lundi 29 mai 2017

Leçon sur le fait religieux

Le Caravage, L’incrédulité de Saint Thomas (1603), huile sur toile, 107 x 146 cm, Palais de Sanssouci, Potsdam.

Lorsqu’on s’interroge sur la religion, on peut partir du fait religieux, c’est-à-dire, non pas des croyances individuelles, mais des pratiques collectives. Le fait religieux apparaît alors à la fois universel et particulier puisqu’on le trouve partout mais sous des formes variables. En quoi consiste-t-il ?
Les antiques étymologies de la religion, religare, relier, et relegere, relire, éclairent quelque peu ce qui caractérise le fait religieux. On ne peut guère nier que ce que nous appelons religion renvoie à une façon de relier les hommes entre eux et avec le domaine sacré. Qu’il s’agisse des dieux, des lieux qui leur sont consacrés, des façons d’être, de faire ou d’agir qui ont une valeur absolue, le sacré s’oppose au profane où les valeurs sont toujours relatives. Et en même temps, il n’y a pas de fait religieux sans acte de relire une parole qui s’est exprimée, à l’origine ou en faisant origine.
Comment rendre compte du fait religieux ?

La fable de Voltaire (1694-1778) mérite d’être d’abord examinée. À l’origine, des prêtres menteurs auraient fait croire au peuple crédule en des fables qui se seraient ensuite conservées. C’est ce qu’il développe dans son Mahomet (1741) qui vise toutes les religions : « Nos prêtres ne sont pas ce qu’un vain peuple pense, / Notre crédulité fait toute leur science. » On peut objecter à cette fable qu’elle n’a convaincu aucun religieux.
Plutôt donc que de chercher du côté de la foi, il faut chercher du côté des pratiques notamment sociales. On peut alors voir dans la religion un fondement, si ce n’est le fondement de la société ou plutôt de la communauté. En effet, la distinction entre le sacré et le profane s’impose toujours à une communauté qui est par là même unie. Les individus coordonnent leurs actions. Le caractère indiscutable des mythes et des rites religieux assure une stabilité que l’intelligence ordinaire ne permet pas. On peut alors aller jusqu’à voir dans le fait religieux l’origine de la communauté humaine.
Il paraît en effet impossible de considérer que l’homme, à l’origine, aurait pu par le raisonnement, fonder la société. Et comme il y a une diversité de règles et de mœurs, on comprend que les religions, tout aussi diverses, viennent sanctionner l’organisation sociale dont elles sont solidaires. Enfin, la raison est plutôt au service de l’individu alors que la religion qui s’appuie sur cet aspect de l’imagination que Bergson nommait la fonction fabulatrice dans les Deux sources de la morale et de la religion (1932) est au service de la société. Elle conduit l’homme à se représenter des êtres et des histoires auxquels il donne foi et qui le fait agir. C’est elle qui fait du fait religieux un fait social. Les dieux et les autres êtres surnaturels que les humains ont imaginé sont là pour leur dicter les conduites nécessaires à la vie sociale. Elle les discipline.

Il reste dans cette hypothèse à se demander pourquoi la religion, nécessaire biologiquement à l’origine, s’est maintenue ? Est-ce parce qu’il y a dans le fait religieux une vérité ou bien par ce que le fait religieux renvoie finalement à une dimension de la réalité, surnaturelle ou naturelle ?

En effet, le siècle des Lumières a combattu la superstition au profit de la raison qui devait la faire disparaître. Le premier positivisme de Comte voyait dans l’état théologique l’origine nécessaire de l’histoire humaine qui devait disparaître dans l’état positif après avoir été dissous par l’état métaphysique. Et le sens commun oppose souvent la religion à la science. Or, si la science propose des explications partielles et provisoires des faits, le fait religieux se situe à l’intersection de la vie sociale et des exigences ou des désirs de l’individu. Une religion met une pression sur les individus pour qu’ils jouent le jeu social, ne serait-ce que pour éviter le courroux des êtres divins. Et une religion ordonne la totalité du réel qu’elle permet d’expliquer ou de comprendre. Enfin, une religion ordonne la vie individuelle, lui donne un rythme, voire lui propose une espérance comme dans les religions du salut. Aucune science ne pourra jamais promettre le paradis. Peut-on penser le fait religieux de sorte qu’il disparaisse ?

Freud dans L’avenir d’une illusion (1927) a tenté d’expliquer la religion comme ayant sa source dans les désirs humains qui créent des représentations imaginaires qui les satisfont. Il voyait dans une raison adulte la possibilité de s’en débarrasser. Or, comment la raison pourrait-elle effacer cette puissance des désirs ? En outre, l’illusion est une représentation qui exprime le désir. Elle n’est pas l’erreur. Une jeune fille peut épouser un prince charmant. Comment nier qu’un Dieu tout puissant puisse ressusciter les hommes qu’il a choisis ? Le croyant sait qu’il a la foi, qu’il a confiance en la parole de son Dieu, lequel exige de croire sans voir comme le demande le Christ à l’apôtre Thomas selon l’Évangile de Jean.
Marx quant à lu, dans ses écrits de jeunesse voit dans la religion un phénomène social qui exprime le malheur social de l’homme tout en protestant contre lui. La religion exprime alors une sorte d’hallucination collective. D’où la célébrissime formule selon laquelle la religion : « C’est l’opium du peuple. » (Contribution à la critique du droit politique hégélien. Introduction). Il voyait donc logiquement dans l’établissement d’une société sans domination où chaque homme est la condition de la liberté de tous les autres, la source de la disparition de la religion. Ce qui ne résout en rien ce qui dans le fait religieux n’est pas seulement social.
On peut avec Nietzsche annoncer que « Dieu est mort » (Gai savoir, III, 108 Luttes nouvelles, 125 L’insensé, V 343 Notre sérénité) voir dans le fait religieux, un fait disparaissant progressivement pour de nombreuses raisons. Une de ses raisons, c’est précisément l’exigence religieuse elle-même (Gai savoir, V, 357). La foi en la Vérité qui est la condition de la recherche intellectuelle ne peut que se retourner contre tout ce qui dans la religion n’apparaît pas conforme à cette recherche. C’est ainsi que si dans sa dimension sociale, le fait religieux n’est pas prêt de disparaître, s’il est toujours pour l’individu une sorte de choix fondamental afin de résoudre le problème du sens de l’existence, la domination de la religion sur l’homme n’est nullement inéluctable.

mercredi 24 mai 2017

Leçon sur l'idée de vérité

L’idée de vérité s’oppose à l’erreur et au mensonge. Comme opposée à l’erreur, l’idée de vérité désigne ce qui est valable universellement. Il n’y a qu’une vérité là où l’erreur est multiple. Opposée au mensonge, l’idée de vérité affirme la valeur de l’autre qui n’est pas un simple moyen d’arriver à nos fins. En lui disant la vérité, tout au moins ce qu’on croit tel, on s’oblige. Or, l’idée de vérité correspond-elle à quelque chose dans le réel ? Ne faut-il pas en démontrer l’existence ?

Or, il est impossible de la démontrer. Car démontrer, c’est justement déduire les conséquences nécessaires de prémisses vraies, conséquences qui sont alors démontrées, c’est-à-dire pensées légitimement comme vraies. Comme Descartes le montre, à supposer qu’on démontre la vérité, encore faudrait-il la connaître pour savoir si la démonstration est vraie ou ne l’est pas (cf. lettre à Mersenne du 16 octobre 1639). Il faut donc l’admettre, ce qui semble la réduire à l’état de simple croyance.

Si donc l’idée de vérité n’est qu’une simple croyance, on peut la remettre en cause. Et dès lors, peut-on s’en passer ? Doit-on penser l’idée de vérité comme une erreur ? Pire : un mensonge ?

Si on soutient que l’idée de vérité est une sorte de croyance ou plutôt ce qui accompagne toute croyance, elle est alors relative. La vérité est fonction de la croyance de l’individu, soit lorsqu’il croit, c’est-à-dire tient pour vraie une proposition ou un fait, soit lorsqu’il tient pour vraie que la vérité existe. On peut appeler relativismela position qui tient la vérité pour une croyance ou ce qui accompagne la croyance. Le relativisme a pour conséquence de considérer l’idée de vérité absolue comme une erreur.

Or, le relativisme, s’il est pris absolument est contradictoire. Il affirme comme vrai sa position tout en soutenant que la vérité est une affaire de croyance. Il faut donc le prendre relativement. Mais alors, comme Platon le faisait objecter au sophiste Protagoras par son maître Socrate dans le Théétète, le relativisme ne peut nier sa négation et donc on peut le considérer comme faux. Finalement, le relativisme affirme l’universalité de la croyance alors qu’elle est toujours multiple, c’est ce qui le rend intenable.

Mais comme la vérité ne peut se démontrer, on peut alors dire qu’elle n’est que recherchée, et qu’on peut douter de la possibilité de jamais la connaître. Telle est la position du scepticisme. Prenant acte de l’impossibilité de tout démontrer, notamment de l’idée de vérité, il mime les arguments du dogmatisme, c’est-à-dire de la philosophie qui prétend possible la connaissance de la vérité, pour mettre en doute l’idée de vérité. Si le scepticisme est irréfutable, il n’en reste pas moins vrai qu’il est traversé d’une difficulté irréductible. Du moment qu’il s’exprime, il lui faut admettre l’idée de vérité. Ce n’est que dans le silence – assumé par Pyrrhon (v.365-275 av. J.-C.) qui n’a, en conséquence rien écrit. En effet, comme Aristote le montre dans sa Métaphysique, le fait même de parler implique de vouloir dire quelque chose et quelque chose qui demeure et sur quoi se règle le discours qu’on peut alors qualifier de vrai.

Ne peut-on pas alors penser plutôt l’idée de vérité comme un mensonge, un long mensonge parce qu’elle implique l’opposition d’un monde vrai et d’un monde des apparences à l’instar de Nietzsche dans Le Crépuscule des Idoles ?

Si on peut critiquer l’opposition platonicienne entre monde réel et monde des apparences, on ne peut en faire le principe même de l’idée de vérité et encore moins un mensonge. D’abord parce que dénoncer un mensonge suppose de se référer à une vérité possible. On pourrait d’ailleurs montrer que l’apparence s’oppose moins à un réel qui n’apparaîtrait pas qu’à un apparaître comme lorsqu’on affirme qu’une ombre est une apparence d’un être qui, quant à lui, apparaît. Ensuite, parce que l’idée de vérité a un sens à supposer qu’il n’y ait pas de réel qui n’apparaisse pas. Il y a des apparences à hiérarchiser : et là la vérité est requise.

Finalement, on ne peut penser, on ne peut parler sans admettre l’idée de vérité. Comment pourrais-je penser si ma pensée errait systématiquement, si je ne pouvais énoncer quoi que ce soit de façon véridique. C’est qu’à supposer que je ne puisse connaître la vérité, il faut bien au moins que je le pense en vérité. Penser, c’est vraiment penser. Je ne puis parler que si et seulement si je tiens parole, c’est-à-dire si le sens de ma parole demeure. C’est pourquoi l’idée de vérité est consubstantielle à la parole. Elle n’est ni erreur, ni mensonge.

jeudi 18 mai 2017

Leçon sur l'expérience

Introduction.

On admet généralement que l’expérience est la source fondamentale de la vérité. Et pourtant, il faut bien convenir que l’expérience peut nous induire en erreur. Ne nous montre-t-elle pas tous les jours que la Terre est immobile alors qu’elle tourne autour du Soleil à environ 30 kms/s et sur elle-même à  1700 kms/h à l’équateur ?
Dès lors, quelle valeur a l’expérience ? Dans quelle mesure conduit-elle à la vérité ?


I. Les limites de l’expérience.
Une expérience est toujours particulière. Par conséquent, les seules vérités qu’elle peut donner sont particulières même si on s’en sert pour confirmer une vérité générale ou plutôt qu’on présume telle. On peut l’illustrer avec un exemple que donne Leibniz dans ses Nouveaux Essais sur l’entendement humain (1765, posthume). C’était dans l’antiquité une vérité présumée générale que le jour et la nuit se succède en 24 heures. Pourtant, à Nova Zembla, ce n’est pas le cas. Penser donc que c’est une vérité générale sur la base de l’expérience serait une erreur.
On peut ajouter que même sous les latitudes qui sont les nôtres, cette vérité n’est pas nécessaire car la Terre et la Lune peuvent disparaître. L’expérience ne permet donc pas de connaître des vérités universelles et nécessaires comme le sont les vérités mathématiques qui ne dépendent que de la raison.
Or, peut-on découvrir des vérités qui reposeraient sur la raison et qui concerneraient les faits ?

II. L’expérience et les faits.
On peut penser avec Hume dans l’Enquête sur l’entendement humain que l’expérience joue un rôle fondamental dans la connaissance des faits. En effet, ce qui nous permet de raisonner sur les faits, c’est la relation de cause et d’effet. Par exemple, lorsque je vois une étendue d’eau, j’en déduis qu’elle peut me suffoquer. Le pourrais-je sans expérience ?
Nullement. À supposer qu’Adam ait eu toutes ses facultés de raisonner, il n’aurait pu à la seule vue de l’eau inférer qu’elle suffoque ou à celle du feu qu’il brûle. C’est sur la base de la conjonction constante de faits en quoi consiste l’expérience que je découvre les effets des causes et réciproquement. A priori, c’est-à-dire sans se référer à l’expérience, je ne peux rien inférer. Même lorsqu’on émet une hypothèse, on suit les suggestions de l’expérience.
Aussi n’y a-t-il de vérités générales que celles qui reposent sur l’expérience et elles sont générales en un sens limité, c’est-à-dire qu’on ne leur a pas trouvé d’exception jusque là. Les vérités relatives aux faits sont donc provisoires et en ce sens relatives. Leur généralité n’est qu’une supposition, autrement dit, elles ne sont pas universelles.
Est-ce à dire que pour découvrir des vérités il faut s’en tenir à l’expérience ?

III. L’expérience scientifique.
On ne peut simplement collectionner des faits et chercher par la généralisation à trouver des vérités. En effet, à ce compte on risque ou bien de s’en tenir à des banalités ou bien de ne pas tenir compte des cas défavorables ou bien de ne pas savoir qu’en faire.
Une expérience négative a quelque chose de positif : elle élimine une erreur. Telle est sa fonction essentielle. Aussi faut-il lui attribuer une vertu essentiellement négative. L’expérience de Léon Foucault du pendule qui garde son mouvement quel que soit le mouvement de son point de fixation permet de « voir » la Terre en mouvement. Elle réfute donc l’impression que nous avons d’une Terre immobile.
Aussi peut-on penser avec Bergson dans La pensée et le mouvant (1934) que la vraie méthode scientifique consiste à user de l’expérience pour répondre à des questions qu’on se pose. Par exemple, lorsque Strabon a utilisé l’expérience du bateau qui arrive progressivement à l’horizon, c’était par rapport à la question de la forme de la Terre, disque circulaire ou sphère. Ou encore quand Aristote a utilisé l’observation de la forme réfléchie sur la Lune lors des éclipses de Lune, c’était dans le même questionnement.


Conclusion.

Disons donc pour finir que le rôle de l’expérience est à la fois essentiel et limité. Limité parce que l’expérience ne permet pas de connaître des vérités universelles et nécessaires. Essentiel parce qu’elle permet d’éviter à leur propos les erreurs. La science est donc une recherche infinie de la vérité.

lundi 8 mai 2017

Pour saluer l'arrivée de Macron à la présidence

Lorsqu’on me demande si la coupure entre partis de droite et partis de gauche, hommes de droite et hommes de gauche, a encore un sens, la première idée qui me vient est que l’homme qui pose cette question n’est certainement pas un homme de gauche. C’est une riposte, ce n’est pas encore une idée. À réfléchir, peut-être, je m’en vais réconcilier tout le monde dans l’amour de la patrie ; car il y a de grands et pressants problèmes, qui nous tiennent unis : défense commune, prospérité́, industrie, transports, monnaie, colonies, travaux publics, sans compter l’ordre de la rue. Cela est pressant j’en conviens, comme manger et dormir ; cela n’est pas respectable ; ces sages pensées ne me réchauffent pas le cœur. Si c’est pour cela que je suis né, pour garder mon lit, mon fauteuil, ma bourse, et mon plaisir, autant vaudrait boire ; et tout genre d’ivresse incline à droite. Croyez-moi, je sais ce que c’est ; et je serais un homme de droite, très cohérent et même très fort, si je voulais bien. Je sais le moyen de plaire à cet homme d’ailleurs charmant qui tourne autour de moi, comme un recruteur. « Il faut voir, dit-il, les réalités ; et l’Allemagne, et l’Italie, et la Russie. Et la crise des affaires ? Et la crise de l’autorité́ ? Vous profitez de ces choses, mon cher ; vous vivez de respect ; il ne faut plus qu’un petit mouvement, laissez- vous faire. » Eh ! Diable ! je le sais bien. La pesanteur me tient ; il n’est pas difficile de tomber.
L’homme est moyen ; l’homme est mélange ; l’homme est du centre, et tous reviennent là, comme ces radicaux, dont je ne suis pas sûr de ne pas être, qui ont battu en retraite avec plus ou moins de dignité́, quand ils ont vu le franc fondre dans leur bourse. Les hommes de droite ont aussi de ces mouvements naturels ; et, chose remarquable, ces mouvements sont plus honorables en eux qu’en nous ; eux, ils reviennent à l’idée de nettoyer tout de même un peu les taudis, de faire des crèches pour l’allaitement, entendez bien l’allaitement des petits d’homme, et autres concessions au frère inferieur. C’est ainsi qu’un général s’intéresse au rata. En quoi il trahit, car où cela ne mènerait-il pas ? L’homme de gauche, au contraire, trahit lorsqu’il ne pense pas au rata. Cela ne définit pas mal les deux hommes, il me semble.
Je conviens que les hommes se ressemblent beaucoup quant à leurs actions ; cela vient de ce qu’ils sont tenus fort serrés par la commune nécessité. Il faut toujours bien revenir à une humanité́ assez inhumaine. Le révolutionnaire sera général aussi ; il connaitra lui aussi une certaine manière d’aimer son semblable, un peu comme on aime les côtelettes. Mais l’homme n’est pas là, dans cette position contrainte ; l’homme sous les débris d’une maison n’est plus guère un homme ; il fait ce qu’il peut ; il prend la forme qui lui est laissée. Qu’il se remette droit, je le jugerai alors d’après ses pensées chéries. Je le juge d’après ce qu’il voudrait être.
Il y a un lyrisme de droite et un héros de droite, comme il y a un lyrisme de gauche, et un héros de gauche. L’un en face de l’autre ils sont comme la nuit et le jour, comme le bien et le mal. Vous dites que cette pensée est enfantine ; cette opinion est de droite. Il n’y a jamais de doute, et les réactions sont vives et claires. Servir en commandant, imaginer d’après cela une vie sans peur et sans reproche, à la manière de Bayard, à qui la fidélité́ et le courage suffisaient ; et d’y penser seulement, quand on manquerait de tour de poitrine, sentir ses yeux mouillés de larmes, voilà̀ le lyrisme de droite. Je ne le diminue pas. Observez, et vous verrez que l’amour de la patrie est une absolution pour toute injustice. L’homme est beau quand il paie de sa vie cette arrogante promesse à soi. Mais si Bayard n’est pas mourant au pied de l’arbre, je deviens froid comme un usurier. Il est trop facile de payer d’une mort imaginaire une vie bien réelle de puissance, de jouissance, de sévérité́, et de mépris. Quiconque se donne ce lyrisme, et se prépare ce pardon, celui-là̀ est de droite.
Est de gauche, au contraire, le héros d’intelligence. Je ne veux pas dire qu’il soit très intelligent, ni très savant ; on peut être très intelligent et trahir l’esprit dix fois par jour. Le héros d’intelligence se dit, en ses meilleurs moments, que l’honneur de l’homme serait de vivre selon le vrai, quoi qu’il lui en puisse coûter ; et que la première trahison est de se boucher les yeux à ce qui le gêne, prenant même l’ironique précaution de se dire et de dire que nul ne peut connaitre le vrai. Ponce Pilate, demandant : « Qu’est-ce que la vérité́ ? » était-il assez homme de droite ! Et cette ironie est bien forte. Malheureusement pour Ponce Pilate, il se trouve des cas où la vérité est simple comme tout ; le plus âne des hommes ne s’y trompera que s’il le veut bien. Exemple, l’affaire Dreyfus. Aussi quelle coupure ! Nos Ponce Pilate en saignent encore. Or les choses en sont là et toujours là ; vienne l’occasion ; les partis sont pris ; et voilà̀ la coupure.
Alain, Propos de décembre 1930