mercredi 29 mai 2019

La politique : la justice et le droit 4 (cours)

§ 4. La justice – La jurisprudence.
L’exercice de la justice lui appartient en propre car, pour édifiante que soit l’idée de justice telle que Platon l’a pensée, elle ne peut servir au plus que l’individu si les conditions de son exercice entre les hommes ne sont pas réunies. En effet, la justice concerne les relations des hommes entre eux qu’on la définisse à la façon de Kant comme appartenant à l’essence du droit :
« Est justetoute action qui permet ou dont la maxime permet à la liberté de l’arbitre de tout un chacun de coexister avec la liberté de tout autre suivant une loi universelle. » KantDoctrine du droit, Introduction à la doctrine du droit, § C.
ou qu’on considère avec Aristote que
« De la justice particulière [c’est-à-dire qui se distingue de la justice au sens large qui correspond à la moralité] et du juste qui y correspond, une première espèce est celle qui intervient dans la distribution des honneurs, ou des richesses, ou des autres avantages qui se répartissent entre les membres de la communauté politique (car dans ces avantages il est possible que l’un des membres ait une part ou inégale ou égale à celle d’un autre), et une seconde espèce est celle qui réalise la rectitude dans les transactions privées. Cette justice corrective comprend elle-même deux parties : les transactions privées, en effet, sont les unes volontaires et les autres involontaires » AristoteÉthique à Nicomaque, livre V, chapitre 5, 1130 b 20 – 1135 a 5.
Remarque. Une tradition tenace distingue chez Aristote trois espèces de justice particulière, à savoir la justice distributive, qui répartit les biens en fonction d’une proportion entre des individus inégaux, la justice commutative qui répartit les biens de façon égale et la justice corrective qui rétablit l’égalité. En fait, les deux premières sont identiques pour Aristote comme le montre une lecture attentive de l’Éthique à Nicomaque, V, chapitre 7. La justice distributive peut distribuer soit proportionnellement soit arithmétiquement. Voir plus loin.
C’est la raison pour laquelle il est nécessaire que la justice soit instituée, ce qui n’est possible qu’au sein d’un État. En effet, si les hommes étaient des saints, c’est-à-dire s’ils avaient toujours un comportement moral les uns vis-à-vis des autres, la justice serait superflue. C’est la raison pour laquelle punir les torts lui appartient par essence. En effet, supposons qu’il soit juste de ne pas punir. Dès lors, l’injustice serait favorisée, ce qui est absurde. Aussi la punition est-elle fondée et se distingue de la violence qui elle s’oppose à la justice.
Or, lorsque chacun est juge et partie, on ne peut parler que de vengeance. Si c’est moi qui décide de la réparation et l’exécute, l’autre s’estimera lésé même si sur le fond j’ai le droit pour moi car la punition proviendra de mon estimation. Il pourra donc exiger réparation et ainsi de suite à l’infini. Il faut donc que celui qui juge ne soit pas l’une des parties comme Hegel le soutient à juste titre dans ses Principes de la philosophie du droit (1821, § 102). Mais, il faut surtout que sa décision soit suivie d’effet. Dans les sociétés primitives où le chef doit régler les différends sans user de coercition si l’on en croit Pierre Clastres dans La société contre l’Etat, son échec ouvre la voie à la vengeance. Seule l’intervention de la société tout entière peut empêcher que la vengeance se poursuive. Or, la société ne s’intéresse alors qu’aux injustices qui la touchent. Ne pratique-t-elle pas une sorte de vengeance ?
L’institution d’un tribunal est une condition nécessaire pour qu’il y ait justice. Et cette institution implique l’existence d’un État, c’est-à-dire d’un pouvoir séparé de la société. C’est que la société est le lieu des intérêts particuliers. Lorsque l’État appartient à une classe sociale, quelle qu’elle soit, sa justice n’est qu’une forme de vengeance ou d’expression de son pouvoir. Et même l’État pratique une forme de vengeance dans la sanction de certaines atteintes à son pouvoir comme les peines pour fausses monnaies (cf. Durkheim, De la division du travail social, Livre I La fonction de la division du travail, chapitre II Solidarité mécanique ou par similitudes, II).
Or, puisque seul l’État peut rendre effectif les décisions de justice, celle-ci ne semble possible qu’à l’intérieur d’un État déterminé, c’est-à-dire qu’est exclu qu’il puisse y avoir une justice dans les relations entre les États ou entre les États et les étrangers. En outre, seuls les citoyens sont des justiciables à proprement parler puisque, libres et égaux, ils sont susceptibles de commettre des actes volontaires. En effet, une action qui n’est pas volontaire ne peut être qualifiée d’injuste que de façon indirecte, comme lorsqu’on dit qu’il est injuste qu’un enfant meurt de maladie, etc. Il est clair que le virus qui a provoqué la maladie n’a pas décidé de faire mourir cet enfant. Par contre, s’il est assassiné, on pourra dire que l’action et l’agent sont injustes.
Qu’entendre par volontaire, sinon
« tout ce qui, parmi les choses qui sont au pouvoir de l’agent, est accompli en connaissance de cause, c’est-à-dire sans ignorer ni la personne, ni l’instrument employé, ni le but à atteindre (par exemple, l’agent doit connaître qui il frappe, avec quelle arme et en vue de quelle fin), chacune de ses déterminations excluant au surplus toute idée d’accident ou de contrainte (si, par exemple, prenant la main d’une personne on s’en sert pour en frapper une autre, la personne à qui la main appartient n’agit pas volontairement, puisque l’action ne dépendait pas d’elle). » AristoteÉthique à Nicomaque, V, chapitre 10, 1535 a 20 – 30.
Or, celui qui n’est pas citoyen comme l’enfant, la femme ou l’esclave dit Aristote ne peut participer à la justice politique, mais seulement à une vague justice. En effet, dans la mesure où il est dominé, le non-citoyen est contraint à agir. Ce qu’il fait ne peut ni être juste ni injuste. Aussi peut-on s’accorder avec Aristote sur ce point tout en contestant l’esclavage et le refus d’accorder la citoyenneté à la femme. Il n’en reste pas moins vrai que la justice à proprement parler est politique, c’est-à-dire qu’elle existe
« entre des gens associés en vue d’une existence qui se suffise à elle-même, associés supposés libres et égaux en droits » AristoteÉthique à Nicomaque, V, chapitre 10, 1134 a 25 – 30).
De là semble découler deux conséquences.
D’une part, il ne pourrait y avoir de guerre juste dans la mesure où il ne peut y avoir de véritable tribunal qui tranche un différend entre des États en conflits. De sorte que tout État est dans la relation de l’état de nature des philosophes avec tous les autres. Ce qui implique que tout État semble avoir le droit de faire la guerre à tout autre qui par définition le menace. La violence régnerait naturellement entre les États.
D’autre part, cette nécessité de la guerre autoriserait chaque État à prendre les dispositions nécessaires pour qu’il puisse se défendre contre tous les autres, dispositions qui ne peuvent qu’aller à l’encontre de toute morale et de toute idée de justice au sens large du terme, voire au sens particulier. En effet, pour préparer et mener la guerre, l’État peut violer sa propre législation ou ses propres décisions. C’est ce qu’on appelle la raison d’État. Finalement, dans la mesure où la justice comme institution de l’État lui appartient, tout tribunal ne se réduit-il pas à être le bras vengeur de l’État ? Ce serait même la différence entre justice et vengeance qu’il faudrait radicalement remettre en cause.
On voit donc que définir la justice comme institution qui n’a de validité qu’à l’intérieur d’un État, fût-il lui-même l’État juste par excellence comme Platon le concevait et qui n’excluait pas la guerre, conduit finalement à détruire l’idée de justice.
Aussi peut-on se demander si l’exercice de la justice ne permet pas de décider indépendamment de l’État, auquel cas il y aurait peut-être un sens à parler de justice, y compris dans les relations entre les États?

On dit souvent et avec raison que le juge doit appliquer la loi. Il lui revient de déterminer si le cas tombe ou non sous le coup de la loi et même préciser de quelle loi il s’agit. On ne peut donc avec Hobbes, dans le chapitre 26 du Léviathan, soutenir que le juge doit interpréter la loi comme le souverain en a décidé, car cela reviendrait à dire que le souverain ne pourrait instituer de juges. Hobbes d’ailleurs est amené à reconnaître que les sentences du juge institué constituent des interprétations légitimes de la loi. Il y a donc de ce point de vue une séparation entre le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire qui dérive de la nature de chacun.
Le juge, le gouvernant et le législateur doivent donc être séparés en fait. La séparation des pouvoirs peut être conçue comme une façon de permettre que nul n’abuse du pouvoir qui lui est conféré comme Montesquieu l’avait proposé dans De l’esprit des lois, livre XI, chapitre 4 et chapitre 6. Toutefois, les pouvoirs ne peuvent être totalement indépendants, sans quoi, en cas de différends entre eux, il n’y aurait précisément nul tribunal pour en trancher.
C’est plutôt que les deux autres pouvoirs pourraient être injustes en étant juge et partie comme l’indique Kant :
« (…) ni celui qui est le souverain de l’État ni celui qui le gouverne ne peuvent juger ; ils peuvent seulement installer des juges comme magistrats. (…) C’est que le jugement (la sentence) est un acte singulier de la justice publique rendu par un administrateur de l’État (un juge ou un tribunal), qui décide d’un sujet, c’est-à-dire d’un individu qui appartient au peuple, et qui n’est donc investi d’aucun pouvoir, pour reconnaître ce qui est le sien (le lui donner en partage). Puis donc qu’en ce rapport (à l’autorité) tout un chacun est simplement passif, un de ces deux pouvoirs pourrait commettre quelque chose d’injuste en ce qu’il déciderait d’un sujet, dans un cas conflictuel relatif à ce qui est le sien de chacun… » Kant,Doctrine du droit, §49.
Non seulement le juge ne peut être ni le législateur, ni celui qui gouverne, mais, c’est son absence de pouvoir ou plutôt de puissance comme dit Montesquieu (De l’esprit des lois, chapitre XI) qui lui permet d’être juste, c’est-à-dire de décider de ce qui revient à chacun. C’est que si la puissance peut faire, le pouvoir judiciaire est impuissant par lui seul. Il est un pouvoir en tant qu’il fait faire et tant qu’il en a la capacité. C’est la raison pour laquelle seul un accord, dans les faits relatifs, entre des hommes sur la justice donne du pouvoir à l’institution.
En France, le tribunal administratif, qui juge entre autres des différends entre l’État et les citoyens, condamne très souvent l’État, ce qui illustre la possibilité de l’indépendance de la justice.
On pourrait objecter que l’État peut assumer d’être injuste. Pourtant aucun gouvernement n’a jamais prétendu être injuste. Même les régimes totalitaires ont prétendu l’être quoiqu’au sens particulier et absurde de l’application d’une loi de la nature – la supériorité de la race pour le nazisme – ou d’une loi de l’histoire pour le stalinisme– le triomphe du prolétariat. En effet, une loi qui exprime une nécessité, c’est-à-dire ce qui ne peut être autrement, ne peut être obligatoire, c’est-à-dire ce qu’on ne peut pas choisir de la transgresser. Ensuite, l’État qui le prétendrait, provoquerait la révolte. C’est qu’aucun État ne peut se maintenir lorsque ses membres décident collectivement de s’y opposer. Il est donc important pour l’État de paraître juste. C’est le sens des conseils donnés par Machiavel dans son Princeà savoir que les gouvernants doivent paraître vertueux (chapitre XVIII). Mais, cette apparence ne doit pas apparaître, sans quoi l’État passera pour injuste. Qu’entendre alors par justice ?
Être juste, comme Aristote déjà l’avait fait remarquer dans le livre V de l’Éthique à Nicomaque, c’est respecter l’égalité ou la rétablir.
Or, il y a deux façons de la respecter. Soit l’égalité est proportionnelle et revient à donner à chacun en fonction de son mérite, soit l’égalité est arithmétique et chacun reçoit la même part pour user du vocabulaire aristotélicien. De cette distinction on peut tirer des conséquences différentes selon qu’on privilégie l’une ou l’autre des deux égalités. Voici par exemple comment, à la fin de sa vie, Platon, le maître d’Aristote, établit cette distinction et les conséquences qu’il en tire :
« Il y a en effet deux égalités, qui portent le même nom mais en pratique s’opposent presque, sous bien des rapports ; l’une, toute cité et tout législateur arrivent à l’introduire dans les marques d’honneur, celle qui est égale selon la mesure, le poids et le nombre ; il suffit de la réaliser par le sort dans les distributions ; mais l’égalité la plus vraie et la plus excellente n’apparaît pas aussi facilement à tout le monde. Elle suppose le jugement de Zeus et vient rarement au secours des hommes, mais le rare secours qu’elle apporte aux cités ou même aux individus ne leur vaut que des biens ; au plus grand elle attribue davantage, au plus petit, moins, donnant à chacun en proportion de sa nature et, par exemple, aux mérites plus grands, de plus grands honneurs, tandis qu’à ceux qui sont à l’opposé pour la vertu et l’éducation elle dispense leur dû suivant la même règle. Je crois, en effet, que pour nous la politique est toujours précisément cela, la justice en soi : maintenant encore, c’est en y tendant et en fixant les yeux sur cette égalité-là que nous devons, Clinias, fonder la cité naissante. Et si jamais quelqu’un en colonise une autre, c’est encore avec ce même but qu’il lui faudra légiférer, et non pas pour le plaisir de quelques tyrans ou d’un seul, ni non plus pour une domination démocratique, mais toujours en vue de la justice, de celle dont nous parlions à l’instant ; l’égalité accordée en toute occasion à des inégaux telle que la requiert la nature … » PlatonLes Lois, livre VI.
Toute la difficulté revient à fonder une égalité proportionnelle sur des différences de nature entre les hommes. En effet, ce que la nature a fait de moi, je n’en suis pas responsable et donc ma nature ne peut me permettre de fonder aucun droit ou aucun devoir. C’est la raison pour laquelle quelles que soient les différences de dons naturels qui distinguent les hommes, seul ce par quoi ils sont responsables peut fonder des différences de traitement juridique.
Or, ce ne peut être rien d’autre que leur liberté. Aussi en tant que la raison est la source de la liberté chez les hommes, c’est-à-dire en tant que raison morale, elle fonde l’égalité juridique des hommes (cf. Kant, Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine, 1786). Même la raison instrumentale, à savoir l’usage de la raison soumis aux désirs ou aux passions des hommes et qui admet des degrés différents ne peut fonder la moindre moralité de l’action et donc que certains hommes soient plus “intelligents” que d’autres ne leur donnent aucun droit.
Aussi, non seulement toute égalité proportionnelle doit-elle se fonder sur l’égalité arithmétique, mais elle peut être telle que l’on donne plus à celui qui a le moins pour permettre de compenser les éventuelles différences soit de dons naturels, soit d’acquis sociaux. Par exemple, c’est sur ce principe qu’est fondée l’obligation d’aménagements de l’espace public pour que les handicapés moteurs puissent y accéder. Non qu’ils le méritent, ce serait absurde, mais parce que leur est permis ainsi d’accéder à l’égalité de droits.
En ce qui concerne l’acte même de juger, il doit bien en un sens être l’application de la loi. Pourtant, juger, c’est plus fondamentalement décider si le cas est conforme à telle ou telle loi. Par exemple, un individu en tue un autre. Est-ce un homicide volontaire ou un homicide involontaire ou simplement un accident ? Aucune loi ne peut permettre de fonder le jugement sinon il faudrait une autre loi pour savoir si le jugement est valable et ainsi de suite à l’infini comme Kant l’a montré dans l’introduction de Théorie et pratique(1793). Kant y établit l’autonomie du jugement, quel qu’il soit, à savoir théorique, pratique, médical ou judiciaire, etc. Le jugement se distingue de la proposition en tant qu’il consiste à indiquer si le cas lui est conforme ou non. Par exemple, soit la proposition “un triangle est une figure de trois côtés”, le jugement sera “ceci, que je vois dessiné, est un triangle”.
Aussi juger ne revient-il pas simplement à appliquer la loi. C’est la raison pour laquelle l’application d’une loi juste peut être injuste si la qualification des faits est discutable. Celui qui dérobe parce qu’il a faim est-il un voleur ou bien agit-il pousser par la nécessité ? Celui qui ne rend pas à un autre une arme parce qu’il sait qu’il a l’intention d’en faire un mauvais usage est-il un voleur selon le cas proposé par Thomas d’Aquin dans la Somme théologique ?
En ce qui concerne le second exemple, il s’agit de ce qu’on nomme depuis Aristote l’équité, c’est-à-dire «un correctif de la justice légale » (Aristote, Ethique à Nicomaque, V, chapitre 14, 1137 b 10-15) dans la mesure où la stricte application de la loi paraît injuste. Or, on pourrait à la façon de Kant nier que l’équité soit juridiquement valable. Il manquerait au juge selon Kant des données pour le faire. En l’absence de loi, le juge ne pourrait se prononcer qu’arbitrairement. Aussi Kant peut-il écrire :
« La devise de l’équité est donc bien : “le droit le plus strict est la plus grande injustice” (summum ius summa injuria), mais on ne saurait remédier à ce défaut par la voie du droit, bien qu’il concerne une question de droit, car celle-là relève du seul tribunal de la conscience, tandis que toute question de droit doit être présentée devant le tribunal civil. » KantDoctrine du droit, Introduction à la doctrine du droit, Appendice, I.
Or, renvoyer le problème devant le tribunal de la conscience, c’est finalement accepter que la justice puisse être injuste, ce qui est une contradiction dans les termes. Il en va de même du droit de nécessité, thème des Misérables (1862) de Victor Hugo (1802-1885) d’où le premier exemple est pris.
On peut appeler jurisprudence l’acte de juger en tant qu’il échappe à la simple application de la loi, soit parce que les circonstances en rendraient l’application injuste, soit parce que la loi est silencieuse. Le juriste romain Ulpien (170-223) définissait la jurisprudence « le savoir du juste et de l’injuste » (cité par Michel Villey, Le droit et les droits de l’homme, P.U.F., 1983, p.63).
En un sens, tout jugement comprend une part de jurisprudence. L’arbitraire n’est-il donc pas le lot de la justice. A-t-elle les yeux bandés parce qu’elle est impartiale ou parce qu’elle est aveugle ?
Remarquons que toute décision de justice ne peut venir qu’après le constat d’un différend, soit entre personnes privées, soit entre la société ou l’État et un individu. Or, si l’un ou l’autre juge comme nous l’avons vu ci-dessus, il ne peut qu’être partial. La justice exige donc qu’il y ait un tiers pour que l’impartialité soit possible. En outre, il est nécessaire que chacune des parties soit entendue. Le débat contradictoire est donc la condition pour qu’un jugement soit juste, c’est-à-dire tienne compte du maximum d’éléments possibles. Enfin, comme l’erreur n’est jamais impossible, l’appel est une garantie nécessaire de pouvoir faire valoir ce qui n’a pas été pris en compte dans le jugement.
Or la loi n’est absolument pas suffisante pour juger de tous les cas. C’est ce que Platon déjà avait reconnu :
« … jamais une loi ne serait capable d’embrasser avec exactitude ce qui, pour tous à la fois, est le meilleur et le plus juste et de prescrire à tous ce qui vaut le mieux. Entre les hommes en effet, comme entre les actes, il y a des dissemblances, sans compter que jamais, pour ainsi dire, aucune des choses humaines ne demeure en repos : ce qui ne permet pas à l’art (technè), à aucun art quel qu’il soit, de formuler aucun principe dont la simplicité vaille en toute matière, sur tous les points sans exception et pour toute la durée des temps. » Platon, Le politique, 294 a-b.
Platon en déduisait que celui qui gouverne peut légitimement se passer de loi. Or, à moins qu’ils ne soient totalement justes au sens moral et surtout qu’ils ne soient omniscients, lorsque les gouvernants se passent de lois, ils ne sont rien d’autre que des despotes.
Par contre, dans la mesure où le juge n’a pas de puissance, mais seulement un pouvoir et qu’il est possible de faire appel d’un jugement, voire de le faire réviser, l’équité peut être utilisée par le juge au sein d’un tribunal. Aristote avait raison d’écrire que :
« … l’équitable, tout en étant juste, n’est pas le juste selon la loi, mais un correctif de la justice légale. La raison en est que la loi est toujours quelque chose de général, et qu’il y a des cas d’espèce pour lesquels il n’est pas possible de poser un énoncé général qui s’y applique avec rectitude. » Aristote, Éthique à Nicomaque, livre V, chapitre 14, 1137 b 10 – 15.
Comment le juge peut-il faire pour éviter l’arbitraire ?
« Quand, par suite, la loi pose une règle générale, et que là-dessus survient un cas en dehors de la règle générale, on est alors en droit, là où le législateur a omis de prévoir le cas et a péché par excès de simplification, de corriger l’omission et de se faire l’interprète de ce qu’eût dit le législateur lui-même s’il avait été présent à ce moment, et de ce qu’il aurait porté dans sa loi s’il avait connu le cas en question. De là vient que l’équitable est juste (…) » AristoteÉthique à Nicomaque, V, chapitre 14, 1137 b 15 – 25.
Comme les juges sont humains, c’est peu de dire qu’ils peuvent se tromper, qu’il n’y a donc pas dans ce monde d’exercice parfait de la justice. Toutefois, tout jugement qui vise à défendre les seuls intérêts d’une partie est injuste. Aussi, s’il est possible de définir l’injustice par la partialité, la justice humaine ne peut se définir que par les tentatives faites pour éliminer l’injustice. C’est ainsi qu’elle est créatrice de droits. En un sens, c’est bien les différends entre l’État monarchique et ses sujets qui ont amené la création des premiers droits de l’homme qui, s’ils ne permettent de résoudre tous les problèmes, apparaissent comme un début de solution.

Or, cette indépendance de la justice vis-à-vis de l’État ou vis-à-vis de la loi permet-elle de concevoir une justice dans les relations entre les États ?
Chaque État étant souverain, il est clair que la diversité des États interdit de concevoir qu’une institution puisse trancher définitivement les différends entre eux. Aussi, le problème n’admet-il que trois solutions possibles. Soit l’État mondial, c’est-à-dire la suppression de la diversité des États, soit une fédération d'États libres comme Kant l’a proposée dans Vers la paix perpétuelle en 1795, c’est-à-dire une instance où chaque État garde sa souveraineté tout en acceptant d’être jugé, soit la guerre perpétuelle, c’est-à-dire le règne de la violence.

a. L’État mondial.
En ce qui concerne la première solution, on peut arguer avec Kant qu’un État mondial serait de nature à éliminer toute liberté, c’est-à-dire serait despotique. En effet, comme les gouvernants décident en dernière instance, la seule chose qui permettrait à un gouvernement mondial d’être juste, c’est que ses dirigeants soient justes à la façon du roi philosophe de Platon, ce qui paraît utopique. Aussi, la diversité des États et le risque de guerre contraint paradoxalement chaque État à laisser quelque liberté aux citoyens afin qu’ils participent à la puissance de l’État. C’est notamment en laissant quelque liberté dans le domaine économique et donc dans l’exercice de la pensée pour autant qu’elle lui est liée que les gouvernants assurent la puissance de l’État (cf. Kant, Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ? , 1784 ; Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine, 1786 ; Vers la paix perpétuelle, 1795).

b. Une fédération d’États libres.
En ce qui concerne la seconde solution, on peut arguer avec Hegel de l’impossibilité de lui trouver une garantie :
« Il n’y a pas de préteur entre les États, tout au plus un arbitre et un médiateur, et encore de manière seulement contingente, c’est-à-dire selon des volontés particulières. La représentation kantienne d’une paix perpétuelle par le biais d’une fédération d’États qui arbitrerait tout litige et réglerait tout différend en tant que puissance reconnue par chaque État singulier, et qui rendrait ainsi impossible la décision par la guerre, présuppose l’accord des États, lequel reposerait sur des raisons et des points de vue moraux, religieux ou autres, reposerait de manière générale toujours sur la volonté souveraine particulière, et demeurerait par-là entaché de contingences.
De ce fait, le différend entre États, pour autant que les volontés particulières ne trouvent pas d’accord, ne peut être décidé que par voie de guerre. » HegelPrincipes de la philosophie du droit, §333 remarque et § 334.
Toutefois, cette impossibilité d’une garantie ultime n’interdit nullement de penser et de travailler à mettre en œuvre une telle fédération que Kant commença par nommer en 1784 une société des nations (cf. Kant, Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique). C’est qu’une telle fédération tend à faire diminuer le recours à la guerre. Certes, le XX° siècle a vu, après la création de la Société des Nations (S.D.N.) au sortir de la première guerre mondiale, une des guerres les plus meurtrières de tous les temps. Or, loin de remettre en cause la représentation kantienne, les États ont cherché à reconstruire une autre instance internationale. C’est bien le signe que la guerre apparaît comme l’injustice même.

c. La guerre perpétuelle.
La troisième solution est ruineuse pour l’idée même de justice. En effet, elle suppose comme le fait Hegel qu’on considère que la guerre loin d’être un mal absolu, a une valeur éthique en ce qu’elle permet à l’État de vouloir librement manifester « la vanité des biens et des choses de ce monde » et aux peuples de manifester leur liberté. Ce serait finalement la crainte de mourir qui conduit certains peuples à perdre leur liberté (Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 324). Ce qui revient à présupposer que la puissance supérieure d’un État est juste en elle-même.
Or, un tel raisonnement pourrait très bien s’appliquer aux relations entre les citoyens. Les criminels manifestent souvent leur absence de crainte de mourir et ne font d’ailleurs pas de mauvais soldats. C'est pourquoi la guerre ne peut se justifier en tous les sens du terme.
C’est pour la même raison qu’aucune guerre ne peut être juste, même si la cause qu’elle défend peut l’être, c’est-à-dire lorsqu’il s’agit justement de ne pas rendre impossible l’exercice de la justice.
De même, c’est l’idée d’un droit international qui fonde le devoir universel d’hospitalité pour les étrangers, dans la mesure bien évidemment où ils respectent la législation de l’État où ils sont accueillis (cf. Kant, Vers la paix perpétuelle).
Toutefois, là où Hegel voit juste, c’est qu’il est strictement impossible de concevoir comment la guerre pourrait disparaître de la surface de la Terre. En conséquence, la seule prédiction probable, que Kant énonce au début de son traité de paix, Vers la paix perpétuelle, est peut-être celle qui était représentée sur l’enseigne d’un aubergiste où un cimetière illustrait l’idée de paix perpétuelle. Si la guerre n’est ni juste, ni souhaitable, il est sage de s’attendre à ce qu’elle ne disparaisse jamais et qu’une situation de justice soit toujours un état précaire.

Puisqu’il est apparu que la justice n’est pas une puissance mais un pouvoir indépendant qui peut juger même sans loi en visant l’égalité entre les hommes, tout homme peut exercer son jugement non seulement sur les affaires de son État mais également sur les affaires qui concernent tous les hommes. Il se donne ainsi la possibilité de penser son insertion dans le monde des hommes sans cynisme mais sans soumission.



dimanche 26 mai 2019

9. Leçon sur les échanges

Introduction.
Lorsqu’on pense aux échanges, on pense essentiellement au fait d’acheter ou de vendre. Or, échanger, c’est donner et recevoir. On peut vraiment parler d’échanges chez l’homme car il sait qu’il donne et qu’il reçoit, ce qui n’est pas évident pour les animaux, encore moins pour le vivant et son milieu.
Si acheter ou vendre est bien l’échange par excellence dans la société moderne toute tournée vers l’activité économique, il n’est pas évident qu’on puisse ramener tout échange à l’échange marchand. C’est qu’en effet, il paraît possible de chercher dans l’échange le rapport à l’autre. Et surtout, on peut remettre en cause que le sujet de l’échange puisse lui-même être objet d’échange.
Dès lors, doit-on admettre d’autres échanges que les échanges économiques ?

I. L’échange social.
On peut d’abord distinguer entre l’échange marchand et l’échange social. Pour ce faire, on peut reprendre l’exemple que donne Lévi-Strauss dans Les structures élémentaires de la parenté(1949) de ces petits restaurants où l’on sert un plat unique avec une petite bouteille de vin. Si chacun est soucieux de la quantité de la nourriture qu’il reçoit, il fait un autre usage du vin. En effet, il le sert à son voisin qui lui rend la réciproque. Tel est le principe des échanges dans les cérémonies comme le mariage.
On peut ainsi distinguer l’échange commercial qui consiste à donner pour recevoir de l’échange social qui consiste à donner et recevoir pour la relation à l’autre. Cette dimension sociale de l’échange n’est pas étrangère aux échanges commerciaux même si elle n’apparaît pas dans sa pureté comme lorsque deux parties échangent le même objet, montrant par-là que ce n’est pas la valeur économique qui prime. Aller au marché, c’est certes trouver des biens, mais c’est aussi établir ou renforcer des contacts avec les autres.
Cet échange social constitue l’essentiel des échanges dans nombre de sociétés primitives qui méconnaissent l’échange commercial. Par exemple, chez les Guayaki du Paraguay, les hommes étaient chargés de la chasse et les femmes de la cueillette et du transport des effets de la tribu. Les premiers usaient d’un grand arc alors que les secondes disposaient de paniers. Chaque groupe devait donner à l’autre ce qu’il récoltait. En outre, dans le groupe des hommes, il était interdit pour chaque chasseur de manger le produit de sa chasse de sorte qu’il devait tous donner aux autres ce qu’ils ramenaient.

Si l’échange a une dimension sociale, il arrive qu’on donne sans rien attendre et qu’éventuellement on reçoive de même. Ne faut-il pas alors distinguer un troisième type d’échange : l’échange moral ?

II. L’échange moral.
C’est que l’échange commercial exige une réciprocité voulue. Il s’oppose donc à l’échange moral. Quand on rend un service à un ami comme l’indique Hume dans le Traité de la nature humaine, on n’attend rien en retour. Et lorsqu’il nous remercie ou lorsqu’il nous rend un service en retour, c’est également sans rien attendre en retour. Il y a bien échange puisque chacun donne et reçoit, mais il n’y a pas de recherche de l’intérêt, ni concernant des biens, ni même concernant la relation à l’autre. Aussi l’échange commercial exige la promesse, c’est-à-dire l’engagement à remplir sa part de l’échange, promesse qui, si elle n’est pas tenue, conduit à retirer sa confiance au menteur. On ne promet pas un service qu’on rend de façon désintéressée.
C’est pour cela que l’échange moral est différent de l’échange social. En celui-ci, chacun fait de la réciprocité un principe pour créer ou renforcer le lien social. En celui-là, le sujet n’attend rien en retour et reçoit de façon tout autant désintéressée. L’échange moral repose sur le don gratuit dont la réciprocité apparaît après coup sans être recherchée.

Or, dans la mesure où l’échange marchand est efficace, ne peut-il être le principe de tout échange ?


III. La dignité.
Pour que tout puisse se vendre, il faudrait que tout fût marchandise et que tout eût un prix. Le premier ministre anglais Robert Walpole (1676-1745) déclarait ainsi que « tout homme a son prix pour lequel il se livre » (cité par Kant dans La religion dans les limites de la simple raison). Cela impliquerait que l’homme pût se vendre, voire qu’il pût être vendu en échange de sa vie dans le cas d’une guerre, voire parce qu’il descend d’hommes eux-mêmes propriétés.
On peut au contraire considérer avec Kant, dans les Fondements de la métaphysique des mœurs(1785) que l’homme en tant qu’être raisonnable, c’est-à-dire en tant qu’être capable de moralité n’a pas un prix mais une dignité. Il faut comprendre par là qu’il n’est pas possible qu’il soit une valeur relative à laquelle on peut substituer une autre valeur relative équivalente. Il a au contraire une valeur absolue supérieure à tout prix. Dès lors, il est injuste d’en faire un objet d’échange, voire injuste qu’il y ait des lois qui le permettent.
C’est pourquoi l’homme est le fondement des échanges. Un échange commercial présuppose le respect des personnes qui échangent, respect qui repose sur leur dignité. Et l’échange moral repose justement sur la dignité de l’homme.

Conclusion

Les échanges sont divers par leurs objets mais surtout par leur forme. Malgré son importance dans la société moderne, l’échange commercial ou marchand par lequel chacun donne pour recevoir n’est pas la seule forme d’échange. Il présuppose l’échange social qui vise le lien social mais surtout la dignité du sujet qui échange qui rend possible l’échange moral, c’est-à-dire cette forme paradoxale d’échange où on donne sans chercher à recevoir et où on reçoit de façon tout aussi désintéressée.

8. Leçon sur l'art et la technique

Introduction.

L’art et la technique produisent des œuvres qui sont pour la plupart durables. On a trouvé des outils en pierre datant de la préhistoire comme plus tard des peintures rupestres ou des sculptures. Ils manifestent la présence humaine dans sa dimension culturelle.
Si la technique paraît nécessaire à la vie, l’art paraît superflu. Et pourtant, on admire les œuvres d’art, on cherche à les conserver alors que les objets techniques sont généralement jetés une fois usés.
On peut donc se demander comment penser la différence entre art et technique.

I. L’imitation.

On peut penser que l’art est imitation comme la peinture et la sculpture le montrent. Mais une pièce de théâtre ou un roman imitent eux aussi une tranche de vie. La musique même paraît imiter les émotions. Quant à la technique, elle implique bien une part d’imitation, soit de fonctions naturelles – couper, broyer, brûler, etc. – soit d’objets réels. Que penser alors de ces imitations ?
On peut considérer avec Platon dans le livre X de La Républiqueque l’art qui est capable de tout imiter repose sur l’ignorance et n’imite que des apparences à la différence de la technique qui implique des connaissances, condition pour imiter la réalité et en faire des œuvres utiles. L’imitation de l’apparence en quoi consiste l’art n’est qu’une tromperie. L’artiste prétend connaître ce dont il parle et si son public est ignorant, il croira dans les idées qu’il expose. Le technicien quant à lui fait une œuvre sérieuse, qu’on peut utiliser. Il est spécialisé dans un domaine qu’il connaît. Ainsi la différence entre l’art et la technique est celle du superflu et du trompeur d’un côté et celle de l’utilité et de la vérité de l’autre.

Pourtant, loin de nous tromper, nous comprenons bien à voir Les souliersde Van Gogh qu’il s’agit de nous présenter autre chose qu’une simple imitation de la réalité. L’œuvre d’art se présente comme une fiction, c’est-à-dire quelque chose de faux qui ne vise pas à se présenter comme vrai. L’art n’est-il pas plutôt l’expression d’idées ?

II. L’expression.
En effet, l’artiste est celui qui par son talent est capable de créer une œuvre qui se manifeste aux sens. Comme Hegel le soutient à juste titre dans son Esthétique(1835 posthume), il a besoin d’une technique, c’est-à-dire d’un savoir-faire et d’une réflexion qui lui permet de surmonter la résistance du matériau, de le dominer. C’est vrai de l’architecte qui doit connaître les techniques relatives à la construction, du sculpteur qui soit acquérir un savoir-faire pour modeler la matière, mais aussi du peintre et du musicien. Même le poète doit maîtriser la langue qu’il utilise. La technique est bien ainsi un ensemble de moyens qui peuvent être mis au service de l’art, mais non inversement.
En effet, l’artiste ne nous intéresserait pas si les idées qu’il propose n’étaient pas celles des hommes. Hegel voit donc dans l’artiste celui qui présente les idées universelles de l’humanité dans un matériau sensible. Cette présentation n’est pas arbitraire comme dans le langage. L’œuvre d’art parle immédiatement à l’homme. Elle lui ouvre la dimension du sens. Il faut donc la distinguer du simple divertissement qui sert à passer le temps et non à réfléchir sur l’homme.

Il n’en reste pas moins vrai qu’elle ne lui parle que dans une culture donnée. Que peut comprendre à une représentation religieuse celui qui n’est pas d’une certaine culture ? Dès lors, n’est-ce pas en référence à la culture que l’œuvre d’art a d’abord un sens ?

III. Le monde.
En effet, les œuvres d’art à la différence des objets techniques ne sont pas faites pour être utilisées et encore moins pour être consommées. C’est la raison pour laquelle leur durée est potentiellement immortelle comme Hannah Arendt le soutient dans La crise de la culture(1968). En outre, elles ne sont donc pas éphémères comme les actions humaines qui s’envolent une fois faites et qui disparaîtraient si justement l’homme ne pouvait les conserver dans la mémoire et les fixer par écrit. Les œuvres conservent ainsi les événements mais pas comme des documents. Dans son tableau, La liberté guidant le peuple(1830), Eugène Delacroix (1798-1863) ne donne pas une leçon d’histoire sur la révolution des trois glorieuses de 1830 (27, 28 et 29 juillet). Il présente l’enjeu de cette révolution. Il permet d’en chercher le sens.
On peut donc dire avec Hannah Arendt dans La crise de la culture, que les œuvres d’art à la différence des objets techniques sont faites pour le monde que l’homme fabrique, c’est-à-dire sont la réalisation fondamentale de la culture. Elles donnent à ce monde qu’aménage l’homme et qui est à chaque fois sa culture, une durée, une dimension qui échappe à la technique purement utilitaire. Elles donnent la possibilité d’un sens. Raison pour laquelle chacun peut y chercher des idées pour se comprendre lui-même.
Aussi le monde que fait la culture est-il menacé à notre époque par les produits de l’industrie culturelle dans la mesure où ils sont simplement faits pour être consommés. D’où le pillage des grandes œuvres du passé. Ne voit-on pas dans l’Aladin de Disney le pillage d’un conte arabo-persan des Mille et une Nuitsdont un des personnages, Iago, a le nom du traître haineux de l’Othello(1604) de Shakespeare (1564-1616) ? C’est donc la fréquentation des grands œuvres qui est le remède contre les produits de cette industrie culturelle.

Conclusion.
Disons donc pour finir que l’œuvre d’art n’est pas une pâle réalité à côté de l’objet technique car l’art a une dimension plus importante que la technique. Certes, cette dernière permet de produire des objets utiles et les objets de consommation sans laquelle la vie humaine ne serait pas possible. Mais sans l’art, c’est l’humanité elle-même qui ne serait pas possible. Car l’homme cherche aussi un sens et l’art est ce qui crée dans la culture la possibilité d’un sens.

7. Leçon sur l'homme et la culture

Introduction.
On reproche parfois aux hommes d’être inhumains mais il n’y a rien de tel pour les espèces animales. Un chien, un chat, un bonobo ou une fourmi sont ce qu’ils sont. N’est-ce pas que l’homme a à se faire lui-même, c’est-à-dire qu’il est essentiellement un être de culture ?
Or, la culture, c’est-à-dire l’ensemble de ce que l’homme acquiert et transmet, est ambivalente. Elle semble nécessaire pour faire l’homme qui paraît dépourvu d’instincts qui dirigeraient sa conduite. Cependant, elle paraît également le dénaturer. La grande diversité des cultures amène ainsi à se poser la question de savoir si certaines, comme celles des cannibales, ne font pas des monstres plutôt que des hommes.
Y a-t-il des conditions qui rendent la culture nécessaire à l’homme ? Peut-on considérer qu’il y a des cultures supérieures à d’autres, voire que laculture existe ?

I. Les cultures et l’ethnocentrisme.
Les hommes vivent en société. Aussi loin qu’on remonte dans la préhistoire, on trouve des traces de vie sociale. Mais surtout les sociétés humaines sont d’une grande diversité. Elle est due à la culture. Il faut entendre par là tout ce qui est acquis et transmis par le langage et l’exemple. Sans technique, l’homme ne peut préparer ses aliments ni les objets qui lui permettent de se les procurer. Le confort requiert encore plus la technique. La division des rôles implique des échangeset donc des règles qui varient d’une société à l’autre. Sans art, il lui manque la possibilité de s’exprimer, voire d’accéder à la beauté. La culture comprend des croyancesqui permettent d’organiser la vie sociale ou encore des lois instituées, voire une justicequi prend la forme du tribunal.
On peut appeler ethnocentrisme la tendance à considérer que les autres sont des barbares. Comme Montaigne (cf. Essais, I, 31, Les cannibales) l’a montré, ce point de vue est celui de chaque culture. En ce sens, il n’est pas possible de critiquer une autre culture puisqu’on utilise les termes de sa propre culture. Montaigne affirme que le peuple cannibale découvert au Brésil au XVI° est sauvage au sens où il est plus prêt de la nature que les Européens. Il considère même que la culture européenne est plus sauvage que celle des cannibales dans la mesure où ses réalisations plus nombreuses la rendent plus artificielles.

On voit donc que l’ethnocentrisme peut se renverser. Or, la difficulté qu’on peut relever dans la critique par Montaigne de la supériorité des Européens auxquels il appartient c’est qu’il rejette à la fois l’idée qu’une culture soit supérieure mais il fait aussi l’éloge de la culture des Amérindiens tout en blâmant la sienne. N’y a-t-il pas alors une nature de l’homme qui explique pourquoi il a nécessairement une culture ?

II. Nature de l’homme et culture.
On peut concevoir l’homme abstraction faite de la culture. C’est seulement un animal, mais il présente deux caractères essentiels comme Rousseau l’a mis en lumière dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes : la liberté et surtout la perfectibilité. Les hommes peuvent nier leur nature biologique à la différence des animaux qui, même s’ils apprennent quelque peu, le font dans le cadre d’instincts qui dirigent leur existence. En cela, ils paraissent libres sans l’être vraiment. L’homme quant à lui agit indépendamment de l’instinct. Et surtout les hommes possèdent la perfectibilité, qui leur permet de développer toutes leurs facultés, comme la raison. Or, pour qu’elles se développent, les hommes doivent vivre en société. C’est en ce sens que la culture leur est nécessaire.
Or, souvent la culture, loin de permettre à l’homme de se réaliser, le conduit bien plutôt à être inhumain. De libre il se fait esclave. Il se montre cruel vis-à-vis des autres hommes, voire des animaux. Si les hommes doivent véritablement s’humaniser, cela doit être sur d’autres bases que celles des cultures qui existent.
Reste que si on enlève toute culture, il ne reste rien qu’un pur animal, et encore. Dès lors, à quelle condition l’homme peut-il véritablement devenir homme ? Ne faut-il pas qu’il s’éduque lui-même ? Comment est-ce possible ?

III. La culture comme éducation.
L’homme ne peut être homme que par la culture, entendue au sens de l’éducation. Ce qui  l’exige, c’est l’absence d’instincts qui gouverneraient sa conduite. Cette éducation comprend les soins dus à l’enfant beaucoup plus longs que chez les animaux. Elle comprend aussi la discipline, purement négative, par laquelle l’homme apprend à ne pas suivre en tout ses penchants animaux. Elle comprend enfin l’instruction par laquelle il apprend à connaître et à faire : c’est elle qui lui permet de développer sa raison. C’est l’instruction qui assure notamment l’acquisition des techniques, mais aussi du savoir ou de l’art, voire de la religion. C’est donc seulement par l’éducation que l’homme peut apprendre à devenir homme. Or, l’homme ne peut être éduqué que par un homme qui lui-même doit être éduqué. Il faudrait donc que l’éducateur de l’homme soit un être parfait pour qu’il soit parfaitement éduqué. La conséquence, c’est que l’éducation étant imparfaite, désigner une culture comme meilleure pose problème.
En effet, d’un côté, on peut penser qu’une culture est supérieure à une autre si sa discipline et son instruction sont meilleures que celles des autres. Toutefois, comme aucune n’est vraiment laculture, il paraît impossible de considérer une culture comme meilleure que les autres à tous les points de vue.
Aussi, chaque culture est une expérience d’humanité, elle permet d’apporter quelque chose à l’homme. C’est le cas en matière de techniques, d’art, de savoir. C’est le cas aussi au niveau des mœurs. Ce qu’une culture découvre, elle peut trouver en d’autres des modèles possibles. Dans la mesure où une culture permet aux autres de se développer, de créer, d’augmenter finalement les capacités humaines, surtout si elle apporte à l’homme cette réalisation de la liberté qui le caractérise, elle peut présenter un intérêt particulier sans qu’il soit possible d’affirmer sa supériorité en tout.

Bilan.
La diversité des cultures est un fait qu’il faut admettre sous peine de préjuger que sa culture est la seule. En effet, il n’y a pas d’homme sans culture ou plutôt sans culture l’homme n’est pas vraiment un homme. Sa nature, c’est de ne pas rester toujours identique à lui-même comme l’animal qui répète les caractéristiques de son espèce. Cependant aucune culture ne suffit pour en faire un homme. Il doit en effet être éduqué par lui-même, donc il l’est de façon toujours imparfaite. Il faut donc que la culture soit ouverte aux autres cultures et surtout qu’elle vise la liberté, pour qu’elle puisse prétendre à une valeur pour l’homme, ce vivant singulier.

6. Leçon sur la liberté

Introduction
On invoque souvent la liberté. Et on la conçoit habituellement comme la situation où il est possible de faire tout ce qui nous plaît (ou faire tout ce qu’on veut quant on ne distingue pas entre volonté et désir).
Mais il arrive qu’on fasse ce qui nous plaît tout en ayant le sentiment de ne pas être libre, comme le montre amplement l’alcoolique ou le drogué.
Dès lors, comment définir la liberté et surtout à quelles conditions est-on véritablement libre ?

I. La liberté comme absence de contraintes.
On peut définir objectivement la liberté comme l’absence de contraintes ou d’obstacles à l’instar de Hobbes dans Le Léviathan(1651). Elle concerne aussi bien les hommes que les animaux voire les choses. En effet, la liberté porte sur les corps et les mouvements qui sont les leurs.
Si on dit alors que la volonté est libre, cela ne veut pas dire qu’elle est capable de choisir par elle-même indépendamment de toute détermination, mais en ce sens qu’elle n’est pas empêchée par un obstacle extérieur. La volonté libre n’est donc pas la liberté de la volonté qui n’est qu’une chimère. Ainsi, l’amoureux est libre lorsqu’il peut réaliser son amour même s’il est – en apparence – dominé par son passion. Et le prisonnier dans sa prison est bien soumis même s’il croit qu’il peut vouloir être en prison.
Pour être libre, il faut donc que les contraintes ou obstacles soient les moindres possibles. Or, par rapport aux choses, notre liberté réside dans notre capacité d’agir. C’est la technique qui nous permet de réaliser ce que nous voulons. Mais elle-même n’est possible que si et seulement si nous ne dépendons pas des autres ou plutôt s’ils ne sont pas des obstacles. Il faut donc des lois et surtout un pouvoir pour les faire respecter. Telles sont les conditions de la liberté.

Néanmoins, il paraît difficile de se contenter de cette conception de la liberté. Car, comment appeler ainsi un homme qui est totalement soumis soit à ses désirs, soit à la volonté d’un État qui peut à tout moment, attenter à sa vie. Ne faut-il pas alors que la volonté elle-même soit libre ? Comment est-ce possible ? Une volonté libre suffit-elle pour qu’il y ait liberté ?
II. La liberté comme maîtrise de soi.
Pour qu’il y ait liberté, il faut qu’il y ait maîtrise de soi. Par là, on entend que le sujet peut avoir une volonté et la manifester. L’alcoolique ou le drogué ne passent pas pour libres à juste titre.
En effet, un homme qui ne se maîtriserait pas, non seulement ne pourrait vivre en société, mais surtout ne pourrait même pas vivre et encore moins vivre libre. En effet, représentons-nous un homme qui possède tous les pouvoirs, bref, un despote absolu comme le conçoit Durkheim dans L’éducation morale(posthume, 1925). Il serait nécessairement balloté par des désirs contradictoires qui, tous exigeraient d’être réalisés. Et c’est précisément leur opposition qui empêcherait que l’un plutôt que l’autre soit réalisé.
La liberté présuppose donc la maîtrise de soi et celle-ci est favorisée par les obligations que le sujet doit réaliser. En effet, elles lui permettent de mettre de l’ordre dans ses désirs. C’est la raison pour laquelle les enfants ont besoin de discipline – et les adultes restent souvent enfants. Il faut entendre par là avec Kant l’acte purement négatif qui fixe des limites aux désirs (cf. Traité de pédagogie). La discipline acquise, l’adulte peut lui-même se fixer des limites.
Contrairement à l’idée commune, se fixer des limites, ce n’est pas diminuer sa liberté, c’est au contraire la réaliser. C’est en étant capable de différer ses désirs, en étant capable de se fixer des buts (ou des fins) lointains et de mettre en œuvre les moyens de les réaliser que l’homme se réalise comme être libre. De ce point de vue, la liberté s’apprend. L’homme est l’être qui a absolument besoin d’éducation.

Toutefois, avoir une volonté ne suffit pas pour être libre car on ne peut être libre tout seul. Certes, on peut choisir. Mais lorsque le choix est entre la vie et la mort, ce n’est qu’un choix factice car la liberté présuppose qu’on puisse être vivant. Dire d’un esclave qu’il a le choix de ne plus l’être en se donnant la mort comme le soutient Sénèque c’est être de mauvaise foi (« Qui sait mourir ne sait plus être esclave : il se place au-dessus ou du moins hors de tout pouvoir. Que lui font les prisons, les gardes, les barreaux ? Il a toujours une porte libre. Une seule chaîne nous retient captifs, l’amour de la vie. » Sènèque, Lettres à Lucilus, lettre 26, 1ersiècle). Il y a donc des conditions politiques de la liberté. Lesquelles ?


III. La liberté politique.
On peut avec Rousseau dans Les lettres écrites de la Montagne(1764) distinguer l’indépendance et la liberté. La première consiste à faire ce qui nous plaît. Or, cette indépendance ne va pas sans heurt avec les autres. Aussi, la liberté consiste selon Rousseau à ne pas être soumis à la volonté des autres. Comment est-ce possible puisque la vie en société exige qu’on obéisse ? Ne faut-il pas nécessairement des dirigeants, des chefs ou des gouvernants ?
La solution que propose Rousseau est de lier la liberté et la loi. En effet, si tous les membres de la société obéissent à la loi entendue comme une règle obligatoire qui est la même pour tous, alors aucun n’est soumis à la volonté des autres. Dès lors, chacun est libre. Au contraire, là où certains commandent et d’autres obéissent, personne n’est libre. Non seulement ceux qui sont soumis ne sont pas libres par définition mais également les maîtres. En effet, les maîtres dépendent de l’obéissance ou non de leur esclave et sont donc indirectement soumis à leurs volontés.
Pour que la loi nous permette d’être tous libres, il faut non seulement qu’elle soit la même pour tous mais que tous en soient les auteurs. C’est ainsi qu’on peut définir avec Rousseau dans Du contrat social(1762) la république. Elle s’oppose à tout autre forme de gouvernement en ce qu’elle implique que tous les sujets soient d’abord citoyens, c’est-à-dire participent à la législation.
Dans les républiques que nous connaissons, il faut en outre que les droits fondamentaux des citoyens soient garantis, sans quoi la majorité pourrait exercer un pouvoir tyrannique sur la minorité. Les droits fondamentaux sont ceux sans lesquels il n’y a pas de participation possible à la vie politique. C’est bien sûr la vie et la liberté, mais c’est également le droit de vote, voire certains droits sociaux (santé, éducation, travail) sans lesquels l’individu ne peut exercer ses droits.

Bilan.
La première condition de la liberté est l’absence de contraintes, mais elle n’est pas suffisante. Il faut aussi que le sujet soit capable de se maîtriser pour atteindre ses fins. Mais cette maîtrise est vaine si l’homme n’est pas libre politiquement, c’est-à-dire s’il n’est pas membre d’une république, c’est-à-dire un citoyen qui participe à l’élaboration des lois et qui trouve dans les autres la garantie de l’exercice de ses droits et de sa liberté.