mardi 25 décembre 2018

Corrigé d'une explication de texte de Nietzsche contre le libre arbitre

Sujet
Expliquer le texte suivant :
« Aussi longtemps que nous ne nous sentons pas dépendre de quoi que ce soit, nous nous estimons indépendants : sophisme qui montre combien l’homme est orgueilleux et despotique. Car il admet ici qu’en toutes circonstances il remarquerait et reconnaîtrait sa dépendance dès qu’il la subirait, son postulat étant qu’il vit habituellementdans l’indépendance et qu’il éprouverait aussitôt une contradiction dans ses sentiments s’il venait exceptionnellement à la perdre. Mais si c’était l’inverse qui était vrai, savoir qu’il vit constamment dans une dépendance multiforme, mais s’estime libre quand il cesse de sentir la pression de ses chaînes du fait d’une longue accoutumance ? S’il souffre encore, ce n’est plus que de ses chaînes nouvelles : le « libre arbitre » ne veut proprement rien dire d’autre que ne pas sentir ses nouvelles chaînes. »
Nietzsche, Humain trop humain II – Le voyageur et son ombre, 1879.

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.


Corrigé

Qu’est-ce que le libre arbitre ? Est-ce une donnée indubitable de la conscience, un axiome ou notion commune comme Descartes l’admettait dans ses Principes de la philosophie ou bien une illusion comme Spinoza a tenté de le démontrer dans son Éthique ? Tel est le problème traditionnel du libre arbitre dont Nietzsche traite en apparence dans cet extrait du Voyageur et son ombre [n°10].
C’est que Nietzsche se rapproche de Spinoza pour critiquer le libre arbitre. Il est une croyance manifestant l’orgueil et le despotisme de l’homme.
Or, cette critique du libre arbitre soulève un problème. C’est qu’en effet elle présuppose à la fois que l’homme est victime d’une illusion mais en même temps elle implique que l’on puisse se sortir de l’illusion sans quoi la critique n’est pas possible de sorte qu’elle semble contradictoire. On se demandera donc s’il n’y a pas une limite à la critique du libre arbitre que tente l’auteur.


Nietzsche commence cet extrait en exposant la façon dont les hommes se pensent comme libres. En effet, il indique que les hommes, dans lesquels il s’inclut puisqu’il utilise le pronom personnel sujet à la première personne au pluriel « nous », se pensent indépendants tant qu’ils se sentent ne pas dépendre de quoi que ce soit. Le raisonnement que Nietzsche qualifie de sophisme est le suivant : c’est le sentiment que nous avons de ne pas dépendre de quoi que ce soit qui nous amène à déduire que nous sommes indépendants. Nietzsche le présente comme étant le raisonnement que tous les hommes font, ce qui revient à dire que les philosophes qui défendent la thèse du libre arbitre ne font rien d’autre que reprendre un mode populaire de raisonnement. Cette supposée indépendance peut être identifiée à la notion de libre arbitre, c’est-à-dire pour parler comme Descartes de la faculté positive à se déterminer pour un contraire ou un autre telle qu’il l’a définie dans sa Lettre au père Mesland du 9 février 1645 ou pour définir autrement le libre arbitre, on pourrait dire qu’il se comprend la capacité à agir ou penser sans être déterminé par des causes.
Le raisonnement selon lui repose sur un sophisme, c’est-à-dire sur un faux raisonnement qui n’a que l’apparence de la logique. Or, le sophisme se distingue habituellement du paralogisme en ce que celui-ci s’il est un faux raisonnement comme le premier ne vise pourtant pas à tromper. N’est-il pas possible de fonder notre croyance au libre arbitre ? C’est ce que Descartes a tenté. Car, à supposer que je doute de tout, je ne puis douter que moi qui doute et donc qui pense, soit quelque chose. C’est la raison pour laquelle le « Je pense donc je suis » apparaît à Descartes comme la première des vérités. Or, ce qui la caractérise, c’est qu’en elle conscience et existence sont identiques et apparaissent comme vraies en même temps. Or, j’ai aussi conscience d’être libre et la résolution de tout remettre en cause, loin de m’amener à nier le libre arbitre est bien plutôt ce qui me permet de l’affirmer. Dans la Lettre au père Mesland du 5 février 1645 Descartes va jusqu’à soutenir que l’homme peut refuser d’affirmer une vérité ou de poursuivre un bien connu pour affirmer son libre arbitre. Dès lors, le libre arbitre fait la spécificité de l’homme, sa grandeur, voire sa différence avec les autres vivants.
On peut comprendre alors que Nietzsche lie l’affirmation du libre arbitre ou croyance en l’indépendance avec une surestimation de soi si elle est une erreur. En effet, selon lui la croyance en ce sophisme a une autre source que la raison puisqu’il relève de l’orgueil et du despotisme. Le premier consiste à s’attribuer une qualité que nous ne possédons pas et qui nous permet d’avoir une bonne image de nous-mêmes. Par le second on se sent le maître, conformément à l’étymologie du terme despote qui signifie le maître d’esclave(s) chez les Grecs. Or, qui serait l’esclave et qui serait le maître puisqu’il ne peut s’agir de différents types d’hommes puisque le despotisme est propre à tout homme ? Il faut donc comprendre que c’est l’homme lui-même qui est un despote vis-à-vis de lui-même puisqu’en se concevant comme indépendant ou libre au sens du libre arbitre, il se pense maître de lui-même, donc dominant ses désirs ou ses passions.

Or Nietzsche en parlant de sophisme laisse entendre que les hommes non seulement se trompent au sens d’être dans l’erreur, mais se trompent eux-mêmes lorsqu’ils se croient libres ? Comment est-ce possible ? Mais s’il y a sophisme, c’est que les désirs ou les passions qui animent l’homme influent sur sa raison de sorte que la dualité du trompeur et du trompé qui seule rend possible le mensonge à soi est réalisée. Reste alors à comprendre quelle est l’erreur de raisonnement. C’est ce que l’auteur explique dans un second temps.


L’homme admet qu’il ressentirait une dépendance si tel était le cas. Selon Nietzsche, une telle thèse repose sur le postulat que l’homme vit dans l’indépendance de façon habituelle. L’adverbe « habituellement » est souligné pour attirer l’attention du lecteur. En quoi est-il important ? C’est qu’il indique que l’indépendance est l’état le plus fréquent dans l’existence humaine, l’état commun et normal. C’est l’habitude de l’indépendance qui est le fond sur lequel l’homme pourrait faire l’expérience de la dépendance. Comment cela ?
Puisqu’il se pense comme indépendant par habitude, la dépendance irait à l’encontre de cette habitude. Par conséquent, l’homme sentirait la dépendance qui se manifesterait par une contradiction dans ses sentiments. Ces deux thèses qui s’impliquent sont qualifiées par Nietzsche de postulat. Par là on entend généralement une proposition qu’on admet sans preuve afin de prouver une autre proposition. Faire reposer une thèse sur un postulat n’est pas en soi une faute, bien au contraire. En effet, il n’est pas possible de tout démontrer sans quoi chaque proposition reposerait sur une proposition qu’il faudrait démontrer par d’autres et ainsi de suite à l’infini. Par contre, le postulat doit être tel qu’on doit pouvoir l’admettre pour ce qui est en jeu.
Or, quel était le raisonnement sophistique, sinon celui qui conclut du sentiment de notre indépendance à la réalité de cette indépendance. Cette conclusion repose sur l’idée que nous sommes indépendants : il s’agit donc d’un cercle vicieux ou d’une pétition de principe. Plus précisément, le postulat admis est le même que la thèse à démontrer. En effet, quant à sa formulation, le postulat du libre arbitre selon Nietzsche est que l’homme vit habituellement dans l’indépendance. Dès lors, la deuxième partie du postulat est l’autre face de la même idée, à savoir que s’il y avait dépendance, l’homme le sentirait par le fait qu’il y aurait une contradiction dans ses sentiments. C’est donc finalement que le postulat que dénonce Nietzsche revient à considérer que nous sommes conscients de tout ce qui nous concerne et que le libre arbitre repose bien sur la conscience du libre arbitre. Autrement dit, on ne peut simplement prouver qu’on est libre en faisant appel à sa conscience. Si donc on le fait, c’est donc qu’on veut ainsi se donner une image de soi et une maîtrise sur soi et ceci sans en être conscient. Autrement dit, non seulement Nietzsche nie la valeur de la conscience mais il suppose une pensée inconsciente qui se manifeste en elle.

Reste que l’on peut alors se demander comment il serait possible d’expliquer ce sentiment du libre arbitre ? N’est-il pas une idée innée, une évidence qu’on ne peut remettre en cause ? Comment le critiquer s’il apparaît en tout homme ?


Nietzsche propose l’hypothèse inverse, à savoir que l’homme est dépendant mais ne le sent pas. Il l’explique d’ailleurs par l’habitude. Il importe de voir que cette hypothèse permet justement de montrer en quoi le postulat de l’indépendance de l’homme n’a pas vraiment de valeur puisqu’il est possible d’expliquer autrement les mêmes faits. Nietzsche suppose d’abord que l’homme vit dans une dépendance multiforme, c’est-à-dire qui repose sur une pluralité de liens. Il ajoute un deuxième aspect, à savoir que l’homme se sent libre uniquement lorsqu’il ne sent pas ses chaînes, c’est-à-dire ce dont il dépend. La raison de cette absence de sensation étant l’habitude. Ce que cette hypothèse vise à montrer c’est que le sentiment du libre arbitre peut s’expliquer en niant que l’homme soit libre. Autrement dit, se sentir libre ou être conscient de ne dépendre de rien ne prouve pas qu’on ne dépend de rien en réalité.
Nietzsche en tire comme conséquence qu’il serait possible que l’homme souffre de dépendances, à la condition qu’elles soient nouvelles. C’est alors le manque d’habitude qui expliquerait que l’on peut souffrir. Mais il ne s’agit pas là d’une nécessité car il pourrait se faire que l’on ne souffre pas, voire qu’on ne sente nullement de nouvelles chaînes. Cette possibilité reste implicite et doit être admise pour comprendre le texte. En effet, c’est à cette condition qu’on peut comprendre l’étrange définition du libre arbitre que Nietzsche déduit, à savoir ne pas sentir ses nouvelles chaînes. Par là il veut rendre compte du fait que nous nous sentons libres même dans des situations nouvelles, ce qui invalide une preuve possible du libre arbitre.
Reste donc à se demander quelle valeur on peut accorder à cette critique du libre arbitre. L’hypothèse d’une dépendance inconsciente suffit-elle à remettre en cause le sentiment du libre arbitre puisque par définition une telle dépendance n’est qu’hypothétique ? Supposons avec Nietzsche que nous dépendions de toutes sortes de choses sans le savoir. Il faudrait alors que l’hypothèse selon laquelle nous ne sommes pas libres dépende de quelque chose. Or, si c’est le cas, l’hypothèse du libre arbitre est tout aussi nécessaire. Dès lors, il n’est pas possible de faire le moindre reproche à celui qui soutient la thèse du libre arbitre puisqu’il ne peut faire autrement. Certes, comme on prouve la liberté en marchant, Nietzsche a montré par son hypothèse qu’on pouvait remettre en cause le libre arbitre. Il reste à savoir d’où vient alors cette critique elle-même.


On peut donc dire en guise de conclusion que Nietzsche, dans cet texte du Voyageur et son ombrede 1879 a tenté de montrer qu’il est possible d’expliquer les faits que l’on attribue au libre arbitre autrement qu’ils ne le sont d’habitude, c’est-à-dire en considérant le libre arbitre comme une sorte d’illusion. Ce qui lui permet alors de montrer que l’homme est orgueilleux et despotique. On a pu montrer toutefois que cette critique laissait dans l’ombre sa propre possibilité.


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