dimanche 29 septembre 2019

Corrigé d'une dissertation Peut-on se mentir à soi-même ?

On dit souvent que certains hommes sont de mauvaise foi ou qu’ils se mentent à eux-mêmes. En effet, il apparaît clairement qu’ils ne peuvent pas ignorer que ce qu’ils disent ou font est contraire avec ce qu’on peut estimer qu’ils doivent savoir.
Cependant, se mentir à soi-même semble une contradiction dans les termes car il faudrait que le menteur sache qu’il trompe pour qu’il y ait mensonge et ne sache pas qu’il est trompé.
Dès lors, on peut se demander s’il est possible de se mentir à soi-même et si oui, comment. Est-ce en se détournant d’écouter sa conscience ? Est-ce parce que notre moi plonge dans un inconscient qui lui échappe ? Ou bien est-ce parce que notre conscience ne peut se saisir elle-même ?


Mentir implique de tromper, ce qui signifie qu’on est conscient de le faire. C’est en ce sens que mentir n’est pas se tromper, c’est-à-dire être dans l’erreur. Or, il faut être le même et différent pour pouvoir se mentir à soi-même. En outre, il faut qu’il y ait un intérêt pour qu’on puisse parler de mensonge. En effet, l’auteur d’une fiction ne ment pas même s’il peut tromper un autre. Par contre, il se ment à lui-même s’il croit en sa fiction. C’est donc l’inconscience qui rend possible qu’on se mente à soi-même. Qu’est-ce à dire ?
L’inconscience c’est le refus de la réflexion, c’est-à-dire de l’interrogation de soi sur soi qui caractérise la conscience selon Alain dans ses Définitions (1953, posthume). L’inconscient, c’est celui qui agit, parle ou “pense” sans se demander s’il a raison de le faire. Aussi énoncera-t-il sur lui un propos faux dont il ne peut pas ne pas savoir qu’il est faux – et c’est ce qui constitue le mensonge – parce qu’il va à l’encontre de l’image qu’il veut donner. La mauvaise foi est fille de l’orgueil. Et l’orgueil consiste à se croire ce qu’on n’est pas. Mais ne s’agit-il pas plutôt d’une simple erreur ?
En effet, la conscience ne trompe jamais selon le mot de la « Profession de foi du vicaire savoyard » de Rousseau que reprend Alain dans ses Définitions. Mais la mauvaise foi est évidente. Le sujet ne peut pas ne pas savoir qu’il n’est pas ce qu’il prétend être. Par exemple, tout son comportement montre qu’il est amoureux de la femme de son meilleur ami. Et il le nie. Pour ne pas donc entendre la conscience qui le condamne, il faut qu’il s’en remette aux autres, à l’opinion, aux préjugés. Ce sont eux qui étouffent la voix de la conscience.

Cependant, l’inconscience ne suffit pas à rendre compte de la possibilité de la mauvaise foi, car il faut admettre que le sujet est en capacité de se ressaisir à tout moment. Et son impuissance à le faire montre l’insuffisance de cette conception. La mauvaise foi n’exige-t-elle pas l’hypothèse freudienne de l’inconscient ?


Lorsqu’on est convaincu que quelqu’un est de mauvaise foi, on pense d’une part qu’il ment sur lui-même, mais surtout qu’il se ment à lui-même. Il lui faut donc croire en son mensonge. Se détourner de soi ne suffit donc pas puisqu’il est alors facile de revenir à soi. Aussi n’est-ce possible que si on n’accède pas à la totalité de son psychisme. C’est que pour qu’il y ait mensonge, il faut que le sujet connaisse la vérité ou au moins croit la connaître. Il faut qu’il refuse d’exprimer cette croyance. Et il faut qu’il y trouve un intérêt. Le mensonge à soi implique donc qu’on ne veut pas exprimer sur soi une vérité qui dérange. Aussi la simple fiction peut être une forme de mensonge à soi.
On peut ainsi analyser le mensonge à soi à la façon dont Freud interprète les lapsus dans l’Introduction à la psychanalyse (1917). Ceux-ci consistent dans l’expression du contraire de ce que le sujet consciemment prétend vouloir dire ou faire. Prenons comme exemple ce président d’une assemblée qui ouvre la séance en énonçant qu’elle est close. Cela veut dire qu’il désire inconsciemment qu’elle s’arrête. Le lapsus révèle donc une vérité sur le sujet. Il permet donc de découvrir que le sujet se mentait à lui-même.
En effet, le mensonge à soi est l’expression inverse du lapsus. Le sujet énonce le faux sur lui alors qu’il devrait énoncer le vrai. Il prétend par exemple que son lapsus est dû à la fatigue. C’est qu’il y a en lui une résistance à l’expression de la vérité. Elle a pour source les exigences morales qui interdisent l’expression de certains désirs ou pulsions. Bref, le mensonge à soi est de l’ordre de la résistance au retour du refoulé, c’est-à-dire à la vérité qui gît dans l’inconscient.

Toutefois, penser que l’inconscient psychique entendu comme refoulé résout le problème de la possibilité du mensonge à soi revient à le déplacer. Car se mentir à soi implique une unité du moi. Or, en le scindant, ou en considérant que le moi est scindé entre la conscience et l’inconscient ou tiraillé entre diverses instances, on comprend comment le menteur peut ne pas savoir qu’on le trompe mais force est de considérer qu’il est différent du trompé. Dès lors, ne faut-il pas plutôt repenser la conscience pour comprendre comment le mensonge à soi est possible ?


Si l’on pense la conscience comme une connaissance de soi, il est impossible de se mentir à soi-même. Mais en réalité, la conscience est toute entière visée de quelque chose. Aussi n’est-elle pas une chose. Elle est refus d’être substance comme l’écrit Sartre dans son article intitulé « Une idée de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité » repris dans Situations I (1947). Aussi mentir consiste-t-il à viser autre chose que ce qu’on pense être vrai. Quiconque ment est conscient de mentir, c’est-à-dire d’énoncer autre chose que ce vrai qui lui est présent. La conscience de mentir est négation d’une croyance. C’est seulement dans un second temps que je peux réfléchir à mon mensonge et être dans le vrai en ce qui le concerne sans que cette réflexion ou conscience seconde ou encore intentionnalité seconde soit vraie par rapport à elle-même. Bref, dans le mensonge, il n’y a pas de réflexion même si on est conscient de mentir.
Dès lors, ce qui rend possible le mensonge sur soi, autrement dit la mauvaise foi, c’est que dans sa visée sur soi, la conscience peut se nier comme conscience pour se viser comme chose. Ainsi dans L’être et le néant (Première partie, chapitre 2 La mauvaise foi, 1943) Sartre prend-il les exemples du garçon de café et de la coquette. Le premier joue son rôle de garçon de café qu’il n’est pourtant pas. Et ce sérieux du jeu fait qu’il nie sa conscience en la chosifiant. La seconde oublie sa main dans celle de son compagnon en niant le désir de l’autre pour en rester à la pure conversation intellectuelle alors que le motif du rendez-vous ne peut lui échapper. Les deux cas symétriques et en quelque sorte inversés montrent que c’est en se faisant chose ou en refusant son incarnation que la conscience se fait de mauvaise foi, c’est-à-dire en niant qu’elle n’est ni une chose ni indépendante de son insertion dans un corps. Mais quel est l’intérêt de la mauvaise foi ?
C’est qu’elle permet de se masquer à soi-même sa responsabilité. En effet, si l’homme est projet comme le soutient Sartre, il est libre et responsable de ce qu’il est. Et le projet est plus fondamental que la réflexion qui vient après coup entériné la décision que je suis (cf. L’existentialisme est un humanisme, 1946). La mauvaise foi nous permet de nous masquer cette liberté et cette responsabilité qui sont les nôtres. On peut ainsi s’engager dans une action et faire comme si on n’en était pas l’auteur. On vivra son métier comme un destin ou l’attitude des autres comme contraires à des sentiments qu’on a soi-même provoqués.


Finalement, se mentir à soi-même qui apparaît nécessaire et contradictoire peut se comprendre. En se détournant de la réflexion, la conscience permet de se mentir à soi-même, mais encore faut-il que la réflexion n’est pas accès à tout le contenu psychique. Aussi la notion d’inconscient apparaît légitime pour penser le fait que le sujet soit coupé d’intentions qui sont les siennes et qu’il vit comme si elles étaient étrangères. Mais elle permet de comprendre que le sujet se trompe sur lui-même, non qu’il se mente. Aussi faut-il penser la conscience comme intentionnalité pour comprendre comment en se visant comme une chose elle se constitue de mauvaise foi, ce qui est se mentir à soi-même. Finalement, se mentir à soi-même, c’est fuir sa responsabilité.
Dès lors, se mentir à soi-même semble être la condition humaine par excellence. Est-ce à dire que la sincérité est impossible ?



samedi 28 septembre 2019

HLP L'art de la parole - Gorgias défend la rhétorique comme art de combat

Sujet.
C’est Gorgias, un orateur et professeur de rhétorique, le personnage éponyme du dialogue, qui parle.
Toutefois, Socrate, il faut user de la rhétorique comme de tous les autres arts de combat. Ceux-ci en effet ne doivent pas s’employer contre tout le monde indifféremment, et parce qu’on a appris le pugilat, le pancrace[1], l’escrime avec des armes véritables, de manière à s’assurer la supériorité sur ses amis et ses ennemis, ce n’est pas une raison pour battre ses amis, les transpercer et les tuer. Ce n’est pas une raison non plus, par Zeus, parce qu’un homme qui a fréquenté la palestre et qui est devenu robuste et habile à boxer aura ensuite frappé son père et sa mère ou tout autre parent ou ami, ce n’est pas, dis-je, une raison pour prendre en aversion et chasser de la cité les pédotribes[2]et ceux qui montrent à combattre avec des armes : car si ces maîtres ont transmis leur art à leurs élèves, c’est pour en user avec justice contre les ennemis et les malfaiteurs, c’est pour se défendre, et non pour attaquer. Mais il arrive que les élèves, prenant le contrepied, se servent de leur force et de leur art contre la justice. Ce ne sont donc pas les maîtres qui sont méchants et ce n’est point l’art non plus qui est responsable de ces écarts et qui est méchant, c’est, à mon avis, ceux qui en abusent.
On doit porter le même jugement de la rhétorique. Sans doute l’orateur est capable de parler contre tous et sur toute chose de manière à persuader la foule mieux que personne, sur presque tous les sujets qu’il veut ; mais il n’est pas plus autorisé pour cela à dépouiller de leur réputation les médecins ni les autres artisans, sous prétexte qu’il pourrait le faire ; au contraire, on doit user de la rhétorique avec justice comme de tout autre genre de combat. Mais si quelqu’un, qui s’est formé à l’art oratoire, abuse ensuite de sa puissance et de son art pour faire le mal, ce n’est pas le maître, à mon avis, qu’il faut haïr et chasser des villes ; car c’est en vue d’un bon usage qu’il a transmis son savoir à son élève, mais celui-ci en fait un usage tout opposé. C’est donc celui qui en use mal qui mérite la réprobation, l’exil et la mort, mais non le maître.
Platon (428-347 av. J.-C.), Gorgias (premier quart du IV° siècle av. J.-C.)

Question d’interprétation philosophique :
Comment Gorgias défend-il la rhétorique ?

Corrigé.
La rhétorique permet de défendre n’importe quelle cause, notamment des causes qui passent pour mauvaises. Gorgias n’a-t-il pas dans son Éloge d’Hélène inventé l’éloge paradoxal, éloge d’une personne unanimement blâmée ? Ce reproche fait aux rhéteurs comme aux sophistes de bien parler et donc d’avoir un pouvoir sur les autres se trouve notamment dans Les Nuées (423 av. J.-C.) d’Aristophane (~450/445-~385 av. J.-C.) qui montre un fils, Philippide, battant son père, Strepsiade, en tentant de le persuader que c’est juste.
À cette critique, Platon fait répondre Gorgias, le personnage éponyme de son dialogue. Le célèbre rhéteur y défend la rhétorique de l’accusation d’être nuisible.
Comment Gorgias défend-il la rhétorique face au reproche d’un art foncièrement nuisible ? Il use d’une analogie qu’il développe entre l’enseignement des arts de combat et leur usage dans un premier temps et la rhétorique et son usage dans un second temps. Sa thèse est que ce n’est pas la rhétorique ou son enseignement qu’il faut accuser, mais l’usage qu’on en fait.


Il présente d’abord les arts de combat comme ne devant pas être utilisés contre tout le monde. Il cite comme exemples d’arts de combat le pugilat (= boxe), le pancrace et l’escrime. Il précise qu’avoir appris ces arts n’autorise en rien à les utiliser contre ses amis. On comprend qu’on doit en user uniquement contre ses ennemis. Il étend à l’enseignement son analyse. Si quelqu’un use d’un sport de combat comme la boxe contre son père, sa mère, un autre parent ou ami, on ne doit pas en tenir rigueur les enseignants et les punir d’exil. La raison en est selon lui que l’enseignement repose sur la justice qui doit être la valeur que doivent suivre les élèves. Il en déduit que les maîtres et l’art sont innocents : seuls ceux qui en usent mal sont coupables.

Il applique donc le raisonnement à la rhétorique, autrement dit l’art rhétorique et l’enseignement de la rhétorique sont tout aussi innocents que les arts de combat de leur mauvais usage. Il rappelle la capacité que donne la rhétorique de permettre de persuader la foule de n’importe quoi sur n’importe quel sujet. C’est en cela qu’elle se rapproche de l’art de combat : elle permet de triompher d’un adversaire. Une telle capacité rend possible de persuader de mauvaises choses. Il donne comme exemples d’enlever leur réputation à des médecins ou d’autres artisans – le médecin étant considéré comme un artisan. Mais, Gorgias soutient que, comme pour les arts de combat, il faut agir avec justice. Il peut donc en vertu de l’analogie soutenir que ce n’est pas le maître qui doit être puni en cas de mauvaise action mais l’élève qui a mal utilisé ce qui lui a été enseigné.


Disons donc pour finir que Platon propose ici une défense de la rhétorique par Gorgias, le personnage éponyme de son dialogue, qui consiste à s’appuyer sur l’analogie entre l’enseignement des arts martiaux et leur usage et l’enseignement de la rhétorique et son usage pour incriminer le mauvais usage de l’élève et donc disculper l’art lui-même des mauvaises actions qu’il semble permettre.




[1] C’était une épreuve des jeux olympiques antiques. Dans ce combat qui se pratiquait entièrement nu, tous les coups étaient permis sauf arracher les yeux et mordre. Le combat pouvait se finir par la mort d’un des deux combattants.
[2] Professeurs de gymnastique.

vendredi 27 septembre 2019

Sujet et corrigé d'une explication de texte de Russell extrait des "Problèmes de philosophie"

Sujet
Expliquer le texte suivant :
Nous n’avons pas le sentiment que de nouveaux exemples accroissent notre certitude que deux et deux font quatre, parce que dès que la vérité de cette proposition est comprise, notre certitude est si grande qu’elle n’est pas susceptible d’augmenter. De plus, nous éprouvons concernant la proposition « deux et deux font quatre » un sentiment de nécessité qui est absent même dans le cas des généralisations empiriques les mieux attestées. C’est que de telles généralisations restent de simples faits : nous sentons qu’un monde où elles seraient fausses est possible, même s’il se trouve qu’elles sont vraies dans le monde réel. Dans tous les mondes possibles, au contraire, nous éprouvons le sentiment que deux et deux feraient toujours quatre : ce n’est plus un simple fait, mais une nécessité à laquelle tout monde, réel ou possible, doit se conformer.
Pour éclaircir ce point, prenons une vraie généralisation empirique, comme « Tous les hommes sont mortels ». Nous croyons à cette proposition, d’abord parce qu’il n’y a pas d’exemple connu d’homme ayant vécu au-delà d’un certain âge, ensuite parce que des raisons tirées de la physiologie nous font penser qu’un organisme comme le corps humain doit tôt ou tard se défaire. Laissons de côté le second point, et considérons seulement notre expérience du caractère mortel de l’homme : il est clair que nous ne pouvons nous satisfaire d’un seul exemple, fût-il clairement attesté, de mort d’homme, alors qu’avec « deux et deux font quatre », un seul cas bien compris suffit à nous persuader qu’il en sera toujours de même.
Enfin nous devons admettre qu’il peut à la réflexion surgir quelque doute sur la question de savoir si vraiment tous les hommes sont mortels. Imaginons, pour voir clairement la différence, deux mondes, l’un où certains hommes ne meurent pas, l’autre où deux et deux font cinq. Quand Swift (1) nous parle de la race immortelle des Struldbrugs, nous pouvons le suivre par l’imagination. Mais un monde où deux et deux feraient cinq semble d’un tout autre niveau. Nous l’éprouverions comme un bouleversement de tout l’édifice de la connaissance, réduit à un état d’incertitude complète.
RussellProblèmes de philosophie (1912)

(1) Écrivain irlandais du XVIIIe siècle, auteur des Voyages de Gulliver.

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

Corrigé

On a tendance à considérer que les vérités ont pour source l’expérience et que la science lui doit ses preuves. Or, l’histoire des sciences montre une certaine variation des « vérités » scientifiques. La connaissance ne peut-elle pas avoir une plus grande certitude ? N’y a-t-il pas des vérités d’un genre différent ? De telles vérités, si elles sont, ne fondent-elles pas notre connaissance, y compris des vérités empiriques ?
Tel est le problème que résout Russell dans un passage des Problèmes de philosophie publiés en 1912. L’auteur veut montrer que certaines vérités nécessaires sont fondamentales alors que ce n’est pas le cas des vérités empiriques.
Après avoir analysé la différence entre vérités nécessaires et vérités empiriques, Russell illustre la spécificité des vérités empiriques et à la fin de cet extrait, il montre en quoi les vérités nécessaires sont absolument fondamentales pour toute notre connaissance, y compris empirique.


Russell commence par exprimer un sentiment universel au sens où on le retrouve chez tous les hommes. Ce sentiment est celui du degré de certitude relatif à une proposition mathématique qu’il prend pour exemple, à savoir « deux plus deux font quatre ». La certitude selon lui est absolue quel que soit le nombre d’exemples. Il faut comprendre que, quel que soit le nombre de fois où nous vérifions que deux objets ajoutés à deux objets font quatre objets, la certitude de la proposition ne se modifie pas. La raison en est selon Russell que la certitude vient de ce que nous comprenons la proposition. Il faut entendre par là que nous la saisissons dans sa vérité par un acte de l’esprit. Une fois cette vérité saisie, la certitude ne peut se modifier. Elle ne dépend donc pas du nombre de cas qu’elle comprend. Il donne ensuite un deuxième caractère de ce type de vérités : elles produisent un sentiment de nécessité. Il faut comprendre que la proposition paraît ne pas pouvoir être autre qu’elle n’est. Autrement dit, la proposition contraire se montre comme impossible, c’est-à-dire comme ne pouvant pas être. On ne peut la penser en tant que tel. On ne peut penser que deux plus deux ne font pas quatre si on comprend l’addition de ces deux nombres. Toutes les vérités ne sont-elles pas de ce type ?
Russell les oppose aux généralisations empiriques les meilleures. En effet, il manque à celle-ci ce caractère de nécessité. Qu’entendre par là ? Par nécessité, on entend donc ce qui ne peut pas être autrement. Si donc une généralité empirique s’oppose à une vérité de type mathématique, cela signifie que la proposition qui la constitue, une fois comprise, peut être pensée comme pouvant ne pas être, ce qui revient à dire qu’on peut penser qu’elle pourrait être fausse. Ce qui revient à considérer que sa négation n’est pas impossible mais qu’elle est possible. Cela revient à dire qu’on peut penser la négation d’une généralisation empirique. Si on la considère comme impossible, ce n’est pas du point de vue de la pensée. Disons donc que sa vérité, si elle n’est pas nécessaire, est simplement possible.
Il distingue donc les vérités qui le sont dans tous les mondes possibles de celles qui ne le sont que dans notre monde qu’on peut nommer réel. Les premières sont donc les vérités qu’on peut nommer rationnelles, celles dont la compréhension permet de s’assurer de leur vérité et dont deux et deux font quatre est un exemple. Par mondes possibles, il faut entendre la représentation de différents ensembles de choses ou de faits qui s’organisent de façon différente. Les secondes vérités sont les généralités empiriques qui ne sont vraies que dans un monde et un seul : le monde réel. C’est l’expérience qui distingue le monde réel des mondes possibles. Ainsi, la nécessité se dit d’une vérité strictement universelle en ce sens qu’elle est valable de sorte qu’elle s’impose aux possibles comme aux faits.

Mais ne peut-on pas dire que ce sont les seules généralités empiriques qui sont vraies à strictement parler et que les vérités rationnelles n’ont de vérités qu’en tant qu’elles sont à leur service ?


Pour clarifier ce qu’il entend par vérité dans le cas des généralisations empiriques, il prend un exemple de généralisation empirique vraie : tous les hommes sont mortels. Il explique pourquoi nous la pensons vraie. Il y a selon Russell deux raisons. Aucun homme jusqu’ici n’a dépassé un certain âge. Autrement dit, tous les hommes qui ont vécu jusque-là sont morts. Par contre, il est clair que nous ne savons rien, par expérience, des hommes actuels qui sont vivants et des hommes futurs. La généralisation consiste à attribuer à ces derniers ce qui ne s’est montré que pour les derniers. C’est ce qu’on nomme l’induction : « l’induction, c’est le passage des cas particuliers au général » écrit Aristote dans les Topiques (livre I, chapitre 12, 105a). La seconde raison est que la physiologie amène à penser que le corps humain va se défaire. C’est la première raison seulement qu’il retient. Pourquoi donc ne prend-il pas en compte l’explication physiologique puisqu’elle est de nature scientifique ? La raison en est que la physiologie est une science empirique. Par conséquent, ses théories reposent sur l’expérience, donc sur l’induction. Par conséquent, l’examen de la première raison suffit. Qu’en est-il donc de cette validation d’une proposition comme « tous les hommes sont mortels » par l’expérience ?
Pour les vérités empiriques, un seul exemple ne suffit pas. Autrement dit, il faut de nombreux exemples pour les vérités empiriques. Est-ce à dire que s’il y a des contre exemples, on doit accepter la généralité ? Nullement. Aussi ce que Russell nomme généralité empirique est ce qui se fonde sur une induction stricte. Et l’exemple qu’il prend « tous les hommes sont mortels » est clair. Si nous croyons vraie cette proposition, c’est bien parce qu’aucun homme connu n’a résisté à la mort. Il suffirait qu’un homme ne soit pas mortel pour que la proposition soit fausse. Aussi, s’il faut de nombreux exemples pour qu’une proposition soit vraie du point de vue empirique, il faut surtout qu’il n’y ait aucune exception. N’est-ce pas le cas de toutes les vérités ?
C’est le contraire pour une vérité rationnelle. Russell reprend l’exemple de la proposition d’arithmétique deux plus deux font quatre. Sa vérité se montre comme tel dans un exemple et un seul comme deux hommes ajoutés à deux hommes font quatre hommes. C’est donc qu’une telle vérité ne se fonde pas sur l’induction. Est-ce à dire que l’exemple la prouve ? En réalité, l’exemple ne sert pas à prouver la vérité, mais il ne fait que l’illustrer. Plus précisément, le rôle de l’exemple, c’est de permettre la compréhension de la proposition. Russell ne précise pas si l’exemple est nécessaire pour la compréhension de la proposition qui est donc d’emblée générale ou bien si c’est un auxiliaire à la compréhension dont on pourrait se passer. Toujours est-il que ce qui importe, c’est que la vérité ici ne repose pas sur l’induction.

Reste que les deux sortes de propositions sont vraies même si leur vérité ne s’établit pas de la même manière. Dès lors, ne doit-on pas les considérer de la même façon ?


Pour une vérité empirique, le doute est toujours possible. C’est ce que soutient Russell à propos de l’exemple de proposition générale, tous les hommes sont mortels. On peut le comprendre dans la mesure où la certitude augmente avec le nombre de cas. C’est pourquoi si elle est susceptible d’augmenter, elle n’est jamais parfaite, donc le doute n’est pas exclu. Mieux, dans la mesure où l’induction même stricte n’est jamais complète, le doute, pour faible qu’il soit, est toujours présent. Dès lors, si on fonde toute la connaissance à l’instar de Hume dans son Enquête sur l’entendement humain sur l’induction, on est conduit à soutenir le scepticisme, c’est-à-dire la doctrine paradoxale selon laquelle une connaissance vraie n’est pas possible. Mais le doute signifie surtout que la proposition peut être fausse. Or, Russell a pris comme exemple une proposition qu’il estime être un exemple de proposition vraie. Comment le comprendre ?
Russell l’illustre avec l’idée de deux mondes qu’il propose au lecteur d’imaginer. Autrement dit, il veut qu’on se représente deux mondes qui sont peut-être possibles. Par ce terme « imaginons », il faut comprendre se représenter ce qu’on sait ne pas être factuel ou vrai. En ce qui concerne ces deux mondes, dans le premier quelques hommes sont immortels. Autrement dit, c’est un monde qui comprend une proposition logiquement contraire à l’exemple de vérité empirique : tous les hommes sont mortels. Et dans l’autre, deux et deux font cinq, ce qui implique la négation de la proposition deux et deux font quatre. Ces deux mondes s’opposent chacun au nôtre, c’est-à-dire à ce qu’on se représente habituellement comme vrai. Pour le premier, il se réfère à une œuvre de fiction de Jonathan Swift (1667-1745), les Voyages de Gulliver (1735) où le romancier propose la fiction d’une espèce d’hommes immortels, celle des Struldbrugs. Dans un tel monde, notre imagination n’est pas perdue. Autrement dit, la représentation des Struldbrugs est possible. Une telle représentation ne conduit en aucun cas à modifier fondamentalement notre connaissance. Il s’agit donc d’un monde possible, différent du monde réel, mais tout à fait concevable.
Par contre, dans l’autre monde que Russell demande d’imaginer, la représentation produit un tout autre effet. Russell indique sous le mode conditionnel ce que produirait la représentation d’un tel monde : c’est une ruine totale de toute notre connaissance. On comprend ainsi qu’une telle représentation apparaît impossible. Dans l’hypothèse donc où on l’admet à titre conditionnel, aucune connaissance n’est plus possible. Un tel monde n’est pas possible. Autrement dit, les vérités nécessaires fondent toutes les vérités, y compris les vérités empiriques. Elles définissent les mondes possibles. Remarquons à ce propos que la proposition « tous les hommes sont mortels » reposent sur la possibilité de compter, ce que la proposition « deux plus deux font quatre » illustre. S’il n’était pas possible d’additionner les cas, l’induction elle-même ne serait pas possible. Dès lors, un monde où l’arithmétique ne serait pas valable produirait une incertitude complète, alors que l’incertitude relative aux généralisations empiriques, qui leur appartient nécessairement, ne conduit nullement à ce scepticisme absolu, c’est-à-dire à l’impossibilité de toute connaissance.


Disons donc pour conclure que Russell, dans cet extrait des Problèmes de philosophie, résout le problème de savoir si la connaissance n’est qu’empirique. Il montre, non seulement, que la connaissance empirique est moins certaine que la connaissance des vérités nécessaires, mais surtout que c’est celle-là qui rend possible celle-ci. Ainsi, il permet de sortir de l’empirisme sceptique que soutenait Hume.
Resterait alors à déterminer ce dont il est question dans la connaissance rationnelle. A-t-elle un objet, un monde intelligible comme le pensait Platon dans La République ou bien n’est-elle que la forme de la pensée ?



mercredi 25 septembre 2019

La démocratie - résumé d'un texte d'Alain: la démocratie consiste à surveiller les gouvernants

Sujet.
Quand on dit que les gouvernants ont de puissance, selon la justice, que par le consentement des gouvernés, je crois qu’on manque l’idée. C’est remonter au déluge. De toute façon : car, d’un côté, c’est partir à la recherche d’une race pure et non croisée ; si un Irlandais a seul droit de gouverner les Irlandais, le plus pur Irlandais aura aussi le droit le plus clair ; et, d’un autre côté, c’est vouloir construire les nations d’après le modèle patriarcal. Le fils obéit au père, il n’obéirait pas à un étranger. « Et s’il me plaît, à moi, d’être battue »[1] ; c’est la formule la plus parfaite de l’esprit national en tous pays. Fouetté, le citoyen veut bien l’être. Mais il regarde aux baguettes ; il veut savoir dans quel bois on les a coupées.
Cette idée mystique produit bientôt ses preuves. Car un pouvoir contesté devient aussitôt tyrannique ; on ne peut plus prononcer sur ce qu’il serait, bon, médiocre ou mauvais, s’il s’exerçait simplement ; il s’établit, il se défend, il soupçonne. Dans ces luttes, le droit périt ; les révoltés ont toujours raison ; ils sont toujours tyranniquement gouvernés. À bien meilleur compte, et par la centième partie seulement de l’énergie qu’ils emploient à chasser un mauvais maître, ils le rendraient bon. Comte[2], homme d’avant-garde, aperçoit que les discussions sur l’origine et la légitimité des pouvoirs sont métaphysiques, et que la fonction positive du citoyen est plutôt de surveiller et limiter l’action des pouvoirs, quels qu’ils soient.
Le faible des démocraties est qu’elles déposent trop aisément leurs rois éphémères. Cette puissance purement négative ne résout rien, d’autant que comme il n’y a pas tant d’hommes qui sachent le métier de roi, tant bien que mal, nous voyons toujours revenir les mêmes rois ; et les chutes font noblesse et force, comme aux récidivistes ces innombrables condamnations, qui désarment le juge. Le citoyen n’a pas encore bien saisi cette idée que tout pouvoir est mauvais, s’il n’est surveillé, mais que tout pouvoir est bon, autant qu’il sent une résistance pacifique, clairvoyante et obstinée. La liberté n’est pas d’institution ; il faut la refaire tous les jours.
Nos prolétaires ne sont pas encore délivrés de cette idée, qui est métaphysique aussi, c’est que les patrons ayant pour règle de payer les ouvriers le moins possible, il faut supprimer les patrons. Mais pourquoi se priver de coopérateurs qui ont appris un métier difficile ? Le prolétariat organisé aurait une puissance invincible ; on verrait et l’on a vu déjà comment l’opinion commune acclamerait le cortège des travailleurs, si seulement ils jetaient toutes leurs armes. Mais la guerre est plus facile à conduire que la paix. Il est plus facile de mener les citoyens aux barricades que d’obtenir qu’ils observent et jugent à chaque instant. Bref il est plus vite fait de détruire que de construire.
Les pouvoirs sont arrogants en guerre, inquiets et flexibles en paix, comme on a vu et comme on voit. Cette loi trouve son application dans les luttes intérieures aussi. La presse, tant calomniée par les journalistes, est toujours plus juste qu’on n’attendrait, par le jeu des rivalités et par le besoin d’étonner, qui font que tout ce qui importe est bientôt connu. Que pourrait-on attendre, et que ne pourrait-on pas espérer si les journaux, au lieu de se servir des ambitions, exerçaient seulement la fonction du spectateur et du juge. Et, au lieu de dire que c’est impossible, il faut le faire, comme nous faisons en ces feuilles, menant cette bonne révolution qui vise moins à détrôner les rois qu’à les rendre sages.
AlainLe citoyen contre les pouvoirs, 1926

Corrigé.
1) Analyse du texte et remarque.
Alain critique l’idée selon laquelle les gouvernements tiennent leur puissance légitime du consentement des gouvernés. Il lui objecte que cela conduit à tomber dans une recherche des origines qu’il présente sous forme métaphorique de la remontée au déluge. Il l’illustre avec l’exemple de l’Irlandais qui devrait remonter à une race pure. Dès lors, c’est introduire des inégalités entre les citoyens actuels dont certains seraient plus citoyens que les autres. Une telle idée implique en outre qu’on s’appuie sur un modèle patriarcal pour lequel tout remonte au père. Citant un propos de Martine, personnage du Médecin malgré lui (1666) de Molière (1622-1673), qui affirme vouloir être battue, Alain veut montrer que l’esprit national consiste à accepter la contrainte au seul motif qu’elle est d’origine nationale. Le ton montre l’absurdité de cette idée.
Il qualifie l’idée d’origine du pouvoir de mystique, ce qui la dévalorise. Une fois acceptée, cette idée produit comme effet la tyrannie et justifie ici la révolte des gouvernés. Alain oppose à la révolte contre la tyrannie, une autre démarche qui rendrait bon le pouvoir. Il loue Auguste Comte d’avoir dénoncé le caractère métaphysique, c’est-à-dire non empirique, des considérations sur l’origine du pouvoir pour insister sur le rôle des gouvernés qui doivent surveiller et limiter le pouvoir, de quelque origine qu’il soit.
Il énonce une faiblesse des démocraties qui consiste en ce qu’elles renvoient trop souvent leurs dirigeants qu’il nomme rois pour indiquer le caractère monarchique du gouvernement. Ce mouvement n’empêche pas le retour à cause de la faiblesse numérique du personnel politique. Il préconise plutôt de surveiller le pouvoir car c’est ce qui le rend bon et sans quoi il est mauvais. Il en déduit que la liberté est dans l’action et non dans l’institution définitive.
Il applique l’idée à la volonté des prolétaires de supprimer le patronat au motif qu’il paie le moins possible. Il pense préférable pour le prolétariat de le conserver mais de s’organiser pour acquérir de la puissance sur lui. L’opinion serait avec les prolétaires s’ils jetaient les armes, c’est-à-dire renonçaient à la révolution. Il explique le fait de ne pas renoncer au combat par la facilité, la paix étant difficile selon lui.
Il ajoute que les pouvoirs sont d’autant plus forts qu’ils sont en guerre. En paix, ils sont plus faibles et malléables. Il précise qu’il s’agit d’une loi qui s’applique aux luttes intérieures. Il l’illustre par l’exemple des journalistes qui, concurrents, découvrent ainsi ce qu’il faut montrer. S’ils ne jouaient que le rôle d’observateurs et de juges, il serait encore plus un instrument démocratique. C’est en jouant ce rôle qu’on en montre la possibilité. Le journal où il écrit en montre l’exemple selon lui.

Remarque :
Le texte est écrit après les révolutions russes de 1917. La deuxième, celle d’octobre, a permis au parti bolchevique de prendre le pouvoir et de supprimer la propriété privée des moyens de production, donc le patronat. On comprend qu’Alain ne soutenait pas cette voie politique.

2) Proposition de résumé.
Faire du consentement des gouvernés la source légitime du pouvoir, conduit à remonter vainement aux origines et accepter ainsi la [20] soumission. Et cette représentation favorise le despotisme par la résistance qu’elle produit. Plutôt que cette doctrine fumeuse, le peuple [40] devrait surveiller le pouvoir.
Les démocraties souffrent de chasser leurs dirigeants alors que le pouvoir surveillé agit bien. Les prolétaires [60] croient être exploités par les patrons. Or, plutôt que la révolution, il devrait s’associer pour contenir pacifiquement le pouvoir [80] patronal. Mais, on préfère la guerre.
Les pouvoirs sont bons sous surveillance. La presse, efficace dans la concurrence, pourrait jouer [100] le rôle de contrôle comme ce journal le montre.
109 mots



[1]Molière, Le médecin malgré lui, acte I, scène 2. Un voisin de Sganarelle, Monsieur Robert, accourt alors qu’il bat sa femme, Martine, pour empêcher la violence du mari. Celle-ci fait front avec son mari et réplique à Monsieur Robert : « Il me plaît d’être battue ».
[2]Auguste Comte (1798-1857), polytechnicien de formation, fondateur du positivisme, c’est-à-dire d’une doctrine philosophique selon laquelle la connaissance doit se limiter à découvrir les lois des phénomènes dans l’ordre théorique et donc abandonner toute prétention métaphysique, c’est-à-dire l’idée d’une connaissance des principes de toute réalité. L’homme doit se penser comme un être fondamentalement social qui a d’abord des devoirs envers la société à qui il doit tout.

samedi 21 septembre 2019

HLP L'art de la parole - Platon : la puissance de la rhétorique selon Gorgias

Sujet.
Socrate[1]. –C’est aussi ce qui m’étonne, Gorgias, et c’est pourquoi je te demande depuis longtemps quelle est cette puissance de la rhétorique. Elle me paraît en effet merveilleusement grande, à l’envisager de ce point de vue.
Gorgias[2]. –Que dirais-tu, si tu savais tout, si tu savais qu’elle embrasse pour ainsi dire en elle-même toutes les puissances. Je vais t’en donner une preuve frappante. J’ai souvent accompagné mon frère et d’autres médecins chez quelqu’un de leurs malades qui refusait de boire une potion ou de se laisser amputer ou cautériser par le médecin. Or tandis que celui-ci n’arrivait pas à les persuader, je l’ai fait, moi, sans autre art que la rhétorique. Qu’un orateur et un médecin se rendent dans la ville que tu voudras, s’il faut discuter dans l’assemblée du peuple ou dans quelque autre réunion pour décider lequel des deux doit être élu comme médecin, j’affirme que le médecin ne comptera pour rien et que l’orateur sera préféré, s’il le veut. Et quel que soit l’artisan avec lequel il sera en concurrence, l’orateur se fera choisir préférablement à tout autre ; car il n’est pas de sujet sur lequel l’homme habile à parler ne parle devant la foule d’une manière plus persuasive que n’importe quel artisan. Telle est la puissance et la nature de la rhétorique.
Platon (428-347 av. J.-C.), Gorgias (premier quart du IV° siècle av. J.-C.)

Question d’interprétation philosophique
Comment Gorgias prouve-t-il la puissance de la rhétorique ? (Vous définirez d’après le texte en quoi elle consiste)

Corrigé
Que peut la rhétorique ? Est-elle capable d’effets et lesquels ? A-t-elle une grande importance ? Dans cet extrait du Gorgias de Platon, le personnage éponyme du dialogue veut prouver à Socrate que la puissance de la rhétorique est supérieure à tout autre puissance car elle permet de persuader quel que soit le sujet.

Gorgias, qui annonce une « preuve frappante », c’est-à-dire qui fait de l’effet, commence par se prendre comme exemple. Chaque fois, dit-il, qu’il va avec son frère qui est médecin ou avec d’autres médecins chez un patient, il arrive à persuader les patients de prendre leurs remèdes lorsque les médecins n’y parviennent pas. On comprend alors que la rhétorique est l’art de la persuasion, art indépendant de ce qu’il faut persuader. En effet, par définition, Gorgias ignore la médecine. Gorgias a donc pour objectif de persuader Socrate de la puissance de la rhétorique. Autrement dit, c’est de façon rhétorique que Gorgias présente la rhétorique ou du moins, c’est ainsi que Platon lui fait présenter ce qu’il considère comme son art. Plus tard, Aristote dans sa Rhétorique fera des exemples des preuves (cf. Rhétorique, II, 20). L’exemple frappe en ce sens qu’il donne une impression concrète.
Ensuite, l’exemple est généralisé. Il s’agit donc d’une induction (cf. Aristote, Rhétorique, II, 20 ; Topiques, I, 12). Gorgias tire en effet comme conséquence que devant n’importe quelle assemblée, le rhéteur persuadera mieux que le médecin de le choisir lui, comme médecin, plutôt que ce dernier. Autrement dit, la rhétorique a bien une puissance supérieure à toute autre puissance. Elle est une sorte d’art des arts. Et la persuasion est son domaine propre qui est indépendant de la connaissance.
Après cette première induction, Gorgias en propose une deuxième. Le rhéteur est plus capable de persuader que n’importe quel artisan. Il faut comprendre que la médecine est considérée comme un art. Il précise que c’est devant la foule qu’il peut persuader. Le rhéteur sera capable de se faire choisir préférablement à tout autre artisan. Il n’a besoin donc que de son savoir de rhéteur et d’aucun autre savoir.

Disons donc pour finir qu’à la question de savoir quelle est la puissance spécifique de la rhétorique, Platon, dans cet extrait du Gorgias, est conduit à faire prouver à Gorgias de façon rhétorique qu’elle est la puissance suprême comme capacité ou art de persuader la foule quel que soit le sujet.





[1] (~469-399 av. J.-C.), maître de Platon, il n’a laissé aucun écrit. Il a été condamné à mort pour impiété et corruption de la jeunesse et exécuté en 399 av. J.-C.
[2] (~480-~375 av. J.-C.), de Léontinoi (Sicile grecque), est un rhéteur grec. Il vint en ambassade à Athènes en 427 av. J.-C. et eut un grand succès.

lundi 16 septembre 2019

HLP L'art de la parole - Descartes - sur l'art rhétorique


Sujet
Dans cette autobiographie intellectuelle qui sert de préface à trois essais scientifiques, La Dioptrique, Les Météores et La Géométrie, Descartes expose les disciplines qu’il a apprises au collège de la Flèche (enseignement secondaire).

Je ne laissais pas toutefois d’estimer les exercices, auxquels on s’occupe dans les écoles. Je savais que les langues qu’on y apprend sont nécessaires pour l’intelligence des livres anciens ; que la gentillesse des fables réveille l’esprit ; que les actions mémorables des histoires le relèvent, et qu’étant lues avec discrétion, elles aident à former le jugement ; que la lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés, qui en ont été les auteurs, et même une conversation étudiée, en laquelle ils ne nous découvrent que les meilleures de leurs pensées ; que l’éloquence a des forces et des beautés incomparables ; que la poésie a des délicatesses et des douceurs très ravissantes ; que les mathématiques ont des inventions très subtiles et qui peuvent beaucoup servir, tant à contenter les curieux qu’à faciliter tous les arts et diminuer le travail des hommes ; que les écrits qui traitent des mœurs contiennent plusieurs enseignements et plusieurs exhortations à la vertu qui sont fort utiles ; que la théologie enseigne à gagner le Ciel ; que la philosophie donne moyen de parler vraisemblablement de toutes choses, et se faire admirer des moins savants ; que la jurisprudence, la médecine et les autres sciences apportent des honneurs et des richesses à ceux qui les cultivent ; et enfin, qu’il est bon de les avoir toutes examinées, même les plus superstitieuses et les plus fausses, afin de connaître leur juste valeur et se garder d’en être trompé. (…)
J’estimais fort l’éloquence, et j’étais amoureux de la poésie ; mais je pensais que l’une et l’autre étaient des dons de l’esprit, plutôt que des fruits de l’étude. Ceux qui ont le raisonnement le plus fort, et qui digèrent le mieux leurs pensées afin de les rendre claires et intelligibles, peuvent toujours le mieux persuader ce qu’ils proposent, encore qu’ils ne parlassent que bas breton, et qu’ils n’eussent jamais appris de rhétorique. Et ceux qui ont les inventions les plus agréables, et qui les savent exprimer avec le plus d’ornement et de douceur, ne laisseraient pas d’être les meilleurs poètes, encore que l’art poétique leur fût inconnu.
Descartes (1596-1650), Discours de la méthode (Pour bien conduire sa raison et découvrir la vérité dans les sciences), Première partie, 1637.

Question de compréhension philosophique : Y a-t-il un art de la rhétorique selon Descartes ?

Corrigé
Question : Y a-t-il un art de la rhétorique selon Descartes ?
Dans le premier extrait du Discours de la méthode (écrit en français), Descartes présente les différentes disciplines ou matières qui lui ont été enseignées puis, dans le second extrait, il porte un jugement sur l’éloquence et la poésie.
Parmi elle, il y a l’éloquence dont il a pu goûter les forces et les beautés incomparables. Si le deuxième aspect est esthétique, le premier renvoie à la capacité de persuader. Cette éloquence se situe dans le passage où il est question de l’apprentissage des langues anciennes qui permettent de lire les ouvrages. Descartes énumère tour à tour les fables, les histoires qu’on peut peut-être prendre au double sens de récit de faits réels ou fictifs. Il pense la lecture comme une conversation avec les auteurs du passé qui ont donné le meilleur d’eux-mêmes. Il définit la philosophie comme donnant la capacité de parler vraisemblablement de toutes choses, ce qui l’identifie avec la rhétorique. Quant aux autres matières, elles n’intéressent pas vraiment notre propos. Rien ne permet alors de parler de la rhétorique comme d’un art ou non.
Lorsqu’il juge plus particulièrement de la rhétorique, c’est lorsqu’il énonce son rapport à l’éloquence et à la poésie. Traditionnellement, la poésie comprend de l’histoire, sous la forme d’épopée, de tragédie, etc. Aussi faut-il placer sous l’égide de la rhétorique tout ce qui est susceptible de persuader (y compris la philosophie).
En effet, par rhétorique, on entend l’art de persuader, art qu’on peut comprendre comme un savoir-faire ou bien comme un ensemble de procédés qu’on peut expliciter.
Or, Descartes conteste l’idée d’un art de la rhétorique à tous les points de vue. En effet, que ce soit l’éloquence ou la poésie, il considère qu’il ne s’agit pas des fruits de l’étude, c’est-à-dire de ce qu’on pourrait apprendre. Ce sont plutôt des dons de l’esprit, donc quelque chose d’inné. L’art, au contraire, exige plutôt une acquisition. S’exercer n’est donc pas pour Descartes nécessaire et suffisant pour être capable de persuader.
Pour l’éloquence, Descartes considère que c’est le bon raisonnement qui persuade le mieux. La langue est indifférente. Il l’exprime par l’idée que l’utilisation du bas breton, c’est-à-dire non seulement une langue commune et non savante comme le latin, mais en outre peu conforme aux canons de la langue, est suffisante pour persuader lorsqu’on raisonne bien. Il fait le parallèle avec l’art poétique. Son ignorance n’empêche pas des inventions. Par conséquent, il n’y a pas vraiment d’art poétique. De même, il n’y a pas d’art rhétorique.
On peut donc dire que pour Descartes, seuls les dons de l’esprit permettent l’éloquence ou la poésie. L’art rhétorique comme l’art poétique qui en est le pendant lui semblent donc ne pas exister, voire ne pas pouvoir exister. La persuasion dépend selon lui seulement de la capacité à raisonner.