samedi 28 septembre 2019

HLP L'art de la parole - Gorgias défend la rhétorique comme art de combat

Sujet.
C’est Gorgias, un orateur et professeur de rhétorique, le personnage éponyme du dialogue, qui parle.
Toutefois, Socrate, il faut user de la rhétorique comme de tous les autres arts de combat. Ceux-ci en effet ne doivent pas s’employer contre tout le monde indifféremment, et parce qu’on a appris le pugilat, le pancrace[1], l’escrime avec des armes véritables, de manière à s’assurer la supériorité sur ses amis et ses ennemis, ce n’est pas une raison pour battre ses amis, les transpercer et les tuer. Ce n’est pas une raison non plus, par Zeus, parce qu’un homme qui a fréquenté la palestre et qui est devenu robuste et habile à boxer aura ensuite frappé son père et sa mère ou tout autre parent ou ami, ce n’est pas, dis-je, une raison pour prendre en aversion et chasser de la cité les pédotribes[2]et ceux qui montrent à combattre avec des armes : car si ces maîtres ont transmis leur art à leurs élèves, c’est pour en user avec justice contre les ennemis et les malfaiteurs, c’est pour se défendre, et non pour attaquer. Mais il arrive que les élèves, prenant le contrepied, se servent de leur force et de leur art contre la justice. Ce ne sont donc pas les maîtres qui sont méchants et ce n’est point l’art non plus qui est responsable de ces écarts et qui est méchant, c’est, à mon avis, ceux qui en abusent.
On doit porter le même jugement de la rhétorique. Sans doute l’orateur est capable de parler contre tous et sur toute chose de manière à persuader la foule mieux que personne, sur presque tous les sujets qu’il veut ; mais il n’est pas plus autorisé pour cela à dépouiller de leur réputation les médecins ni les autres artisans, sous prétexte qu’il pourrait le faire ; au contraire, on doit user de la rhétorique avec justice comme de tout autre genre de combat. Mais si quelqu’un, qui s’est formé à l’art oratoire, abuse ensuite de sa puissance et de son art pour faire le mal, ce n’est pas le maître, à mon avis, qu’il faut haïr et chasser des villes ; car c’est en vue d’un bon usage qu’il a transmis son savoir à son élève, mais celui-ci en fait un usage tout opposé. C’est donc celui qui en use mal qui mérite la réprobation, l’exil et la mort, mais non le maître.
Platon (428-347 av. J.-C.), Gorgias (premier quart du IV° siècle av. J.-C.)

Question d’interprétation philosophique :
Comment Gorgias défend-il la rhétorique ?

Corrigé.
La rhétorique permet de défendre n’importe quelle cause, notamment des causes qui passent pour mauvaises. Gorgias n’a-t-il pas dans son Éloge d’Hélène inventé l’éloge paradoxal, éloge d’une personne unanimement blâmée ? Ce reproche fait aux rhéteurs comme aux sophistes de bien parler et donc d’avoir un pouvoir sur les autres se trouve notamment dans Les Nuées (423 av. J.-C.) d’Aristophane (~450/445-~385 av. J.-C.) qui montre un fils, Philippide, battant son père, Strepsiade, en tentant de le persuader que c’est juste.
À cette critique, Platon fait répondre Gorgias, le personnage éponyme de son dialogue. Le célèbre rhéteur y défend la rhétorique de l’accusation d’être nuisible.
Comment Gorgias défend-il la rhétorique face au reproche d’un art foncièrement nuisible ? Il use d’une analogie qu’il développe entre l’enseignement des arts de combat et leur usage dans un premier temps et la rhétorique et son usage dans un second temps. Sa thèse est que ce n’est pas la rhétorique ou son enseignement qu’il faut accuser, mais l’usage qu’on en fait.


Il présente d’abord les arts de combat comme ne devant pas être utilisés contre tout le monde. Il cite comme exemples d’arts de combat le pugilat (= boxe), le pancrace et l’escrime. Il précise qu’avoir appris ces arts n’autorise en rien à les utiliser contre ses amis. On comprend qu’on doit en user uniquement contre ses ennemis. Il étend à l’enseignement son analyse. Si quelqu’un use d’un sport de combat comme la boxe contre son père, sa mère, un autre parent ou ami, on ne doit pas en tenir rigueur les enseignants et les punir d’exil. La raison en est selon lui que l’enseignement repose sur la justice qui doit être la valeur que doivent suivre les élèves. Il en déduit que les maîtres et l’art sont innocents : seuls ceux qui en usent mal sont coupables.

Il applique donc le raisonnement à la rhétorique, autrement dit l’art rhétorique et l’enseignement de la rhétorique sont tout aussi innocents que les arts de combat de leur mauvais usage. Il rappelle la capacité que donne la rhétorique de permettre de persuader la foule de n’importe quoi sur n’importe quel sujet. C’est en cela qu’elle se rapproche de l’art de combat : elle permet de triompher d’un adversaire. Une telle capacité rend possible de persuader de mauvaises choses. Il donne comme exemples d’enlever leur réputation à des médecins ou d’autres artisans – le médecin étant considéré comme un artisan. Mais, Gorgias soutient que, comme pour les arts de combat, il faut agir avec justice. Il peut donc en vertu de l’analogie soutenir que ce n’est pas le maître qui doit être puni en cas de mauvaise action mais l’élève qui a mal utilisé ce qui lui a été enseigné.


Disons donc pour finir que Platon propose ici une défense de la rhétorique par Gorgias, le personnage éponyme de son dialogue, qui consiste à s’appuyer sur l’analogie entre l’enseignement des arts martiaux et leur usage et l’enseignement de la rhétorique et son usage pour incriminer le mauvais usage de l’élève et donc disculper l’art lui-même des mauvaises actions qu’il semble permettre.




[1] C’était une épreuve des jeux olympiques antiques. Dans ce combat qui se pratiquait entièrement nu, tous les coups étaient permis sauf arracher les yeux et mordre. Le combat pouvait se finir par la mort d’un des deux combattants.
[2] Professeurs de gymnastique.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire