lundi 18 février 2019

Corrigé d'une explication de texte de Malebranche sur le sentiment de la liberté

Sujet 3 :
Expliquer le texte suivant :
Quand je dis que nous avons le sentiment intérieur de notre liberté, je ne prétends pas soutenir que nous ayons le sentiment intérieur d’un pouvoir de nous déterminer à vouloir quelque chose sans aucun motif physique (1) ; pouvoir que quelques gens appellent indifférence pure. Un tel pouvoir me paraît renfermer une contradiction manifeste (...) ; car il est clair qu’il faut un motif, qu’il faut pour ainsi dire sentir, avant que de consentir. Il est vrai que souvent nous ne pensons pas au motif qui nous a fait agir ; mais c’est que nous n’y faisons pas réflexion, surtout dans les choses qui ne sont pas de conséquence. Certainement il se trouve toujours quelque motif secret et confus dans nos moindres actions ; et c’est même ce qui porte quelques personnes à soupçonner et quelquefois à soutenir qu’ils (2) ne sont pas libres ; parce qu’en s’examinant avec soin, ils découvrent les motifs cachés et confus qui les font vouloir. Il est vrai qu’ils ont été agis pour ainsi dire, qu’ils ont été mus ; mais ils ont aussi agi par l’acte de leur consentement, acte qu’ils avaient le pouvoir de ne pas donner dans le moment qu’ils l’ont donné ; pouvoir, dis-je, dont ils avaient le sentiment intérieur dans le moment qu’ils en ont usé, et qu’ils n’auraient osé nier si dans ce moment on les en eût interrogés.
MalebrancheDe la Recherche de la vérité, 1674

(1) « motif physique » : motif qui agit sur la volonté.
(2) « ils », c’est-dire : ces personnes. 

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

Corrigé.
Lorsque nous agissons, nous sentons en nous un pouvoir de choisir. C’est ce pouvoir qu’on nomme liberté au sens métaphysique du terme, puisqu’il fait de chacun l’auteur de ses actes et donc le responsable de son être, autrement dit, par la liberté, je suis un sujet, je suis le principe de mes actions, voire de mon être. Or, ce pouvoir de choisir, en quoi consiste-t-il exactement ?
C’est à cette question que répond Malebranche dans cet extrait de son ouvrage, De la recherche de la vérité [il s’agit d’un extrait du 1eréclaircissement]. Le philosophe veut montrer que nous avons un pouvoir d’agir librement qui a toujours un motif, quelque inconnu qu’il nous paraisse, motif qui ne nous détermine pas à agir, raison pour laquelle nous sommes libres. On peut donc se demander comment il est possible d’assigner à la liberté des motifs d’agir qui n’apparaissent pas au sujet tout en étant pas des causes. Y a-t-il une liberté d’indifférence, c’est-à-dire un pouvoir de choisir en l’absence de tout motif ? Comment une telle idée peut-elle apparaître ? Comment peut-on être libre s’il y a toujours un motif à nos actions ?


La thèse de Malebranche est que nous avons le sentiment intérieur de notre liberté. Un sentiment est ce que chacun est seul à même de découvrir en lui. Il est donc subjectif au sens plein du terme, c’est-à-dire qu’il ne peut être vécu qu’à la première personne. Dire qu’il est intérieur, c’est désigner incontestablement la conscience en tant qu’elle nous permet de rapporter à notre être ce que nous pensons ou voulons. Mais parler de sentiment, c’est aussi dire que la conscience n’est pas une connaissance. Bref, ce pouvoir qu’est la liberté nous ne le connaissons pas à proprement parler.
Malebranche rapporte la thèse dite de l’indifférence pure à certains auteurs qu’il ne nomme pas et qu’il annonce comme n’étant pas la sienne. Cette thèse consiste à soutenir que le pouvoir de choisir qui constitue notre conscience de la liberté est compréhensible sans aucun motif physique. Qu’entendre par cette dernière expression ? Un motif, c’est ce qui meut. Dire qu’il est physique doit se comprendre comme naturel plutôt que comme matériel. C’est dire que le motif est lui-même senti. Il peut donc venir de l’extérieur. La thèse de l’indifférence pure est celle selon laquelle le sujet peut agir sans avoir un motif, ce qui impliquerait qu’il pourrait choisir de faire quelque chose sans aucune raison. L’expression indifférence pure renvoie au fait qu’on nomme indifférent un objet ou un acte qui n’est ni bon ni mauvais comme le nombre pair ou impair de cheveux pour prendre un exemple des Stoïciens (cf. Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, livre VII). Elle est pure au sens où il n’y a rien qui fasse pencher la balance de la volonté d’un côté plutôt que d’un autre.
Malebranche objecte à cette thèse son caractère contradictoire, c’est-à-dire son impossibilité logique. En conséquence, l’indifférence pure n’est pas réelle. En effet, dit-il, il faut sentir pour consentir, autrement dit pour pouvoir accepter de faire quelque chose, il faut d’abord que la tâche soit présente. Autrement dit, le choix de l’indifférence consisterait à choisir sans avoir quoi que ce soit à choisir. Ce qui revient à choisir et à ne pas choisir : là est la contradiction.

Comment donc est-il possible qu’on ait pu penser cette indifférence pure ? Telle est la question à laquelle l’extrait du texte de Malebranche répond ensuite.


Malebranche donne d’abord comme explication sous forme de concession que nous ne faisons pas toujours réflexion au motif de notre action. On comprend donc que le sentiment intérieur de la liberté n’est pas la réflexion sur les motifs de notre action comme le soutiendrait pour son propre compte Alain dans ses Définitions(posthume 1953). Dès lors, ce sentiment est une conscience immédiate d’action qui ne sépare pas le motif en tant que tel comme le fait la réflexion. Il précise que les actions à propos desquels nous ne réfléchissons pas au motif sont surtout celles qui ne nous paraissent pas importantes. Qu’elles soient les plus fréquentes ne signifiant pas qu’elles sont les seules. Ainsi l’absence de réflexion sur le motif est déjà une raison pour qu’il soit possible de penser que nous agissons sans motif.
À cela, Malebranche ajoute une autre concession, à savoir qu’il arrive que nous ignorions les motifs de nos actions parce qu’ils sont secrets et confus. Un motif secret, c’est un motif qui n’apparaît pas au sujet. Il faut comprendre que ce qui met en mouvement notre liberté n’est pas découvert par le sujet. Or, puisque nous ne réfléchissons pas à certains de nos motifs, on peut comprendre qu’il soit secret pour nous. Dès lors, que le motif soit secret ne signifie pas qu’il est inconscient. Quant au second caractère du motif, à savoir d’être confus, si on prend en compte que confus s’oppose à distinct, c’est-à-dire à ce qui apparaît dans l’évidence de sa séparation avec les autres choses selon la conception de Descartes dans les Principes de la philosophie (première partie, articles 45 et 46), il faut donc comprendre que le motif ne se distingue pas en tant que tel. Une conscience donc d’agir peut mêler des motifs différents et ne pas séparer et considérer à part le motif de l’action. On comprend alors qu’on puisse croire qu’on agit par indifférence pure, c’est-à-dire sans motif.

Mais si le motif est inconnu sans être inconscient, ne peut-on pas soutenir que finalement nous ne sommes pas libres de choisir des motifs mais déterminés par des causes ?


Cette négation de la liberté qui découle de l’ignorance des motifs, Malebranche la déduit et l’attribue à d’autres auteurs. Leur raisonnement selon lui est que puisqu’ils découvrent après coup les motifs cachés et confus, c’est qu’ils n’ont pas choisis d’agir comme ils l’ont fait. Autrement dit, leur action était nécessaire ou encore elle était l’effet de cause.
Dans un premier temps, Malebranche leur concède qu’ils ont été agis ou mus, bref, qu’ils ont été passifs. Il semble accréditer la thèse de la négation de la liberté au sens du libre arbitre. À quoi il oppose immédiatement que si le motif est subi, il ne l’est pas entièrement : il ne l’est que dans son contenu de motif. Il est dès lors absurde de le concevoir comme déterminant la liberté. Si c’était le cas, il n’y aurait pas de liberté. En réalité, le motif, pour passif qu’il soit, est accepté, c’est-à-dire choisi. Malebranche précise alors comment il est possible de concevoir ce qui semble une apparente contradiction.
D’une part, le choix repose sur l’idée que le sujet peut, au moment du choix, refuser le motif même s’il est caché ou confus. L’action n’est donc pas nécessaire. La conscience de la liberté est donc toujours présente et c’est elle qui fait du motif un motif et qui donc fait qu’il n’est pas une cause qui détermine nécessairement son effet. D’autre part, le pouvoir de choisir n’était pas hors de la conscience du sujet. Autrement dit, le motif peut être inconnu du sujet, il n’en reste pas moins vrai qu’il peut toutefois être refusé. Il faut comprendre alors que la conscience de la liberté a affaire à un motif qui lui apparaît donc de façon confuse mais qui lui apparaît quand même. Enfin, puisque cette conscience de la liberté n’est pas réflexion, Malebranche avance que le sujet aurait aperçu en lui son pouvoir d’accepter si au moment où il l’a mis en œuvre, on l’avait interrogé. Bref, il était bien conscient de choisir même si le motif du choix ne lui apparaissait pas dans l’évidence.


En un mot, le problème était de savoir comment Malebranche arrive, dans cet extrait de son ouvrage, De la recherche de la vérité, à penser que nous soyons libres quoique nous ayons toujours des motifs d’agir. Après avoir montré que l’indifférence pure, c’est-à-dire une liberté sans motif est contradictoire, il montre que le sujet choisit toujours même s’il ne réfléchit pas souvent à son choix. La conscience de la liberté n’est donc qu’un sentiment et non une évidente connaissance de soi.

dimanche 17 février 2019

Simmel, biographie

Georg Simmel est né le 1ermars 1858 à Berlin. Il est le plus jeune d’une famille de sept enfants. Il a cinq sœurs et un frère. Son père, Edward Simmel (1810-1874), fils de marchand et marchand lui-même se convertit au catholicisme durant un séjour à Paris entre 1830 et 1835. Sa mère, Flora Bodstein (1818- ?), également d’origine juive, est baptisée dans l’Église évangélique. Le mariage a lieu en 1838 à Berlin où son père fonde l’entreprise Felix und Sarotti, une fabrique de chocolat. Georg est baptisé dans l’église évangélique de sa mère. Il n’est donc pas né juif d’un point de vue religieux mais sera toujours considéré comme tel selon la conception racialiste partagée par les antisémites comme les philosémites.
En 1874, son père décède. Il lègue une certaine fortune à sa femme et à ses sept enfants qui participeront de leur indépendance financière. Julius Friedländer (1813-1884) devient son tuteur. C’est un ami de la famille, propriétaire de la maison d’édition musicale Peters Verlag, toujours en activité.
Simmel fait ses études secondaires au Gymnasium (Lycée) Friedrich Werder un établissement renommé où il obtient son Abitur (baccalauréat) en 1876.
Simmel étudie la philosophie et l’histoire à l’Université Friedrich-Wilhelm de Berlin de 1876 à 1881. Il a pour professeurs l’historien Theodor Mommsen (1817-1903), l’historien et théoricien politique antisémite Heinrich Von Treitschke (1834-1896), les historiens Heinrich Von Sybel (1817-l895) et Johann Gustav Droysen (1808-1884), les philosophes Friedrich Harms (1819-1880), Ludwig Tobler (1827-1895) et Eduard Zeller (1814-1908), les historiens de l’art Herman Grimm (1828-1921) et Max Jordan (1837-1906), les anthropologues et fondateurs de la psychologie des peuples Moritz Lazarus (1824-1903 – il fut un opposant à l’antisémitisme) – et son beau-frère Heymann Steinthal (1823-1899), et l’ethnologue Adolf Bastian (1826-1905).
En 1881, il présente une thèse intitulée Études psychologiques et ethnologiques sur les débuts de la musique (Psychologisch-ethnologische Studien über die Anfänge der Musik), inspirée du darwinisme. Elle est refusée par Zeller et par le physicien Hermann von Helmholtz (1821-1894) au motif de son ignorance en physiologie. On peut la considérer comme perdue (cf. Olivier Agard « Georg Simmel et la Völkerpsychologie » in Quand Berlin pensait les peuples Anthropologie, ethnologie et psychologie (1850-1890)sous la direction de Céline Trautmann-Waller, CNRS éditions, 2004). Il devint docteur en philosophie, avec cette fois les conseils et l’assentiment de Helmholtz, avec une autre thèse, celle-là acceptée, Das Wesen der Materie nach Kant’s Physischer Monadologie (L’essence de la matière selon la Monadologie physique de Kant) où il réfute les thèses de Kant (cf. Hartmut Lehmann, Guenther Roth editors, Weber’s Protestant Ethic: Origins, Evidence, Contexts, Cambridge University Press, 1993, p.149).
En 1882, il publie « Études psychologiques et ethnologiques sur la musique » (Psychologische und ethnologische Studien über Musik, dans le Zeitschrift für Völkerpsychologie und Sprachwissenschaft(n°13).
En octobre 1883, il soutient une thèse d’habilitation sur la théorie de l’espace et du temps de Kant.
En 1884 Julius Friedländer meurt. Il lui lègue une partie de sa fortune qui concourra à son indépendance financière.
En 1885 il devient Privatdozent (c’est-à-dire un professeur qui n’est payé que par ses étudiants) à l’université de Berlin. Le système universitaire allemand quant au statut des professeurs est ainsi résumé par le sociologue Émile Durkheim (1858-1917) :
« (…) les professeurs ordinaires ne forment que la minorité des maîtres qui enseignent à l’Université. Les autres sont des professeurs honoraires ou extraordinaires qui ont tout au plus un très petit traitement, ou bien enfin des privatdocenten qui n’ont généralement d’autres ressources que les honoraires payés par leurs auditeurs. » Émile Durkheim, « La philosophie dans les universités allemandes », Revue internationale de l’enseignement, 1887, n˚13. Texte reproduit inÉmile Durkheim, Textes. 3. Fonctions sociales et institutions, Les Éditions de Minuit, 1975.
Les cours de Simmel eurent un tel succès qu’ils étaient annoncés dans les journaux et parfois résumés.
En 1890 il publie La psychologie des femmesZur Psychologie der Frauen) et Sur une différenciation sociale (Über sociale Differenzierung). Sa femme Gertrud Kinel (1864-1938), qu’il épouse cette année-là, est peintre et philosophe. C’est une amie intime de Marianne Schnitger, future madame Weber (1870-1954), sociologue, féministe et femme du sociologue Max Weber (1864-1920). Elle écrit sous le pseudonyme de Marie-Luise Enckendorf notamment sur les sujets de la religion et de la sexualité. Ils ont un fils, Hans (médecin et professeur de médecine, il est emprisonné à Dachau en 1938 puis réussit à émigrer aux États-Unis où il meurt en 1943).
En 1892, il publie anonymement dans le numéro de janvier de Die Neue Zeit, le journal du parti social démocrate, un article intitulé “Quelques réflexions sur la prostitution dans le présent et dans l’avenir” (“Einiges über die Prostitution in Gegenwart und Zukunft”). Il publie également deux ouvrages : Les problèmes de la philosophie de l’histoire (Die Probleme der Geschichtsphilosophie) et une Introduction à la science morale. Une critique des concepts fondamentaux de l’éthique (Einleitung in die Moralwissenschaft. Eine kritik der ethischen Grundbegriife, 1892/93).
En 1894, il fait la rencontre de Célestin Bouglé (1870-1940) un jeune et récent agrégé de philosophie qui bénéficie d’une bourse d’un an pour se former dans les universités allemandes. Il nous reste une partie de la correspondance entre les deux hommes jusqu’en 1908. La même année il publie dans la Revue internationale de sociologie “La différenciation sociale”, un article traduit en français par M. Parazzola et dans la Revue de métaphysique et de morale un article intitulé “Le problème de la sociologie” traduit par Célestin Bouglé. Il publie “KarlGrünberg : Die Bauernbefreiun in Böhmen, Mähren und Schlesien” qui paraît dans les numéros 7-8 de la Revue internationale de sociologie en juillet et en août. Il publie en octobre dans Vossische Zeitung, une sorte d’équivalent du journal Le Monde actuellement, un article intitulé “Sur la sociologie de la famille” (“Zur Soziologie der Familie”).
Pour l’année 1894/1895, il fait paraître un article intitulé “Influence du nombre des unités sociales sur les caractères des sociétés” dont la traduction est de Célestin Bouglé dans les Annales de l’Institut international de sociologie.
En 1896, il publie dans la Revue de métaphysique et de morale un article traduit par Célestin Bouglé intitulé “Sur quelques relations de la pensée théorique avec les intérêts pratiques”. Il écrit également un mémoire traduit en français par Émile Durkheim et Célestin Bouglé pour le premier numéro de la revue de Durkheim, l’Année sociologique (première année, 1896-1897, pp. 71-109) intitulé “Comment les formes sociales se maintiennent”. La revue paraîtra en 1898. Elle est l’organe de l’école française de sociologie. C’est Célestin Bouglé qui tente un rapprochement entre Simmel et Durkheim et ses disciples. Les critiques de Durkheim mettent fin à cette collaboration. La pensée de Simmel est présente dans le premier ouvrage de Bouglé, Les Sciences sociales en Allemagne. Les méthodes actuelles. Cette année-là Simmel publie un article intitulé “Esthétique sociologique”.
En janvier 1898, il publie dans le journal Die Zeit “Le rôle de l’argent dans les rapports entre les sexes. Fragment d’une Philosophie de l’argent” (“Die Rolle des Geldes in den Beziehung der Geschlechter. Fragment au seiner Philosophie des Geldes”) et “Sur la sociologie de la religion” (“Zur Soziologie der Religion”) dans le Neue Deutsche Rundschau (Freie Bühne), un magazine littéraire fondé en 1890.
En 1900, il publie la Philosophie de l’argent (Philosophie des Geldes). Dans son article intitulé « La sociologie et son domaine scientifique » (un article publié en italien, « La sociologia e il suo domino scientifique » in Rivista italiana di sociologia, 4, dont la version se trouve dans Émile Durkheim, Textes. 1. Éléments d’une théorie sociale, Éditions de Minuit, 1975), Durkheim critique vertement Simmel qu’il présente comme un sociologue dilettante et un philosophe peu rigoureux.
En 1901, il quitte l’université de Berlin. Il publie La psychologie de la honte (Zur Psychologie der Scham). Il devint Ausserordentlicher Professor, c’est-à-dire professeur extraordinaire, un titre qui confère un petit traitement.
En 1902, il publie dans le Neue Deutsche Rundschau un article intitulé “Culture féminine”. Il publie également “L’art de Rodin et la question du mouvement dans la sculpture”. Le poète Rainer Maria Rilke (1875-1926) traduira cet article pour le sculpteur Auguste Rodin (1840-1917). Il mettra les deux hommes en contact. En effet, Rilke suit les cours de Simmel comme il l’explique dans une lettre à Rodin du 16 avril 1905.
En 1903 il publie Pont et porte. Essais philosophiques sur l’histoire, la religion, l’art et la société (Brücke und Tür. Essays des Philosophischen zur Geschichte, Religion, Kunst und Gesellschaft). Il publie en français “De la religion au point de vue de la théorie de la connaissance” paru dans le volume du Premier Congrès international de philosophie, Tome II Morale générale. “Les grandes villes et la vie de l’esprit”.
Le semestre d’hiver 1903/1904, est consacré à un cours sur Kant en seize leçons à l’Université de Berlin. Il le publie.
En 1904, Simmel a une fille, Angela Kantorowicz (1904-1944 morte en Palestine), avec son étudiante Gertrud Kantorowicz (1876-1945 morte au camp de Theresienstadt), sa future collaboratrice, historienne de l’art et poétesse, traductrice du philosophe français Henri Bergson (1859-1941). Le fait demeura secret.
En 1905, il publie une « Philosophie de la mode » le n° 11 du Moderne Zeitfragen, Berlin, Hans Landsberg (éd.), 1905.
En 1906, il publie un article « Sociologie du secret et des sociétés secrètes » dans l’American Journal of Sociology (volume XI, n°4) qui deviendra le chapitre V de sa Sociologie (Soziologie, 1908). Il publie Kant et Goethe. Contribution à l’histoire de la conception du monde moderne (Kant und Goethe. Zur Geschichte der modernen Weltanschauung) et La religion (Die Religion).
En 1907, il donne une deuxième édition de son ouvrage intitulé Les Problèmes de la philosophie de l’histoire ainsi qu’une deuxième édition augmentée de sa Philosophie de l’argent. Il publie un article dont le titre en français est Le pauvre ou Les pauvres.
En 1908, il publie la Sociologie. Études sur les formes de la socialisation (Soziologie). Il publie également “Digressions sur l’étranger”. Paraît un article en français intitulé “Enquête sur la sociologie” dans Les Documents du progrès. Revue internationale. “Digressions sur le problème : comment la société est-elle possible ?” Candidat pour être professeur ordinaire à l’université de Heidelberg, il est refusé malgré l’appui de Max Weber. Le philosophe Wilhelm Dilthey (1833-1911) s’oppose à sa nomination. Le rapporteur de son dossier, l’historien Dietrich Schaeffer (1845-1929), le décrit malgré son acte de baptême comme juif et lui reproche un auditoire de femmes et de gens de l’est de l’Europe (cf. Laura Desfor Edles, Scott Appelrouth, Sociological theory in the classical era : text and readings, Thousand Oaks, 2005, p.243). Max Weber dans sa conférence « Le métier et la vocation de savant » (Wissenschaft als Beruf) écrira :
« Lorsque de jeunes savants viennent nous demander conseil en vue de leur habilitation, il nous est presque impossible de prendre la responsabilité de notre approbation. S’il s’agit d’un juif on lui dit naturellement : lasciate ogni speranza[Laissez toute espérance]. » Max Weber, Le savant et le politique, Plon, 1959, 10/18, p.61.
En 1909, Ferdinand Tönnies (1855-1936), Max Weber et Simmel fonde la Société allemande de sociologie (Deutsche Gesellschaft für Soziologie). Simmel publie dans le journal Der Tagles 11 et 12 mai un article intitulé « Psychologie de la coquetterie » (Psychologie der Koketterie). Le futur philosophe marxiste et théoricien de la réification Georg Lukàcs (1884-1971) suit ses séminaires jusqu’en 1912. Simmel publie un article traduit en français par G. H. Milan intitulé “Quelques considérations sur la philosophie de l’histoire” dans la revue « Scientia », Rivista di Scienza.
En 1911 il publie Le concept et la tragédie de la cultureDer Begriff und die Tragödie der Kultur” ; “Rodin”. Il publie également Philosophische Kultur. Gesammelte Essais qui comprend l’article de 1905 sous le titre “Die Mode”.
En 1912 il publie un ouvrage en français, Mélanges de philosophie relativiste. Contribution à la culture philosophique, dont la traductrice est Alix Guillain (1876-1951). Outre une préface, il comprend les essais suivants : « Le but de la vie dans les philosophies de Schopenhauer et de Nietzsche » ; « Essai sur la sociologie des sens » ; « Sur la notion de valeur et les relations entre le sujet et l’objet » ; « Le Christianisme et l’art » ; « Du réalisme en art » ; « Étude sur Venise » ; « Réflexions suggérées par l’aspect des ruines » ; « L’œuvre de Rodin comme expression de l’esprit moderne » (traduit par M. Ben Rudi) ; « La philosophie de l’aventure » ; « La religion et les contrastes de la vie » ; « Métaphysique de la mort » ; « De la responsabilité juridique et de la liberté » ; « Essai sur le matérialisme historique » ; « Les formes de l’individualisme et la philosophie de Kant » ; « De l’essence de la philosophie ». Il publie un article « L’individualisme de Goethe » “Goethes individualismus” dans le numéro de décembre de la revue LOGOS. Internationale Zeitschrift für Philosophie der Kultur.
En 1913 il publie un article « Philosophie du paysage » (“Philosophie der Landschaft”) dans la revue Die Güldenkammer. Eine bremische Monatsschrift.
Le 26 janvier 1914, il est nommé professeur ordinaire à Strasbourg – alors université allemande – avec un enseignement de sociologie et de philosophie. Cette université, à la frontière de l’empire, n’a pas une grande réputation. Seuls les professeurs ordinaires avaient un traitement leur permettant de vivre. Il abandonne officiellement la religion protestante et se retrouve sans religion.
En 1916, il publie un Rembrandt.
En 1917, il publie Questions fondamentales de la sociologie. (Grundfragen der Soziologie). Au printemps, il publie également un recueil consacré à la guerre, composé de quatre essais et discours datés de novembre 1914 à septembre 1916, et intitulé La guerre et les Décisions spirituelles (Der Krieg und die geistigen Entscheidungen).
En 1918, il publie Le conflit de la culture moderne (Der Konflikt der modernen Kultur).
Il est mort le 28 septembre 1918 à Strasbourg des suites d’un cancer. Peu avant sa mort il écrivait :
« Je sais que je mourrai sans héritiers spirituels (et c’est bien). La succession que je laisse est comme de l’argent distribué entre de nombreux héritiers, dont chacun met sa part à profit dans quelque occupation qui est compatible avec sa nature propre, mais qui ne peut plus être reconnu comme venant de la succession. » Simmel, Buch des Dankes.

Publications posthumes en français.
L’œuvre de Simmel a subi un long discrédit dû d’abord à l’influence de Durkheim qui s’était opposé à lui comme on l’a vu puis après la seconde guerre mondiale par l’influence du marxisme. Aussi, la redécouverte de son œuvre est assez tardive.
1981, Sociologie et Épistémologie, introduction et traduction de Julien Freund.
1984, Problème de la philosophie de l’histoire, introduction et traduction de Raymond Boudon.
1987, Philosophie de l’argent, traduction de S. Cornille et P. Ivernel ; Philosophie et société, traduction et présentation de Jean-Louis Veillard-Baron.
1988, Philosophie de la modernité : la femme, la ville, l’individualisme, introduction et traduction de Jean-Louis Veillard-Baron ; La tragédie de la culture et autres essais, traduction de S. Cornille et P. Ivernel.
1989, Fragments d’une psychologie des femmes(1904) traduit par Henri dans Les Cahiers du GRIF, n° 40, p.79-85.
1990, Philosophie de la modernité. 2. Esthétique et modernité, conflit et modernité, testament philosophique, introduction et traduction de Jean-Louis Veillard-Baron ; Michel-Ange et Rodin traduction de Philippe Ivernel et de Sabine Cornille.
1991, Secrets et sociétés secrètes, traduction de S. Müller.
1994, Rembrandt, traduction de S. Müller.
1995, Le Conflit, traduction de S. Müller.
1998, La Religion, traduction de P. Ivernel ; Les Pauvres(1907), traduit par Bertrand Chokrane avec une introduction de Serge Paugam et Franz Schultheis « Naissance d’une sociologie de la pauvreté ».
1999, Sociologie : Étude sur les formes de la socialisation, traduction de L. Deroche-Gurcel et S. Müller.
2001, La Philosophie du comédien, traduction de S. Müller.
2002, La philosophie de l’aventurequi est la reprise de quelques titres qui étaient parus sous le titre des Mélanges de philosophie relativiste traduits par Alix Guillain. Sont édités : « Le christianisme et l’art » ; « Du réalisme en art » ; « Étude sur Venise » ; « Réflexions suggérées par l’aspect des ruines » ; « L’œuvre de Rodin comme expression de l’esprit moderne » (traduit par M. Ben Rudi) ; « La philosophie de l’aventure » ; « La religion et les contrastes de la vie » ; « Métaphysique de la mort ».
2003, Le Cadre et autres essais, traduction et préface de Karine Winkelvoss.
2004, La Forme de l’histoire et autres essais, traduction, préface et annotations de Karine Winkelvoss.
2005, Kant et Goethe, traduction, préface et annotations de Pierre Rusch.
2006, Le problème de la sociologie et autres textes, postface de Fabienne Barthélémy et Benoît Cret (l’ouvrage regroupe les trois textes suivants : “Le problème de la sociologie”, “Comment les formes sociales se maintiennent” et “Sur quelques relations de la pensée théorique avec les intérêts pratiques”) ; Pour comprendre Nietzsche, traduction de Christophe David ; L’argent dans la culture moderne et autres essais sur l’économie de la vie, introduction et traduction de Alain Deneault avec le concours de Céline Colliot-Thélène (l’ouvrage comprend les cinq textes suivants : “L’argent dans la culture moderne”, “Sur la psychologie de l’argent”, “La différenciation et le principe de l’économie d’énergie”, “L’argent et la nourriture”, “Le tournant vers”)
2007, Esthétique sociologique, Introduction de Philippe Marty, traduction de Lambert Barthélémy, Michel Collomb, Philippe Marty et Florence Thérond (l’ouvrage comprend les textes suivants : “Esthétique sociologique”, “Les paysages de Böcklin” texte édité en 1922 par sa femme, “Sur les quantités esthétiques”, “La Cène de Léonard de Vinci”, “Kant et l’esthétique moderne”, “Esthétique du portrait”, “L’art de Rodin et la question du mouvement dans la sculpture”, “L’esthétique de Schopenhauer et la conception moderne de l’art”, “Sur l’esthétique des Alpes”, “Producteurs de formes et créateurs”, “Fragments d’une philosophie de l’art”, “Souvenir de Rodin”, “Style germanique et style de tradition classique et romane”).
2009, Le pauvre (1907), nouvelle traduction de Laure Cahen-Maurel.
2013, Philosophie de la mode, traduit par Arthur Lochmann, 2013 et Psychologie des femmes (1890), traduit par Frédéric Joly avec une préface de Jean-Jacques Guinchard.

Exercice : vengeance et justice, les peuples primitifs selon Hegel et Lévi-Strauss

Exercice : 1) En vous référant aux textes de Hegel, rédigez un texte où vous exposerez à la troisième personne la thèse de l’auteur et ses arguments essentiels. 2) À partir du texte de Lévi-Strauss, rédigez un texte où vous soutiendrez une thèse sur la vengeance chez les peuples primitifs.

La vengeance se distingue de la punition en ce que l’une est une réparation obtenue par un acte de la partie lésée, tandis que l’autre est l’œuvre d’un juge. C’est pourquoi il faut que la réparation soit effectuée à titre de punition, car, dans la vengeance, la passion joue son rôle et le droit se trouve ainsi troublé.
De plus, la vengeance n’a pas la forme du droit, mais celle de l’arbitraire, car la partie lésée agit toujours par sentiment ou selon un mobile subjectif. Aussi bien le droit qui prend la forme de la vengeance constituant à son tour une nouvelle offense, n’est senti que comme conduite individuelle et provoque, inexpiablement, à l’infini, de nouvelles vengeances.
Hegel, Propédeutique philosophique (1808).

Dans cette sphère de l’immédiateté du droit, la suppression du crime est sous sa forme punitive vengeance. Selon son contenu, la vengeance est juste, dans la mesure où elle est la loi du talion. Mais, selon sa forme, elle est l’action d’une volonté subjective, qui peut placer son infinité dans toute violation de son droit et qui, par suite, n’est juste que d’une manière contingente, de même que, pour autrui, elle n’est qu’une volonté particulière. Du fait même qu’elle est l’action positive d’une volonté particulière, la vengeance devient une nouvelle violation du droit : par cette contradiction, elle s’engage dans un processus qui se poursuit indéfiniment et se transmet de génération en génération, et cela, sans limite. (…)
Addition : Le châtiment prend toujours la forme de la vengeance dans un état de la société, où n’existent encore ni juges ni lois. La vengeance reste insuffisante, car elle est l’action d’une volonté subjective et, de ce fait, n’est pas conforme à son contenu. Les personnes qui composent un tribunal sont certes encore des personnes, mais leur volonté est la volonté universelle de la loi, et elles ne veulent rien introduire dans la peine, qui ne soit pas dans la nature de la chose. Pour celui qui a été victime d’un crime ou d’un délit, par contre, la violation du droit n’apparaît pas dans ses limites quantitatives et qualitatives, mais elle apparaît comme une violation du droit en général. C’est pourquoi celui qui a été ainsi lésé peut être sans mesure quand il use de représailles, ce qui peut conduire à une nouvelle violation du droit. La vengeance est perpétuelle et sans fin chez les peuples non civilisés.
Hegel, Principes de la philosophie du Droit (1821), § C102.

Des sociétés, qui nous paraissent féroces à certains égards, savent être humaines et bienveillantes quand on les envisage sous un autre aspect. Considérons les Indiens des plaines de l’Amérique du Nord qui sont ici doublement significatifs, parce qu’ils ont pratiqué certaines formes modérées d’anthropophagie, et qu’ils offrent un des rares exemples de peuple primitif doté d’une police organisée. Cette police (qui était aussi un corps de justice) n’aurait jamais conçu que le châtiment du coupable dût se traduire par une rupture des liens sociaux. Si un indigène avait contrevenu aux lois de la tribu, il était puni par la destruction de tous ses biens : tente et chevaux. Mais du même coup, la police contractait une dette à son égard ; il lui incombait d’organiser la réparation collective du dommage dont le coupable avait été, pour son châtiment, la victime. Cette réparation faisait de ce dernier l’obligé du groupe, auquel il devait marquer sa reconnaissance par des cadeaux que la collectivité entière – et la police elle-même – l’aidait à rassembler, ce qui inversait de nouveau les rapports ; et ainsi de suite, jusqu’à ce que, au terme de toute une série de cadeaux et de contre-cadeaux, le désordre antérieur fût progressivement amorti et que l’ordre initial eût été restauré. Non seulement de tels usages sont plus humains que les nôtres, mais ils sont aussi plus cohérents, même en formulant le problème dans les termes de notre moderne psychologie : en bonne logique, l’« infantilisation » du coupable impliquée par la notion de punition exige qu’on lui reconnaisse un droit corrélatif à une gratification, sans laquelle la démarche première perd son efficacité, si même elle n’entraîne pas des résultats inverses de ceux qu’on espérait. Le comble de l’absurdité étant, à notre manière, de traiter simultanément le coupable comme un enfant pour nous autoriser à le punir, et comme un adulte afin de lui refuser la consolation ; et de croire que nous avons accompli un grand progrès spirituel parce que, plutôt que de consommer quelques-uns de nos semblables, nous préférons les mutiler physiquement et moralement.
Claude Lévi-Strauss (1908-2009), Tristes tropiques, chapitre 38 « Un petit verre de rhum » (1955).

Corrigé

1) Hegel distingue la vengeance de la punition non pas immédiatement quant au fond puisqu’il n’y a vengeance que si et seulement s’il y a eu délit ou crime, c’est-à-dire violation du droit d’une victime (Propédeutique, Principes) mais quant à la forme de la sanction. La violation mérite une peine égale qu’exprime la loi du talion (Principes). La vengeance se distingue quant à la valeur du châtiment (Propédeutique, Principes).
Si le châtiment est moins fondé dans la vengeance c’est qu’il est l’acte de la victime (Propédeutique), autrement dit le sentiment et donc l’objectivité de la peine sont douteuses (Propédeutique, Principes).
Hegel en déduit que la punition à proprement parler (Propédeutique) doit être l’œuvre d’un juge qui jugera sans passion, sans partialité et qui prononcera une peine exempte de contestation. Les juges sont certes des personnes, analyse-t-il, mais leur volonté est celle de la loi. Dès lors, le châtiment qu’est la punition ne concerne que le délit ou crime (Principes) alors que le châtiment de la vengeance concerne le droit en général, d’où son caractère disproportionné (Principes).
Hegel en déduit que la vengeance par son caractère subjectif constitue une nouvelle offense qui entraîne à son tour une autre vengeance (Propédeutique) et ceci de façon indéfinie.
Enfin, d’un point de vue culturel, Hegel attribue aux peuples primitifs une forme sociale où n’ayant pas d’institution judiciaire, règne la vengeance et la vendetta indéfinie (Principes). On comprend donc que pour lui l’humanité doit sortir de la primitivité et entrer dans la civilisation pour que la justice soit possible, civilisation qui se définit par l’institution du tribunal.

2) Dans le chapitre 28 de Tristes tropiques, l’anthropologue Claude Lévi-Strauss donne un exemple d’institution judiciaire dans une société primitive. Loin de montrer des « sauvages » se vengeant brutalement contre qui a commis un crime, il nous montre au contraire une police qui juge et exécute la peine de façon à rendre possible la réintégration du coupable dans la société. La peine y est conçue et pratiquée comme une offense envers le criminel qu’il faut réparer. Au terme d’un processus de peine et de réparation, la société amérindienne considérait qu’il y avait retour à l’ordre initial. Ainsi les Indiens des plaines d’Amérique du Nord – modérément anthropophages par ailleurs – entraient bien dans un cycle ou le châtiment appelle réparation et ainsi de suite mais avec cette différence que c’est la justice comme institution qui prenait cet aspect sur elle. En outre, en réintégrant le coupable, cette justice primitive paraît à Lévi-Strauss plus humaine que la nôtre qui mutile physiquement et moralement les criminels en les infantilisant pour les punir et en les considérant comme des adultes pour ne pas les consoler.
Lévi-Strauss nous permet de penser d’une part que l’idée que la vengeance est ce qui règne dans toutes les sociétés primitives est un mythe et d’autre part que notre justice a été notamment sous l’Ancien régime avec ses effroyables supplices, voire actuellement avec la multiplication indéfinie des prisonniers, tout sauf l’exercice impartial du jugement à partir de la loi.
Bref, l’idée que la vengeance règne dans toutes les sociétés primitives est le mythe qui nous permet de ne pas voir les défauts de nos institutions judiciaires.

samedi 16 février 2019

Chronologie des Lettres persanes de Montesquieu

L’édition utilisée est :
Montesquieu, Lettres persanes, présentation par Laurent Versini, Dossier par Laurence Macé, GF Flammarion, n°1482.

Les mois.
Montesquieu a utilisé le système occidental pour les années. Il a calé les mois lunaires persans, tels qu’ils sont donnés par Jean Chardin (1643-1713) dans son Voyage en Perse (1686, p.256 et sq.), sur les mois chrétiens.

Maharram = mars
Saphar = avril
Rebiab I = mai
Rebiab II = juin
Gemmadi I = juillet
Gemmadi II = août
Rhégeb = septembre
Chahban = octobre
Rhamazan = novembre
Chalval = décembre
Zilcadé = janvier
Zilhagé = février

Chronologie.
L’histoire commence le 19 de la lune de Maharram (mars) 1711 avec le départ d’Ispahan d’Usbek et de Rica qu’accompagnent des eunuques noirs (lettre 1 et 22).
Zachi, une épouse d’Usbek relate le 21 de la lune de Maharram (mars) 1711 une partie de campagne qui a eu lieu alors qu’Usbek vient à peine de partir (date de la lettre 3).
Le 14 de la lune de Saphar (avril) 1711, Usbek et sa troupe arrivent à Tauris, une ville perse proche de la frontière de l’empire ottoman (date déduite de la première lettre).
Le 15 de la lune de Saphar (avril) 1711, Usbek écrit sa première lettre (lettre 1) à son ami Rustan à Ispahan.
Le 30 de la lune de Saphar (avril) 1711, le premier eunuque fait part à Ibbi qui est membre de l’escorte d’Usbek (lettre 9) de rumeurs, notamment d’un jeune homme qui tourne autour des murs (p.55).
Le 10 de la lune de Rebiab II (juin) 1711 Usbek arrive à Erzeron dans l’empire ottoman, donc d’obédience sunnite à la différence de la Perse qui est chiite (lettre 6 à son ami Nessir). Il avoue sa jalousie vis-à-vis de ses femmes (p.48) alors qu’il ne les aime pas (p.47).
Le 20 de la lune de Gemmadi II (août) 1711, Usbek est toujours à Erzeron (lettre 8). Il apprend à son ami Rustan, resté à Ispahan la capitale de la Perse, le véritable motif de son voyage (p.52). Sa sincérité lui a fait des ennemis à la cour (p.51).
Le 2 de la lune de Rhamazan (novembre) 1711, Usbek et Rica sont à Smyrne. Ils sont passés par Tocat (p.74) (lettre 19). Ils y retrouvent un ami, Ibben (lettre 23, p.81).
Le 12 de la lune de Zilcadé (janvier 1712), Usbek écrit à une de ses femmes, Zachi (lettre 20). Il lui reproche sa conduite : un tête à tête avec Nadir, un eunuque blanc (p.76) ; une familiarité malséante avec sa jeune esclave Zélide (p.78). Il loue la vertu de sa nouvelle épouse Roxane. Il envoie une lettre de menaces au premier eunuque noir pour son manque de vigilance (lettre 21). Il renvoie son escorte et ses eunuques noirs pour renforcer le sérail (lettre 22).
Le 12 de la lune de Saphar (avril) 1712, Usbek et Rica sont arrivés à Livourne (lettre 23, p.81).
Vers le 4 de la lune de Rebiab I (mai) 1712, Usbek et Rica sont arrivés à Paris (lettre 24 écrite un mois plus tard, p.82). Rhédi, le neveu d’Ibben, va aller en Italie pour un voyage d’études après avoir quitté Smyrne (lettre 25, p.86).
Le 7 de la lune Rhégeb (septembre) 1712, Usbek écrit à Roxane sa nouvelle épouse en se montrant nostalgique. On comprend que sa nuit de noces avec elle a été un véritable viol (lettre 26, p.88).
Le 5 de la lune Chahban (octobre) 1712, Usbek indique le circuit des lettres (p.90). Il est abattu (lettre 27, p.91). À l’inverse, Rica est satisfait, au témoignage d’Usbek et comme le montrent ses nombreuses lettres.
Le 16 de la lune de Chalval (décembre) 1712, Rhédi écrit qu’il est arrivé à Venise.
Le 25 de la lune Zilcadé (janvier) 1713, Usbek parle du vin et des autres remèdes de l’esprit (lettre 33). Il se réfère souvent à la Perse (lettre 34, p.102)
Le 7 de la lune Maharram (mars) 1713, le premier eunuque noir écrit à Usbek qu’il veut faire castrer l’esclave Pharan (lettre 41). Le même jour, Pharan écrit à Usbek pour ne pas subir ce sort (cf. lettre 42).
Le 25 de la lune Rhégeb (septembre) 1713, son maître fait droit à sa requête (lettre 43), soit quelques six mois plus tard.
Le 2 de la lune Rhamazan (novembre) 1713, Zachi et Zéphis se réconcilient après une brouille. Une seconde partie de campagne a eu lieu au cours de laquelle deux imprudents ont été abattus par les eunuques et où il y a eu une tempête (lettre 47, p.124-125).
Le 5 de la lune de Rhamazan (novembre) 1713, Usbek écrit qu’il a passé quelques jours à la campagne non loin de Paris (lettre 48, p.126).
Le 5 de la lune Chalval (décembre) 1713, Zélis écrit à Usbek que l’eunuque blanc Cosrou veut épouser l’esclave Zélide et attend ses instructions (lettre 53).
Le 2 de la lune Rebiab I (mai) 1714, Zélis apprend à Usbek que leur fille ayant sept ans va être gardée à l’intérieur du sérail (lettre 62). On ne lui connaît pas d’autres enfants.
Le 9 de la lune Rebiab I (mai) 1714, le chef des eunuques apprend à Usbek le désordre qui règne dans le sérail. La cause en est selon lui l’orgueil des femmes (lettre 64).
Le 10 de la lune de Rebiab I (mai), Rica écrit à Usbek. On apprend que cela fait quinze jours qu’il est à la campagne (lettre 63, p.159).
Le 5 de la lune Chahban (octobre) 1714, quelques cinq mois après avoir appris ce qui se passait dans son sérail, Usbek sermonne ses femmes pour qu’elles rentrent dans le devoir (lettre 65).
Le 1erde la lune Rebiab I (mai) 1715, le premier eunuque noir annonce avoir acheté la veille une jeune esclave de Circassie pour le sérail (lettre 79).
Fin de la lune Gemmadi II (août) 1715, Usbek décrit méchamment l’ambassadeur de Perse (lettre 91).
Le 4 de la lune Rhégeb (septembre) 1715, Usbek annonce la mort de Louis XIV et le rôle retrouvé du parlement, fruit de la politique du régent, Philippe d’Orléans (1674-1723) (cf. lettre 92).
Le 8 de la lune de Zilhagé (février), le premier eunuque apprend à Usbek qu’il a acheté une indienne pour son frère qui est gouverneur d’une province perse, Mazendéran (lettre 96).
Le 10 de la lune Chahban (octobre) 1716, Usbek fait l’éloge de la physique cartésienne (lettre 97). Il semble émettre des doutes sur la vérité du Coran.
Le 26 de la lune Maharram (mars) 1717, Usbek mentionne le renversement des fortunes en France (lettre 98).
Le 1erde la lune Rhégeb (septembre) 1717, une lettre du grand eunuque apprend à Usbek que Zélis a laissé tomber son voile en allant à la mosquée, que Zachi a été trouvée couchée avec une esclave. Il a découvert une lettre qu’il fait parvenir à Usbek. Un « jeune garçon » a été trouvé dans le sérail mais il a réussi à s’enfuir (lettre 147).
Le 11 de la lune Zilhagé (février) 1718, Usbek donne au premier eunuque tout pouvoir pour rétablir l’ordre (lettre 148).
Le 5 de la lune Gemmadi I (juillet) 1718, le grand eunuque meurt. Il est remplacé par  Narsit, un naïf (cf. lettre 151, p.355) qui n’a pas ouvert la lettre donnant les ordres de sévérité (lettre 149).
Le 25 de la lune Chahban (octobre) 1718 Usbek s’énerve en demandant à Narsit d’ouvrir les lettres (lettre 150). Il s’est donc déjà écoulé plus d’un an depuis les révélations du grand eunuque.
Le 6 de la lune Rhebiab I (mai) 1719, Solim apprend à Usbek que le désordre règne toujours – seule Roxane trouve grâce à ses yeux –, sa lettre n’a pas été ouverte et il décrit Nasrit comme « un imbécile, à qui on fait croire tout ce qu’on veut » (Lettre 151, p.355). Il se propose de prendre sa place. Le même jour, Narsit envoie à Usbek une lettre où il lui apprend que tout va bien. Il a accepté une sortie à la campagne avec Zélis et Roxane (lettre 152).
Le 4 de la lune Chahban (octobre) 1719, Usbek donne tout pouvoir à Solim (lettre 153). Le même jour, il avertit ses femmes de ses dispositions (lettre 154). À Nessir, Usbek énonce son mal-être (lettre 155).
Le 1 de la lune de Zilcadé (janvier) 1720, Rica relate les changements du système financier en France, notamment les effets du système de l’écossais John Law (1671-1729) (lettre 138).
Le 2 de la lune Maharram (mars) 1720 Roxane écrit à Usbek pour lui énumérer les châtiments que le nouveau premier eunuque inflige (lettre 156). Le même jour, Zachi écrit aussi à Usbek pour se plaindre du traitement qui lui a été réservé (lettre 157). Quant à Zélis, elle proteste de la tyrannie d’Usbek dans la façon dont il l’a traitée (lettre 158).
Le 8 de la lune Rebiab I (mai) 1720 Solim apprend qu’il a trouvé Roxane avec un jeune homme qui a été finalement abattu par les eunuques (lettre 159). Dans une seconde lettre, il apprend à Usbek qu’il va punir Roxane (lettre 160). Le même jour, cette dernière écrit à Usbek pour lui révéler à quel point elle l’a toujours trompé en tout. Elle s’est suicidée après avoir empoisonné les eunuques. Toujours libre, elle se meurt (lettre 161).


Thèmes et structure des Lettres persanes de Montesquieu

L’édition utilisée est :
Montesquieu, Lettres persanes, présentation par Laurent Versini, Dossier par Laurence Macé, GF Flammarion, n°1482.

Thèmes.
On trouve divers thèmes dans les Lettres persanes.
D’abord, un thème général orientaliste qui comprend des Apologues ou contes ; la vie dans le sérail ; la religion musulmane (ou mahométane) sous ses deux formes, sunnisme et chiisme ; la politique, c’est-à-dire pour Montesquieu, le despotisme oriental.

Apologues et contes
Le sérail
Religion
politique
11 à 14 : les Troglodytes




67 : Aphéridon et Astarté

141 : Anaïs
2 – 3 – 4 – 6 – 7 – 9 – 15 – 20 – 21 – 22 – 26 – 27 – 41 – 42 – 43 – 47 – 53 – 62 – 64 – 65 – 70 – 71 – 79 

96

114 – 115 
147 à 161
16 – 17 – 18 (l’impureté du porc)

39 (signes de la grandeur de Mahomet)



85 (intolérance) – 93 (sur le monachisme)


125 (Sur les plaisirs dans l’au-delà)
143 (croyance aux amulettes et aux talismans)
19 (description négative de l’empire ottoman)






80 (uniformité du despotisme oriental) – 81 (éloge des Tartares)– 88 (absence de noblesse en Perse)

103 (la monarchie asiatique) – 123 (défaites ottomanes)
6
40
8
6

En second lieu le thème de l’occident observé par des étrangers persans qui se familiarisent, voire adoptent ses qualités tout en montrant ses défauts.

Mœurs et portraits
Philosophie
Religion
Politique
Nations étrangères
24 – 28 – 30 – 32 – 33 – 36 – 45 – 48 – 50 – 52 – 54 – 55 – 56 – 57 – 58 – 59 – 60 – 61 – 63 – 66 – 68 – 72 – 73 – 74 – 82 – 84 –86 – 87 (sur la sociabilité) – 91 – 92 – 98 – 99 – 107 – 108 – 109 – 110

128 – 130 – 132 – 133 à 137 (des bibliothèques) – 
140 – 144 – 145 




69 (métaphysique : Dieu et la liberté)
76 – 77 (le suicide : pour et contre)
83 (la justice divine) – 94 (sur le droit politique) – 97 (éloge de la physique cartésienne) – 105– 106 (sur l’invention technique)
29 (catholicisme et intolérance) – 35 (sur les chrétiens après le jugement dernier)

46 (contre les disputes religieuses) – 49 (un capucin) – 57 (critique des casuistes) – 60 (sur le judaïsme) – 61 (vie d’un ecclésiastique)



75 (le peu de foi des chrétiens)


101 (sur la querelle religieuse)
24– 37 (sur le pouvoir de Louis XIV)

44 (sur les trois états français)


80 (sur le meilleur gouvernement) – 
88 (politique française) – 90 (gloire et point d’honneur) – 92 (mort et succession de Louis XIV) – 
94 – 95 (le droit public)
100 (le droit français) – 102– 103 – 104 (sur les différents gouvernements en Europe) –
107 (le roi de France et les femmes) – 111 (sur le règne de Louis XIV) – 
112 à 122 (la dépopulation du monde) – 
124 (sur les courtisans) – 126 – 127 (conspiration, ministre) – 129 (les législateurs) – 131 (histoire et origine des républiques) – 138 (les systèmes financiers) –
142– 146 (Sur Law)
31 (Venise)

51 (Russie)

78 (Espagne)

104 (Angleterre)


139 (Suède)
42
9
10
34
5

Structure.

I. On peut regrouper les 23 premières lettres sous le signe du voyage d’Ispahan à Paris.
Dans ce moment, on relèvera l’ensemble que forment les lettres 11 à 14 qui expose l’apologue des troglodytes.

II. On peut ensuite regrouper 123 lettres sous le signe de Paris et du monde occidental.
On distinguera :
a) La fin du règne de Louis XIV (lettres 24 à 92) de mai 1712 à septembre 1715. On y trouve essentiellement le thème de l’observation morale et satirique.
b) La régence (lettre 93 à 146) de septembre 1715 à novembre 1720. Les réflexions philosophiques et la sociologie politique l’emportent sur le pittoresque.
On remarquera d’une part le groupe formé par les lettres 112 à 122 relatives à la dépopulation et d’autre part le groupe formé par les lettres 133 à 137 sur les livres qu’on trouve en bibliothèque.

III. Enfin, le drame du sérail (lettre 147 à 161) du 1erseptembre 1717 à novembre 1720.