).
De façon générale, Freud nomme sublimation toutes les façons détournées de donner satisfaction aux pulsions tout en respectant les interdits fondamentaux de la culture. La sublimation apparaît comme un moyen de sortir ou de ne pas sombrer dans la maladie et donc comme un moyen pour le sujet de se réaliser tout en réalisant quelque chose de socialement valorisé.
Il admet qu’il est possible d’appliquer à l’espèce humaine tout entière ce qui a été découvert par l’individu, autrement dit qu’histoire de l’espèce et histoire de l’individu se recoupent et que l’analogie de l’une à l’autre est fondée (cf. Freud, Moïse et le monothéisme, Paris, Gallimard, Idées, p.109). Il s’appuie sur la théorie de l’évolution de Darwin, mais aussi sur une forme de lamarckisme qui admet l’hérédité des caractères acquis. Il est toutefois conscient qu’elle est niée par la biologie de son époque comme on le voit dans son Moïse et le monothéisme (ibid., p.135) mais il lui conserve son soutien. Il cherche donc à reconstituer la préhistoire pour laquelle, par définition, nous manquons de documents écrits. Elle serait à l’humanité ce qu’est l’enfance à l’individu.
En ce qui concerne la société, s’appuyant sur les travaux de Darwin qui cherchait chez les grands singes l’origine des sociétés humaines, il la conçoit comme constituée par le meurtre du père d’une horde primitive par ses fils. Le père s’appropriait toutes les femmes. Les fils, après ce meurtre, établissent alors les interdits fondamentaux de toute culture que sont la prohibition de l’inceste et l’interdiction du meurtre des membres du groupe. Telle est l’origine du droit et de la justice.
La religion dans sa dimension tant individuelle que sociale apparaît alors comme la transposition sur le plan psychique de ces événements originaires. Elle est une illusion, c’est-à-dire une production psychique répondant à des désirs, ceux de l’enfant d’être aimé et protégé par un père (cf. L’avenir d’une illusion, chapitre VI). Elle commence par le totémisme qui est la vénération du père sous la forme d’un animal (Moïse et le monothéisme, p.113). Aux dieux animaux succèdent des dieux humains précédés de dieux mixtes. Les déesses précèdent les dieux avant que revienne le père de la horde sous la forme du Dieu unique du monothéisme (ibid., p.114). Freud peut expliquer la doctrine du péché originel comme le retour du souvenir du meurtre du père de la horde primitive (ibid., p.117).
Elle a également pour fin de répondre aux désirs de justice et de vie éternelle. Son origine infantile la condamne aux yeux de Freud dans l’Avenir d’une illusion, car elle enferme l’homme dans des dogmes absurdes et invérifiables. Elle infantilise l’homme en l’empêchant d’assumer sa condition et l’absence de sens de sa vie. Elle est un obstacle à sa curiosité naïve. Elle s’oppose donc à la science en général, seule valeur que Freud accepte.
En ce qui concerne l’art, il voit en lui un moyen de résoudre les troubles psychologiques de l’artiste en réalisant une production qui exprime le refoulé et qui est susceptible de toucher l’inconscient des spectateurs. Tel serait la source du plaisir esthétique. Dès lors, l’interprétation des œuvres d’art a pour but de montrer en quoi elles satisfont les conflits psychiques des artistes et de leur spectateur.
La recherche de la vérité par le savant dérive des recherches de l’enfant relatives à la sexualité. Elle est liée au moi qui doit concilier les exigences de la réalité, du ça et du surmoi. Aussi sa valeur est-elle assurée par sa fonction de conservation et de renforcement de l’identité. La psychanalyse a donc une valeur quant à l’appareil psychique lui-même, une utilité fondamentale et de façon générale la science. La philosophie, parce qu’elle ne s’enquiert pas des preuves et parce qu’elle prétend résoudre directement tous les problèmes, n’a guère de valeur.

§ 2. Critiques.

La psychanalyse conduit à remettre en cause la prétention qu’ont certaines philosophies de prendre pour un principe la conscience dans les deux sens du terme, comme conscience morale et comme condition de toute représentation. Elle conduit donc à une remise en cause du sujet. Elle semble ainsi remettre en cause la philosophie en général.
Elle apparaît aussi comme une sorte de philosophie, c’est-à-dire comme une théorie générale de l’homme et du monde. Comme elle prétend être une science, elle a pu passer pour une théorie permettant de se dispenser de toute philosophie. Elle peut donc être considérée comme une critique de la philosophie.
Par critique, on peut entendre l’opération qui consiste à distinguer, à séparer ce qui est légitime de ce qui ne l’est pas. Or, qu’elle soit négative ou positive, la critique doit être fondée. Toute critique repose sur des principes.
Or, la psychanalyse de Freud a conduit à remettre en cause certains principes. Elle semble remettre en cause la morale, c’est-à-dire la possibilité pour le sujet d’être le principe de son action et de pouvoir s’appuyer sur une claire conscience de ce qui est bien et mal, quelle que soit l’origine de ces concepts. Elle semble remettre en cause la possibilité même d’une théorie philosophique qui reposerait sur l’essence du sujet que le philosophe découvrirait par une réflexion radicale. Elle semble remettre en cause la possibilité d’une science désintéressée qui serait capable de connaître, y compris l’homme, sans aucune motion pulsionnelle. Enfin, elle semble remettre en cause la possibilité de la contemplation esthétique.
Critiquer la psychanalyse est donc un problème, à savoir celui de savoir s’il est possible sans tomber sous ses thèses, de la critiquer.

1. La critique morale.
Du point de vue moral, Alain, dans une note sur l’inconscient de ses Eléments de philosophie, a dénoncé dans le freudisme une négation de la morale. C’est qu’en effet, admettre l’inconscient apparaît comme une remise en cause de la responsabilité du sujet, c’est-à-dire d’un être qui se définit par la conscience et la liberté au sens du libre arbitre. C’est alors non seulement une erreur mais également une faute puisque c’est poser un autre sujet derrière le sujet qui lui serait inconnu et qui le dirigerait. La faute réside dans le fait de nier la responsabilité et donc revient à innocenter tous les coupables. La psychanalyse reviendrait donc à ne pas séparer l’innocence et la culpabilité. Son discours, critique vis-à-vis de la morale, conduirait tout au contraire à l’absence de distinction quant à l’action.
Alain reconnaît la possibilité d’un inconscient. Mais pour lui, il ne peut qu’être le corps. Autrement dit, il reconnaît un inconscient physique dans la lignée de Descartes. Il expliquerait en effet, par les traces cérébrales d’anciennes représentations conscientes, des comportements obscurs. L’exemple le plus célèbre que donne Descartes est son amour des femmes louchant qui s’est révélé comme la répétition d’un amour infantile oublié comme il l’explique dans une lettre à Chanut du 6 juin 1647.
Selon Alain, le corps et ses mécanismes serait la seule source de la méconnaissance qui est la nôtre. Il ne nie donc pas l’idée d’inconscient en général, mais l’idée d’un inconscient psychique.
Et comme notre esprit est libre, nous sommes responsables de tous nos actes, même de ceux dont le sens nous échappe dans la mesure où c’est toujours nous qui décidons de ne pas réfléchir. Conscience et conscience morale sont identiques selon Alain ou pour le dire autrement, toute conscience est implicitement morale comme il le soutient dans ses Définitions. Quant à la folie, on peut la penser également comme un fait du sujet qui n’a plus foi en son libre arbitre selon les Éléments de philosophie (livre IV De l’action chapitre VIII Du libre arbitre et de la foi).

Cette critique morale ne prend pas en compte la visée thérapeutique de la psychanalyse qui consiste à porter l’inconscient à la conscience afin de dissoudre le conflit inconscient qui altère dans le sujet la possibilité d’agir. La psychanalyse a une éthique ou une morale, c’est-à-dire qu’elle repose sur une obligation, celle de permettre au sujet de se reconstituer. Il s’agit en effet de « redonner au malade la libre disposition de l’intérêt lié à ses fantasmes (…) en lui rendant ceux-ci conscients dans toute leur étendue. » Freud, Cinq psychanalyses, Extrait de l’histoire d’une névrose infantile (L’homme aux loups), v Discussion de quelques problèmes, trad. De Marie Bonaparte et Rudolph M. Loewenstein, Paris, P.U.F., 1954, p.369.

Freud admet donc que la conscience a un pouvoir sur les représentations dont elle dispose. Encore faut-il qu’elle en dispose effectivement, ce qui n’est pas le cas dans la maladie.
« L’analyse n’annihile pas le résultat du refoulement : les pulsions en leurs réprimés demeurent réprimés. Mais l’analyse obtient ses succès par un autre moyen : elle remplace le refoulement, qui est un processus automatique et excessif, par une maîtrise tempérée et appropriée des pulsions, exercée à l’aide des plus hautes instances psychiques ; en un mot, elle remplace le refoulement par la condamnation. » Freud, Cinq psychanalyses, p.196.
En outre, Alain présuppose que tous les problèmes ignorés du sujet proviennent du corps. Présupposition tout aussi discutable que l’hypothèse de l’inconscient et surtout qui revient à refuser de prendre en compte les faits. Reprenons notre exemple de la dame qui court chez elle d’une pièce à une autre que Freud expose dans l’Introduction à la psychanalyse (1917). Expliquer ce cas à la façon d’Alain reviendrait à dire que son corps ne lui obéit plus à certains moments. Mais pourquoi précisément court-elle de telle pièce à telle autre ? Voilà ce que l’inconscient défini par le seul corps ne peut expliquer. Cette dame révéla à Freud sur le divan que le soir de sa nuit de noces, son mari, malgré plusieurs tentatives, n’arriva pas à ses fins. Chacun ayant sa chambre, toute la nuit, il fit des allées retours. Au petit matin, pour que la servante ne constate pas son échec, le mari renversa de l’encre rouge sur le lit. Mais là encore il fut maladroit. Elle révéla également à Freud qu’il y avait une tache sur le tapis de la pièce d’où elle appelait sa servante, tache qui était toujours devant elle dans son mouvement involontaire.
Admettre que cette dame reproduit inconsciemment sa nuit de noces, qu’elle tente de la faire réussir, comme si elle disait à la servante : il a réussi, ce n’est pas inventer un autre sujet. C’est ne pas négliger les faits.
La psychanalyse ne remet en cause qu’un sujet illusoire, celui qui aurait une totale maîtrise sur lui-même parce qu’il disposerait dans une transparence absolue de toutes ses pensées. Ce sujet illusoire commanderait son corps comme une marionnette grâce à la connaissance totale des mécanismes physiologiques qui est en fait impossible si ce n’est en droit. L’inconscient psychique est une meilleure hypothèse que l’idole d’un inconscient physique.
Loin de critiquer la morale, la psychanalyse de Freud la présuppose dans sa pratique, mais également dans sa théorie. Elle admet toutes les obligations sociales et morales et se présente tout au contraire comme une sorte d’orthopédie sociale, c’est-à-dire une technique pour adapter l’individu à la société. Les débats sur le mariage homosexuel ou l’adoption par des parents homosexuels ont vu des prises de position tout à fait traditionnelles de la part des psychanalystes.
Il reste alors à se demander si la psychanalyse rend compte comme il le faut de la conscience.

2. La critique théorique.
D’un point de vue théorique, Sartre, dans L’être et le néant, a tenté de montré que Freud conçoit son inconscient comme une autre conscience, puisque la censure doit savoir ce qu’elle a à censurer.
« La censure, pour appliquer son activité avec discernement, doit connaître ce qu’elle refoule. Si nous renonçons en effet à toutes les métaphores représentant le refoulement comme un choc de forces aveugles, force est bien d’admettre que la censure doit choisir et, pour choisir, se représenter. D’où viendrait, autrement, qu’elle laisse passer les impulsions sexuelles licites, qu’elle tolère que les besoins (faim, soif, sommeil) s’expriment dans la claire conscience ? Et comment expliquer qu’elle peut relâcher sa surveillance, qu’elle peut même être trompée par les déguisements de l’instinct ? » Sartre, L’être et le néant.
Dès lors l’hypothèse de l’inconscient apparaît inutile. Sartre semble donc reprendre la critique d’Alain.
Pourtant il n’en est rien car selon Sartre, c’est une méconnaissance de ce qu’est la conscience qui conduit à la notion absurde de l’inconscient.
Déjà Husserl, dont Sartre s’est inspiré, avait reproché au freudisme un postulat philosophique, à savoir de croire connaître la conscience et donc de considérer qu’il s’agit là d’une notion qu’il n’est pas nécessaire d’analyser et que chacun connaîtrait en tant qu’il est conscient. Ce reproche se trouve notamment dans son œuvre posthume, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (1954, traduction Gérard Granel, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 1976, pp.525-527. Le texte a été rédigé par son assistant et disciple, Eugen Fink, 1905-1975). Aussi, commencer par la conscience n’est pas naïveté mais une exigence car il ne peut y avoir d’inconscient que par rapport à la conscience ou plutôt par l’idée que l’on s’en fait. La conscience est toujours impliquée dans tout acte psychique, y compris l’acte de connaissance qui prétend saisir un inconscient.
Il faut donc remplacer selon Sartre qui suit Husserl, l’idée de réflexion par celle de l’intentionnalité de la conscience. Par intentionnalité, il faut entendre que la conscience est visée d’un objet et que dans cette visée, elle n’est pas conscience explicite de soi. Si je regarde un palmier, je suis conscient de le voir mais je ne réfléchis pas au fait que je suis conscient de le voir. Sinon, cette conscience devrait être aussi réflexion et ainsi de suite à l’infini. À l’inverse, lorsque je philosophe, c’est-à-dire que je réfléchis, je suis conscient de mes actes de conscience mais comme ils deviennent objets, leurs propres objets visés disparaissent. Aussi dans son premier ouvrage de philosophie, La transcendance de l’ego (1936), Sartre soutenait qu’il n’y a pas de sujet derrière la conscience, c’est-à-dire que le moi ou ego, est un objet comme un autre. Ce qui lui faisait reprendre le mot de Rimbaud (1854-1891) : « Je est un autre. » (Rimbaud, lettre à Georges Izambard du 13 mai 1871 et lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871). Dès lors, il n’est pas étonnant que le sujet ne se connaisse pas puisqu’il n’existe pas comme sujet.
L’intentionnalité de la conscience rend compte par la notion de mauvaise foi du fait que le prétendu sujet peut se mentir à lui-même. En effet, c’est à quoi se ramène la censure.
« Il faut que la censure soit conscience d’être conscience de la tendance à refouler, mais précisément pour n’en être pas conscience. Qu’est-ce à dire sinon que la censure doit être de mauvaise foi ? » Sartre, L’être et le néant.
Et la notion de mauvaise foi permet selon Sartre de se passer de la notion d’inconscient. Car la conscience ne peut se ressaisir comme une chose, ce qu’elle tente dans l’acte de mauvaise foi. La conscience tout en étant toujours visée, se cherche comme une chose qui aurait une identité, ce qui l’amène à se masquer elle-même. Tel est le sens de l’exemple du garçon de café que donne Sartre dans L’être et le néant (première partie, chapitre 2 : La mauvaise foi, 1943), garçon qui joue son rôle et qui s’identifie avec lui alors qu’il n’est pas garçon de café comme un verre est un verre. La conscience a pour être la duplicité. C’est pour cela qu’il est toujours possible de se tromper soi-même malgré l’apparente contradiction d’un trompeur trompé qui saurait sans savoir qu’il se trompe. Une telle tromperie consiste à se présenter à soi-même comme ayant été déterminé par autre chose que soi. Tel est l’exemple de la coquette qui n’assume pas son désir lors de son premier rendez-vous que prend Sartre dans L’être et le néant. Mieux ! La sincérité elle-même est une forme de mauvaise foi puisqu’elle implique d’être ce qu’on n’est pas, à savoir un être qui coïncide avec lui-même, c’est-à-dire une chose et non une conscience.

Toutefois, la résistance que constate le psychanalyste et l’impossibilité pour le sujet de saisir le sens de ces actes, montreraient la possibilité d’un devenir inconscient des conflits que le sujet ne peut assumer. La notion d’inconscient serait loin d’être inutile pour penser de profondes altérations de la personnalité. Faire de la mauvaise foi le principe de toutes les conduites que le sujet ne peut s’expliquer, c’est présupposer un sujet souverain qui déciderait de tout ce qui lui arrive.
On peut dès lors se demander si Sartre ne reproduit pas le postulat d’une identité entre la conscience réfléchie et la pensée à un autre niveau malgré sa notion d’intentionnalité. Car, le surgissement de nos pensées comme Nietzsche l’écrivait dans le § 17 de Par-delà bien et mal, est indépendant de nous. Pour penser que l’on pense, encore faut-il commencer par penser.
Il reste à se demander si la prétention de la psychanalyse à être une science est fondée.

3. La critique épistémologique.
D’un point de vue épistémologique, Karl Popper, dans Conjectures et réfutations (1963), a critiqué la prétention de Freud de vouloir faire œuvre de science.
Popper relate comment le psychanalyste dissident Adler, avec qui il travaillait, lui avait permis de comprendre que les cas qui prouvent la théorie psychanalytique sont déjà interprétés à la lumière de cette théorie. Il lui présente un cas. Adler l’interprète immédiatement. À la question de savoir comment il a pu le faire, le psychanalyste lui répond que c’est son expérience de mille et mille cas. Popper ne peut s’empêcher alors de se demander si cette expérience n’est pas constituer de cas similaires.
C’est qu’en effet, les interprétations du psychanalyste ne peuvent en aucun cas être testées. Aucune expérience ne peut venir les démentir. Avec la notion de résistance, le sujet peut toujours être soupçonné de ne pas comprendre la validité de l’interprétation du psychanalyste. Il peut être soupçonné de ne pas avoir encore surmonté son refoulement.
Et surtout, le psychanalyste peut s’appuyer sur cette notion de résistance pour refuser toutes les critiques intellectuelles qui sont adressées à sa théorie. C’est ainsi que la théorie de l’inconscient elle-même qui est celle de Freud ne peut être réfutée puisqu’elle repose sur l’idée qu’il y a un surmoi qui détermine ce que le sujet peut ou non comprendre. Popper va jusqu’à considérer que les explications de Freud relatives à l’opposition du Moi, du Ça et du Surmoi sont de même nature que les textes d’Homère, à savoir des mythes. Elles négligent selon lui ce qu’il appelle l’effet Œdipe, c’est-à-dire le fait que la prévision en matière d’acte humain est susceptible de se produire à la façon d’Œdipe, qui, prévenu qu’il tuerait son père et épouserait sa mère, s’enfuit, ne sachant pas qu’il vivait alors chez ses parents adoptifs.
Dans la pièce de Sophocle (496-406 av. J.-C.), Œdipe roi, l’épisode appartient à l’enquête d’Œdipe lui-même. Il l’apprend par la bouche du corinthien qui vient lui apprendre que celui qui croyait être son père est mort et qu’il n’était que son père adoptif. Il peut alors commencer à en déduire qu’il est le meurtrier qu’il recherche. En fait, c’est en apprenant l’oracle que le héros s’enfuit et le réalise malgré lui.
Enfin, Popper considère que les expériences des psychanalystes sont aussi vagues que celles des astrologues. Dès lors, la psychanalyse ne peut prétendre être une science. Elle est une pseudoscience. La physique est le type même de la théorie scientifique dans la mesure où la précision du contenu empirique des hypothèses rend possible des expériences susceptibles de prendre en défaut les hypothèses.
Si cette critique n’est pas inintéressante, il faut noter qu’elle s’accompagne de l’idée que la notion même d’inconscient n’est pas à rejeter. Si la théorie freudienne de l’inconscient est sujette à caution, qu’il y ait un inconscient dont il s’agit de rechercher le fonctionnement, éventuellement par d’autres méthodes que celles de l’interprétation, ne peut être critiqué.
Et c’est peut-être ce qu’il y a de plus important dans la découverte freudienne.

4) Critique esthétique.
Le plaisir esthétique a été classiquement distingué du simple plaisir en tant que plaisir désintéressé. C’est ainsi que Kant l’a pensé dans sa Critique de la faculté de juger (1790). Il faut comprendre que le plaisir esthétique n’a pas pour source un désir. Il est un sentiment sui generis qui marque l’accord des facultés du sujet, essentiellement l’imagination et l’entendement. Dès lors, la coupure est radicale entre le beau et l’agréable ou tout autre forme de plaisir.
En ramenant le plaisir esthétique à la sublimation, Freud est conduit à critiquer l’autonomie de l’esthétique. Il tend à ramener le plaisir esthétique au désir. Dès lors, derrière le prétendu désintéressement du spectateur de l’œuvre d’art, derrière sa prétention à la contemplation, c’est son désir qui est satisfait de façon substitutive par l’œuvre d’art.
En outre, c’est sur le désintéressement que Kant fondait l’universalité du plaisir esthétique au moins à titre d’exigence. Si donc le plaisir esthétique ne diffère pas en nature des autres plaisirs, s’il provient des désirs, dès lors, il est aussi peu universel qu’eux : dès lors, le goût prétendu peut être rejeté. Sur les brisées de Freud, Marcel Duchamp mettra une barbichette et une moustache à une reproduction de Freud et lui donnera un titre dont le mauvais goût est voulu : LHOOQ (1919).
Du côté de l’artiste, Kant, toujours dans la Critique de la faculté de juger y voit un génie, c’est-à-dire un être que la nature a doué pour qu’il crée des œuvres que l’entendement est impuissant à comprendre, fruit d’une imagination créatrice. Mais le génie est soumis à l’exigence du goût. Aussi l’œuvre d’art n’est en aucun cas susceptible d’exprimer le désir. Ce serait plutôt le cas de l’œuvre d’agrément.
Freud quant à lui voit dans l’artiste le créateur d’une une œuvre qui exprime ses désirs inconscients. L’œuvre est une sublimation, mais elle ne se distingue pas sur le fond d’une conduite pathologique. Certes, l’œuvre d’art opère une « réconciliation du principe de plaisir et du principe de réalité » (Freud, Formulation sur les deux principes de devenir psychique, 1911). Mais elle charrie avec elle tout le contenu des désirs socialement réprimés. Son sens n’est donc pas le sens apparent, mais un autre sens. C’est ainsi que lorsqu’il interprète L’enfant Jésus, la Vierge et Sainte Anne de Léonard, Freud verra dans l’œuvre l’expression d’un désir homosexuel refoulé ou plutôt une « homosexualité dite platonique » (Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, 1910).
Certes, Freud ne nie pas que l’artiste demeure un mystère dans la mesure où quelqu’un comme Léonard aurait pu ne pas s’engager dans l’activité de création mais plutôt dans une vie de névrose. C’est à la biologie selon lui de l’expliquer (cf. Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci). Il admet également que le génie n’est pas explicable pyschanalytiquement.

Toutefois, cette conception conduit à un certain philistinisme qui ne voit dans toute œuvre d’art et dans la contemplation qu’une sorte d’intérêt, celui de réaliser sa sexualité. Elle transforme en phénomène de foire les grandes œuvres dont le sens est indûment réduit au secret de famille.


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