mardi 15 novembre 2022

corrigé du sujet: La liberté d'expression autorise-t-il de soutenir n'importe quelle opinion?

En démocratie, la liberté d’expression, c’est-à-dire le droit accordé aux individus d’énoncer ce qu’ils pensent, apparaît comme indispensable pour que les citoyens puissent savoir quel sont les projets des uns et des autres pour la communauté.  Elle n’a aucune limite sans quoi, des opinions seraient interdites, donc des points de vue qui peuvent intéresser le public. La liberté d’expression autorise, c’est-à-dire permet de soutenir n’importe quelle opinion.

Toutefois, elle peut alors être utilisée pour détruire la démocratie et la liberté d’expression avec elle de sorte qu’il faudrait la limiter.

On peut donc se demander s’il est possible de fixer des limites à la liberté d’expression sans la détruire et donc fixer quelle opinion doit être bannie. La liberté d’expression autorise bien à soutenir n’importe quelle opinion, mais la liberté d’expression n’autorise pas à soutenir les opinions qui conduisent à sa disparition. aussi la loi doit-elle limiter la liberté d’expression comme tout droit.

 

 

La liberté d’expression doit et peut être totale. Ainsi les États-Unis par le premier amendement de leur constitution : « Le Congrès ne fera aucune loi qui touche l'établissement ou interdise le libre exercice d'une religion, ni qui restreigne la liberté de parole ou de la presse, ou le droit qu'a le peuple de s'assembler paisiblement et d'adresser des pétitions au gouvernement pour la réparation de torts dont il se plaint. » admette une liberté d’expression totale. Elle permet notamment aux négationnistes d’être hébergés sur des sites aux États-Unis. En ce sens John Stuart Mill (1806-1973) dans De la liberté (1859) soutenait que seuls les actes peuvent être interdits dan la mesure où ils nuisent à autrui ; les opinions quelles qu’elles soient doivent être autorisées dans la mesure où elles ne nuisent pas en tant que telles à autrui.

Tolérer ainsi les intolérants n’est pas contradictoire dans la mesure où il n’y a pas de danger immédiat de voir supprimer la liberté d’expression comme le soutient John Rawls (1921-2002) dans sa Théorie de la justice(1971).

Quant aux opinions insultantes ou irrespectueuses, elles peuvent être combattues juridiquement par les lois qui interdisent les atteintes à l’honneur de la personne.

 

Cependant, accorder une liberté totale d’expression n’a de valeur que pour un pays habitué à la liberté et pour qui c’est une valeur pluriséculaire comme les États-Unis dont les colonies étaient déjà fondées sur la liberté d’expression que les immigrants venaient chercher en fuyant la vieille Europe, de sorte que l’interdiction de certaines opinions menaçant la liberté d’expression est peut-être le meilleur moyen pour qu’elle ne disparaisse pas là où manque cette tradition, voire pour qu’elle puisse s’établir.

 

 

Si on admet les opinions qui sont contraires à la liberté d’expression, qu’elles soient celles d’idéologies qui prétendent connaître les lois régissant la nature ou l’histoire, ou qu’elle soient celles de certaines religions à prétention politique, interdire l’expression de ses opinions, c’est garantir la possibilité que la liberté d’expression perdure. Spinoza déjà dans le Traité théologico-politique (anonyme, 1670) soutenait que les opinions séditieuses pouvaient être interdites par l’État. Il entendait par là celles qui incitent à rompre avec l’État. Dans un État démocratique, présenter une idéologie ou une religion comme seules légitimes, c’est refuser le pluralisme et la libre discussion des opinions avec ceux qui ne pensent pas droitement, c’est donc chercher à détruire la liberté d’expression.

Ainsi en Allemagne, la cour constitutionnelle de Karlsruhe, veille à ce que nul ennemi de la liberté ne puisse sévir ; en ce sens, elle avait interdit le parti communiste en 1956 dans ce qui était la République fédérale d’Allemagne. La démocratie a été préservée ainsi en Allemagne alors que la république de Weimar avait été supprimée par les nazis qui supprimèrent la liberté d’expression dont il s’était servi.

Il faut donc contrairement à ce que soutient John Rawls ne pas tolérer les intolérants. Ce n’est pas une menace pour la liberté d’expression elle-même : il faut garantir le droit de chacun de faire valoir l’innocuité de ses positions.

Ainsi, les opinions insultantes et dégradantes doivent être interdites parce qu’elles suscitent des conflits susceptibles de se transformer en actes violents.

 

Néanmoins, désigner a priori les opinions interdites même sur la base d’une expérience historique douloureuse comme celle de l’Allemagne, risque de conduire à refuser l’expression des opinions d’une partie non négligeable du peuple, ce qui est contradictoire du point de vue démocratique. Ne faut-il pas plutôt définir par la loi ce qui est permis et ce qui est interdit ?

 

 

Toutes les libertés doivent être limitées sous peine que leur abus soit destructeur. Il faut distinguer les actes et les expressions. Les premiers produisent des effets, les seconds non. Mais, certaines expressions sont comme des actes : ce sont les performatifs dont parlait John Austin (1911-1960), dans Quand dire c’est faire(How to do Things with Words, 1962),  c’est-à-dire les paroles qui réalisent les actes. On peut donc les condamner à ce titre. 

On doit donc s’en remettre à la loi pour définir les expressions légitimes. Ainsi la déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 intégré dans la constitution de la quatrième république puis dans celle de la cinquième stipule dans son article 11 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi. »

Ainsi est-ce la légitimité démocratique qui fixe les limites de la liberté d’expression et interdit de soutenir n’importe quelle opinion. Les ennemis de la liberté d’expression sont ainsi condamnables dans la mesure où ils veulent la détruire en posant leur idéologie ou leur religion comme seule légitime.

De la même façon, les opinions insultantes peuvent être interdites par la loi, en tant qu’elles nuisent à l’estime de soi de l’individu, voire du groupe auquel il appartient.

 

En un mot, le problème était de savoir s’il est possible de fixer des limites à la liberté d’expression sans la détruire et donc fixer quelle opinion doit être bannie. En première analyse la liberté d’expression autorise bien à soutenir n’importe quelle opinion dans une démocratie qui garantit à chacun qu’il puisse participer à la vie publique. néanmoins la liberté d’expression n’autorise pas à soutenir les opinions qui conduisent à sa disparition. Aussi la loi doit-elle limiter la liberté d’expression comme tout droit et ainsi la protéger des opinions qui sont des actes destructeurs.

jeudi 20 octobre 2022

Le travail Nietzsche la barbarie moderne

 Il y a une sauvagerie tout indienne, particulière au sang des Peaux-Rouges, dans la façon dont les Américains aspirent à l'or ; et leur hâte au travail qui va jusqu'à l'essoufflement - le véritable vice du nouveau monde - commence déjà, par contagion, à barbariser la vieille Europe et à propager chez elle un manque d'esprit tout à fait singulier. On a maintenant honte du repos : la longue méditation occasionne déjà presque des remords. On réfléchit montre en main, comme on dîne, les yeux fixés sur le courrier de la Bourse, - on vit comme quelqu'un qui craindrait sans cesse de « laisser échapper » quelque chose. « Plutôt faire n'importe quoi que de ne rien faire » - ce principe aussi est une corde propre à étrangler tout goût supérieur. Et de même que toutes les formes disparaissent à vue d'œil dans cette hâte du travail, de même périssent aussi le sentiment de la forme, l'oreille et l'œil pour la mélodie du mouvement. La preuve en est dans la lourde précision exigée maintenant partout, chaque fois que l'homme veut être loyal vis-à-vis de l'homme, dans ses rapports avec les amis, les femmes, les parents, les enfants, les maîtres, les élève, les guides et les princes, - on n'a plus ni le temps, ni la force pour les cérémonies, pour la courtoisie avec des détours, pour tout esprit de conversation, et, en général, pour tout otium. Car la vie à la chasse du gain force sans cesse l’esprit à se tendre jusqu’à l’épuisement, dans une constante dissimulation, avec le souci de duper ou de prévenir : la véritable vertu consiste maintenant à faire quelque chose en moins de temps qu’un autre. Il n’y a, par conséquent, que de rares heures de loyauté permise : mais pendant ces heures on est fatigué et l’on aspire non seulement à « se laisser aller », mais encore à s’étendre lourdement de long en large. C’est conformément à ce penchant que l’on fait maintenant sa correspondance; le style et l’esprit des lettres seront toujours le véritable « signe du temps ». Si la société et les arts procurent encore un plaisir, c’est un plaisir tel que se le préparent des esclaves fatigués par le travail. Honte à ce contentement dans la « joie » chez les gens cultivés et incultes! Honte à cette suspicion grandissante de toute joie ! Le travail a de plus en plus la bonne conscience de son côté : le penchant à la joie s’appelle déjà « besoin de se rétablir », et commence à avoir honte de soi-même. « On doit cela à sa santé » - c’est ainsi que l’on parle lorsque l’on est surpris pendant une partie de campagne. Oui, on en viendra bientôt à ne plus céder à un penchant vers la vie contemplative (c’est-à-dire à se promener, accompagné de pensées et d’amis) sans mépris de soi et mauvaise conscience. Eh bien! autrefois, c’était le contraire : le travail portait avec lui la mauvaise conscience. Un homme de bonne origine cachait son travail quand la misère le forçait à travailler. L’esclave travaillait accablé sous le poids du sentiment de faire quelque chose de méprisable : - le « faire » lui-même était quelque chose de méprisable. « Seul au loisir et à la guerre il y a noblesse et honneur » : c'est ainsi que parlait la voix du préjugé antique ! 

Nietzsche, Le gai savoir, 329. Loisirs et oisiveté. 

 

Le travail Simone Weil : l'amélioration de l'exploitation des ouvriers

 Supposez un tourneur travaillant sur des tours automatiques. Il en a quatre à surveiller. Si un jour on découvre un acier rapide permettant de doubler la production de ces quatre tours et si on embauche un autre tourneur de sorte que chacun d'eux n'ait que deux tours, chacun a alors le même travail à faire et néanmoins la production est meilleur marché. 

Il peut donc y avoir des améliorations techniques qui améliorent la production sans peser le moins du monde sur les travailleurs.

Mais la rationalisation de Ford consiste non pas à travailler mieux, mais à faire travailler plus. En somme, le patronat a fait cette découverte qu’il y a une meilleure manière d’exploiter la force ouvrière que d’allonger la journée de travail. 

En effet, il y a une limite à la journée de travail, non seulement parce que la journée proprement dite n’est que de vingt-quatre heures, sur lesquelles il faut prendre aussi le temps de manger et de dormir, mais aussi parce que, au bout d’un certain nombre d’heures de travail, la production ne progresse plus. Par exemple, un ouvrier ne produit pas plus en dix-sept heures qu’en quinze heures, parce que son organisme est plus fatigué et qu’automatiquement il va moins vite. 

Il y a donc une limite de la production qu’on atteint assez facilement par l’augmentation de la journée de travail, tandis qu’on ne l’atteint pas en augmentant son intensité. C’est une découverte sensationnelle du patronat. Les ouvriers ne l’ont peut-être pas encore bien comprise, les patrons n’en ont peut-être pas absolument conscience ; mais ils se conduisent comme s’ils la comprenaient très bien. 

C’est une chose qui ne vient pas immédiatement à l’esprit, parce que l’intensité du travail n’est pas mesurable comme sa durée.

Au mois de juin, les paysans ont pensé que les ouvriers étaient des paresseux parce qu’ils ne voulaient travailler que quarante heures par semaine ; parce qu’on a l’habitude de mesurer le travail par la quantité d’heures et que cela se chiffre, tandis que le reste ne se chiffre pas. 

Mais l’intensité du travail peut varier. Pensez, par exemple, à la course à pied et rappelez-vous le coureur de Marathon tombé mort en arrivant au but pour avoir couru trop vite. On peut considérer cela comme une intensité-limite de l’effort. Il en est de même dans le travail. La mort, évidemment, c’est l’extrême limite à ne pas atteindre, mais tant qu’on n’est pas mort au bout d’une heure de travail, c’est, aux yeux des patrons, qu’on pouvait travailler encore plus. C’est ainsi également qu’on bat tous les jours de nouveaux records sans que personne ait l’idée que la limite soit encore atteinte. On attend toujours le coureur qui battra le dernier record. [...] 

Il n’y a donc aucune limite à l’augmentation de la production en intensité. Taylor raconte avec orgueil qu'il est arrivé à doubler et même tripler la production dans certaines usines simplement par le système des primes, la surveillance des ouvriers et le renvoi impitoyable de ceux qui ne voulaient pas ou ne pouvaient pas suivre la cadence. Il explique qu'il est parvenu à trouver le moyen idéal pour supprimer la lutte des classes, parce que son système repose sur un intérêt commun de l'ouvrier et du patron, tous les deux gagnant davantage avec ce système, et le consommateur lui- même se trouvant satisfait parce que les produits sont meilleur marché. Il se vantait de résoudre ainsi tous les conflits sociaux et d'avoir créé l'harmonie sociale. 

Simone WeilLa condition ouvrière, 1937, Idées Gallimard, 1976, pp. 305-307. 

 

mardi 18 octobre 2022

KANT, Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ?, traduction Stéphane Piobetta (1913-1944)

 Qu’est-ce que les Lumières ? La sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières.

La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les a affranchis depuis longtemps d’une direction étrangère, reste cependant volontiers, leur vie durant, mineurs, et qu’il soit facile à d’autres de se poser en tuteur des premiers. Il est si aisé d’être mineur ! Si j’ai un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui décide pour moi de mon régime, etc., je n’ai vraiment pas besoin de me donner de peine moi-même. Je n’ai pas besoin de penser pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront bien de ce travail ennuyeux. Que la grande majorité des hommes (y compris le sexe faible tout entier) tienne aussi pour très dangereux ce pas en avant vers leur majorité, outre que c’est une chose pénible, c’est ce à quoi s’emploient fort bien les tuteurs qui très aimablement ont pris sur eux d’exercer une haute direction sur l’humanité. Après avoir rendu bien sot leur bétail et avoir soigneusement pris garde que ces paisibles créatures n’aient pas la permission d’oser faire le moindre pas, hors du parc ou ils les ont enfermé. Ils leur montrent les dangers qui les menace, si elles essayent de s’aventurer seules au dehors. Or, ce danger n’est vraiment pas si grand, car elles apprendraient bien enfin, après quelques chutes, à marcher ; mais un accident de cette sorte rend néanmoins timide, et la frayeur qui en résulte, détourne ordinairement d’en refaire l’essai.

Il est donc difficile pour chaque individu séparément de sortir de la minorité qui est presque devenue pour lui, nature. Il s’y est si bien complu, et il est pour le moment réellement incapable de se servir de son propre entendement, parce qu’on ne l’a jamais laissé en faire l’essai. Institutions et formules, ces instruments mécaniques de l’usage de la parole ou plutôt d’un mauvais usage des dons naturels, voilà les grelots que l’on a attachés au pied d’une minorité qui persiste. Quiconque même les rejetterait, ne pourrait faire qu’un saut mal assuré par-dessus les fossés les plus étroits, parce qu’il n’est pas habitué à remuer ses jambes en liberté. Aussi sont-ils peu nombreux, ceux qui sont arrivés par leur propre travail de leur esprit à s’arracher à la minorité et à pouvoir marcher d’un pas assuré.

Mais qu’un public s’éclaire lui-même, rentre davantage dans le domaine du possible, c’est même pour peu qu’on lui en laisse la liberté, à peu près inévitable. Car on rencontrera toujours quelques hommes qui pensent de leur propre chef, parmi les tuteurs patentés de la masse et qui, après avoir eux-mêmes secoué le joug de la minorité, répandront l’esprit d’une estimation raisonnable de sa valeur propre et de la vocation de chaque homme à penser par soi-même. Notons en particulier que le public qui avait été mis auparavant par eux sous ce joug, les force ensuite lui-même à se placer dessous, une fois qu’il a été incité à l’insurrection par quelques-uns de ses tuteurs incapables eux-mêmes de toute lumière : tant il est préjudiciable d’inculquer des préjugés parce qu’en fin de compte ils se vengent eux-mêmes de ceux qui en furent les auteurs ou de leurs devanciers. Aussi un public ne peut-il parvenir que lentement aux lumières. Une révolution peut bien entraîner une chute du despotisme personnel et de l’oppression intéressée ou ambitieuse, mais jamais une vraie réforme de la méthode de penser ; tout au contraire, de nouveaux préjugés surgiront qui serviront, aussi bien que les anciens de lisière à la grande masse privée de pensée.

Or, pour ces lumières, il n’est rien requis d’autre que la liberté ; et à vrai dire la liberté la plus inoffensive de tout ce qui peut porter ce nom, à savoir celle de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines. Mais j’entends présentement crier de tous côtés : « Ne raisonnez pas ! » L’officier dit : Ne raisonnez pas, exécutez ! Le financier : « Ne raisonnez pas, payez ! » Le prêtre : « Ne raisonnez pas, croyez ! » (Il n’y a qu’un seul maître au monde qui dise « Raisonnez autant que vous voudrez et sur tout ce que vous voudrez, mais obéissez ! »). Il y a partout limitation de la liberté. Mais quelle limitation est contraire aux lumières ? Laquelle ne l’est pas, et, au contraire lui est avantageuse ? – Je réponds : l’usage public de notre propre raison doit toujours être libre, et lui seul peut amener les lumières parmi les hommes ; mais son usage privé peut être très sévèrement limité, sans pour cela empêcher sensiblement le progrès des lumières. J’entends par usage public de notre propre raison celui que l’on en fait comme savant devant l’ensemble du public qui lit. J’appelle usage privé celui qu’on a le droit de faire de sa raison dans un poste civil ou une fonction déterminée qui vous sont confiés. Or il y a pour maintes affaires qui concourent à l’intérêt de la communauté un certain mécanisme qui est nécessaire et par le moyen duquel quelques membres de la communauté doivent se comporter passivement afin d’être tournés, par le gouvernement, grâce à une unanimité artificielle, vers des fins publiques ou du moins pour être empêchés de détruire ces fins. Là il n’est donc pas permis de raisonner ; il s’agit d’obéir. Mais, qu’une pièce de la machine se présente en même temps comme membre d’une communauté, et même de la société civile universelle, en qualité de savant, qui, en s’appuyant sur son propre entendement, s’adresse à un public par des écrits : il peut en tout cas raisonner, sans qu’en pâtissent les affaires auxquelles il est préposé partiellement en tant que membre passif. Il serait très dangereux qu’un officier à qui un ordre a été donné par son supérieur, voulût raisonner dans son service sur l’opportunité ou l’utilité de cet ordre ; il doit obéir. Mais si l’on veut être juste, il ne peut lui être défendu, en tant que savant, de faire des remarques sur les fautes en service de guerre et de les soumettre à son public pour qu’il les juge. Le citoyen ne peut refuser de payer les impôts qui lui sont assignés : même une critique impertinente de ces charges, s’il doit les supporter, peut être punie en tant que scandale (qui pourrait occasionner des désobéissances généralisées). Cette réserve faite, le même individu n’ira pas à l’encontre des devoirs d’un citoyen, s’il s’exprime comme savant, publiquement, sa façon de voir contre la maladresse ou même l’injustice de telles impositions. De même un prêtre est tenu de faire l’enseignement à des catéchumènes et à sa paroisse selon le symbole de l’Église qu’il sert, car il a été admis sous cette condition. Mais, en tant que savant, il a pleine liberté, et même plus : il a la mission de communiquer au public toutes ses pensées soigneusement pesées et bien intentionnées sur ce qu’il y a d’incorrect dans ce symbole et de lui soumettre ses projets en vue d’une meilleure organisation de la chose religieuse et ecclésiastique. En cela non plus il n’y a rien qui pourrait être porté à charge à sa conscience. Car ce qu’il enseigne par suite de ses fonctions, comme mandataire de l’Eglise, il le présente comme quelque chose au regard de quoi il n’a pas libre pouvoir d’enseigner selon son opinion personnelle, mais en tant qu’enseignement qu’il s’est engagé à professer au nom d’une autorité étrangère. Il dira « Notre Église enseigne telle ou telle chose. Voilà les arguments dont elle se sert ». Il tirera en cette occasion pour sa paroisse tous les avantages pratiques de propositions auxquelles il ne souscrirait pas en toute conviction, mais qu’il s’est pourtant engagé à exposer parce qu’il n’est pas entièrement impossible qu’il s’y trouve une vérité cachée, et qu’en tout cas, du moins, rien ne s’y trouve qui contredise la religion intérieure. Car, s’il croyait trouver rien de tel, il ne saurait en conscience conserver ses fonctions ; il devrait s’en démettre. Par conséquent l’usage de sa raison que fait un éducateur en exercice devant son assistance est seulement un usage privé, parce qu’il s’agit simplement d’une réunion de famille, si grande que celle-ci puisse être, et, par rapport à elle, en tant que prêtre, il n’est pas libre et ne doit non plus l’être, parce qu’il remplit une fonction étrangère. Par contre, en tant que savant, qui parle par des écrits au public proprement dit, c’est-à-dire au monde, – tel donc un membre du clergé dans l’usage public de sa raison – il jouit d’une liberté sans bornes d’utiliser sa propre raison et de parler en son propre nom. Car prétendre que les tuteurs du peuple (dans les affaires spirituelles) doivent être eux-mêmes à leur tour mineurs, c’est là une ineptie, qui aboutit à la perpétuation éternelle des inepties.

Mais une telle société ecclésiastique, en quelque sorte un synode d’Églises, ou une classe de Révérends (comme elle s’intitule elle-même chez les Hollandais), ne devrait-elle pas être fondée en droit à faire prêter serment sur un certain symbole immuable, pour faire peser par ce procédé une tutelle supérieure incessante sur chacun de ses membres, et, par leur intermédiaire, sur le peuple, et pour précisément éterniser cette tutelle ? Je dis que c’est totalement impossible. Un tel contrat qui déciderait d’écarter pour toujours toute lumière nouvelle du genre humain, est radicalement nul et non avenu ; quand bien même serait-il entériné par l’autorité suprême, par des Parlements, et par les traités de paix les plus solennels. Un siècle ne peut pas se confédérer et jurer de mettre le suivant dans une situation qui lui rendra impossible d’étendre ses connaissances (particulièrement celles qui sont d’un si haut intérêt), de se débarrasser des erreurs, et en général de progresser dans les lumières. Ce serait un crime contre la nature humaine, dont la destination originelle consiste justement en ce progrès ; et les successeurs sont donc pleinement fondés à rejeter pareils décrets, en arguant de l’incompétence et de la légèreté qui y présidèrent. La pierre de touche de tout ce qui peut être décidé pour un peuple sous forme de loi tient dans la question suivante : « Un peuple accepterait-il de se donner lui-même pareille loi ? » Éventuellement il pourrait arriver que cette loi fût en quelque manière possible pour une durée déterminée et courte, dans l’attente d’une loi meilleure, en vue d’introduire un certain ordre. Mais c’est à la condition de laisser en même temps à chacun des citoyens, et particulièrement au prêtre, en sa qualité de savant, la liberté de formuler des remarques sur les vices inhérents à l’institution actuelle, et de les formuler d’une façon publique, c’est-à-dire par des écrits, tout en laissant subsister l’ordre établi. Et cela jusqu’au jour où l’examen de la nature de ces choses aurait été conduit assez loin et assez confirmé pour que, soutenu par l’accord des voix (sinon de toutes), un projet puisse être porté devant le trône : projet destiné à protéger les communautés qui se seraient unies, selon leurs propres conceptions, pour modifier l’institution religieuse, mais qui ne contraindrait pas ceux qui voudraient demeurer fidèles à l’ancienne. Mais, s’unir par une constitution durable qui ne devrait être mise en doute par personne, ne fût-ce que pour la durée d’une vie d’homme, et par là frapper de stérilité pour le progrès de l’humanité un certain laps de temps, et même le rendre nuisible pour la postérité, voilà ce qui est absolument interdit.

Un homme peut bien, en ce qui le concerne, ajourner l’acquisition d’un savoir qu’il devrait posséder. Mais y renoncer, que ce soit pour sa propre personne, et bien plus encore pour la postérité, cela s’appelle voiler les droits sacrés de l’humanité et les fouler aux pieds. Or, ce qu’un peuple lui-même n’a pas le droit de décider quant à son sort, un monarque a encore bien moins le droit de le faire pour le peuple, car son autorité législative procède justement de ce fait qu’il rassemble la volonté générale du peuple dans la sienne propre. Pourvu seulement qu’il veille à ce que toute amélioration réelle ou supposée se concilie avec l’ordre civil, il peut pour le reste laisser ses sujets faire de leur propre chef ce qu’ils trouvent nécessaire d’accomplir pour le salut de leur âme ; ce n’est pas son affaire, mais il a celle de bien veiller à ce que certains n’empêchent point par la force les autres de travailler à réaliser et à hâter ce salut de toutes leurs forces en leur pouvoir. Il porte même préjudice à sa majesté même s’il s’immisce en cette affaire en donnant une consécration officielle aux écrits dans lesquels ses sujets s’efforcent de tirer leurs vues au clair, soit qu’il le fasse sous sa propre et très haute autorité, ce en quoi il s’expose au grief « César n’est pas au-dessus des grammairiens », soit, et encore plus, s’il abaisse sa suprême puissance assez bas pour protéger dans son Etat le despotisme clérical et quelques tyrans contre le reste de ses sujets.

Si donc maintenant on nous demande : « Vivons-nous actuellement dans un siècle éclairé ? » », voici la réponse : « Non, mais bien dans un siècle en marche vers les lumières. » Il s’en faut encore de beaucoup, au point où en sont les choses, que les humains, considérés dans leur ensemble, soient déjà en état, ou puissent seulement y être mis, d’utiliser avec maîtrise et profit leur propre entendement, sans le secours d’autrui, dans les choses de la religion. Toutefois, qu’ils aient maintenant le champ libre pour s’y exercer librement, et que les obstacles deviennent insensiblement moins nombreux, qui s’opposaient à l’avènement d’une ère générale des lumières et à une sortie de cet état de minorité dont les hommes sont eux-mêmes responsables, c’est ce dont nous avons des indices certains. De ce point de vue, ce siècle est le siècle des lumières, ou siècle de Frédéric.

Un prince qui ne trouve pas indigne de lui de dire qu’il tient pour un devoir de ne rien prescrire dans les affaires de religion aux hommes, mais de leur laisser en cela pleine liberté, qui par conséquent décline pour son compte l’épithète hautaine de tolérance, est lui-même éclairé : et il mérite d’être honoré par ses contemporains et la postérité reconnaissante, eu égard à ce que le premier il sortit le genre humain de la minorité, du moins dans un sens gouvernemental, et qu’il laissa chacun libre de se servir en tout ce qui est affaire de conscience, de sa propre raison. Sous lui, des prêtres vénérables ont le droit, sans préjudice des devoirs professionnels, de proférer leurs jugements et leurs vues qui s’écartent du symbole officiel, en qualité d’érudits, et ils ont le droit de les soumettre librement et publiquement à l’examen du monde, à plus forte raison toute autre personne qui n’est limitée par aucun devoir professionnel. Cet esprit de liberté s’étend encore à l’extérieur, même là où il se heurte à des obstacles extérieurs de la part d’un gouvernement qui méconnaît son propre rôle. Cela sert au moins d’exemple à ce dernier pour comprendre qu’il n’y a pas à concevoir la moindre inquiétude pour la durée publique et l’unité de la chose commune dans une atmosphère de liberté. Les hommes se mettent d’eux-mêmes en peine peu à peu de sortir de la grossièreté, si seulement on ne s’évertue pas à les y maintenir.

J’ai porté le point essentiel dans l’avènement des lumières sur celles par lesquelles les hommes sortent d’une minorité dont ils sont eux-mêmes responsables, – surtout sur les questions de religion ; parce que, en ce qui concerne les arts et les sciences, nos maîtres n’ont aucun intérêt à jouer le rôle de tuteurs sur leurs sujets ; par dessus le marché, cette minorité dont j’ai traité est la plus préjudiciable et en même temps la plus déshonorante de toutes. Mais la façon de penser d’un chef d’État qui favorise les lumières, va encore plus loin, et reconnaît que, même du point de vue de la législation, il n’y a pas danger à permettre à ses sujets de faire un usage public de leur propre raison et de produire publiquement à la face du monde leurs idées touchant une élaboration meilleure de cette législation même au travers d’une franche critique de celle qui a déjà été promulguée ; nous en avons un exemple illustre, par lequel aucun monarque n’a surpassé celui que nous honorons.

Mais aussi, seul celui qui, éclairé lui-même, ne redoute pas l’ombre (les fantômes), tout en ayant sous la main une armée nombreuse et bien disciplinée pour garantir la tranquillité publique, peut dire ce qu’un État libre ne peut oser: «Raisonnez tant que vous voudrez et sur les sujets qu’il vous plaira, mais obéissez !»

Ainsi les affaires humaines prennent ici un cours étrange et inattendu : de toutes façons, si on considère celui-ci dans son ensemble, presque tout y est paradoxal. Un degré supérieur de liberté civile paraît avantageux à la liberté de l’esprit du peuple et lui impose néanmoins des limites infranchissables ; un degré moindre lui fournit l’occasion de s’étendre de tout son pouvoir. Une fois donc que la nature sous cette rude écorce a libéré un germe, sur lequel elle veille avec toute sa tendresse, c’est-à-dire cette inclination et cette disposition à la libre pensée, cette tendance alors agit graduellement à rebours sur les sentiments du peuple (ce par quoi le peuple augmente peu à peu son aptitude à se comporter en liberté) et pour finir elle agit même en ce sens sur les fondements du gouvernement, lequel trouve profitable pour lui-même de traiter l’homme, qui est alors plus qu’une machine, selon la dignité qu’il mérite.

 

Note de Kant

Dans les Nouvelles Hebdomadaires de Bueschning du 13 septembre, je lis aujourd’hui 30 du même mois l’annonce de la Revue Mensuelle Berlinoise, où se trouve la réponse de M. Mendelssohn à la même question ? Je ne l’ai pas encore eue entre les mains ; sans cela elle aurait arrêté ma présente réponse, qui ne peut plus être considérée maintenant que comme un essai pour voir jusqu’où le hasard peut réaliser l’accord des pensées.

 

 

vendredi 14 octobre 2022

corrigé d'une question d'interprétation philosophique sur Thoreau

 Sujet

 

David Thoreau, écrivain et philosophie américain, a développé une critique de la civilisation urbaine et industrielle. Il a aussi choisi, à un certain moment de sa vie, de se retirer au fond des bois. 

 

Chacun doit trouver en lui-même son propre rythme, et c’est la vérité. Le jour naturel est très calme et il ne reprochera jamais à quiconque son indolence.

Mon mode de vie me fournissait du moins cet avantage sur ceux qui étaient contraints d’aller chercher ailleurs leurs distractions, dans la société et au théâtre, car ma vie elle-même était devenue ma distraction et elle ne cessait jamais de se renouveler. C’était un drame aux nombreuses scènes, et sans fin. Si vraiment nous trouvions toujours de quoi vivre et réglions sans cesse notre existence selon la dernière et meilleure façon que nous avons apprise, jamais nous ne connaîtrions l’ennui. Suivez votre génie d’assez près, il ne manquera pas de vous montrer à chaque heure une perspective inédite. Les tâches domestiques étaient un agréable passe-temps. Quand mon sol était sale, je me levais de bonne heure, j’installais tout mon mobilier dehors sur l’herbe, le lit et la literie en vrac, je jetais de l’eau sur mon plancher, j’y répandais du sable blanc venant du lac, puis je le frottais avec un balai pour le rendre propre et immaculé ; et à l’heure où les villageois prenaient leur petit-déjeuner, le soleil du matin avait suffisamment séché ma maison pour me permettre d’y réaménager, et c’est à peine si mes méditations s’en trouvaient interrompues. J’avais plaisir à voir tous mes meubles et mes objets dehors dans l’herbe, faisant un petit tas comme le ballot d’un bohémien, et ma table à trois pieds d’où je n’ôtais pas les livres, la plume et l’encrier, dressée parmi les pins et les hickories[1] .Ils semblaient heureux de prendre l’air, et presque réticents à l’idée de réintégrer leur décor initial. Parfois, j’avais envie d’installer un auvent au-dessus d’eux et de m’asseoir dessous. Cela valait vraiment la peine de voir le soleil briller sur toutes ces choses et d’entendre le vent souffler librement sur elles; nos objets les plus familiers semblent tellement plus intéressants quand ils sont dehors que dans la maison. Un oiseau est perché sur la branche toute proche, l’immortelle pousse sur la table et les ronces s’enroulent autour de ses pieds ; les pommes de pin, les bogues de châtaignes et les feuilles de fraisier jonchent l’herbe. On dirait que c’est la manière dont ces formes ont été métamorphosées en meubles, tables, chaises et lits – parce qu’ils ont été un jour parmi elles. 

Henry David Thoreau, Walden ou la Vie dans les bois, 1854 - traduction de Brice Matthieussent

Première partie : interprétation philosophique 

Comment Thoreau montre-t-il que l’attention aux choses sensibles suffit à remplir l’existence ?

Deuxième partie : essai littéraire 

Les œuvres littéraires renouvellent-elles notre approche du quotidien ?

 

Corrigé de la Première partie : interprétation philosophique 

 

Vivant seul dans les bois, Thoreau a rompu avec la civilisation urbaine. Il lui faut donc vivre hors des sollicitations de la société et trouver dans les choses naturelles ou artificielles qu’il utilise de quoi remplir sa vie. Or, ces choses sont sensibles au sens où elles sont accessibles aux sens et à l’activité du corps humain.

Comment Thoreau, dans cet extrait de Walden ou la vie dans les bois de 1854, montre-t-il que l’attention aux choses sensibles suffit à remplir l’existence de celui qui rompt avec la société moderne ?

 

Dans un premier temps, Thoreau au début de cet extrait propose une règle de vie, ce  qui présuppose qu’elle est souhaitable mais non suivie. Cette règle est que chacun doit trouver dans sa propre vie son rythme, c’est-à-dire un mouvement relativement régulier avec une certaine répétition, dont la musique donne l’exemple le meilleur.

Ce que cette règle que Thoreau énonce comme vérité doit permettre à chacun de trouver en soi de quoi se distraire. il s’oppose ainsi à la vie urbaine qui amène les individus à chercher à se distraire en société ou au théâtre. En société, c’est-à-dire dans la relation avec les autres. Au théâtre, c’est-à-dire dans le spectacle d’une action comique ou tragique, voire le deux. Dans les deux cas l’individu cherche à l’extérieur de soi de quoi l’occuper et le détourner de lui-même. Thoreau oppose aux distractions de la civilisation urbaine, la possibilité de se distraire           avec soi-même avec sa propre vie qui présente des drames, c’est-à-dire des actions de nature théâtrale. Or, se distraire avec soi, ce n’est pas se détourner de soi, mais au contraire se retrouver avec soi. Aussi Thoreau en vient-il à  conseiller de régler son existence sur ce qu’on a découvert. Il en vient à conseiller de suivre son génie, ce terme désigne une entité qui accompagne l’individu chez les Romains et qui en est comme le double, autrement dit, le génie de chacun est lui-même. C’est en suivant sa propre inspiration qu’on peut donc éviter l’ennui, c’est-à-dire une vie où rien n’attire l’intérêt, où le vide prédomine. Ces règles ne permettent pas de savoir quelle est la présence des choses sensibles.

Comment interviennent-elles dans cette existence qui se satisfait d’elle-même ?

 

Thoreau prend un exemple assez paradoxal. Il s’agit du plaisir qu’il prend à faire le ménage, tâche pénible habituellement, tâche qui engage le corps et donc la sensibilité. Lorsqu’il doit laver son sol, il se lève tôt, ce qui indique un changement de rythme de vie. Son procédé consiste à tout sortir et à laver avec des produits simples, eau et sable, faciles d’accès. Lorsqu’il a fini, il est plongé encore dans ses méditations, des réflexions solitaires qui accompagnent sa tâche alors que ses voisins prennent leur petit déjeuner. Alors il contemple ses meubles dehors. Ce spectacle visuel suffit à l’occuper. Ils sont tous mêlés sauf sa table où se trouvent de quoi écrire montrant ainsi la dimension sensible du travail de l’écrivain et son importance pour lui.

Ses meubles se trouvent dans le spectacle de la nature et leur importance se montre en ce qu’il les personnifie. Ainsi trouve-t-il bien en lui un spectacle dans l’activité la plus humble. Au milieu des arbres, ses meubles reçoivent la lumière et la chaleur du soleil et sont touchés par le souffle du vent , autres aspects sensibles. Situés à l’extérieur, les objets deviennent intéressants : ils font spectacle. Après la vue et le toucher, c’est l’ouïe qui est sollicité par le chant d’un oiseau aperçu. Et la nature semble enlacer les meubles d’autant plus que Thoreau note qu’ils en proviennent.

 

Bref, pour permettre de faire de son existence le spectacle qui permet de se distraire de soi, Thoreau montre comment l’activité la plus ordinaire et la contemplation des réalités ordinaires et naturelles peuvent donner un spectacle réjouissant de sorte que l’attention aux choses sensibles permet de remplir l’existence en rompant avec une vie urbaine aliénante.



[1] « hickories » : arbres d’Amérique du Nord 

 

jeudi 13 octobre 2022

Le travail - Karl Marx : le travail aliéné

 L'économie politique cache l'aliénation dans l'essence du travail  par le fait qu'elle ne considère pas le rapport direct entre l'ouvrier (le travail) et la production. Certes, le travail produit des merveilles pour les riches, mais il produit le dénuement pour l'ouvrier. Il produit des palais, mais des tanières pour l'ouvrier. Il produit la beauté, mais l'étiolement pour l'ouvrier. Il remplace le travail par des machines, mais il rejette une partie des ouvriers dans un travail barbare et fait de l'autre partie des machines. Il produit l'esprit, mais il produit l'imbécillité, le crétinisme pour l'ouvrier.

Le rapport immédiat du travail à ses produits est le rapport de l'ouvrier aux objets de sa production. Le rapport de l'homme qui a de la fortune aux objets de la production et à la production elle-même n'est qu'une conséquence de ce premier rapport. Et il le confirme. Nous examinerons cet autre aspect plus tard.

Si donc nous posons la question : Quel est le rapport essentiel du travail, nous posons la question du rapport de l'ouvrier à la production.

Nous n'avons considéré jusqu'ici l'aliénation, le dessaisissement de l'ouvrier que sous un seul aspect, celui de son rapport aux produits de son travail. Mais l'aliénation n'apparaît pas seulement dans le résultat, mais dans l'acte de la production, à l'intérieur de l'activité productive elle-même. Comment l'ouvrier pourrait-il affronter en étranger le produit de son activité, si, dans l'acte de la production même, il ne devenait pas étranger à lui-même : le produit n'est, en fait, que le résumé de l'activité, de la production. Si donc le produit du travail est l'aliénation, la production elle-même doit être l'aliénation en acte, l'aliénation de l'activité, l'activité de l'aliénation. L'aliénation de l'objet du travail n'est que le résumé de l'aliénation, du dessaisissement, dans l'activité du travail elle-même.

Or, en quoi consiste l'aliénation du travail ?

D'abord, dans le fait que le travail est extérieur à l'ouvrier, c'est-à-dire qu'il n'appartient pas à son essence, que donc, dans son travail, celui-ci ne s'affirme pas mais se nie, ne se sent pas à l'aise, mais malheureux, ne déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. En conséquence, l'ouvrier n'a le sentiment d'être auprès de lui-même  qu'en dehors du travail et, dans le travail, il se sent en dehors de soi. Il est comme chez lui. quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il ne se sent pas chez lui. Son travail n'est donc pas volontaire, mais contraint, c'est du travail forcé. Il n'est donc pas la satis­faction d'un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. Le caractère étranger du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu'il n'existe pas de contrainte physique ou autre, le travail est fui comme la peste. Le travail extérieur, le travail dans lequel l'homme s'aliène, est un travail de sacrifice de soi, de mortification. Enfin, le caractère extérieur à l'ouvrier du travail apparaît dans le fait qu'il n'est pas son bien propre, mais celui d'un autre, qu'il ne lui appartient pas, que dans le travail l'ouvrier ne s'appartient pas lui-même, mais appartient à un autre. De même que, dans la religion, l'activité propre de l'imagination humaine, du cerveau humain et du cœur humain, agit sur l'individu indépendamment de lui, c'est-à-dire comme une activité étrangère divine ou diabolique, de même l'activité de l'ouvrier n'est pas son activité propre. Elle appartient à un autre, elle est la perte de soi-même.

On en vient donc à ce résultat que l'homme (l'ouvrier) ne se sent plus librement actif que dans ses fonctions animales, manger, boire et procréer, tout au plus encore dans l'habitation, qu'animal. Le bestial devient l'humain et l'humain devient le bestial.

Manger, boire et procréer, etc., sont certes aussi des fonctions authentiquement humaines. Mais, séparées abstraitement du reste du champ des activités humaines et devenues ainsi la fin dernière et unique, elles sont bestiales.

Nous avons considéré l'acte d'aliénation de l'activité humaine pratique, le travail, sous deux aspects : Premièrement, le rapport de l'ouvrier au produit du travail en tant qu'objet étranger et ayant barre sur lui. Ce rapport est en même temps le rapport au monde extérieur sensible, aux objets de la nature, monde qui s'oppose à lui d'une manière étrangère et hostile. Deuxièmement, le rapport du travail à l'acte de production à l'intérieur du travail. Ce rapport est le rapport de l'ouvrier à sa propre activité en tant qu'activité étrangère qui ne lui appartient pas, c'est l'activité qui est passivité, la force qui est impuissance, la procréation qui est castration, l'énergie physique et intellectuelle propre de l'ouvrier, sa vie personnelle - car qu'est-ce que la vie sinon l'activité - qui est activité dirigée contre lui-même, indépendante de lui, ne lui appartenant pas. L'aliénation de soi comme, plus haut, l'aliénation de la chose.

[XXIV] Or, nous avons encore à tirer des deux précédentes, une troisième détermination du travail aliéné.

L'homme est un être générique. Non seulement parce que, sur le plan pratique et théorique, il fait du genre, tant du sien propre que de celui des autres choses, son objet, mais encore - et ceci n'est qu'une autre façon d'exprimer la même chose - parce qu'il se comporte vis-à-vis de lui-même comme vis-à-vis du genre actuel vivant, parce qu'il se comporte vis-à-vis de lui-même comme vis-à-vis d'un être universel, donc libre.

La vie générique tant chez l'homme que chez l'animal consiste d'abord, au point de vue physique, dans le fait -que l'homme (comme l'animal) vit de la nature non-organique, et plus l'homme est universel par rapport à l'animal, plus est universel le champ de la nature non-organique dont il vit. De même que les plantes, les animaux, les pierres, l'air, la lumière, etc., constituent du point de vue théorique une partie de la conscience humaine, soit en tant qu'objets des sciences de la nature, soit en tant qu'objets de l'art - qu'ils constituent sa nature intellectuelle non-organique, qu'ils sont des moyens de subsistance intellectuelle que l'homme doit d'abord apprêter pour en jouir et les digérer - de même ils constituent aussi au point de vue pratique une partie de la vie humaine et de l'activité humaine. Physiquement, l'homme ne vit que de ces produits naturels, qu'ils apparaissent sous forme de nourriture, de chauffage, de vêtements, d'habitation, etc. L'universalité de l'homme apparaît en pratique précisément dans l'universalité qui fait de la nature entière son corps non-organique, aussi bien dans la mesure où, premièrement, elle est un moyen de subsistance immédiat que dans celle où, [deuxièmement], elle est la matière, l'objet et l'outil de son activité vitale. La nature, c'est-à-dire la nature qui n'est pas elle-même le corps humain, est le corps non-organique de l'homme. L'homme vit de la nature signifie : la nature est son corps avec lequel il doit maintenir un processus constant pour ne pas mourir. Dire que la vie physique et intellectuelle de l'homme est indissolublement liée à la nature ne signifie pas autre chose sinon que la nature est indissolublement liée avec elle-même, car l'homme est une partie de la nature.

Tandis que le travail aliéné rend étrangers à l'homme 1º la nature, 2º lui-même, sa propre fonction active, son activité vitale, il rend étranger à l'homme le genre : il fait pour lui de la vie générique le moyen de la vie individuelle. Premièrement, il rend étrangères la vie générique et la vie individuelle, et deuxièmement il fait de cette dernière, réduite à l'abstraction, le but de la première, qui est également prise sous sa forme abstraite et aliénée.

Car, premièrement, le travail, l'activité vitale, la vie productive n'apparaissent eux-mêmes à l'homme que comme un moyen de satisfaire un besoin, le besoin de conservation de l'existence physique. Mais la vie productive est la vie générique. C'est la vie engendrant la vie. Le mode d'activité vitale renferme tout le caractère d'une espèce, son caractère générique, et l'activité libre, consciente, est le caractère générique de l'homme. La vie elle-même n'apparaît que comme moyen de subsistance.

L'animal s'identifie directement avec son activité vitale. Il ne se distingue pas d'elle. Il est cette activité. L'homme fait de son activité vitale elle-même l'objet de sa volonté et de sa conscience. Il a une activité vitale consciente. Ce n'est pas une détermination avec laquelle il se confond directement. L'activité vitale consciente distingue directement l'homme de l'activité vitale de l'animal. C'est précisément par là, et par là seulement, qu'il est un être générique. Ou bien il est seulement un être conscient, autrement dit sa vie propre est pour lui un objet, précisément parce qu'il est un être générique. C'est pour cela seulement que son activité est activité libre. Le travail aliéné renverse le rapport de telle façon que l'homme, du fait qu'il est un être conscient, ne fait précisément de son activité vitale, de son essence qu'un moyen de son existence.

Par la production pratique d'un monde objectif, l'élaboration de la nature non-organique, l'homme fait ses preuves en tant qu'être générique conscient, c'est-à-dire en tant qu'être qui se comporte à l'égard du genre comme à l'égard de sa propre essence, ou à l'égard de soi, comme être générique. Certes, l'animal aussi produit. Il se construit un nid, des habitations, comme l'abeille, le castor, la fourmi, etc. Mais il produit seulement ce dont il a immédiatement besoin pour lui ou pour son petit ; il produit d'une façon unilatérale, tandis que l'homme produit d'une façon universelle ; il ne produit que sous l'empire du besoin physique immé­diat, tandis que l'homme produit même libéré du besoin physique et ne produit vraiment que lorsqu'il en est libéré; l'animal ne se produit que lui-même, tandis que l'homme reproduit toute la nature ; le produit de l'animal fait directement partie de son corps physique, tandis que l'homme affronte librement son produit. L'animal ne façonne qu'à la mesure et selon les besoins de l'espèce à laquelle il appartient, tandis que l'homme sait produire à la mesure de toute espèce et sait appliquer partout à l'objet sa nature inhérente ; l'homme façonne donc aussi d'après les lois de la beauté.

C'est précisément dans le fait d'élaborer le monde objectif que l'homme commence donc à faire réellement ses preuves d'être générique. Cette production est sa vie générique active. Grâce à cette production, la nature apparaît comme son oeuvre et sa réalité. L'objet du travail est donc l'objectivation de la vie générique de l'homme : car celui-ci ne se double pas lui-même d'une façon seulement intellectuelle, comme c'est le cas dans la conscience, mais activement, réellement, et il se contemple donc lui-même dans un monde qu'il a créé. Donc, tandis que le travail aliéné arrache à l'homme l'objet de sa production, il lui arrache sa vie générique, sa véritable objectivité générique, et il transforme l'avantage que l'homme a sur l'animal en ce désavantage que son corps non-organique, la nature, lui est dérobé.

De même, en dégradant au rang de moyen l'activité propre, la libre activité, le travail aliéné fait de la vie générique de l'homme le moyen de son existence physique.

La conscience que l'homme a de son genre se transforme donc du fait de l'aliénation de telle façon que la vie générique devient pour lui un moyen.

Donc le travail aliéné conduit aux résultats suivants :

3º L'être générique de l'homme, aussi bien la nature que ses facultés intellectuelles génériques, sont transformées en un être qui lui est étranger, en moyen de son existence individuelle. Il rend étranger à l'homme son propre corps, comme la nature en dehors de lui, comme son essence spirituelle, son essence humaine.

4º Une conséquence immédiate du fait que l'homme est rendu étranger au produit de son travail, à son activité vitale, à son être générique, est celle-ci : l'homme est rendu étranger à l'homme. Lorsque l'homme est en face de lui-même, c'est l'autre qui lui fait face. Ce qui est vrai du rapport de l'homme à son travail, au produit de son travail et à lui-même, est vrai du rapport de l'homme à l'autre ainsi qu'au travail et à l'objet du travail de l'autre.

D'une manière générale, la proposition que son être générique est rendu étranger à l'homme, signifie qu'un homme est rendu étranger à l'autre comme chacun d'eux est rendu étranger a l'essence humaine.

L'aliénation de l'homme, et en général tout rapport dans lequel l'homme se trouve avec lui-même, ne s'actualise, ne s'exprime que dans le rapport où l'homme se trouve avec les autres hommes.

Donc, dans le rapport du travail aliéné, chaque homme considère autrui selon la mesure et selon le rapport dans lequel il se trouve lui-même en tant qu'ouvrier.

[XXV] Nous sommes partis d'un fait économique, l'aliénation de l'ouvrier et de sa production. Nous avons exprimé le concept de ce fait : le travail rendu étranger, aliéné. Nous avons analysé ce concept, donc analysé seulement un fait économique.

Voyons maintenant comment le concept du travail rendu étranger, aliéné, doit s'exprimer et se représenter dans la réalité.

Si le produit du travail m'est étranger, m'affronte comme puissance étrangère, à qui appartient-il alors ?

Si ma propre activité ne m'appartient pas, si elle est une activité étrangère, de commande, à 'qui appartient-elle alors ?

À un être autre que moi.

Qui est cet être ?

Les Dieux? Certes, dans les premiers temps, la production principale, comme par exemple la construction des temples, etc., en Égypte, aux Indes, au Mexique, apparaît tout autant au service des Dieux que le produit en appartient aux Dieux. Mais les Dieux seuls n'ont jamais été maîtres du travail. Tout aussi peu la nature. Et quelle contradiction serait-ce aussi que, à mesure que l'homme se soumet la nature plus entièrement par son travail, que les miracles des Dieux sont rendus plus superflus par les miracles de l'industrie, l'homme doive pour l'amour de ces puissances renoncer à la joie de produire et à la jouissance du produit.

L'être étranger auquel appartient le travail et le produit du travail, au service duquel se trouve le travail et à la jouissance duquel sert le produit du travail, ne peut être que l'homme lui-même.

Si le produit du travail n'appartient pas à l'ouvrier, s'il est une puissance étrangère en face de lui, cela n'est possible que parce qu'il appartient à un autre homme en dehors de l'ouvrier. Si son activité lui est un tourment, elle doit être la jouissance d'un autre et la joie de vivre pour un autre. Ce ne sont pas les dieux, ce n'est pas la nature, qui peuvent être cette puissance étrangère sur l'homme, c'est seulement l'homme lui-même.

Réfléchissons encore à la proposition précédente : le rapport de l'homme à lui-même n'est objectif, réel, pour lui que par son rapport à l'autre. Si donc il se comporte à l'égard du produit de son travail, de son travail objectivé, comme à l'égard d'un objet étranger, hostile, puissant, indépendant de lui, il est à son égard dans un tel rapport qu'un autre homme qui lui est étranger, hostile, puissant, indépendant de lui, est le maître de cet objet. S'il se comporte à l'égard de sa propre activité comme à l'égard d'une activité non-libre, il se comporte vis-à-vis d'elle comme vis-à-vis de l'activité au service d'un autre homme, sous sa domination, sa contrainte et son joug.

Toute aliénation de soi de l'homme à l'égard de soi-même et de la nature apparaît dans le rapport avec d'autres hommes, distincts de lui, dans lequel il se place lui-même et place la nature. C'est pourquoi l'aliénation religieuse de soi apparaît nécessairement dans le rapport du laïque au prêtre ou, comme il s'agit ici du monde intellectuel, à un médiateur, etc. Dans le monde réel pratique, l'aliénation de soi ne peut apparaître que par le rapport réel pratique à l'égard d'autres hommes. Le moyen grâce auquel s'opère l'aliénation est lui-même un moyen pratique. Par le travail aliéné, l'homme n'engendre donc pas seulement son rapport avec l'objet et l'acte de production en tant que puissances étrangères et qui lui sont hostiles ; il engendre aussi le rapport dans lequel d'autres hommes se trouvent à l'égard de sa production et de son produit et le rapport dans lequel il se trouve avec ces autres hommes. De même qu'il fait de sa propre production sa propre privation de réalité, sa punition, et de son propre produit une perte, un produit qui ne lui appartient pas, de même il crée la domination de celui qui ne produit pas sur la production et sur le produit. De même qu'il se rend étrangère sa propre activité, de même il attribue en propre à l'étranger l'activité qui ne lui est pas propre.

Nous n'avons considéré jusqu'ici le rapport que du point de vue de l'ouvrier et nous l'examinerons par la suite aussi du point de vue du non-ouvrier.

Donc, par l'intermédiaire du travail devenu étranger, aliéné, l'ouvrier engendre le rapport à ce travail d'un homme qui y est étranger et se trouve placé en dehors de lui. Le rapport de l'ouvrier à l'égard du travail engendre le rapport du capitaliste, du maître du travail, quel que soit le nom qu'on lui donne, à l'égard de celui-ci. La propriété privée est donc le produit, le résultat, la conséquence nécessaire du travail aliéné, du rapport extérieur de l'ouvrier à la nature et à lui-même.

La propriété privée résulte donc par analyse du concept de travail aliéné, c'est-à-dire d'homme aliéné, de travail devenu étranger, de vie devenue étrangère, d'homme devenu étranger.

Nous avons certes tiré le concept de travail aliéné (de vie aliénée) de l'économie politique comme le résultat du mouvement de la propriété privée. Mais de l'analyse de ce concept, il ressort que, si la propriété privée apparaît comme la raison, la cause du travail aliéné, elle est bien plutôt une conséquence de celui-ci, de même que les dieux à l'origine ne sont pas la cause, mais l'effet de l'aberration de l'entendement humain. Plus tard, ce rapport se change en action réciproque.

Ce n'est qu'au point culminant du développement de la propriété privée que ce mystère qui lui est propre reparaît de nouveau, à savoir d'une part qu'elle est le produit du travail aliéné et d'autre part qu'elle est le moyen par lequel le travail s'aliène, qu'elle est la réalisation de cette aliénation.

Marx, Manuscrits de 1844.

 

mardi 11 octobre 2022

corrigé d'un essai argumenté : la croyance est-elle une opinion?

 « Je crois que l’homme n’a pas marché sur la Lune » dit l’un, « Mon opinion est que les images d’Apollo ont été faites à Hollywood » dit l’autre : la croyance et l’opinion semblent identiques. Pourtant si on dit croire en Dieu, on ne dit pas qu’on a pour opinion que Dieu veille sur nous. Dès lors la croyance est-elle une opinion ?

 

La croyance est l’assentiment donné à une proposition sans preuves. En ce sens, elle ne se distingue pas de l’opinion car elle s’oppose au savoir toutes les deux. Croire que la Terre est immobile en s’appuyant sur Josué10 :12, ou parce qu’on l’a toujours entendu, c’est la même attitude au XVI° siècle que celle des platistes de nos jours qui soutiennent l’opinion que la Terre est plate. La croyance est une opinion dans le sens où l’une et l’autre affirment comme vrai ce qu’elles sont incapables de prouver, voire le contraire de ce qu’on peut prouver comme on le voit dans la croyance aux miracles où dans les opinions antisémites maintes et maintes fois réfutées et toujours vivaces malgré cela. C’est pour cela qu’Adorno, dans Modèles critiques tient l’opinion pour une affirmation subjective qui vise à se protéger du réel comme la croyance finalement qui est fondamentalement subjective.

Mais la foi n’est-elle pas tout autre que l’opinion ?

 

La foi est une croyance volontaire dit Alain qui repose sur un idéal humain. La foi religieuse est de cet ordre. Après s’être montré à Thomas qui avait refusé de croire à sa résurrection, Jésus de Nazareth selon L’Évangile de Jean (20 :29) déclare « bienheureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru ». Il est clair alors que la foi repose sur une décision de l’individu pour croire. Là la croyance au sens de la foi n’est pas une opinion en ce qu’elle n’est pas une adhésion aveugle à une proposition.

Reste qu’il y a dans la croyance quelque chose qui l’opposant au savoir semble  l’identifier à l’opinion, c’est l’absence de preuves, voire son refus de toute preuve pour mieux s’affirmer comme le soutient François Châtelet dans son Platon. La δόξα (doxa) prétend connaître la vérité sur la base d’une expérience et des intérêts de celui qui l’affirme alors que les opinions sont contradictoires et n’ont aucune valeur de vérité. Quant à ses motifs tel qu’Alain les définit dans ses Définitions, les passions ou les coutumes, voire la répétition des connaissances sans les preuves qui les valident comme lorsqu’on croit ou qu’on a l’opinion que la Terre est sphérique sans savoir pourquoi.

Toutefois si la croyance paraît être une opinion par rapport à la connaissance, ne s’en distingue-t-elle pas dans le domaine politique ?

 

En effet, c’est en politique que l’on énonce des opinions. Elles ne désignent pas seulement des façons de se représenter la réalité, donc des croyances, mais surtout des façons d’agir en commun avec les autres.

Aussi l’opinion, pour être la meilleure possible, doit faire droit aux autres opinions, les prendre en compte pour être la plus représentative possible comme l’analyse Hannah Arendt dans La crise de la culture. Pour qu’une opinion soit valable, il faut qu’elle soit désintéressée, là où la croyance exprime toujours l’intérêt de l’individu.

 

Ainsi la croyance est une opinion du point de vue de la connaissance, même la foi car la croyance comme l’opinion refuse les preuves ou les néglige.

Elles diffèrent dans le domaine politique où l’opinion peut être représentative en étant ouverte et désintéressée, ce que n’ est pas la croyance.

vendredi 7 octobre 2022

HLP - corrigé d'un essai: Dans quelle mesure la souffrance transforme-t-elle le sujet ?

 Sujet :

Dans La Douleur, récit en forme de journal, Marguerite Duras narre l’attente et le retour de son mari, nommé ici Robert L., des camps de concentration.

 

 

J'ai entendu des cris retenus dans l'escalier, un remue-ménage, un piétinement. Puis des claquements de portes et des cris. C'était ça. C'était eux qui revenaient d'Allemagne. 

Je n'ai pas pu l'éviter. Je suis descendue pour me sauver dans la rue. Beauchamp et D. le soutenaient par les aisselles. Ils étaient arrêtés au palier du premier étage. Il avait les yeux levés.

Je ne sais plus exactement. Il a dû me regarder et me reconnaître et sourire. J'ai hurlé que non, que je ne voulais pas voir. Je suis repartie, j'ai remonté l'escalier. Je hurlais, de cela je me souviens. La guerre sortait dans des hurlements. Six années sans crier. Je me suis retrouvée chez des voisins. Ils me forçaient à boire du rhum, ils me le versaient dans la bouche. Dans les cris.

Je ne sais plus quand je me suis retrouvée devant lui, lui, Robert L. Je me souviens des sanglots partout dans la maison, que les locataires sont restés longtemps dans l'escalier, que les portes étaient ouvertes. On m'a dit après que la concierge avait décoré l'entrée pour l'accueillir et que dès qu'il était passé, elle avait tout arraché et qu'elle, elle s'était enfermée dans sa loge, farouche, pour pleurer.

 

Dans mon souvenir, à un moment donné, les bruits s'éteignent et je le vois. Immense. Devant moi. Je ne le reconnais pas. Il me regarde. Il sourit. Il se laisse regarder. Une fatigue surnaturelle se montre dans son sourire, celle d'être arrivé à vivre jusqu'à ce moment-ci. C'est à ce sourire que tout à coup je le reconnais, mais de très loin, comme si je le voyais au fond d'un tunnel. C’est un sourire de confusion. Il s'excuse d'en être là, réduit à ce déchet. Et puis le sourire s'évanouit. Et il redevient un inconnu. Mais la connaissance est là, que cet inconnu c'est lui, Robert L., dans sa totalité. 

Il avait voulu revoir la maison. On l'avait soutenu et il avait fait le tour des chambres. Ses joues se plissaient mais elles ne se décollaient pas des mâchoires, c'était dans ses yeux qu'on avait vu son sourire. Quand il était passé dans la cuisine, il avait vu le clafoutis qu'on lui avait fait. Il a cessé de sourire : « Qu'est-ce que c'est ? » On le lui avait dit. A quoi il était ? Aux cerises, c'était la pleine saison. « Je peux en manger? - Nous ne le savons pas, c'est le docteur qui le dira. » Il était revenu au salon, il s'était allongé sur le divan. « Alors je ne peux pas en manger ? - Pas encore. – Pourquoi ? –Parce qu’il y a déjà eu des accidents dans Paris à trop vite faire manger les déportés au retour des camps. » 

Il avait cessé de poser des questions sur ce qui s'était passé pendant son absence. Il avait cessé de nous voir. Son visage s'était recouvert d'une douleur intense et muette parce que la nourriture lui était encore refusée, que ça continuait comme au camp de concentration. Et comme au camp, il avait accepté en silence. Il n'avait pas vu qu'on pleurait. Il n'avait pas vu non plus qu'on pouvait à peine le regarder, à peine lui répondre.

 

Le docteur est arrivé. Il s'est arrêté net, la main sur la poignée, très pâle. Il nous a regardés puis il a regardé la forme sur le divan. Il ne comprenait pas. Et puis il a compris : cette forme n'était pas encore morte, elle flottait entre la vie et la mort et on l'avait appelé, lui, le docteur, pour qu'il essaye de la faire vivre encore. Le docteur est entré. Il est allé jusqu'à la forme et la forme lui a souri. Ce docteur viendra plusieurs fois par jour pendant trois semaines, à toute heure du jour et de la nuit. Dès que la peur était trop grande, on l'appelait, il venait. Il a sauvé Robert L. Il a été lui aussi emporté par la passion de sauver Robert L. de la mort. Il a réussi. 

Marguerite Duras, La Douleur, 1985 

 

Première partie

Question d’interprétation littéraire : 

Comment l’écriture de Duras rend-elle compte de la fragmentation du moi ?

 

Deuxième partie Essai philosophique : 

Dans quelle mesure la souffrance transforme-t-elle le sujet ? 

Pour construire votre réponse, vous vous réfèrerez au texte ci-dessus, ainsi qu’aux lectures et connaissances, tant littéraires que philosophiques, acquises durant l’année. 

 

Corrigé de l’essai philosophique

La souffrance qui frappe le corps et l’âme, peut provenir de mauvais traitements, de blessures physiques parfois irréversibles. Ce qui la caractérise, c’est qu’elle dure, là où la douleur est plus brève. Elle affecte donc le sujet dont l’identité est ainsi perturbée. Ainsi, la souffrance est-elle susceptible de traumatiser un sujet, soit de lui infliger une grave blessure morale comme celle qui affecte Oreste dans l’Andromaque de Racine alors qu’Hermione qu’il aimait s’est suicidé sur le corps de Pyrrhus qu’elle aimait, et qui a des visions qui montre qu’il sombre dans la folie, dans l’aliénation de soi : « Pour qui sont ses serpents qui sifflent sur vos têtes ? » (acte V, scène 5)

Dans quelle mesure la souffrance transforme-t-elle le sujet ? 

 

On pourrait penser que le sujet n’est pas affecté par la souffrance dans la mesure où son identité lui apparaît par sa conscience de sorte qu’il la constate et peut même en quelque sorte l’évacuer en la racontant. Ainsi la narratrice montre qu’elle a souffert de l’absence de son mari qui était en camp de concentration. Il revient, mais elle ne peut le revoir parce que la souffrance due à l’absence est trop forte.

Toujours est-il qu’elle demeure elle-même. Et elle finit par l’accepter comme le même que ce qu’il était, à savoir son mari qu’elle attendait et espérait. La reconnaissance mutuelle des époux leur assure leur propre identité.

La souffrance laisse-t-elle le sujet identique à lui-même ?

 

Ce qui fait le sujet, le moi, c’est la conscience qu’il a de lui-même comme Locke l’a soutenu dans son Essai sur l’entendement humain. Dès lors le sujet qui souffre ressent quelque chose qui vient de son corps comme Descartes l’explique dans les Passions de l’âme. Si la douleur est une passion de l’âme, elle ne peut transformer le sujet, tout au plus elle le dispose à agir d’une certaine façon. Ainsi la narratrice du récit de Duras conserve malgré tout son identité de femme mariée et aide son mari en faisant venir un médecin. Si elle souffre de le voir diminuer, elle le reconnaît à son sourire et se reconnaît comme sa femme.

Toutefois, le récit montre dans l’ancien prisonnier une souffrance qui a atteint une mesure qui semble transformer le sujet.

 

La narratrice reconnaît à peine son mari qui revient des camps, comme si la souffrance qu’il y avait éprouvée l’avait changé. La narratrice a souffert de la séparation d’avec son mari. Elle le retrouve comme un déchet. Ce qui est difficile à supporter pour elle. Cet état du prisonnier semble avoir altéré son identité. Ainsi ne se domine-t-il pas lorsqu’on l’empêche de manger pour son bien. Il reste fixé sur son expérience de privation de nourriture dans les camps. Comme s’il ne pouvait dominer la nouvelle situation. On peut dire alors que la souffrance transforme le sujet dans la mesure où il n’arrive plus à être disponible pour la situation telle qu’elle se présente. Il reste fixé au passé et n’est plus vraiment disponible pour le présent. C’est cette absence de disposition de soi qui fait la transformation du sujet. Ici, elle n’est pas irréversible grâce à l’intervention du docteur.

 

En un mot, la souffrance, c’est-à-dire cette douleur ancrée et durable ne peut altérer la conscience d’être soi-même qui fait l’identité du sujet, elle peut par contre le fixer sur son passé et c’est en ce sens qu’elle le transforme en lui rendant difficile, voire impossible, la libre disposition de lui-même.