lundi 31 décembre 2018

L'amour - citations

Le long temps ni l’absence lointaine, vaincre ne peut l’amour vraie et certaine.
Clément Marot, Épitre à la demoiselle négligente de venir voir ses amis(1540)

Rien n’est impossible à qui sait bien aimer.
Thomas Corneille, Bérénice

Le plaisir de l'amour est d’aimer ; et l’on est plus heureux par la passion que l’on a que par celle que l’on donne. 
La Rochefoucauld, Maximes, 259.


Il est difficile de définir l’amour. Ce qu’on en peut dire est que dans l’âme c’est une passion de régner, dans les esprits c’est une sympathie, et dans le corps ce n’est qu’une envie cachée et délicate de posséder ce que l’on aime après beaucoup de mystères.
La Rochefoucauld, Maximes, 68.

Il semble que l’amour ne cherche pas les perfections réelles ; on dirait qu’il les craint. Il n’aime que celles qu’il crée, qu’il suppose ; il ressemble à ces rois qui ne reconnaissent de grandeurs que celles qu’ils ont faites.
Chamfort, Maximes et pensées, CCCLXXX.

Et le bonheur est d’aimer bien plus que d’être aimé.
Stendhal, Voyage dans le midi de la France, 1838.

À qui continue d’aimer, un amour défunt est à la fois présent et passé ; il est présent pour le cœur fidèle, il est passé pour le cœur malheureux. 
Gaston Bachelard, L’intuition de l’instant (1932)

Il est si doux d’aimer n’importe qui, n’importe quoi, en vivant le départ, le seul jaillissement des effusions.
Gaston Bachelard, La dialectique de la durée(1936).

L'amour n’est qu’un feu à transmettre ; le feu n’est qu’un amour à surprendre.
Gaston Bachelard, La psychanalyse du feu(1938)

Mais l’amour transcende le désir ; il a pour fin non pas un objet, mais une personne ; il surmonte l’antinomie de l’activité et de la passivité, de la liberté et de la nécessité.
Louis Lavelle, L’existence et la valeur(1991 posthume).


Corrigé : N'exprime-t-on que ce dont on a conscience ?

Il arrive souvent que nos gestes ou nos propos nous trahissent. Nous exprimons ce que nous ne voulions pas dire ou même nous apprenons que nous pensions autre chose que ce dont nous sommes conscients. D’où l’idée qu’on exprime parfois ce dont on n’a pas conscience.
Et cependant, s’exprimer, c’est extérioriser ce qui est intérieur avec l’intention de le faire. Bref, l’idée d’expression semble envelopper nécessairement la conscience.
Dès lors, on peut se demander si on n’exprime que ce dont on a conscience ou bien s’il est possible de penser sans contradiction une expression qui n’aurait pas la conscience pour source.


Qui dit conscience dit réflexion. En effet, qui ne réfléchit pas est considéré comme un inconscient comme Alain l’indique dans ses Définitions (1953 posthume). Pour s’exprimer, il faut savoir ce qu’on a en soi et qu’on veut extérioriser. Il faut savoir qu’on pense et c’est ce que permet la conscience, ce « savoir revenant sur lui-même » comme l’a définie Alain. C’est pour cela que toute manifestation de soi peut être une expression sans que le sujet lui-même s’exprime. Si je pâlis à la vue d’une horreur, ma peur est exprimée mais moi, je ne me suis pas exprimé. Si je fuis, alors j’agis en lâche et il n’y a là encore nulle expression de soi. On dit bien de certains qu’ils parlent pour ne rien dire. On compte donc pour nulle leur expression.
On comprend donc qu’il ne puisse y avoir d’expression que de ce dont on a conscience. Ainsi, dire qu’on a peur ou qu’on aime, c’est bien extérioriser ce qu’on pense de soi. S’exprimer, lorsqu’il s’agit d’un sentiment, c’est déjà l’avoir réfléchi et s’en détacher. Seul l’être éveillé peut s’exprimer en disant qu’il a sommeil. Endormi, le sujet ne peut s’exprimer et ce qu’il dit dans son sommeil n’est pas plus une expression de soi que la voix que l’on entend qui provient d’un répondeur téléphonique.
C’est pourquoi parler revient à s’exprimer. En effet, il est clair que parler revient à extérioriser une pensée relative à ce dont on a conscience, que l’autre comprenne ou non, sache ou non ce dont il s’agit. Dans la parole, la part d’expression est toujours présente ne serait-ce que sous la forme de l’intention de dire quelque chose. Et même le menteur s’exprime à sa façon s’il est vrai que tout mensonge est fait en fonction de ce qu’on croit vrai et que l’on masque. Et il exprime bien ce dont il a conscience puisqu’il a réfléchi à ce qu’il allait dire ou manifester par d’autres signes. Sauf qu’il l’exprime de telle façon à communiquer autre chose que ce qu’il croit savoir de sorte que l’expression et la communication ne sont pas la même chose.

Toutefois, il est difficile de nier que certaines expressions nous échappent et sont bien reconnues comme nôtres. Dès lors, est-ce parce qu’elles ont une source inconsciente et comment serait-elle mon expression ou bien est-ce plutôt parce que la conscience se révèle dans l’expression ?


En effet, avant d’être réflexion, la conscience est intentionnalité comme Sartre l’a reconnu à la suite de Husserl dans son article de 1939 : « Une idée de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité » repris dans Situations I (1946). En effet, pour qu’il y ait expression, il faut que la conscience vise expressément un contenu comme étant la manifestation d’un autre contenu. Si je crie, j’exprime ma douleur si et seulement si je suis conscient que mon cri est l’expression de ma douleur. Mais, il est clair que si je décide volontairement et après réflexion de crier pour exprimer une douleur à la façon de l’acteur, c’est précisément que je n’ai pas mal. Autrement dit, comme Diderot déjà l’avait fait remarquer dans son Paradoxe sur le comédien (posthume, 1830), l’acteur ne s’identifie nullement avec son rôle.
C’est pour cela que l’expression est un mode de conscience qui fait que la conscience se révèle à elle-même. En effet, pour qu’il y ait expression, il ne faut qu’il y ait d’abord une pensée puis son extériorisation. L’expression est le mode par lequel la conscience se révèle à elle-même. C’est la raison pour laquelle lorsqu’on pense, on se parle à soi-même. Platon avait donc bien raison de dire dans le Théétète ou dans Le Sophiste que la pensée est un dialogue silencieux de l’âme avec elle-même. On pourrait reprendre un de ses jeux de mots du Cratyle et dire que le corps alors est le signe (sèma qui ne signifie pas que tombeau) du corps (soma). Dès lors, les manifestations des émotions sont bien nôtres. Elles ne sont pas seulement le produit du corps, mais bien des façons pour la conscience d’appréhender un état du monde. La rougeur, le tremblement sont les expressions de ma conscience en tant qu’elle est affectée par son rapport au monde.
Il n’y a donc pas à opposer des expressions inconscientes à des expressions conscientes mais bien plutôt des expressions réfléchies ou secondes et des expressions non réfléchies ou premières. De telles expressions peuvent nous surprendre et nous surprennent en effet. La raison en est que la conscience n’est pas une connaissance de soi. Et même la réflexion n’est qu’une intentionnalité seconde qui ne peut se ressaisir elle-même de sorte que le sujet n’est jamais transparent à lui-même. Comme le fait Sartre dans La transcendance de l’ego (1936), il faut reprendre le mot de Rimbaud (1854-1891) : « je est un autre » (lettres dite du Voyant : lettre à Georges Izambard du 13 mai 1871et lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871).

Cependant, il arrive que le sujet ne se reconnaisse pas du tout. D’un côté, il exprime quelque chose qui semble provenir de lui mais il ne se reconnaît pas ou l’expression contredit la conscience qu’il a de lui-même. Dès lors, l’hypothèse de l’inconscient semble nécessaire et il faudrait alors penser qu’il est possible d’exprimer ce dont on n’a pas conscience. Mais comment peut-on reconnaître alors l’expression comme sienne ?


En effet, prenons l’exemple des laspus linguae à l’instar de Freud. Il s’agit d’erreur d’expression non pas au sens où le sujet méconnaît le sens d’un mot, mais au sens où il énonce autre chose que ce qu’il voulait et pouvait dire. Un exemple amusant que ne connaissait pas Freud peut l’illustrer. Un député à l’Assemblée nationale française, lors de la discussion d’une loi sur la pornographie, proposa à ses collègues de « durcir leur sexe » alors qu’il voulait les inviter à « durcir leur texte ». S’il était conscient de ce qu’il a exprimé, il n’était nullement conscient de vouloir exprimer ce propos pour le moins graveleux. Certes, le sujet appelait un tel propos. Mais le lieu et l’intention d’expression toute contraire ne l’appelaient pas. Il faut donc penser que s’exprimait bien plutôt l’inconscient du sujet.
Disons alors avec Freud que les désirs, notamment sexuels, sont refoulés par l’éducation et que les interdits eux-mêmes se retrouvent inconscients. Ils constituent ce que Freud désigne du terme de Surmoi dans Au-delà du principe de plaisir (1920). Dès lors, comme les désirs ne peuvent être réalisés que si, et seulement si, ils deviennent conscients pour que le sujet mette en œuvre les moyens nécessaires, ils doivent donc s’exprimer. C’est la raison pour laquelle les désirs tendent nécessairement à franchir la barrière des interdits sociaux. Comme les écrivains qui veulent s’exprimer sans être réprimés par la censure, les désirs trouvent parfois des moyens détournés de s’exprimer.
Non seulement donc le lapsus est une expression qui révèle au sujet ce qu’il pense mais il s’explique par l’émergence du désir que les interdits sociaux refoulent. Tout comme les rêves, ils se manifestent au moment où les barrières morales sont plus faibles. Les rêves selon la conception de Freud sont l’expression souvent obscure des désirs et exigent pour être compris d’être interprétés. Reste à savoir si on peut les attribuer au sujet lui-même.
Le refuser, c’est identifier le moi avec la conscience de soi. Ce qui n’est pas possible puisque précisément, le moi est bien plutôt un objet pour la conscience. Il faut donc faire un pas de plus et considérer que le moi est aussi constitué par les désirs qui lui échappent et qui appartiennent à l’inconscient. On peut dire que tout se passe comme si le sujet baigne dans les désirs. Dès lors, c’est bien lui qui s’exprime mais s’il est conscient de s’exprimer, il n’est pas du tout conscient de ce qu’il exprime de lui-même.


Disons que le problème était de savoir s’il était possible de penser sans contradiction qu’on peut s’exprimer sans être conscient de qu’on exprime. Il est apparu qu’il ne pouvait y avoir d’expression sans conscience. Toutefois, celle-ci n’est pas réflexion, mais intentionnalité. C’est pourquoi il est possible que le sujet soit surpris de ce qu’il exprime car l’expression est ce par quoi il apprend ce qui lui est intérieur. Mais il est aussi apparu qu’il y avait parfois des surprises telles qu’il fallait nécessairement penser que le sujet exprimait aussi son inconscient, soit ses désirs refoulés, qui le constituent sans qu’il le sache et dont il a parfois la vague impression. Disons donc avec Rimbaud :
« C’est faux de dire : Je pense : on devrait dire : On me pense. – Pardon du jeu de mots. –
Je est un autre. » À Georges Izambard, 13 mai 1871.

Corrigé : Rousseau sur la conscience et la vanité

Sujet
Expliquer le texte suivant :
Quand je vois chacun de nous sans cesse occupé de l’opinion publique étendre pour ainsi dire son existence tout autour de lui sans réserver presque rien dans son propre cœur, je crois voir un petit insecte former de sa substance une grande toile par laquelle seule il paraît sensible tandis qu’on le croirait mort dans son trou. La vanité de l’homme est la toile d’araignée qu’il tend sur tout ce qui l’environne. L’une est aussi solide que l’autre, le moindre fil qu’on touche met l’insecte en mouvement, il mourrait de langueur si l’on laissait la toile tranquille, et si d’un doigt on la déchire il achève de s’épuiser plutôt que de ne la pas refaire à l’instant. Commençons par redevenir nous, par nous concentrer en nous, par circonscrire notre âme des mêmes bornes que la nature a données à notre être, commençons en un mot par nous rassembler où nous sommes, afin qu’en cherchant à nous connaître tout ce qui nous compose vienne à la fois se présenter à nous. Pour moi, je pense que celui qui sait le mieux en quoi consiste le moi humain est le plus près de la sagesse et que comme le premier trait d’un dessin se forme des lignes qui le terminent*, la première idée de l’homme est de le séparer de tout ce qui n’est pas lui.
RousseauSixième lettre morale a, 1758.
* « qui le terminent » : qui le délimitent.

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

Rousseau écrivit six lettres à Sophie d’Houdetot (1730-1813) entre novembre 1757 et février 1758 qui ne furent publiées qu’en 1888. On les appelle les Lettres morales ou les Lettres à Sophie. Des passages des cinquième et sixième lettre ont été utilisés dans l’Émile ou de l’éducation, notamment dans les réflexions sur la conscience morale.

Corrigé
Quelle connaissance est-elle requise pour atteindre la sagesse ? La connaissance de soi répond Rousseau conformément à une antique tradition. Thalès aurait écrit sur le fronton du temple de Delphes : « Connais-toi toi-même ! » Reste à déterminer pourquoi nous nous méconnaissons et avons à nous connaître.
C’est à ce problème que répond Rousseau dans cet extrait de sa Sixième lettre morale. Il défend la thèse que nous avons à nous séparer pour nous connaître nous-mêmes de notre pseudo identité sociale qui trouve dans la vanité sa source.
Or, n’est-il pas paradoxal de prétendre que nous sommes les auteurs de notre méconnaissance de nous-mêmes puisque à ce compte, nous saurions ce que nous sommes ? Si à l’inverse c’est la vie sociale qui nous empêche de nous connaître, comment pourrions-nous nous en détacher pour poser le problème de la connaissance de soi ?
On s’interrogera donc d’abord sur le phénomène de la vanité qui nous fait vivre hors de nous. On se demandera ensuite s’il est possible de revenir à soi pour se connaître. Enfin, on se demandera si la connaissance du « moi humain » est une condition nécessaire de la sagesse.


Rousseau expose d’abord la tendance générale des hommes à s’en tenir à l’opinion publique en ce qui les concerne. Autrement dit, sur ce qu’il est ou n’est pas, c’est le jugement contenu dans l’opinion publique qui importe à chacun. Ce terme est ambigu. En effet, il désigne un point de vue partagé par tous ou par la plupart. Or, s’agit-il de tous ou de la plupart au sens de la collectivité ou bien au sens de chacun, c’est-à-dire au sens distributif ? Il est clair qu’un jugement peut être accepté par tous ou la plupart au sens individuel sans appartenir à l’opinion publique. La preuve en est que chacun s’enquiert de l’opinion publique alors que lorsqu’il s’agit d’un jugement qui est universel au sens distributif, chacun se suffit pour le connaître.
En se préoccupant de l’opinion publique, chaque homme étend son existence puisqu’il la place pour ainsi dire hors de lui. Rousseau ne veut pas dire que chacun expose ce qu’il y a d’intime en lui mais que chacun se comprend à partir de l’opinion publique, c’est-à-dire de ses jugements. Si donc il oppose l’attitude qui consiste à réserver quelque chose pour son propre cœur, c’est au sens où là c’est le sujet lui-même qui se juge.
Or, qu’entendre par cœur ? Il ne s’agit pas bien entendu de l’organe physiologique. Il s’agit bien plutôt de la métaphore du siège de la sensibilité ou de la connaissance intuitive. Le cœur, c’est ainsi ce que le sujet lui-même sent de lui-même, ce qu’il peut juger de lui à partir de lui-même. Or, on dit de quelqu’un qu’il a du cœur lorsqu’on veut dire par là qu’il a une certaine sensibilité morale. Dans la mesure où l’opinion publique porte des jugements moraux, on peut penser que par cœur, Rousseau entend la source de la sensibilité morale, bref, la conscience, cet « instinct divin » comme il la nomme dans la « Profession de foi du vicaire savoyard » de l’Émile(1762).
Pour expliquer sa thèse, Rousseau propose la métaphore de l’araignée qu’il nomme « un petit insecte » qui file sa toile. L’extension de l’homme qui s’en tient à l’opinion publique est implicitement comparée à la toile d’araignée et l’homme lui-même à l’insecte qui est au centre de la toile. Or, c’est par la toile qu’il est sensible, c’est-à-dire qu’il est à la fois susceptible d’être affecté et doué d’une certaine perception morale.
Rousseau précise sa métaphore ou sa comparaison en désignant la toile d’araignée comme étant la vanité. Or, on tient celle-ci habituellement pour le caractère d’un homme satisfait de lui-même et qui étale ce qu’il paraît. Comment donc comprendre que ce soit en se préoccupant de l’opinion publique que l’homme fasse preuve de vanité ? N’est-ce pas en négligeant totalement ce que les autres pensent qu’on se montre vain ?
Remarquons que la vanité présuppose qu’on se montre aux autres. Dès lors, il faut bien que leur jugement prenne le pas. Qui pense être meilleur que les autres est orgueilleux mais il ne paraît pas aux yeux des autres. Pour paraître, il faut non seulement se montrer aux autres, mais se montrer tel qu’ils veulent qu’on se montre. On fait preuve de vanité en se vêtant à la mode, en adoptant les opinions les plus répandues, etc. bref, c’est bien l’opinion publique qui fait que la vanité constitue une perte de soi.
On comprend alors qu’en filant la métaphore ou plutôt la comparaison, Rousseau indique que le vaniteux ou l’homme social est touché de l’extérieure comme la toile d’araignée. C’est précisément l’opinion publique qui fait cela. Dès lors, on voit comment l’homme dépend de l’extérieur lorsqu’il est gouverné par sa propre vanité. Il suffit qu’il ne soit pas touché comme la toile de l’araignée qu’aucun insecte ne vient visiter pour qu’il meure de langueur, autrement dit que son énergie diminue dangereusement. Mais si le vaniteux est touché négativement, c’est-à-dire si l’opinion publique ne renvoie pas à l’homme la bonne image qu’il désire, alors, son activité consistera à tenter de la reconstituer immédiatement.

Ce constat que fait Rousseau ne manque pas d’à-propos. Reste toutefois à se demander comment la vanité est possible puisque finalement elle a pour source le sujet lui-même ? Comment peut-il se préoccuper du jugement du public alors qu’il sait que ce n’est pas le sien, voire qu’il n’est pas juste ? Pour cela, il faut que la conscience que le sujet a ne soit pas une connaissance de soi. Dès lors, il est livré aux opinions, aux préjugés, y compris aux préjugés sur ce qu’il faut être pour être un homme. On comprend alors que pour rompre le cercle de la vanité, il soit nécessaire de chercher à se connaître. Que recouvre donc un tel programme selon Rousseau ?


L’auteur quitte le registre descriptif pour passer au prescriptif. Le point de départ est de « redevenir nous ». Or, force est de constater qu’une telle expression paraît contradictoire car comment serait-il possible de ne pas être soi ? C’est que la vanité en nous faisant simplement paraître, nous empêche d’être. L’apparence n’est donc pas seulement théorique : elle conduit le sujet à perdre ce qu’il est. Or, ce n’est possible que si le sujet n’est pas une chose mais une conscience. Et c’est bien pour cela que la vanité elle-même est possible. Redevenir soi, c’est se concentrer, terme qui s’oppose à s’étendre. Or, cette concentration consiste à « circonscrire notre âme ». Ce terme désigne dans la philosophie moderne depuis Descartes, la conscience. Or, c’est l’âme qui peut se limiter elle-même. Autrement dit, la conscience doit revenir à elle-même, dans ses limites. D’où proviennent-elles ?
Selon Rousseau, les limites qui sont les nôtres proviennent de la nature. Or, comme il s’agit de s’opposer à la vanité qui a pour source la société, on comprend par-là que Rousseau oppose la nature à la société, thème constant de sa pensée depuis son premier Discours sur les sciences et les arts(1750). Or, sans entrer dans la question de savoir si la société est ou n’est pas naturelle, on peut objecter à Rousseau que pour chercher à se connaître, il est nécessaire d’avoir reçu une éducation : ce qui n’est possible que dans la société. Mais surtout, si la vanité nous fait être hors de nous, nous ne devrions jamais être capables de seulement penser à nous concentrer en nous-mêmes. Il faut donc que la vanité ne soit pas totale ou que l’opinion publique elle-même soit telle qu’elle laisse à chacun plus qu’une faible part d’individualité. Dès lors, la tâche elle-même de se circonscrire est loin d’être évidente si elle doit se limiter à se connaître indépendamment de toute vie sociale. On pourrait plutôt dire avec Marx dans son avant-propos de la Contribution à la critique de l’économie politique que ce n’est pas la conscience qui permet de se connaître mais la vie sociale, condition de la conscience.
En effet, Rousseau considère que la recherche de la connaissance de soi-même implique de déterminer ce qui nous compose. Il semble donc accorder à la conscience un pouvoir de dissiper les prestiges de la vanité, c’est-à-dire de la vie sociale, qui est loin d’être évidente. Il vaudrait mieux pour se connaître soi-même comprendre comment une opinion publique peut se former et donc comment nos jugements sont rarement les nôtres. Il vaudrait mieux déterminer comment la société nous assigne aussi une certaine identité et la tâche de la rechercher.
En outre, ce n’est peut-être pas en se repliant sur soi qu’il est possible de se connaître. En effet, si on prend Socrate qui, selon une antique tradition, avait fait de la formule « Connais-toi toi-même » une devise, c’est en dialoguant, en interrogeant les autres sur ce qu’ils prétendaient savoir qu’il arrivait à mesurer son propre savoir. Ne dit-il pas dans le Phèdrequ’il préfère rester dans la cité pour pouvoir discuter avec les hommes plutôt que de se promener à l’extérieur ? Et c’est en cela qu’il cherchait à se connaître, c’est-à-dire à déterminer ce que l’homme peut savoir. Mais il ne présupposait pas que c’est hors de la cité d’Athènes qu’il aurait pu trouver la sagesse.

Toutefois, cette connaissance de soi est bien la condition pour qu’on puisse se conduire soi-même, ce qui est l’idéal de toute sagesse. Dès lors, Rousseau n’a-t-il pas raison d’y inviter son lecteur ou sa lectrice ?


En effet, Rousseau considère que c’est la connaissance de ce qu’est le moi humain qui rapproche le plus de la sagesse. Nul doute qu’une telle connaissance est la condition pour se conduire soi-même. En effet, par sagesse, il faut entendre un savoir qui porte sur les fins essentielles de l’homme et qui lui permet de bien se conduire en cette vie. La sagesse requiert donc la pensée. Se connaître, c’est penser en vue de déterminer ce qui est essentiel. Toutes les connaissances ou toutes les sciences ne sont donc pas immédiatement des éléments de la sagesse. La science de l’homme apparaît essentielle et donc la réponse à la question « qu’est-ce que l’homme ? ».
Cette connaissance de soi est-elle comme Rousseau le prétend une connaissance du moi humain ? Remarquons que Rousseau identifie l’homme et le moi. En effet, c’est en séparant l’homme de tout ce qu’il n’est pas qu’on réalise selon lui le programme qui consiste à déterminer le moi humain. Il présuppose donc que ce qui fait l’homme c’est le moi. Il apparaît ainsi tributaire de la philosophie de Descartes pour qui le moyen de connaître les principes, c’est-à-dire les vérités premières, est le doute. Mais chez Descartes, le moi est découvert dans le cadre d’une recherche sur les principes. On peut en rappeler les étapes rapidement.
Descartes pose comme méthode en métaphysique qu’il faut rejeter comme faux tout ce qui est simplement douteux. Or, dans l’hypothèse où on arrive ainsi à rejeter tout, y compris la matière, il n’est pas possible de rejeter l’existence de celui qui doute. Dès lors, le sujet apparaît comme premier. Ce sujet c’est le moi, celui qu’on retrouve dans la formule « ego sum, ego existo » de la première des Méditations métaphysiques(1641, 1642). Quant à cet ego, c’est la pensée dont on ne peut douter qui permet seule de le définir, pensée que Descartes identifie à la conscience puisque ce qu’on pense peut être rejeter mais non le fait de s’apercevoir immédiatement qu’on pense.
Or, s’il est vrai que l’homme se méconnaît dans la vie sociale, ce que le phénomène de la vanité révèle, il vaut mieux alors convenir que séparer le moi humain de la société dans laquelle il s’insère, c’est non pas en fixer les limites, mais lui attribuer des pouvoirs chimériques. En effet, la conscience de l’homme peut être pensée comme un pouvoir mais ce dont l’homme a conscience dépend de sa situation sociale. Si le penseur peut se penser comme conscience, la raison en est que la société est organisée de telle sorte qu’il peut, dans une apparente solitude, se séparer en apparence. Dès lors, la sagesse consiste bien plutôt à reconnaître ce qu’on doit aux autres. Et c’est bien dans la confrontation avec eux qu’est possible la reconnaissance de soi, condition de la sagesse.


Le problème était de savoir comment comprendre le rôle de la société dans la connaissance de soi. On a vu que Rousseau dans cet extrait de la Sixième lettre moralede 1758 n’y voit que le phénomène de la vanité, c’est-à-dire la reconnaissance du sujet dans ce que l’opinion publique pense. Il préconise donc une rupture, un retour à soi qui permettrait de s’approcher de la sagesse.
Pourtant on a vu que ce rôle de la vanité s’expliquait difficilement si on n’admettait pas que la vie sociale est première par rapport à la conscience. C’est pourquoi ce n’est pas tant en se séparant des autres qu’en allant à eux par le dialogue que la connaissance de soi est possible et ainsi une certaine sagesse. Et encore exige-t-elle qu’on ne néglige pas les conditions sociales de notre identité.


dimanche 30 décembre 2018

Corrigé : texte de Merleau-Ponty sur le langage et la pensée

Sujet : Expliquez le texte suivant :

La pensée n’est rien d’« intérieur », elle n’existe pas hors du monde et hors des mots. Ce qui nous trompe là-dessus, ce qui nous fait croire à une pensée qui existerait pour soi avant l’expression, ce sont les pensées déjà constituées et déjà exprimées que nous pouvons rappeler à nous silencieusement et par lesquelles nous nous donnons l’illusion d’une vie intérieure. Mais en réalité ce silence prétendu est bruissant de paroles, cette vie intérieure est un langage intérieur. La pensée « pure » se réduit à un certain vide de la conscience, à un vœu instantané. L’intention significative nouvelle ne se connaît elle-même qu’en se recouvrant de significations déjà disponibles, résultat d’actes d’expression antérieurs. Les significations disponibles s’entrelacent soudain selon une loi inconnue, et une fois pour toutes un nouvel être culturel a commencé d’exister. La pensée et l’expression se constituent donc simultanément.

Merleau-PontyPhénoménologie de la perception, 1945.

 

La connaissance de la doctrine de l'auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.


Corrigé


On croit généralement que le langage sert à communiquer, autrement dit à transmettre à autrui ce qu’on pense. Pour cela, il faut que le sujet s’exprime, c’est-à-dire extériorise sa pensée. On admet donc que la pensée est indépendante de son expression et antérieure à elle. Ainsi Descartes dans sa fameuse Lettre au marquis de Newcastle du 23 novembre 1646 développe-t-il une telle conception. Cependant, cette pensée antérieure au langage n’est-elle pas un mythe ? Sans mots, une pensée est-elle possible ?
Tel est le problème dont il est question dans cet extrait de la Phénoménologie de la perception publié en 1945 de Merleau-Ponty qui remet en cause l’idée d’un langage comme un simple instrument de communication. En effet, il soutient l’idée selon laquelle la pensée et l’expression sont identiques et donc qu’aucune pensée ne préexiste au langage.
Dès lors, on peut se demander si une telle conception n’enlève pas toute indépendance au sujet, voire ne conduit pas à nier sa capacité de penser que sa conscience semble attester ?
On verra d’abord la perspective d’un langage intérieur, puis de la prétendue vie intérieure et enfin de l’expression nouvelle.


Le texte commence par une négation, à savoir l’idée que la pensée est quelque chose d’intérieur. Les guillemets mis au mot « intérieur » montrent que l’idée même d’une intériorité est remise en cause. Faudrait-il conclure que la pensée est extérieure ? N’est-ce pas plutôt l’opposition de l’intérieur et de l’extérieur que Merleau-Ponty remet en cause, soit une certaine conception de l’opposition du sujet et de l’objet ? Pour préciser sa négation, l’auteur indique que le mode d’existence de la pensée se situe dans le monde et dans les mots. Par le premier terme qui indique généralement la totalité des choses existantes, l’auteur ne veut certainement pas dire que les pensées se promènent comme des antilopes ni coulent comme des fleuves. Il nie que les pensées se situent dans un sujet qui serait hors du monde dans la mesure où il pourrait, à l’instar du cogito cartésien, en nier l’existence. Autrement dit, la pensée n’est pas moins objective que les choses. Dès lors, certaines choses sont imprégnées de pensées.
Si Merleau-Ponty précise ensuite qu’il s’agit des mots, ce n’est pas pour exclure d’autres modalités d’existences des pensées. Citons comme réalités imprégnées de pensées les signes – aussi bien ceux des sourds-muets que les signes comme les panneaux, les costumes indiquant une fonction, etc. La particularité des mots et des signes en général, c’est qu’ils représentent autre chose qu’eux-mêmes. Ainsi, un panneau qui a la forme d’un cercle rouge avec un rectangle blanc à l’intérieur signifie qu’il est interdit aux automobilistes mais pas aux piétons d’emprunter la voie située à droite du panneau. Dès lors, la thèse de Merleau-Ponty implique que la pensée se trouve à même la chose matérielle qui sert à la manifester. C’est ainsi qu’il nie l’existence d’une pensée intérieure. Or, cette négation va à l’encontre de la conception commune d’une pensée intérieure.
Merleau-Ponty explique alors d’où vient ce qui est pour lui l’illusion d’une pensée intérieure et donc antérieure à l’expression par les mots ou par tout autre signe. Lorsque nous pensons seuls, l’auteur fait remarquer que nous utilisons en réalité des expressions existantes et des pensées déjà constituées. Elles nous sont accessibles grâce à la mémoire. Dès lors, l’expression silencieuse n’en est pas moins antérieure à la pensée. Il n’y a pas de pensée intérieure qui serait indépendante de toute expression.

Reste que c’est silencieusement, et donc en apparence sans mots que nous pensons ainsi. Dès lors, n’est-ce pas qu’il y a là une pensée intérieure qui s’exprimerait elle-même intérieurement et qu’il faudrait distinguer de l’expression extérieure à autrui ?


Dans un second temps, Merleau-Ponty oppose à l’idée d’une pensée silencieuse l’idée que la pensée prétendument intérieure est constituée de paroles qui sont certes à peine audibles comme le signifie le terme « bruissant ». Cette opposition renforce donc la thèse de l’auteur en enlevant l’idée d’une expression qui serait purement intérieure, c’est-à-dire d’un soliloque. En effet, on peut par réflexion entendre les mots dans la prétendue pensée intérieure. Il n’y a donc pas de silence. Les pensées ne peuvent être séparées de leur expression.
Là contre, on pourrait opposer le témoignage de la conscience. Lorsque je pense à l’instar de Bergson à ma première arrivée dans une ville, mon impression diffère de celles qui viennent après et pourtant, c’est avec les mêmes mots que je les exprime l’une et l’autre. Elles sont nécessairement différentes. Ce cas que prend Henri Bergson dans son Essai sur les données immédiates de la conscience (1889) tend à montrer que la conscience est recouverte par les mots mais qu’elle en diffère et que donc il y a bien une pensée indépendante et antérieure à l’expression.
On peut donc penser que c’est ce style d’analyse que Merleau-Ponty rejette lorsqu’il énonce que la conscience pure se ramène à un certain vide, à un vœu instantané. Autrement dit, si on fait abstraction des mots que nous utilisons pour penser, le défaut d’expression ne renvoie pas à une pensée plus riche mais à une conscience vide. Que comprendre par-là ? Si la conscience pure est comme un vide, c’est dire qu’elle n’a pas de contenu. Dès lors, dire que la pensée est du monde, c’est dire que quant au contenu elle renvoie toujours à quelque chose. Tout se passe comme si Merleau-Ponty entendait par conscience une certaine intentionnalité à la façon de Husserl. Dès lors, en tant qu’intentionnalité, la conscience peut viser un certain contenu mais sans l’expression, ce contenu n’est rien. Il reste alors uniquement le simple élan vers quelque chose, soit un vœu qui n’a même pas de dimension temporelle sans quoi il trouverait un contenu, c’est pourquoi il est instantané. Ce simple élan, c’est cela l’inexprimable, à savoir une sorte de trou noir de la pensée.

Reste qu’on peut se demander si le contenu de la pensée ne peut pas différer des mots ? En effet, on peut penser que le nom est un « instrument (organon) propre à enseigner et à distinguer la réalité (tès ousias) » comme Socrate l’établit contre Hermogène dans le Cratylede Platon. Dès lors, la matière phonique ou toute autre matière, qu’elle soit entendue par un autre ou qu’elle bruisse, qu’elle soit vue ou non, serait indépendante de l’expression. En effet, Socrate entend par la justesse naturelle des noms, une capacité à inscrire l’essence des choses dans des lettres et des sons qui ne sont pas les mêmes chez les Grecs et les barbares puisqu’ils n’ont pas les mêmes langues, mais les noms signifient les mêmes choses. De façon générale, si on dit que la pensée intérieure n’est rien d’autre que la répétition d’expression antérieure, celle-ci n’est-elle pas à l’origine pensée pure ?


Merleau-Ponty affronte donc la question de l’origine de la pensée ou plutôt il essaye de concevoir comment une pensée nouvelle peut apparaître. Il est vrai que les deux questions semblent distinctes. Reste à se demander si en un sens elles ne se recouvrent pas. En effet, pour qu’il y ait une nouvelle pensée, il faut selon l’auteur qu’elle s’exprime. Or, si elle pouvait être connue du sujet indépendamment de toute expression, il est clair qu’il y aurait une pensée indépendante de l’expression, soit la pensée qui vise une réalité essentielle comme Platon la pense dans le Cratyle, soit une pensée singulière, propre au sujet comme Bergson la pense dans son Essai sur les données immédiates de la conscience.
C’est pourquoi Merleau-Ponty considère que la pensée nouvelle ne se connaît qu’en tant qu’elle s’exprime dans des expressions déjà existantes. En effet, si elle créait sa propre expression, dès lors il y aurait une pensée indépendante de son expression, une sorte de Verbe qui serait au commencement. Comment donc sa nouveauté peut-elle apparaître ? Peut-on la déduire des pensées déjà existantes ?
   Dans cette dernière hypothèse, il est clair qu’il ne pourrait y avoir de pensées nouvelles. Dès lors, si pensée nouvelle il y a, elle ne doit pas pouvoir se déduire comme une conséquence des pensées déjà existantes. C’est pourquoi, en tant qu’elle s’exprime dans les formes d’expression déjà existantes, la pensée nouvelle provient selon l’expression paradoxale de Merleau-Ponty, d’une loi inconnue. Le terme de loi indique une certaine régularité comme si la pensée nouvelle s’insérait dans le déjà existant ou dans le rationnel. Et si elle est inconnue, c’est parce que la pensée nouvelle est originaire. Autrement dit, il y a comme un mystère dans l’apparition d’une pensée nouvelle. Et ce mystère provient notamment du fait que cette apparition est soudaine, c’est-à-dire qu’elle n’est pas la résultante des expressions antérieures.
Or, son mode d’expression est celui d’une nouvelle configuration des expressions déjà existantes dont le mode de relation est nouveau et donne donc aux termes un sens nouveau. Merleau-Ponty fait fond ici sur cette propriété des mots de rendre possible l’invention par la combinaison nouvelle qui est celle d’une phrase nouvelle. Qu’en est-il alors de cette nouvelle pensée ? Il s’agit d’un nouvel être culturel. Qu’entendre par là ? En parlant d’un nouvel être, Merleau-Ponty indique avec clarté que la pensée appartient bien au monde. Mais s’il s’agit d’un être culturel, c’est donc dire que la pensée ne se rapporte pas à une nature mais à ce qu’on pourrait appeler avec Hermogène, le personnage du Cratyle de Platon, une convention, c’est-à-dire ce sur quoi les hommes s’accordent pour vivre et penser.
Dès lors, pensée nouvelle et pensée de l’origine sont bien identiques. Au début, il y a la culture, c’est-à-dire l’expression de pensée. Et c’est ce que Merleau-Ponty veut finalement dire en considérant que la pensée et l’expression se constituent en même temps. Il ne peut y avoir une pensée qui précéderait la culture, un sens qui lui serait antérieur. Dès lors, la pluralité des cultures est absolument irréductible.


En un mot, le problème était de savoir comment il est possible de soutenir contre le témoignage de la conscience que la pensée et son expression sont contemporaines. On a vu que Merleau-Ponty, dans cet extrait de la Phénoménologie de la perception de 1945, entendait finalement par pensée une expression manifestant une intentionnalité et qui appartient au monde comme être culturel capable de le penser. Dès lors, l’auteur refuse de présupposer un monde des idées à la façon de Platon et installe en l’homme le lieu de création des conditions de possibilité de la vérité.



Corrigé : Un désir peut-il être coupable ?

Note : on trouvera en Annexe, à la fin, des textes qui peuvent se lire avant, après ou pendant la lecture de ce corrigé.

Sujet : Un désir peut-il être coupable ?

Il arrive que nous ressentions un fort sentiment de culpabilité, c’est-à-dire le remords d’avoir commis une faute, lorsque nous sentons en nous le désir de commettre une mauvaise action. C’est le cas de la Phèdre, le personnage éponyme de la pièce (1677) de Racine (1639-1699), qui désire son beau-fils dès qu’elle le voit [cf. Phèdre, Acte I, scène 3]. La mauvaise conscience qui apparaît, ce remords, c’est-à-dire cette douleur morale qui accompagne la conscience d’avoir mal agi ou de ne pas avoir bien agi, semble impliquer qu’un désir puisse être coupable.
Et pourtant, le désir ne semble pas se commander de sorte que, ne dépendant pas du sujet, il ne pourrait jamais être coupable s’il est vrai que la culpabilité repose sur la transgression volontaire d’une faute, qu’elle soit juridique ou morale.
C’est la raison pour laquelle on peut se poser le problème de savoir si un désir peut être coupable et si oui comment.
La culpabilité provient-elle de la seule conscience ? La conscience ne peut-elle pas se faire désir et donc culpabilité ? La culpabilité ne peut-elle pas plutôt provenir des interdits et non du désir lui-même ?


Le désir se distingue de la volonté par son caractère de nécessité. Lorsque je désire, l’objet qui m’apparaît comme désirable s’impose à moi. Par exemple, le chevalier des Grieux, lorsque apparaît pour la première fois Manon Lescaut, en tombe amoureux, dans le roman de l’Abbé Prévost (1697-1763) intitulé l’Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut. Cet amour qui va le conduire aux pires turpitudes apparaît comme une sorte de fatalité. À l’inverse, pour vouloir, il suffit de se décider même si la volonté ne va pas sans motif. On peut parler de la volonté du Cid, don Rodrigue, le personnage éponyme de la pièce (1637) de Corneille (1606-1684). En effet, il décide de combattre son futur beau-père, don Gomès, qui a insulté son père, don Diègue, même s’il lui en coûte l’amour de sa Chimène. Je puis donc décider de ce que je veux mais non ce que je désire. Dès lors, on ne peut imputer la moindre faute au désir. Comment donc rendre compte du sentiment de culpabilité qu’on éprouve lorsqu’on a certains désirs ?
Un désir implique un engagement de tout l’être au moment du désir. C’est ce qui le distingue du simple souhait. Le désir implique donc qu’on commence en quelque sorte à agir ou en tout cas il implique l’impulsion à agir. Or, si un désir se porte sur un objet interdit ou implique une action immorale, il est l’équivalent d’un point de vue moral d’une action. C’est donc cette intention d’agir en quelque sorte bloquée qui explique le sentiment de culpabilité et l’illusion qu’il appartient au désir.
Pour se sentir coupable, il est en effet nécessaire de réfléchir sur soi : il faut prendre conscience de soi. Or, qui dit conscience de soi, dit question sur ce qu’on doit faire. En conséquence, la conscience comme dit Alain dans ses Définitions est toujours implicitement morale. Si donc l’immoralité est dans l’inconscience, c’est-à-dire dans la non réflexion, et comme le désir appartient au corps, le désir implique une sorte de faiblesse. Lorsque donc un désir va à l’encontre de la morale, il ne peut pas ne pas y avoir de sentiment de culpabilité parce que nous réfléchissons alors à la faiblesse qui nous a habités. Ainsi, désirer la mort d’un proche ne peut que donner lieu à un sentiment de culpabilité.

Toutefois, on pourrait à l’inverse penser que le désir n’étant pas coupable en lui-même, une simple illusion de culpabilité ne peut pas donner lieu à un sentiment de culpabilité. Il suffirait alors de réfléchir pour ne pas se sentir coupable. Or, lorsqu’un désir est immoral, le sentiment de culpabilité nous colle en quelque sorte à la peau. Dès lors, ne faut-il pas que ce soit en lui-même qu’un désir est coupable ? Comment est-ce possible ?


Pour qu’un désir puisse être coupable, il faudrait donc qu’il soit conçu à l’origine de la faute. Or, nous disions que le désir nous apparaît nécessaire, comme une sorte de fatalité. Ne faut-il pas penser alors que cette nécessité n’est qu’apparente ? C’est qu’en réalité le désir est fondamentalement manque de son objet. Il ne peut donc pas être une réalité physique qui est tout ce qu’elle doit être. Attribué au corps le désir paraît alors absurde. Aussi Platon avait-il déjà raison de faire remarquer dans le Philèbe (35d) que le désir appartient à l’âme et non au corps. Or, s’il est manque, il ne peut qu’être conscience, c’est-à-dire intentionnalité. En effet, un manque n’est rien et une réalité physique ne manque de rien. Disons donc avec Sartre dans L’Être et le Néant, que le désir en tant que manque manifeste l’être de la conscience, à savoir d’être ce qu’elle n’est pas et de ne pas être ce qu’elle est. Autrement dit, seule une conscience peut être habitée par le manque.
Parce que le désir est fondamentalement conscience et même conscience du manque d’être, alors chaque désir implique un choix de son objet. Mais ce choix apparaît comme nécessaire seulement à la conscience réflexive qui est conscience seconde. Et même, il n’apparaît comme tel que lorsque la conscience réflexive se fait volonté, c’est-à-dire décision qui semble aller à l’encontre du choix qu’est le désir. C’est le comportement de mauvaise foi où le sujet se projette comme objet pour se décharger de sa responsabilité fondamentale d’avoir à être. Dire que je ne fais pas ce que je veux ou que le désir me pousse, c’est ainsi nier ma responsabilité. Dès lors, si ce choix que constitue le désir transgresse une faute, alors ce choix est susceptible d’impliquer une culpabilité. Comment toutefois le simple désir pourrait être une faute puisqu’il n’appartient pas à l’acte ? N’est-ce pas plutôt l’acte qui est coupable ?
C’est vrai d’un point de vue juridique. Mais pourtant, déjà dans le domaine du droit, la faute est d’autant plus grave que le sujet a eu l’intention de la commettre. Dès lors, si on quitte le simple champ juridique pour interpréter la culpabilité sur le plan moral, on peut comprendre qu’un désir puisse produire un légitime sentiment de culpabilité. La raison en est que la faute morale est dans l’intention elle-même. Comme Sénèque en prend l’exemple dans son dialogue, De la constance du sage, un homme qui couche avec sa femme alors qu’il croit la tromper, est coupable, dans la mesure où la fidélité est considérée comme un devoir. Ce n’est pas l’acte qui constitue la faute, c’est bien l’intention puisque dans un tel acte, il est clair qu’il ne l’a pas réellement trompée. Du point de vue moral, l’intention est la faute pleine et entière. Dès lors, un désir en tant qu’il manifeste le choix d’un manque d’être qui constitue une faute morale est coupable.

Néanmoins, le désir ne peut s’expliquer seulement comme une forme de choix car il reste obscur que tel objet soit choisi plutôt que tel autre. Dès lors, on peut se demander s’il n’est pas suscité de sorte qu’il ne serait en aucun cas, lorsqu’il vise la transgression d’une faute, coupable, mais au contraire, il serait rendu coupable.


La culpabilité n’a de sens que comme transgression de la loi. Dès lors, c’est ce qui fait le fond de la culpabilité d’un désir. Qui désire des fleurs ne sera pas coupable ! Par contre, s’il désire un de ses parents et désire tuer l’autre, il se sentira coupable. Comment est-ce possible ? La raison en est que le désir n’a pas d’objet en lui-même. Il n’a qu’un but la satisfaction. C’est pourquoi tout objet qu’il se représente comme désirable est bon par là même. Il est comme Hobbes le montrait dans le chapitre XI du Léviathan, ce qui fait la vie et donc ce par quoi nous sommes amenés à rechercher des choses. Or, dans une telle recherche, le principal est que le désir se maintienne. Dès lors, le manque ne définit pas tant le désir ou plutôt il ne définit que le désir insatisfait.
Un désir est susceptible d’aller à l’encontre des prescriptions sociales, qu’elles soient propres à telle ou telle société ou qu’elles soient la condition pour qu’il y ait société. Un jeune Spartiate, dans l’antiquité grecque, aurait éprouvé un sentiment de culpabilité s’il avait désiré se laver ou changer de vêtement. Ce serait l’inverse pour un jeune français duXXI° siècle. De façon plus générale, on peut admettre que toute société ou tout au moins tout groupe social suppose l’interdiction du meurtre et l’interdiction de l’inceste, sans quoi il n’y a pas de société humaine possible. Dès lors, on comprend que Phèdre puisse éprouver un sentiment de culpabilité lorsqu’elle découvre à la fois son beau-fils, Hippolyte, le fils de Thésée, et son amour pour lui comme elle en fait le récit à sa servante Œnone à la scène 3 de l’acte I de la pièce de Racine.
Il est donc nécessaire que la société inculque à l’individu des mœurs, c’est-à-dire des habitudes sociales et cela dès le plus jeune âge. De telles mœurs sont en un sens inconscientes dans la mesure où elles sont inculquées très jeunes. Elles transforment certains objets et certains actes en interdits. Elles les rendent ainsi désirables dans la mesure où ils sont toujours présents dans le corps social. Chacun désire les objets qui sont désirés. Et c’est ainsi que le manque s’inscrit dans la chair même de chacun. Dès lors, dans la mesure où l’individu sent en lui l’aspiration à faire ce qui est interdit, éprouvera-t-il une forme de remords. Mais ce remords ne doit pas être attribué à un désir qui serait en lui-même coupable.
C’est qu’alors, on renverse l’ordre. En effet, s’il est vrai que là où il y a de l’interdit, il y a du désir, le désir ne peut pas être désir de l’interdit tant que celui-ci n’existe pas. C’est pourquoi on ne peut dire comme Freud dans Totem et tabou (1913) qu’on n’interdit que ce qu’on désire mais au contraire, que l’interdit suscite le désir. Tant qu’il n’y a pas d’interdit du meurtre ou de l’inceste, les actes correspondants n’existent pas. Et ils ne peuvent être désirés en tant que tels. Prenons un cas que Freud relate dans les Cinq leçons sur la psychanalyse. Il s’agit d’une jeune femme qui tombe malade après avoir, au chevet de sa sœur malade, éprouvé un sentiment de satisfaction parce qu’à sa mort, son mari donc son beau-frère qu’elle devait déjà désirer, se retrouvait libre. On peut dire que ce sentiment de culpabilité était lié à son désir. Or, c’est l’interdit social intériorisé qui refoule ici le désir et produit le sentiment de culpabilité.


Disons en un mot que l’apparition de certains désirs, ceux qui se tournent vers des objets ou des actes interdits par la morale, qu’elle soit sociale ou qu’elle paraisse universelle, peuvent s’accompagner d’un sentiment de culpabilité. La raison n’en est pas que la conscience s’éprouve à leur occasion coupable, ni que le désir serait la conscience d’un manque mais bien plutôt que la vie sociale secrète des interdits qui orientent le désir vers certains objets et qui les rendant désirables, produit dans le sujet le sentiment de culpabilité.


Annexe :

Phèdre
Mon mal vient de plus loin. À peine au fils d’Égée
Sous ses lois de l’hymen je m’étais engagée,
Mon repos, mon bonheur semblait être affermi ;
Athènes me montra mon superbe ennemi :
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;
Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ;
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;
Je sentis tout mon corps et transir et brûler ;
Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,
D’un sang qu’elle poursuit, tourments inévitables.
Par des vœux assidus je crus les détourner :
Je lui bâtis un temple, et pris soin de l’orner ;
De victimes moi-même à toute heure entourée,
Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée :
D’un incurable amour remèdes impuissants !
En vain sur les autels ma main brûlait l’encens :
Quand ma bouche implorait le nom de la déesse,
J’adorais Hippolyte ; et, le voyant sans cesse,
Même au pied des autels que je faisais fumer,
J’offrais tout à ce dieu que je n’osais nommer.
Je l’évitais partout. Ô comble de misère !
Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.
Contre moi-même enfin j’osai me révolter :
J’excitai mon courage à le persécuter.
Pour bannir l’ennemi dont j’étais idolâtre,
J’affectai les chagrins d’une injuste marâtre ;
Je pressai son exil ; et mes cris éternels
L’arrachèrent du sein et des bras paternels.
Je respirais, Œnone ; et, depuis son absence,
Mes jours moins agités coulaient dans l’innocence ;
Soumise à mon époux, et cachant mes ennuis,
De son fatal hymen je cultivais les fruits.
Vaines précautions ! Cruelle destinée !
Par mon époux lui-même à Trézène amenée,
J’ai revu l’ennemi que j’avais éloigné :
Ma blessure trop vive aussitôt a saigné.
Ce n’est plus une ardeur dans mes veines cachée :
C’est Vénus tout entière à sa proie attachée.
J’ai conçu pour mon crime une juste terreur :
J’ai pris la vie en haine et ma flamme en horreur ;
Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire,
Et dérober au jour une flamme si noire !
Je n’ai pu soutenir tes larmes, tes combats :
Je t’ai tout avoué ; je ne m’en repens pas
Pourvu que, de ma mort respectant les approches,
Tu ne m’affliges plus par d’injustes reproches,
Et que tes vains secours cessent de rappeler
Un reste de chaleur tout près de s’exhaler.
Racine(1639-1699), Phèdre(1677), Acte I, scène 3.

 

Don Rodrigue

Percé jusques au fond du cœur
D’une atteinte imprévue aussi bien que mortelle,
Misérable vengeur d’une juste querelle,
Et malheureux objet d’une injuste rigueur,
Je demeure immobile, et mon âme abattue
Cède au coup qui me tue.
Si près de voir mon feu récompensé,
Ô Dieu, l’étrange peine !
En cet affront mon père est l’offensé,
Et l’offenseur le père de Chimène !
Que je sens de rudes combats !
Contre mon propre honneur mon amour s’intéresse :
Il faut venger un père, et perdre une maîtresse :
L’un m’anime le cœur, l’autre retient mon bras.
Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme,
Ou de vivre en infâme,
Des deux côtés mon mal est infini.
Ô Dieu, l’étrange peine !
Faut-il laisser un affront impuni ?
Faut-il punir le père de Chimène ?
Père, maîtresse, honneur, amour
Noble et dure contrainte, aimable tyrannie,
Tous mes plaisirs sont morts, ou ma gloire ternie.
L’un me rend malheureux, l’autre indigne du jour.
Cher et cruel espoir d’une âme généreuse,
Mais ensemble amoureuse
Digne ennemi de mon plus grand bonheur,
Fer qui causes ma peine,
M’es-tu donné pour venger mon honneur ?
M’es-tu donné pour perdre ma Chimène ?
Il vaut mieux courir au trépas.
Je dois à ma maîtresse aussi bien qu’à mon père :
J’attire en me vengeant sa haine et sa colère ;
J’attire ses mépris en ne me vengeant pas.
À mon plus doux espoir l’un me rend infidèle,
Et l’autre indigne d’elle.
Mon mal augmente à le vouloir guérir ;
Tout redouble ma peine.
Allons, mon âme ; et puisqu’il faut mourir,
Mourons du moins sans offenser Chimène.
Mourir sans tirer ma raison !
Rechercher un trépas si mortel à ma gloire !
Endure que l’Espagne impute à ma mémoire
D’avoir mal soutenu l’honneur de ma maison !
Respecter un amour dont mon âme égarée
Voit la perte assurée !
N’écoutons plus ce penser suborneur
Qui ne sert qu’à ma peine.
Allons, mon bras, sauvons du moins l’honneur,
Puisqu’après tout il faut perdre Chimène.
Oui, mon esprit s’était déçu.
Je dois tout à mon père avant qu’à ma maîtresse :
Que je meure au combat, ou meure de tristesse,
Je rendrai mon sang pur comme je l’ai reçu.
Je m’accuse déjà de trop de négligence :
Courons à la vengeance ;
Et tout honteux d’avoir tant balancé,
Ne soyons plus en peine,
Puisqu’aujourd’hui mon père est l’offensé,
Si l’offenseur est père de Chimène.
Corneille(1606-1684), Le Cid (1636), Acte I, scène 6.