vendredi 31 juillet 2015

Victor Brochard (1848-1907), notice biographique

Victor Brochard est né à Quesnoy-sur-Deûle (Nord) le 29 juin 1848. Il a fait ses études supérieures à Lille. En 1868, il entre à l’École normale supérieure. Il obtient l’agrégation de philosophie en 1872. Il est nommé au lycée de Pau. Puis, il enseigne au lycée de Douai en 1875, au lycée de Nancy en 1879 et au lycée Condorcet en 1879.
Il soutient sa thèse de doctorat en 1879. De l’erreur, est la thèse principale, la thèse secondaire en latin étant : De assensione Stoici quid senserint.
En 1884, Brochard propose pour le prix Victor Cousin un mémoire sur le sujet du concours, le scepticisme dans l’antiquité grecque. L’Académie des Sciences morales et politiques le récompense.
En 1886, il est nommé maître de conférences à l’École normale supérieure. En 1887, il publie son mémoire du prix Victor Cousin dans une version remaniée sous le titre : Les Sceptiques grecs à l’imprimerie nationale (cf. l’avant-propos daté de septembre 1887). L’ouvrage est salué par Nietzsche (1844-1900) dans Ecce Homo (1888, Pourquoi je suis si avisé, § 3). En retour, Brochard cite à plusieurs reprises Nietzsche qui était relativement inconnu à ce moment-là.
Après l’École normale supérieure, il devient professeur de philosophie ancienne à la Sorbonne. Il aura pour élève Émile Bréhier (1876-1952). Il a peut-être été le modèle du personnage de Brichot dans À la recherche du temps perdu de Marcel Proust comme l’a soutenu entre autres Antoine Compagnon (Proust entre deux siècles, Paris, Seuil, 2013). En effet, l’écrivain l’a connu dans les salons comme celui de Madame Aubernon (1825-1899) à Paris.
En 1900, il devient membre de l’Institut où il succède au philosophe Francisque Bouillier (1813-1899), président de l’Académie des sciences morales et politiques.
Il est mort à Paris le 25 novembre 1907.

Œuvres.
De la Responsabilité morale, Pau (1874) ; De l’Universalité des notions morales, Pau (1876) ; De l’Erreur, thèse pour le doctorat, Faculté des lettres de Paris, Berger-Levrault, De assensione Stoici quid senserint, Berger-Levrault, (1879) ; édition du Discours de la méthode et de la première des Méditations métaphysiques de Descartes (1881) ; édition du livre premier des Principes de la philosophie de Descartes, avec une introduction, une analyse critique et des notes historiques et philosophiques (1886) ; Les Sceptiques grecs, Paris, Imprimerie Nationale (1887), réédité à la Librairie générale française, Paris, 2002 ; Études de philosophie ancienne et de philosophie moderne, recueillies et précédées d’une introduction par Victor Delbos (1862-1916), Paris, Félix Alcan, 1912.



La société (L) – corrigé d’une dissertation : Les hommes ne vivent-ils en société que par intérêt ?

La société permet aux hommes de satisfaire leurs intérêts. De là à penser qu’ils ne vivent en société que par intérêt il y a un pas qui ne va pas sans difficulté.
En effet, aucune société n’accepte vraiment que chaque individu ne recherche que son intérêt. Au contraire, chacune exige éventuellement que l’individu se sacrifie au bien commun. Dans toutes, on loue la générosité. En outre, pour qu’il soit possible de concevoir que les hommes ne vivent en société que par intérêt, il faut que la société soit le résultat des volontés de chacun de ses membres. Or, n’est-elle pas un fait indépendant de la volonté individuelle, voire un fait naturel ?
On peut donc se demander s’il est possible de concevoir que les hommes ne vivent en société que par intérêt ou bien si la société est la condition pour qu’ils aient des intérêts.

En effet, pour que l’on puisse dire que les hommes ne vivent en société que par intérêt, c’est-à-dire en recherchant leur utilité propre, il faut que la société soit le résultat d’une sorte de convention entre individus. Autrement dit, il faut concevoir que les hommes existent d’abord et que la société apparaît ensuite. Or, aussi loin qu’on remonte dans l’histoire, l’homme paraît vivre en société. Or, si la société est un fait naturel, n’est-ce pas plutôt elle qui permettrait aux hommes de rechercher leur intérêt ?
Qu’elle soit un fait naturel, c’est ce qu’Aristote a tenté de démontrer dans le chapitre 2 du livre I de sa Politique). En effet, la première forme d’association selon lui est la famille composée des parents, des enfants et des biens. Celle-ci permet à chacun de subvenir à ses besoins élémentaires. C’est pourquoi on ne peut dire que l’enfant entre dans une famille par intérêt. C’est au contraire la famille qui lui fournit les éléments nécessaires à sa vie, voire à sa survie. À plus forte raison pour la seconde forme d’association selon Aristote qui est le village ou l’ethnos. Ce dernier terme se traduit par peuple ou nation. Réunion de plusieurs familles, ou de plusieurs villages, elle se caractérise par la satisfaction de besoins moins élémentaires et repose sur la division des tâches. Le forgeron fournit les outils à l’agriculteur qui cultive le blé que prépare le boulanger, et ainsi de suite. Certes, cette division des tâches pourrait être conçue comme la pure recherche de l’intérêt. Toutefois, le village préexiste en un sens à la division des tâches. C’est pourquoi de nombreuses sociétés la conçoivent comme une émanation des dieux ou une loi intangible.
Enfin, la troisième forme d’association est la cité. Elle se distingue de toutes les autres en ce qu’elle ne vise pas à satisfaire les besoins élémentaires. Elle n’est pas liée aux intérêts des individus, mais vise le bien vivre. Les citoyens, par l’usage de la parole, discutent et établissent le juste et l’injuste, l’utile et le nuisible. Aussi, c’est non seulement parce qu’elle présuppose que les intérêts de chacun soient d’abord satisfaits, mais surtout parce qu’elle est la condition pour que chacun définisse ce qu’est son intérêt et ce qu’est l’intérêt commun, soit l’utile individuel et l’utile pour tous, que les citoyens ne vivent pas en cité par intérêt.
Toutefois, la cité ne regroupe pas strictement tous ceux qui en sont membres. Sont citoyens au sens propre ceux qui participent aux décisions, le peuple dans les démocraties, le petit nombre des riches dans les oligarchies, voire le roi dans les monarchies. Or, les autres, citoyens passifs, femmes ou esclaves, œuvrent et travaillent pour les citoyens. Aussi, n’est-ce pas pour leur intérêt que les Grecs ou les Romains ont constitué des cités ? N’était-ce pas pour se libérer du travail comme l’a indiqué Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne (1958) que les anciens ont constitué des cités ? Le désintéressement apparent du citoyen antique ne se manifeste-t-il pas le mieux dans la guerre qui lui permet de trouver butin et esclaves ?

Aussi peut-on avec Hobbes dans Le Citoyen (1642) (cf. Section première La liberté, chapitre premier De l’état des hommes hors de la société civile) refuser d’admettre la thèse selon laquelle l’homme est un animal politique. En effet, comment expliquer alors que les hommes s’affrontent ? S’il y avait une sociabilité naturelle, il n’y a aucune raison pour laquelle les hommes préféreraient ceux qui vivent dans la même société que le premier homme venu. Aussi, les guerres entre différentes sociétés comme les guerres civiles montrent-elles qu’ « un homme est aussi un loup à un autre homme » selon l’Épitre dédicatoire à monseigneur le comte de Devonshire de son ouvrage Le Citoyen (Hobbes reprend le mot du poète comique latin Plaute [~254-184 av. J.-C.] dans sa Comédies des ânes). Dira-t-on avec Bergson dans les Deux sources de la morale et de la religion (1932), que la nature a destiné les hommes à vivre en de petites sociétés analogues aux sociétés primitives et que donc la guerre est naturelle comme cette sociabilité première ? On ne peut comprendre comment la nature a également permis que les hommes quittent cette situation originale, sauf à attribuer à la nature des intentions chaque fois que l’on trouve un fait, ce qui n’avance guère. Mais comment les hommes pourraient vivre en société par simple intérêt quand celui-ci leur conseillera aussi bien de nuire aux autres par intérêt ?
On peut certes concevoir la division du travail au sens large, c’est-à-dire la division des tâches, si par tâche on entend une activité qui donne lieu à un produit fini comme le pain du boulanger ou la récolte de pommes de terre du paysan, voire la division du travail au sens étroit, c’est-à-dire la réalisation par différents individus comme le principe qui permet d’accorder les intérêts divergents des uns et des autres. Si Platon, dans le livre II de La République (369b-372d) concevait la division des tâches comme résultant de l’impossibilité pour chacun de se suffire à lui-même, c’est-à-dire comme manifestant le caractère nécessairement social de la vie humaine, Adam Smith (1723-1790), continuateur de son ami David Hume dans ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, voyait dans un calcul d’intérêt l’origine de la division du travail au sens large [« Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage. » écrivait Adam Smith dans sa Recherches sur la nature et les causes de la richesses des nations, livre premier, chapitre 2 Du principe qui donne lieu à la division du travail]. Mais si un tel calcul d’intérêt était le principe universel de la division du travail, il n’y aurait ni vol à l’intérieur de la même société, ni guerre. Le père de l’économie est ici victime de l’illusion de la pensée libérale selon laquelle le commerce suffit à unir les hommes. Entendu donc en ce sens, les hommes n’ont aucun intérêt à vivre en société.
Pourtant, si avec Hobbes, on admet que hors de toute société, les hommes par avidité et désir de puissance ne peuvent qu’être dans un état de guerre, alors, il est paradoxalement possible de comprendre comment ils peuvent, par intérêt, vivre en société. En effet, si chacun désire ce que les autres possèdent, chacun craint la mort. Or, l’état de guerre est un état où chacun est certes libre de faire tout ce qu’il veut, mais où il ne peut rien faire véritablement, puisque toute entreprise est menacée de destruction, à commencer par la simple conservation de la vie. Aussi, lorsque Hobbes compare dans Le Citoyen (section deuxième L’empire, chapitre X) l’état de nature à la vie civile, il ne peut que mettre en relief les avantages de celle-ci avec les inconvénients de celle-là. La condition donc pour que les hommes entrent en société est qu’ils s’accordent, par une sorte de pacte, pour transférer tout leur pouvoir à un homme ou une assemblée qui les gouvernera. C’est donc par un calcul d’intérêt, le plus souvent implicite, qui amène les hommes à respecter le pouvoir politique, c’est-à-dire qui s’occupe de l’intérêt général.
Il n’en reste pas moins vrai que cette conception du pacte présuppose ce qui est en question. En effet, pour faire un pacte avec un autre, encore faut-il s’être mis d’accord avec lui, ce qui suppose un pacte, et ainsi de suite à l’infini. En effet, comment les hommes, s’ils ne vivaient en société pourraient-ils avoir l’idée de pacte. Telle est l’objection que Rousseau adressait à tous ceux qui projetaient dans l’état de nature des notions qui n’ont de sens que social. En outre, comme Hume l’avait remarqué, comment se formerait l’obligation de respecter le pacte si le gouvernement n’existait pas déjà (cf. « Du contrat originel », in 4 Essais politiques, T.E.R., 1981). Le pacte ne peut donc expliquer la naissance d’un État ou société civile pour employer le terme du XVII° siècle[1]. Si donc la société n’est pas naturelle et si elle ne peut s’expliquer par un calcul d’intérêt ou un pacte, comment donc comprendre que les hommes vivent en société ?

Toute tentative de dériver la société de l’individu se heurte à un cercle, c’est-à-dire qu’il faut la présupposer. C’est finalement ce qui donne rétrospectivement sa force à la thèse d’Aristote selon laquelle « l’homme est un animal politique », entendu comme signifiant le caractère nécessaire social de l’homme, même si l’on déforme par-là même quelque peu la pensée du Philosophe comme l’a fait Thomas d’Aquin et les scolastiques en général. En effet, ils ont défini l’homme un animal social (Thomas d’Aquin, Du gouvernement royal, I, 1 ; Somme contre les Gentils, III, CXVII). Mais comme les hommes ne s’intègrent jamais à la vie sociale comme les hyménoptères, considérer que la société résulte d’une association en quelque sorte volontaire est une tentative toujours légitime.
Pour concilier ce qui semble inconciliable, il faut considérer à la fois la société comme première et l’homme comme étant en un sens indépendant de la vie sociale. Tel est le sens de la notion de condition humaine. Comme Sartre la définit, notamment dans L’existentialisme est un humanisme, la condition humaine s’entend de tout ce qui en l’homme est universel et a à la fois une face objective et une face subjective. La société peut ainsi se concevoir.
En effet, tout homme naît dans une société et si sans hommes au sens d’individus il ne peut y avoir de société, il faut donc concevoir qu’établir des relations avec les autres appartient à l’humaine condition de la même façon que le langage qui en est la condition. Aussi, en reprenant les analyses d’Aristote peut-on dire qu’il n’y a pas d’hommes qui ne naissent dans une famille ou qui n’appartiennent à une communauté d’échanges.
Toutefois, cette vie sociale, chaque homme peut la refuser ou l’accepter, voire tenter de la tourner à son profit. C’est la raison pour laquelle Kant attribuait à la nature de l’homme une insociable sociabilité dans la Quatrième proposition de son Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique (1784). C’est en ce sens qu’il est toujours possible aux hommes de vivre en société par intérêt. Ce peut être même un projet social et politique de ne vivre en société que par intérêt, et tel est le cas du libéralisme qui, sur quasiment toute la planète maintenant, constitue le projet des sociétés modernes. Mais cette possibilité tient au fait que la société appartient à la condition humaine, et non à une nature humaine qui ferait que les hommes spontanément feraient un calcul d’intérêt. Ce n’est donc jamais seulement par intérêt que les hommes vivent en société.

On peut donc dire que dans la mesure où la société ne peut être considérée simplement comme un fait naturel, sans quoi il n’y aurait entre les hommes aucun affrontement ou alors il faudrait attribuer à la nature des tendances contradictoires, il n’est pas interdit de penser que les hommes ne vivent en société que par intérêt. Toutefois, nous avons vu qu’il faut alors supposer un calcul d’intérêt, soit pour la constitution d’un marché à la façon du libéralisme, soit pour la constitution de l’État pour la pensée politique de Hobbes. Or, dans tous les cas, un tel calcul d’intérêt présuppose ce qui est en question, à savoir l’existence de la société. Aussi est-il apparu que la société appartient à la condition humaine, raison pour laquelle les hommes vivent obligatoirement en société, mais raison également pour laquelle ils peuvent chercher à faire de la société un simple moyen pour satisfaire leurs intérêts, voire, comme dans nos modernes sociétés, s’accorder sur le projet collectif de ne considérer la société que comme un grand marche mondial.






[1] Le terme société civile est synonyme d’Etat au XVII° siècle et encore au XVIII° dans les théories du « contrat social ». C’est sous l’influence du libéralisme économique dont Hume fut un précurseur et Adam Smith le chantre que la société civile s’oppose à l’Etat depuis la deuxième moitié du XVIII° siècle comme la sphère de l’économie et du social, autrement dit du marché, à la sphère de l’Etat. Cette opposition sera conceptualisée par Hegel (1770-1830) dans les Principes de la philosophie du droit.

jeudi 30 juillet 2015

La matière et l'esprit - corrigé d'une explication de texte de Berkeley sur la perception de la cerise

Expliquer le texte suivant :
Je vois cette cerise, je la touche, je la goûte, je suis sûr que le néant ne peut être vu, touché ou goûté : la cerise est donc réelle. Enlevez les sensations de souplesse, d’humidité, de rougeur, d’acidité et vous enlevez la cerise, puisqu’elle n’existe pas à part des sensations. Une cerise, dis-je, n’est rien qu’un assemblage de qualités sensibles et d’idées perçues par divers sens : ces idées sont unies en une seule chose (on leur donne un seul nom) par l’intelligence parce que celle-ci remarque qu’elles s’accompagnent les unes les autres. Ainsi quand le palais est affecté de telle saveur particulière, la vue est affectée d’une couleur rouge et le toucher d’une rondeur et d’une souplesse, etc. Aussi quand je vois, touche et goûte de ces diverses manières, je suis sûr que la cerise existe, qu’elle est réelle : car, à mon avis, sa réalité n’est rien si on l’abstrait de ces sensations. Mais si par le mot cerise vous entendez une nature inconnue, distincte, quelque chose de distinct de la perception qu’on en a, alors certes, je le déclare, ni vous, ni moi, ni aucun homme, nous ne pouvons être sûrs de son existence.
Berkeley, Trois dialogues entre Hylas et Philonous, Troisième dialogue.

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

[I see this cherry, I feel it, I taste it: and I am sure nothing cannot be seen, or felt, or tasted: it is therefore red. Take away the sensations of softness, moisture, redness, tartness, and you take away the cherry, since it is not a being distinct from sensations. A cherry, I say, is nothing but a congeries of sensible impressions, or ideas perceived by various senses: which ideas are united into one thing (or have one name given them) by the mind, because they are observed to attend each other. Thus, when the palate is affected with such a particular taste, the sight is affected with a red colour, the touch with roundness, softness, &c. Hence, when I see, and feel, and taste, in such sundry certain manners, I am sure the cherry exists, or is real; its reality being in my opinion nothing abstracted from those sensations. But if by the word cherry you, mean an unknown nature, distinct from all those sensible qualities, and by its existence something distinct from its being perceived; then, indeed, I own, neither you nor I, nor any one else, can be sure it exists.]

Corrigé

S’il est une évidence pour le sens commun, c’est que les objets que nous percevons existent indépendamment de nous. Et pourtant, dès l’origine de la réflexion philosophique – qu’on pense à l’allégorie de la caverne de Platon qui ouvre le livre VII de La République – cette prétendue existence a été discutée. N’est-elle pas qu’ombre, bref illusion ? La pensée moderne a fait un pas de plus. Les sensations a parte rei sont subjectives. Or, il semble nécessaire de penser qu’il y a bien une réalité qui leur correspond, ce qu’on nomme habituellement matière, faute de quoi c’est la notion de réalité qui ne semble avoir aucun sens. Peut-on admettre et comment cette matière comme étant réelle ou est-ce une notion dont on peut se passer ?
Tel est le problème que Berkeley résout dans cet extrait de son ouvrage, Trois dialogues entre Hylas et Philonous. À travers l’analyse de la perception d’une cerise, il veut montrer qu’on peut penser la réalité de l’objet de la perception sans avoir besoin d’admettre une réalité indépendante de la perception.
Il montre d’abord sur l’exemple de la cerise en quoi l’objet de la perception se laisse penser comme assemblage de sensations. Il explique ensuite d’où vient l’unité de l’objet en tant qu’il est perçu par des sens différents. Enfin, il réfute la possibilité d’une réalité indépendante de la perception, ce qu’on nomme matière.
Reste à savoir si l’analyse de la perception ne nous contraint pas à admettre l’existence d’une matière indépendante des sensations.

Berkeley expose un exemple et un seul. Il s’agit de la perception d’une cerise par un sujet. Il est clair qu’il veut donc comme Descartes avec son exemple du morceau de cire dans la seconde de ses Méditations métaphysiques (1642), s’en tenir à la perception d’un objet singulier pour être au plus près de la perception ordinaire. C’est qu’en effet, nous ne percevons pas des objets en général, mais tel ou tel objet. Mais l’exposition de cet exemple se fait à la première personne. S’agit-il de l’auteur ? Le « Je » qui voit n’est pas seulement Berkeley ; il est un sujet quelconque. Et c’est sur la base de l’existence de ce sujet qu’est possible la perception de l’objet singulier. Nous avons à nous mettre dans la perspective de la perception d’une cerise.
Et encore Berkeley commence plutôt par énoncer trois sensations différentes de la cerise, voir, toucher et goûter. Ajoutant comme seconde prémisse de son raisonnement que le néant ne peut être senti par aucun des sens nommés, il en déduit que la cerise est réelle. Jusque là, il n’y a rien d’original. C’est bien ce que tout le monde pense. L’affirmation de la réalité est donc d’emblée liée aux sensations singulières du sujet. La question se pose de savoir alors si l’objet n’existe pas avant, après, bref indépendamment des sensations qui permettent de le connaître, voire si ces sensations appartiennent bien à sa réalité, entendue au sens de ce qui constitue l’essence même de la chose.
C’est bien l’objet de la démonstration de Berkeley. Il propose à son lecteur une expérience de pensée, une variation imaginative. S’il écarte les sensations qui sont associées à la cerise, à savoir qu’elle est souple et humide pour le toucher, rouge pour la vue et acide pour le goût, il n’y aurait plus de cerise pour lui. Autrement dit, contrairement à l’analyse cartésienne du morceau de cire, Berkeley nie qu’on puisse éliminer les sensations de la réalité de l’objet singulier. Descartes quant à lui imaginait que le morceau de cire étant approché du feu, il perd toutes ses qualités sensibles. Aussi en concluait-il que la réalité du morceau de cire était dans ses qualités physiques, à savoir l’extension et le mouvement. En ce sens, Locke dans son Essai philosophique concernant l’entendement humain (livre II, 1690), nommera qualités premières les qualités qu’étudie la physique et qualités secondes celles qui sont données par les sensations. Il pensera donc les premières comme appartenant à la matière et les secondes comme appartenant au sujet. Berkeley, on le comprend, refuse une telle distinction puisqu’il insiste sur le fait que l’élimination des sensations fait disparaître la réalité de l’objet. Or, comme peut-il y avoir variation des sensations ? Et surtout, la diversité des sensations implique de déterminer comment penser l’unité de l’objet ?
Elle réside selon Berkeley dans l’assemblage et des qualités sensibles et des idées perçues par les sens. Comment entendre cette différence entre qualités sensibles et idées perçues ? Qu’entendre par idées perçues ? On peut émettre l’hypothèse qu’il y a, associées aux sensations, des idées ou représentations qui n’appartiennent pas à un sens en particulier. Telles seraient les qualités qu’on nomme premières s’il est vrai que le mouvement ou l’extension sont des représentations que nous percevons également avec nos sensations même si Berkeley n’explique pas ici comment ces représentations peuvent être perçues.
Toujours est-il qu’il reste à déterminer quelle est l’identité de l’objet étant donné un tel divers. Bref, qu’est-ce qui rend possible la synthèse qui se trouve dans la perception puisqu’on peut faire remarquer que ce n’est jamais du rouge de l’humide etc. qu’on perçoit mais d’emblée une cerise ?

En effet, Berkeley explique l’identité de la chose perçue comme synthèse de sensations et d’idées perçues qu’il lie à l’unité du nom par une activité si l’on peut dire de l’intelligence. Ce qui renforce notre interprétation selon laquelle la perception est liée au sujet. Toutefois, l’activité de l’intelligence ne consiste pas à juger de ce qu’est la réalité de la chose comme Descartes le faisait dans son analyse du morceau de cire. Autrement dit, Berkeley ne propose pas une conception intellectualiste de la perception. L’intelligence selon lui a pour rôle de remarquer que les sensations s’accompagnent les unes les autres, autrement dit, qu’elles se suivent. Comment le comprendre ?
Berkeley l’illustre en reprenant l’exemple des sensations dont la liaison constitue la cerise. Il commence par la sensation de goût puis par celle de la vue et enfin celle du toucher. Cet ordre est étrange car une fois mangée, on ne voit pas du tout comment on pourrait voir la cerise. Il faut donc comprendre par l’action d’accompagner, non pas que les sensations se suivent temporellement dans un certain ordre, mais qu’elles sont susceptibles de se suivre dans n’importe quel ordre. Ce n’est donc pas l’ordre temporel que Berkeley exprime mais l’ordre imaginé hors de toute présence réelle de la cerise. Ce qui importe c’est que les sensations qui se suivent constituent l’existence ou la réalité de l’objet singulier. Il y a là une manière d’association des idées.
Pourtant, alors que pour Hume, dans l’Enquête sur l’entendement humain, l’association des idées constitue l’expérience d’un objet, entendu comme la contiguïté dans l’espace et le temps des sensations, de leur ressemblance à d’autres séries et surtout de leur causalité, Berkeley présente l’existence réelle de l’objet comme une remarque immédiate par l’esprit de cette liaison de sensations. Disons donc qu’il présuppose sans l’énoncer l’expérience de la cerise, condition pour que j’en reconnaisse une et donc que j’ai toujours eu les mêmes sensations ou plutôt des sensations semblables. D’ailleurs le mot « cerise » (ou « cherry ») s’applique à toutes les cerises. Ce n’est pas le problème de l’identité de l’objet qui préoccupe ici Berkeley mais celui de son existence.
Or, justement, l’affirmation de l’existence de l’objet singulier qui repose selon lui sur les seules sensations liées en un tout par un esprit qui remarque cette liaison, ne provient-elle pas plutôt d’une tout autre source ?

Berkeley dans un troisième temps de cet extrait expose et critique une conception opposée à la sienne relative à la réalité ou à l’existence de l’objet singulier. Il donne comme premier élément de définition de la cerise « une nature inconnue ». Il paraît alors facile d’affirmer qu’elle n’existe pas au nom du principe selon lequel il ne peut y avoir d’objet que pour un sujet. Mais d’un autre côté, affirmer d’un objet existant qu’il a une nature inconnue est tout autre chose. C’est dire que les données que l’on a le concernant sont insuffisantes pour affirmer ou dire ce qu’il est. C’est en ce sens qu’on peut dire d’un objet qu’il existe mais que sa nature ou réalité nous est inconnue.
Le deuxième élément de définition que donne Berkeley est que l’objet singulier cerise existerait de façon distincte de la perception qu’on en a. Il nie qu’on puisse l’affirmer avec certitude. Autrement dit, si on fait abstraction de la perception l’affirmation de l’existence de l’objet ne serait pas sûre. Toutefois, s’il est vrai que seul ce qui est perçue existe, cela ne veut pas dire que la réalité de l’objet ne réside que dans les sensations du sujet. Car la cerise pour reprendre l’exemple de Berkeley ne peut se réduire aux sensations qui nous la découvrent pour la bonne et simple raison qu’elles ne peuvent être séparées arbitrairement de toutes les sensations qui les accompagnent et que nous attribuons à d’autres objets.
Disons donc que l’identité de l’objet perçu ne tient pas aux seules sensations. Allons jusqu’à dire avec Bergson dans Matière et mémoire que cette identité se réfère à notre action sur les choses. C’est le fait de la manger qui constitue paradoxalement l’identité évanescente de la cerise qui fond dans ma bouche. Dès lors que j’agis sur des choses et que ma perception y découpe des objets en fonction de leur utilité, il n’est pas absurde, il est absolument nécessaire d’admettre l’existence de la matière hors de moi et de déclarer cette matière inconnue pour ma perception, ce qui ne signifie pas qu’elle soit inconnaissable. Ce que la perception révèle, c’est l’existence de la matière, non son essence.

Disons donc pour finir qu’au problème de l’existence ou de la réalité des choses hors de nous, c’est-à-dire de la réalité de la matière comme source hors de nous de nos sensations, Berkeley propose une solution qu’il est convenu de nommer idéaliste. En effet, selon lui l’analyse de la perception des objets singuliers montre qu’ils sont constitués d’une liaison de sensations diverses et d’idées perçues. Bref, c’est le sujet, avec ses représentations ou idées, qui fait la réalité de l’objet. Seules donc les sensations existent et rien en dehors d’elles.
Or, nous avons vu qu’une telle conception ne peut rendre compte de la perception de l’objet singulier qui forme une totalité relative à nos besoins pratiques. C’est la raison pour laquelle il est possible d’affirmer la réalité de la matière hors de nous et de nos sensations sans absurdité même si Berkeley a raison de soutenir que nos sensations sont les seules sentinelles pour affirmer la réalité.



mercredi 29 juillet 2015

L'interprétation - corrigé d'une dissertation : Que puis-je comprendre de moi ?

« Je ne me comprends plus » ou encore « je me sens étranger à moi-même » entend-on souvent. D’où la question : que puis-je comprendre de moi ?
Dans la mesure où je suis conscient de moi, où je suis responsable de mes actes, il n’y a rien de moi que je ne puisse comprendre. Ce sont les autres que je cherche à comprendre, car, leurs intentions m’étant inconnues, il me faut les retrouver à partir des gestes, des actions ou des gestes qui sont les leurs.
Reste qu’il n’est pas rare qu’on s’étonne soi-même. On considère alors qu’on pourrait avoir à se comprendre de la même manière qu’on a à comprendre les autres. Ce qu’on dit ou fait nous paraît avoir un sens mais un sens qui nous échappe.
On peut donc se demander s’il y a des conditions qui permettent de déterminer ce que je peux comprendre de moi.
Comprendre n’a de sens que pour autrui, ce qui m’est étranger s’explique mais ne se comprend pas sauf ce qui ressortit du sens qui naît de ce qu’il y a d’inconscient dans le sujet.

La certitude de mon moi m’est connue grâce à la conscience. C’est pour cela que Descartes en faisait la première vérité pour un esprit qui doute de tout : « je pense donc je suis » écrit-il dans la quatrième partie du Discours de la méthode (1637). Ainsi, ce que je fais ou ce que je pense ne peut en aucun cas m’échapper. Je peux rater ce que je fais mais non le sens de ce que je fais puisque c’est un acte, c’est-à-dire ce qui résulte d’une intention qui est mienne. Même l’acte involontaire a un sens qui est déterminé par le sujet. L’involontaire se dit par contraste avec ce qui a été fait en connaissance de cause. Je fais tomber un pot de fleur sans le faire exprès parce que je veux attraper une balle est un acte involontaire en ce sens que ma volonté était d’attraper une balle. Si quelqu’un est blessé, je puis être accusé de négligence, mais non d’avoir voulu blesser. Si donc comprendre signifie prendre avec, saisir la représentation par la conscience, je ne peux pas faire autre chose que me comprendre. Mieux, il n’y a rien en moi entendu comme un être conscient que je ne puisse comprendre. Mais, si comprendre s’oppose à ne pas comprendre, je ne peux rien comprendre de moi parce que je sais toujours ce que je fais. Autrement dit, je ne me comprends pas, je sais toujours immédiatement ce que je vis.
Ce qui le confirme, c’est que la compréhension au sens précis consiste soit à saisir immédiatement ce qu’autrui signifie, soit à l’inférer après un travail d’interprétation. Dans le premier cas, je comprends un propos, un geste, un signe d’un autre. J’attribue à autrui une intention à partir de ce qu’il me montre de la même façon que je lui montre ce que je pense en parlant, en émettant des signes, etc. La différence entre moi et autrui implique qu’il est le seul que je peux comprendre. Quant à moi, je saisis directement mon vécu. Tel est le rôle de la conscience. On doit en ce sens opposer comprendre à expliquer en suivant Dilthey (1839-1911) dans Le monde de l’esprit (1926). Expliquer, c’est rendre compte d’un phénomène en le ramenant à une loi qui le lie à d’autres phénomènes. On peut expliquer les mouvements des planètes, les réactions chimiques ou les processus physiologiques. Comprendre, c’est saisir le sens d’un esprit singulier même s’il s’inscrit dans un collectif, groupe, société, État, culture, etc. C’est que le collectif se distingue toujours d’un autre collectif. Ainsi la physique ou la biologie me permet d’expliquer les forces qui rendent compte d’un fait, par exemple la mort de Jules César (100-44 av. J.-C.) alors que l’histoire implique de comprendre le sens ou les sens qui a animé l’action de ceux qui l’ont tué. Et cette tentative de compréhension peut être erronée ou seulement hypothétique s’il manque de documents. Quant à chacun d’entre les acteurs de l’histoire, la conscience de leur vécu impliquait qu’ils ne pouvaient pas se tromper sur eux-mêmes.
Cependant, d’où vient que, parfois, il me semble que je ne me comprenne pas, en ce sens que ce que je fais ou ce que je pense me paraît avoir une intention ou une signification obscure ? D’où vient que mes intentions même puissent m’apparaître à tel point obscures que je me demande ce que je veux vraiment ?

S’exprimer, c’est manifester physiquement ce qu’on veut dire. Or, justement, cette dimension physique est ce qui produit des effets dans la pensée qui lui échappent. L’esprit est alors conduit à tenter de les comprendre comme s’il y avait quelqu’un qui voulait dire quelque chose. Alain, dans les Propos sur le bonheur (1925, 1928) en donne des exemples significatifs. Ainsi, parle-t-il d’une nourrice qui croit que les cris d’un enfant tiennent à sa volonté, voire à son hérédité jusqu’à ce qu’elle trouve une épingle plantée dans sa peau. De même, Masséna, le courageux maréchal d’empire, est effrayé par l’ombre d’une statue. Il n’y a rien à comprendre dans les pensées qui se forment en moi par mon corps. Elles ne sont que des interprétations dues à l’ignorance où je me trouve de moi-même. C’est le corps en moi qui explique les signes apparents. C’est-à-dire que les pensées sont des effets de causes corporelles selon le modèle qu’Alain reprend du Traité des passions (1649) de Descartes. Chercher à se comprendre, c’est alors s’illusionner sur soi-même. Tel est le propre de la pensée religieuse qui cherche une volonté mauvaise à la racine de nos pensées obscures, voire qui l’attribue à un Autre, le malin. Reste qu’il y a des idées qui ne peuvent s’expliquer par le corps. Peuvent-elles s’expliquer ou faut-il les comprendre et comment ?
C’est la société qui explique les apparents signes que ne peut expliquer le corps. En effet, l’homme vit nécessairement en société. Il produit socialement son existence. Aussi chacun noue-t-il avec les autres des rapports qui sont nécessaires dans l’activité productive comme Marx le soutient dans la préface de sa Critique de l’économie politique (1859). Aussi, les idées que les hommes se font, sur eux, sur la société, sur le droit, etc., ce que Marx nomme idéologie, sont déterminées par ce que les hommes font. Chacun est donc traversé par des idées auxquelles il adhère sans en connaître les causes. Elles peuvent lui paraît obscures et méritées une interprétation. Mais ce serait accepter que chacun se comprenne à partir de ce qu’il pense de lui-même et on peut avec Marx soutenir qu’on ne peut juger un individu à partir de l’idée qu’il se fait de lui-même, ce qui est vrai pour chacun de l’idée qu’il a de lui. Aussi, la conscience que chacun a de lui dépend de la vie sociale et non l’inverse. Et de même, on ne peut juger une époque sur la conscience qu’elle a d’elle-même. Il faut au contraire expliquer la conscience y compris les contradictions qui créent des obscurités dans les idées par les contradictions réelles qui traversent la vie sociale.
Néanmoins, même si nombre de nos comportements et de nos idées peuvent s’expliquer, encore faut-il commencer par les comprendre, sans quoi l’explication apparaît impossible. Dès lors, que puis-je comprendre de moi s’il est vrai qu’il y a en moi des idées que je n’ai pas vraiment formées et qui font que, selon le mot de Rimbaud (1854-1891), « je est un autre » (lettres du Voyant, c’est-à-dire lettre à Georges Izambard [1848-1931] du 13 mai 1871 et lettre à Paul Demeny [1844-1918] du 15 mai 1871) et qu’en même temps, nombre d’idées que j’ai de moi-même peuvent et doivent s’expliquer plutôt que se comprendre ?

Quoi qu’il en soit du corps et de ses effets sur notre pensée, l’inconscient psychique est une hypothèse qui permet de donner un sens à l’idée que je peux comprendre de moi ce qui m’échappe par un travail d’interprétation. Freud raconte dans le chapitre 17 de son Introduction à la psychanalyse (1917) l’histoire d’une de ses patientes, âgée de 30 ans qui, lorsqu’elle était chez elle, courrait contre sa volonté. Elle allait ainsi de sa chambre et à une autre pièce où elle se plaçait à un endroit déterminé, appelait sa femme de chambre, puis reprenait sa course. Elle ne comprenait pas pourquoi elle agissait ainsi. Aucune explication de type physiologique n’expliquait la série précise d’actes. Aucun trouble ne pouvait rendre compte du fait que ses jambes exécutaient les mouvements de la course contre sa volonté, contre son intention. Et c’est ce qui la conduisit à consulter en vue de se comprendre elle-même. Elle finit au cours des entretiens avec Freud par se rappeler sa nuit de noces, dix ans plus tôt avec un mari âgé et impuissant qui fit plusieurs allers et retours sans succès de sa chambre à la sienne. Au petit matin, il fut même maladroit pour verser de l’encre rouge sur le lit pour faire croire à sa réussite à la femme de chambre. Elle finit par indiquer à Freud qu’elle se plaçait toujours derrière une tache sur un tapis lorsqu’elle appelait la femme de chambre. Elle et Freud comprirent alors qu’elle rejouait sa nuit de noces, qu’elle essayait de la réussir. C’est donc le sens du désir dans la mesure où il est inconscient parce qu’il se heurte aux interdits sociaux que je peux comprendre de moi, parfois directement comme ce savant qui « oublia » d’aller à son mariage, ce qui lui fit comprendre qu’il ne désirait pas se marier, parfois indirectement grâce à un thérapeute. Autrement dit, l’insertion du sujet dans une culture produit en lui de l’inconscient. Où se situe la limite de la compréhension dans le sujet ?
Si on fait avec Freud l’hypothèse d’un inconscient psychique (cf. Métapsychologie, III Inconscient, § 1, 1924), c’est parce que nos intentions n’ont pas toujours l’évidence ou l’immédiateté que nous leur prêtons rapidement. Et c’est aussi parce qu’elles ne peuvent s’expliquer, c’est-à-dire être simplement ramenées à des causes. Le “sujet” se trouve ainsi en quelque sorte séparé de lui-même car, si ses désirs aspirent en quelque sorte à accéder à la conscience pour être réalisés, ce par quoi ils s’opposent aux exigences sociales est refoulé par l’éducation. C’est ce refoulé qui, passant en quelque sorte de façon détournée dans la conscience, exige d’être compris. C’est lui qui est la source de toutes ces idées obscures qui résistent à la saisie de la conscience comme à l’explication physiologique.
Bien évidemment, comme ce que je peux comprendre de moi est, par définition, ce qui peut être un sens vrai ou un sens faux, la dite compréhension demeure hypothétique. Le thérapeute comme moi-même, non seulement sommes soumis aux signes qui exigent d’être compris, mais de telle sorte qu’il n’y a personne pour garantir que la compréhension est exacte. Aussi, de même que dans les sciences expérimentales, une expérience corrobore une hypothèse, c’est-à-dire échoue à montrer qu’elle est fausse comme Karl Popper l’a montré dans sa Logique de la découverte scientifique (1934), de même une interprétation et la théorie sur laquelle elle repose ne peut qu’être hypothétique et l’interprétation est corroborée si et seulement si elle est construite de telle façon qu’il soit possible de la mettre en défaut.

Disons donc pour finir que le problème était de savoir ce que je peux comprendre de moi étant données les pensées obscures qui me paraissent miennes et pourtant étrangères en même temps. Il est d’abord apparu que seul autrui pouvait être compris en ce sens que je cherche ses intentions à partir des signes qu’il émet en m’appuyant sur la conscience de mon vécu qui elle, est indubitable. Dès lors, l’obscur en moi, c’est ce que j’ai à expliquer, par mon corps ou par mon insertion dans la vie sociale. Il n’en reste pas moins vrai qu’il reste, après explication, ce qui y est rebelle. C’est là où l’hypothèse de l’inconscient a son sens. Elle permet de dégager une sphère qui m’appartient tout en m’étant étrangère et que j’ai à comprendre tout comme si j’étais un autre pour moi-même, compréhension qui demeure fondamentalement hypothétique.




dimanche 26 juillet 2015

Hume, "Enquête sur l'entendement humain" - plan analytique de la section I Des différentes espèces de philosophie

Hume, Enquête sur l’entendement humain, traduction par André Leroy, présentation par Michelle Beyssade, GF n°1305.

Plan analytique

Section I Des différentes espèces de philosophie.

1) Hume présente deux traitements de la philosophie.
Hume annonce qu’il y a deux façons légitimes de traiter la philosophie morale (p.47).
Il présente d’abord la première, la philosophie claire qui, considérant l’homme comme un être d’action, fait valoir en usant de rhétorique la différence entre la vertu et le vice pour favoriser la première (p.47).
Il présente ensuite la philosophie abstraite qui, considérant l’homme comme un être raisonnable, recherche les principes ou fondements de la science, de la morale et de la critique et est friande de n’importe quelle vérité (p.47-48).

2) Hume analyse les avantages de la philosophie facile aux yeux de l’opinion.
La philosophie facile a un premier avantage sur la philosophie abstraite : elle est profitable à la vie (p.48-49).
Le second avantage est la juste réputation plus étendue de la philosophie facile par rapport à la philosophie abstraite que ses erreurs éloignent du sens commun. Il illustre cet avantage avec une série d’auteurs qui s’opposent, les premiers représentant la philosophie facile, les seconds l’abstraite : Cicéron/Aristote ; La Bruyère/Malebranche ; Addison/Locke (p.49).
Dans une note présente dans les deux premières éditions, il précise qu’il ne s’agit pas d’une critique de Locke (p.49).
Comme le pur philosophe est méprisé et l’ignorant encore plus, le juste milieu illustré par la philosophie facile est vantée par l’opinion (p.49-50).
La valeur de la philosophie facile se déduit du fait que l’homme est un être raisonnable, sociable et actif qui ne peut cultiver la seule science abstruse sous peine de le payer d’une mélancolie mortifère que Hume fait dénoncer par une prosopopée de la nature (p.50-51).

3) Hume va défendre la philosophie abstraite.
Comme les hommes ne se contentent pas de préférer la philosophie facile mais qu’ils blâment la philosophie abstraite, Hume se propose de défendre cette dernière, c’est-à-dire la métaphysique (p.51).
Le premier avantage de la philosophie abstraite est qu’elle apporte la précision à la philosophie facile. Hume propose comme analogie la connaissance de l’anatomie qui facilite le travail du peintre (p.51-52).
Le second avantage de la philosophie abstraite est que sa précision, en se diffusant, est favorable à toutes les activités dans la société, y compris à la politique (p.52).
Autre avantage mis en lumière par Hume, le plaisir intellectuel, certain et sans violence, qui amène quelque lumière aux hommes et dont sont capables certains esprits vigoureux (p.52-53).

4) Hume va redéfinir la philosophie comme enquête sur l’entendement humain qui mêle les deux traitements de la philosophie.
Hume expose une objection qu’il approuve : l’incertitude de la philosophie abstraite entendue comme métaphysique. Elle est le fruit de l’orgueil humain mais surtout de la superstition qui y trouve une position de refuge (p.53).
Il répond à l’objection en invitant à attaquer la superstition sur ce terrain. Les échecs passés en métaphysique ne peuvent décourager. Pour en finir, Hume propose de faire l’analyse du pouvoir de l’entendement et de ses limites. Cette vraie métaphysique a l’avantage négatif de détruire la fausse métaphysique (p.53-54).
Il y voit un avantage positif : faire la géographie de l’esprit humain en distinguant ses différents pouvoirs, ce qui est plus important que celle des choses extérieures (p.55).
Refuser la métaphysique, c’est tomber dans le scepticisme absolu. Hume pose qu’on peut admettre des vérités dans la distinction des pouvoirs de l’esprit, comme la volonté et l’entendement, l’imagination et les passions. Il assure qu’il y a eu des progrès en métaphysique comme il y en a eu dans les sciences physiques (p.55-56).
Dans la note des deux premières éditions, Hume illustre ce que la philosophie est capable de découvrir comme vérités.
Hume fait une brève histoire de la question du fondement de la morale. Depuis Hutcheson, on range la morale dans les sentiments ou les goûts et non plus sous la raison (p.56).
Il remarque ensuite que l’opposition entre passions égoïstes et passions bienveillantes a été réfutée en ce que la passion précède le plaisir et n’est pas jamais intéressée (p.56-57).
Hume énonce alors le programme d’une philosophie qui, à l’instar des découvertes de la physique de Newton à laquelle il fait allusion, réussisse à découvrir les principes les plus généraux de l’esprit humain (p.57-58).
L’abstraction d’une telle recherche se justifie par le fait de sa difficulté (p.58-59).
Hume présente alors sa contribution dans l’enquête qu’il va présenter comme une tentative d’allier la précision avec la clarté en vue de combattre la superstition (p.59).

La démonstration - corrigé d'une dissertation : Suffit-il de démontrer pour convaincre ?

Dans la deuxième moitié du XIX° siècle encore, on trouvait dans les milieux religieux américains des auteurs pour réfuter le mouvement de la Terre et pour défendre le géocentrisme qui semblait établi dans la Bible comme le relate Bertrand Russell dans Science et religion (1935, p.83). Et pourtant, depuis Aristarque de Samos au III° siècle av. J.-C. jusqu’à Galilée (1564-1642) voire Newton (1642-1727) au XVII°, que de discussions serrées, que de preuves, que de démonstrations en règles ! Suffit-il donc de démonter pour convaincre ?
Démontrer, c’est dériver une proposition d’autres propositions de façon nécessaire selon les règles de la logique. Dériver la négation serait contradictoire. Or, il paraît évident que démontrer suffit pour convaincre si on entend par là adhérer par la raison à ce qui lui est conforme.
Cependant, dans la mesure où toute démonstration repose finalement sur des points de départ non démontrés, faute de quoi on tomberait dans une régression infinie, il paraît tout aussi évident qu’il ne suffit pas de démontrer pour être convaincu.
Dès lors, il est légitime de se demander si démontrer est une condition suffisante pour convaincre et si l’échec est dû à des conditions extrinsèques ou bien si démontrer ne suffit pas intrinsèquement pour convaincre, voire est indépendant de convaincre.
On se demandera dans quelle mesure la raison suffit pour fonder la conviction. On verra en quoi démontrer suffit pour convaincre à la condition de remonter au principe anhypothétique ou démontrer suffit pour convaincre à la condition d’accepter les premiers principes par une saisie directe mais démontrer ne suffit pas pour convaincre car c’est un processus essentiellement hypothético-déductif.

Démontrer repose sur la seule raison. C’est ce qui fait la possibilité de convaincre. On le voit en mathématiques. Que la somme des angles d’un triangle est égale à deux angles droits ou 180° selon Euclide, Éléments, I, 32, c’est ce que je démontre en traçant la parallèle d’un des côtés et en additionnant les angles équivalents de part et d’autre de la parallèle. La figure me le montre, mais, c’est le raisonnement qui me permet de le démontrer. Par contre, argumenter s’appuie sur les opinions ou sur les désirs, ce qui permet de persuader. C’est ce que font les sophistes selon Platon qui, au livre VI de La République, compare le peuple sur qui ils exercent leur talent à un gros animal dont ils ont étudié les réactions de plaisirs et de douleurs, les opinions, pour le guider. En aucun cas, malgré leur réussite, ils ne savent ce qu’ils font et donc ils ne réussissent à convaincre, seulement à persuader en ce sens que la raison ne peut être persuadée. On comprend pourquoi les joutes sophistiques agacent les hommes ordinaires. Or, comment expliquer l’absence d’adhésion à ce qui est démontré ?
On peut ne pas être convaincu parce qu’en réalité on est persuadé. En effet, nous ne sommes pas de purs esprits. Alain remarque, dans les Propos sur le bonheur (1925, VIII De l’imagination, propos du 23 février 1923), qu’un homme qui voit son ami se faire recoudre le visage boit souvent le verre de rhum qui est prévu pour le patient. Ce mal imaginaire ne peut être combattu par la raison. Mais cette impuissance de la raison montre que l’homme n’est jamais seulement convaincu, il est aussi persuadé. Et ce qui assure la persuasion, c’est justement qu’il a un corps et des réactions physiologiques. C’est pourquoi Alain va jusqu’à dire que « l’imagination est ici sans pensée ». C’est donc un obstacle extérieur qui empêche que démontrer suffise pour convaincre. Lorsqu’il raisonne froidement, l’homme ne peut qu’être convaincu lorsque le raisonnement est valable. Mais comment peut-il être considéré comme tel ?
En effet, une démonstration convainc si on en accepte les principes. Si on les refuse, alors elle ne peut convaincre. Pour que démontrer puisse convaincre absolument, il est donc nécessaire qu’il n’y ait pas de doute quant au point de départ de la démonstration. C’est la raison pour laquelle Platon, analysant la démonstration mathématique dans le livre VI de La République, remarque qu’elle s’appuie sur des hypothèses comme l’existence du pair et de l’impair, les trois espèces d’angles, etc. Il paraît donc nécessaire de démontrer ce que le mathématicien considère comme évident. C’est le rôle du dialecticien, qui, refusant de s’aider des figures sensibles, va d’idées en idées, jusqu’à ce qu’il découvre le principe anhypothétique. C’est à cette condition qu’on est parfaitement convaincu car on est alors débarrassé de la source des opinions. C’est ce qu’illustre l’allégorie de la caverne du début du livre VII de La République. Dans une caverne, des hommes attachés voient les ombres d’objets qui passent derrière eux éclairés par un feu situé sur une hauteur derrière les objets. Ils les prennent pour des réalités. L’un d’eux est libéré. On lui montre les objets dont il voyait les ombres. Dans un premier temps, ébloui, il veut retourner d’où il vient. C’est seulement après avoir été sorti de la caverne, d’avoir vu les vraies réalités et surtout d’avoir contemplé la source de toute vision, le soleil, qu’il sera définitivement libéré de ses attaches. La conviction n’est possible que lorsque la démonstration est complète. Là et seulement là, elle suffit à libérer l’esprit des chaînes qui l’attachent aux apparences.
Cependant, la saisie du principe anhypothétique n’est pas elle-même l’objet d’une démonstration. Admettre l’existence d’un tel principe échappe à l’ordre de l’évidence purement rationnelle. Finalement, la conviction ne repose pas sur la seule démonstration. Que faut-il donc à son fondement pour que la démonstration suffise pour convaincre ?

La démonstration doit pouvoir commencer et se dérouler. On peut donc soutenir qu’elle repose aussi bien sur l’intuition nécessaire que sur la déduction. En effet, si démontrer c’est dériver une proposition d’autres propositions, encore faut-il saisir la vérité des premières propositions et la vérité du passage des unes à l’autre. Ainsi dans la troisième des Règles pour la direction de l’esprit (1628-1629, inachevé, posthume 1701), Descartes prend-il un exemple très simple. Si de “deux et deux font quatre” et “trois et un font quatre” je déduis que “deux et deux font trois et un”, il faut que la conséquence soit intuitivement saisie comme vraie. C’est dire que la démonstration ne repose pas seulement sur la déduction mais également sur l’intuition. Par là, il faut entendre une inspection pure de l’esprit et non une perception des sens ou une représentation de l’imagination. Dès lors, démontrer suffit pour convaincre dans la mesure où la démonstration s’appuie sur une intuition ou connaissance directe qui ne laisse pas place au doute. Et démontrer doit en dernière instance se fonder sur le cogito dont la certitude est indubitable et qui est une intuition (« simplici mentis intuitu » « la simple inspection de l’esprit », Méditations métaphysiques, secondes réponses). Or, dans la mesure où les premiers principes sont seulement sentis et ne sont jamais vérifiés par des déductions, on peut considérer qu’ils ressortissent moins de la raison que d’une autre faculté.
On peut alors considérer avec Pascal dans les Pensées (posthume, 1670, n°110 Lafuma) que les premiers principes sont saisis par le cœur. Et c’est sur eux que la raisons s’appuie pour démontrer. En effet, l’impossibilité de tout démontrer ou régression infinie (elle fut mise en lumière comme argument sceptique par Agrippa, un sceptique du 1er siècle de notre ère selon Diogène Laërce) qui servait aux sceptiques dans leur raisonnement contre la possibilité de démontrer quoi que ce soit, conduit à remettre en cause la possibilité même de démontrer et encore plus d’être convaincu par une démonstration. Il faudrait alors démontrer que la démonstration est vraie et ainsi de suite soutient Sextus Empiricus dans les Hypotyposes pyrrhoniennes (I, chapitre 14). Or, comme le sceptique lui-même ne peut pas sans contradiction rejeter toute possibilité de démonstration, on peut donc plutôt soutenir que l’impuissance de la raison montre que les premiers principes sont connus sans elles. C’est ce que veut dire Pascal lorsqu’il soutient que c’est par le cœur que nous connaissons les premiers principes.
Démontrer suffit donc pour convaincre ou pour persuader, comme on voudra dire car il n’y a pas de différence puisque la raison emprunte toujours au cœur. Il n’y a pas de démonstration possible qui s’appuierait sur la pure raison ou sur la seule inférence valide. Toutefois, démontrer ne peut convaincre lorsque l’inférence s’oppose aux vérités du cœur telles celles de la religion qui dépassent la raison et que la raison doit reconnaître selon Pascal. On peut poursuivre sa réflexion en notant que la vérité des sentiments est telle que toute démonstration ne peut les changer. « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point » écrit-il justement dans les Pensées (n°423). S’il s’agit pour lui de justifier la religion, on peut l’entendre pour tous les sentiments. On comprend alors pourquoi démontrer ne suffit à convaincre que lorsqu’il y a un accord avec tous les sentiments.
Néanmoins, admettre la vérité des principes conduit à des conséquences contradictoires, comme on le voit notamment pour la foi. Comment savoir laquelle ? Dès lors, ne faut-il pas radicalement détacher démontrer et convaincre ? Si démontrer ne suffit pas pour convaincre pleinement, n’est-ce pas parce qu’il s’agit de deux démarches différentes ?

Démontrer, c’est dériver des propositions d’autres propositions et les premières ne sont que des hypothèses comme Platon l’a bien vu pour les mathématiques de son époque dans le livre VI de La République. Il faut aller plus loin et proposer qu’il ne peut y avoir que des hypothèses comme les sceptiques à la suite d’Agrippa l’ont bien vu. Si la démonstration absolue est impossible, une démonstration relative aux hypothèses proposées est toujours possible. Il s’agit dès lors d’un raisonnement qu’on peut qualifier d’hypothético-déductif. On doit affirmer les conséquences mais on ne peut en être convaincu au sens d’une adhésion qui ne laisserait place à aucun doute.
On comprend alors le mot de Nietzsche dans Humain, trop humain (1878) : « Les convictions sont des ennemis de la vérité plus dangereux que les mensonges. » (n°483). Toute conviction repose finalement sur autre chose que la raison, sur une foi qui, parce qu’elle anticipe sur la vérité, empêche de chercher à savoir ce qui est vrai. Elle ne permet pas de s’interroger véritablement puisque les principes ou convictions sont affirmés comme condition. Or, démontrer présuppose de remettre en question ce qu’il y a à démontrer pour chercher soit ce qui fonde la proposition, soit si elle ne comporte pas de fausses conséquences, ce qui en vertu du modus tollens (“si A alors B” et “non B” alors “non A”) conduit à invalider les prémisses. À l’inverse, l’absence d’invalidation vaut possibilité de vérité. C’est ainsi que les géométries non euclidiennes, apparues au milieu du XIX° siècle, ont été rendues possibles par l’effort pour démontrer le postulat d’existence des parallèles et l’échec de la démonstration a conduit à renoncer à l’évidence de leur existence. Dès lors, la somme des angles d’un triangle n’a plus été égale à deux droits lorsque l’axiome des parallèles n’était aps admis. Qu’en est-il pour une démonstration qui s’appuie ou utilise l’expérience ? N’est-elle pas suffisante pour convaincre ?
En fait, même l’expérience ne peut fonder la conviction. Elle ne peut que corroborer dans le cadre d’une démonstration qui demeure hypothétique comme Popper l’a montré dans sa Logique de la recherche scientifique (1ère édition 1934). En effet, puisqu’il faut formuler une hypothèse pour concevoir une expérience scientifique qui peut la mettre à l’épreuve, elle apparaît comme une conséquence de l’hypothèse. Si elle ne se réalise pas, l’hypothèse est fausse en vertu du modus tollens. Par contre si elle se réalise, l’hypothèse est vraie ou fausse. On dit donc qu’elle est provisoirement vraie. Elle ne peut donc convaincre. Aussi Claude Bernard (1813-1878) soutenait-il dans son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865) que la seule chose certaine relative à nos théories générales, c’est qu’elles sont fausses : « Elles ne sont que des vérités partielles et provisoires » (Première partie – Du raisonnement expérimental, Chapitre II De l’idée a priori et du doute dans le raisonnement expérimental, III. – L’expérimentateur doit douter, fuir les idées fixes et garder toujours sa liberté d’esprit).

Disons pour conclure que le problème était de savoir si démontrer suffit à convaincre ou bien s’il faut les disjoindre. Il est apparu que pour que démontrer suffise à convaincre, il faut ou que la source de la démonstration soit absolue et pure de tout sentiment ou au contraire que démontrer repose sur des sentiments. Or, comme l’une et l’autre option sont finalement arbitraires, il apparaît nécessaire de considérer que démontrer n’est jamais absolument fondé et que par conséquent démontrer ne peut absolument pas suffire pour convaincre.


samedi 25 juillet 2015

Théorie et expérience - corrigé d'une dissertation : L'expérience est-elle la seule source de vérité ?

Quelle ne fut pas la surprise de Galilée (1564-1642) lorsque, grâce à la lunette astronomique qu’il dirigea vers le ciel en 1609, il découvrit que la fameuse voie lactée n’était rien d’autre qu’une multitude d’étoiles. Il découvrit également quatre satellites à la planète Jupiter, ce qu’aucun raisonnement n’avait jamais permis de découvrir. Pire ! On objectait au vieil héliocentrisme d’Aristarque de Samos qu’il était absurde que la Terre ait un corps qui tourne autour d’elle : la Lune. Or, Jupiter en mouvement était suivi de quatre satellites. Ce qu’il consigna dans son Messager des étoiles (1610). De tels événements donnent à penser que l’expérience est bien la seule source de vérité.
C’est qu’en effet, on ne voit pas comment il serait possible de découvrir quelque vérité que ce soit sans contact avec le réel. Or, l’expérience, c’est-à-dire la perception réitérée et objective des faits, paraît être la seule qui nous découvre littéralement le réel. Elle seule rend seule possible la définition traditionnelle de la vérité comme adéquation de la pensée avec son objet.
Toutefois, il n’en reste pas moins vrai que la simple expérience ne prouve rien et peut même induire en erreur. Les illusions des sens, les hallucinations, les prétendus miracles montrent cette possibilité d’erreur. Dès lors, il semble que les expériences doivent être pour le moins corrigés par la raison.
On peut donc se demander si l’expérience est la seule source de vérité ou bien si la raison peut la redresser, ou si les deux collaborent nécessairement à la découverte de la vérité.
La vérité est ailleurs que dans la routinière expérience, c’est-à-dire dans la saisie de l’intelligible. Mais l’expérience est la seule source des idées relative aux faits et donc de toute vérité extérieure. La collaboration de la raison permet à l’expérience d’être une source essentielle, mais non la seule, pour se débarrasser des erreurs qu’on nomme vérités faute de mieux.

L’expérience apparaît d’abord comme la répétition de ce qu’on perçoit ou de ce qu’on fait. Autrement dit, pour qu’il y ait expérience, il ne suffit pas d’avoir perçu une fois ou d’avoir réalisé une fois quelque chose. C’est donc la répétition des perceptions qui fait le contenu de l’expérience comme le montrent Aristote en Métaphysique, A, 2, ou Hegel dans sa Propédeutique philosophique (1808). Même lorsqu’on fait une expérience nouvelle, elle s’intègre à l’expérience acquise jusque là. Sinon, il serait impossible de la comprendre. C’est ainsi qu’on dit de certains hommes qu’ils ont de l’expérience. On veut dire par là que dans un domaine, voire dans tous les aspects de la vie humaine, ils ont vécu, c’est-à-dire que ce sont répétées les perceptions et les actions. C’est l’expérience qui fonde alors ce qu’ils pensent des sujets qu’ils ont eu à connaître. C’est elle qui leur permet de prédire ce qui va se passer. L’expérience ainsi entendue reste limitée au particulier car c’est l’art, voire la science, qui en dégage l’universel comme Aristote l’indique en Métaphysique, A, 2. Mais, de même que l’armée française fut défaite en 1940, parce que sa tactique s’appuyait sur l’expérience, une telle routine n’est absolument pas apte pour permettre d’acquérir quelque vérité que ce soit. C’est pour cela que Platon la rejette dans le Gorgias en l’opposant à l’art véritable qui connaît les causes. Il oppose de ce point de vue la médecine, un art qui connaît les causes de la santé et de la maladie à la cuisine, une routine qui s’en tient à ce qui fait plaisir. L’expérience comme routine permet d’agir. Elle permet de s’insérer dans une société donnée. Mais l’expérience comme routine ne permet en aucun cas de comprendre ce qui se passe. Elle est même souvent, par les généralisations abusives qu’elle implique, la source des préjugés les plus tenaces et se montre donc incapable de voir la nouveauté. Elle interdit la remise en cause nécessaire pour sortir de l’ignorance. Mais qu’est-ce alors qui pourrait la corriger ? La vérité est-elle ailleurs ?
On peut s’appuyer sur l’allégorie de la caverne de Platon qui ouvre le livre VII de La République. Socrate y montre à Glaucon son interlocuteur le tableau d’hommes enchaînés dans une caverne, regardant un mur où défilent les ombres d’objets fabriqués qui sont portés derrière un mur par d’autres hommes et qu’éclaire un feu sur une hauteur. L’un d’eux, libéré, finit par découvrir d’abord dans la caverne puis au dehors les vraies réalités et finalement la source de toute réalité. Réfléchissant alors au savoir qui régnait chez ses compagnons d’infortune, à savoir la capacité développée par certains de deviner quelle ombre arrivera étant donnée celle qu’il voit, il les plaint. Lui, qui a découvert le réel, sait que les ombres ne sont que des ombres. Autrement dit, non seulement il distingue le réel de son apparence, mais il est capable de rendre compte de l’apparence. Et c’est en cela que sa connaissance de la vérité dépasse l’expérience. Platon critique ainsi la routine (“emperia” en grec d’où dérive « empirique ») qui fait l’apparent savoir des hommes. L’expérience seule n’est rien d’autre que routine. Elle égare doublement l’homme en lui faisant croire que le réel est ce qui est perçu et en lui faisant croire qu’il sait ce qu’il ne sait pas. Ce sont donc les facultés du concept comme la raison qui sont seules capables d’être source de vérité. Comment l’entendre ?
C’est qu’en effet, l’expérience présente le multiple et le devenir alors que la raison saisit, dans l’Idée ou Forme, une réalité qui reste toujours identique à elle-même (cf. Platon, La République, livre V). C’est en cela que seule la raison permet d’atteindre la vérité même si c’est l’expérience qui, par ses contradictions, nourrit sa recherche. Mythiquement, Platon raconte dans le Phèdre le parcours de l’âme dans le ciel et comment elle se nourrit de la vision des réalités dans « la plaine de vérité » (Phèdre, 248b). Pour qu’il y ait vérité, il faut que la réalité ne soit pas tantôt ceci, tantôt cela. Seule la raison permet de découvrir le réel puisque l’expérience ne présente que des multiplicités et un devenir bariolé. Et encore la raison implicitement organise l’expérience sans quoi il ne serait pas possible d’affirmer quoi que ce soit. Par exemple, pour ramener à l’unité faut-il avoir l’idée d’unité. Pour déterminer une égalité, il faut avoir l’Idée d’égalité qui se distingue des choses égales en ce qu’elles se montrent parfois égales parfois inégales (cf. Platon, Phédon, 74c). Quant aux différentes Idées, il faut qu’elles soient fondées. Platon pose donc une Idée première, au-delà même de la réalité intelligible, l’Idée du Bien, principe anhypothétique de la connaissance et de l’être (La République, livre VI, 508e ; 510b). Et dès lors la vérité est moins l’accord ou la rectitude du regard par rapport à la chose que le dévoilement même des choses. C’est que Platon conserve cette originaire conception de la vérité comme le montre Heidegger dans « La doctrine platonicienne de la vérité » (repris dans Questions II).
Cependant, la raison laissée à elle-même peut certes ouvrir le champ des possibles. Autrement dit, elle permet souvent de concevoir plusieurs théories concurrentes. Il n’en faut pas moins s’appuyer sur l’expérience pour savoir quoi penser. Ne faut-il pas alors reconsidérer son rôle et examiner si elle n’est pas vraiment la seule source de vérité ?

C’est que nos idées, pour originales qu’elles paraissent, peuvent s’analyser comme Hume l’a montré dans la deuxième section de l’Enquête sur l’entendement humain (1ère édition, 1748 sous le titre), comme des copies directes ou indirectes de l’expérience. Autrement dit, ce n’est pas la raison qui est mystérieusement en contact avec un monde intelligible pensé pour rendre compte des lacunes de la perception comme Bergson en fait la démonstration dans le chapitre intitulé « La perception du changement » de La pensée et le mouvant (1934). Pense-t-on à une montagne d’or ou à un cheval vertueux pour reprendre les exemples de Hume ? On ne fait que composer ce qui s’est montré à nous. Ainsi, c’est l’expérience entendue comme contact par les sens avec la réalité extérieure qui est la seule source de vérité. Comprenons que c’est l’expérience seule qui donne un contenu à nos représentations ou idées, quelque fantaisiste qu’elles paraissent. Sans impressions, nous n’aurions aucune idée. Ainsi, lorsqu’il a un de ses sens qui manque, un homme ne peut avoir les idées correspondantes. Ou encore un Lapon qui ne connaît pas le vin, n’aura aucune idée correspondante. Par vérité, on entendra ici de façon traditionnelle, la correspondance entre ce que nous pensons et le réel pensé. Avant de savoir si nos idées sont vraies, il faut en avoir. Les idées mêmes qui paraissent les plus éloignées de l’expérience, comme l’idée de Dieu, s’y ramènent. On peut l’analyser comme l’accroissement de certaines facultés humaines, comme la sagesse, la vertu, etc. Comment comprendre alors qu’on se trompe ? Que doit être l’expérience pour qu’il y ait des vérités, mais également des erreurs ?
Il faut recourir aux principes de l’association des idées que Hume dégage dans la section III de l’Enquête sur l’entendement humain, à savoir la ressemblance, la contigüité dans l’espace et le temps et la relation de cause à effet. Les premières rendent compte des synthèses entre les différentes sensations et impressions. La ressemblance notamment permet de penser la constitution des concepts qui ne sont que des mots dont le sens est donné par les séries de faits qui présentent des similitudes. On peut rendre compte ainsi de l’égalité par exemple. Quant à la causalité, elle montre comment se constitue des vérités dans le champ de l’expérience et en même temps comment l’erreur est possible. En effet, lorsque nous formons une prédiction, nous ne pouvons le faire sur la base de la raison seule, car d’un fait donné, une infinité de faits qui en sont les effets sont possibles au sens logique, c’est-à-dire non contradictoires. Comme l’indique Hume dans la section V de l’Enquête sur l’entendement humain, un homme, même doué de la raison la plus perspicace, sans aucune expérience enregistrerait simplement les événements qui se produisent sans les lier. Aussi est-ce sur le seul fondement de l’habitude de percevoir certaines suites de faits, qu’est d’abord possible la relation de causalité elle-même. C’est pour cela que nous sommes condamnés au seul savoir de la caverne pour reprendre l’image platonicienne. Comme l’expérience passée ne prouve rien quant à l’avenir, des erreurs sont possibles, comme celle du poulet de Russell dans Les problèmes de la philosophie (chapitre 6 De l’induction) qui s’attend à être nourri par le fermier qui lui tord le cou. Autrement dit, l’induction, c’est-à-dire le raisonnement qui va du particulier au général comme le définit Aristote dans ses Topiques (livre I, chapitre 12) et qui fait le fond de l’expérience, n’a jamais une validité absolue. Elle se distingue de la généralisation qui consiste à accepter comme vérité ce qui arrive avec des exceptions et qui est une source de préjugés. Si l’expérience est la seule source de vérité, c’est parce qu’il n’y a de vérité empirique que provisoire. Reste qu’il y a des vérités qui semblent échapper à l’expérience, celles qui ressortissent aux relations d’idées. Or, ne peut-on pas aussi les dériver de l’expérience ?
En effet, toutes les vérités démontrées reposent sur des axiomes. On peut avec John Stuart Mill dans son Système de logique déductive et inductive, (1843 ; 6ème édition 1865, livre II Du raisonnement, chapitre V De la démonstration et de la vérité nécessaire § 4) considérer que ceux-ci ne sont pas tant des idées que des inductions relevant de l’expérience. On refuse ainsi la thèse qu’il y aurait des vérités perçues a priori par l’esprit. Soit l’axiome selon lequel deux droites ne peuvent enfermer un espace que Stuart Mill prend comme exemple. Il fait remarquer que l’observation nous confirme toujours sa vérité. Dès lors, il n’est pas utile pour rendre compte de l’axiome d’invoquer une connaissance a priori. Bref, l’expérience suffit pour rendre de toutes les vérités, elle en est donc la seule source admissible au double sens d’une origine et d’un fondement, c’est-à-dire de ce qui justifie. On peut donc étendre aux vérités rationnelles le principe de l’habitude de Hume comme sens ultime de l’expérience et fondement de toute vérité.
Néanmoins, la simple habitude, même corrigée par une distinction claire entre l’induction pour laquelle l’exception vaut réfutation et la généralisation, qui n’est pas trop regardante, ne peut en aucun cas fonder quelque vérité que ce soit. Car, sur cette base, les erreurs d’interprétation provenant des inductions contingentes comme celle qui a fait de la Terre un astre immobile, se renforceraient indéfiniment. Dès lors, n’est-ce pas à la condition que la raison la constitue et l’interprète que l’expérience peut être une source de vérité ?

L’expérience paraît la seule source de vérité non pas au sens où tout découlerait d’elle comme le veut l’empirisme (celui de Hume notamment), mais au sens où elle seule permet de trancher entre plusieurs explications possibles. Encore faut-il que la raison ait d’abord mis en œuvre des explications. Qu’elles soient parfois suggérées par l’expérience acquise ou qu’elles proviennent de libres inventions importent peu. Dans toute expérience, il y a des idées ou des croyances qui orientent ce qu’on perçoit du réel. Les poissardes qui ramassent des appâts sur la plage de Calais à marée basse dans le tableau de Turner (1775-1851) ne voient pas le soleil magnifique car, sa lumière suffit à leur activité. C’est dire que l’expérience seule ne peut pas vraiment être la seule source de vérité. Car, l’expérience commune, qui s’en tient aux simples suggestions, est toujours fautive. Orientée par la pratique, elle ne retient de l’objet que ce dont l’action qui oriente la perception organisée a besoin comme Bergson dans Matière et Mémoire notamment l’a analysée. Notre expérience commune sert à l’action. Elle ne conduit pas vraiment à discuter. Est-il étonnant que les hommes, voire certains philosophes comme Francis Bacon, chantre de l’induction, de l’expérience et pourfendeur des « hypothèses » ont rejeté la théorie héliocentrique de Copernic (1473-1543) ? Que doit-être alors l’expérience pour être une source de vérité ? Quel rôle joue la raison ? Laquelle prime ?
Il est nécessaire que l’expérience soit conçue en vue de tester une hypothèse. Toute autre expérience est trop composite pour servir comme Descartes le faisait remarquer dans la sixième partie du Discours de la méthode (1637). Il faut d’abord une théorie explicative que seule la raison peut produire ou plutôt proposer. Elle est donc d’abord de nature hypothétique ou conjecturale, c’est-à-dire qu’elle attend d’être confirmée. C’est pour cela qu’il lui revient comme Kant en a proposé l’image dans la Préface à sa deuxième édition de la Critique de la raison pure (1787) d’être comme un juge qui force les témoins à parler. Il se réfère à Galilée dont l’expérience des plans inclinés relatée dans les Discours concernant deux sciences nouvelles (1638) permit une première formulation de la loi de chute des corps selon laquelle les espaces parcourus sont comme les carrés des temps. Il se réfère aussi à Torricelli qui avait proposé la théorie selon laquelle l’air exerce une pression sur toute la surface de la Terre. Cette théorie visait à expliquer notamment le fait connu des fontainiers de Florence selon lequel l’eau de leurs pompes ne s’élevait pas à plus de 10,33 mètres. Mais pour s’assurer de la vérité de sa théorie, Torricelli ne s’est pas contenté de l’admettre. Remplaçant l’eau par le mercure qui pèse 14 fois plus environ, il a monté un dispositif expérimental qui consiste en un tube à essai d’un mètre rempli de mercure qu’il plonge fermé dans un récipient plein de mercure et dans lequel il débouche le tube. Le résultat attendu avant l’expérience est que le mercure ne descend pas plus qu’environ 76 cm, soit la hauteur prévue pour le mercure. Et c’est bien ce qui se passa. Autrement dit, c’est à la condition d’être conçue par la raison comme un moyen de tester une hypothèse et non de très vaguement confirmer une vague vue que l’expérience est une source de vérité, provisoire, mais toujours susceptible de s’inscrire dans un progrès.
Et c’est cette coopération entre la raison et l’expérience qui fait que l’une donne à l’autre à penser et inversement que la raison cherche à s’appliquer. Il n’en reste pas moins vrai que le dernier mot, ou plutôt, le dernier mot provisoire, reste à l’expérience. Car, la raison seule, ne donne que des explications possibles. Et encore est-elle soumise aux aléas des données de l’expérience du sujet qui raisonne. Comme elle ne peut saisir directement le réel, ce qui à la limite ressortirait d’une expérience mystique, mais une telle expérience est toujours prétendue, quelque certitude qu’elle acquiert aux yeux de celui qui la vit, il est clair en ce sens qu’il faut cette relation au réel que donne l’expérience pour que l’idée de vérité ait un sens. Mais la vérité reste recherchée, car l’expérience, nécessairement particulière, ne peut confirmer absolument une hypothèse, voire une théorie. Les tests qu’elle permet, à la condition qu’ils visent vraiment à l’éprouver, c’est-à-dire qu’ils se présentent logiquement comme des tentatives de réfutation selon l’analyse de Popper, notamment dans Conjectures et réfutations, ne donnent de vérité que provisoires. Par contre, en éliminant les erreurs, voire en considérant que « psychologiquement, pas de vérité sans erreur rectifiée » selon l’expression de Bachelard dans La formation de l’esprit scientifique (P.U.F., p.239), l’expérience semble de nature à nous permettre de nous rapprocher indéfiniment de la vérité.

En un mot, le problème était de savoir si l’expérience peut être la seule source de vérité puisqu’elle paraît livrer le réel et pourtant elle présente des failles. On a vu que la raison pouvait la remettre en cause, mais pourtant, que seule, elle ne pouvait découvrir le réel. C’est qu’il y a dans l’empirisme qui dérive nos représentations de la seule expérience une analyse juste : la raison ne peut pas seule connaître les régularités de l’expérience parce qu’elle peut multiplier les explications possibles. Aussi, l’expérience ne peut-elle véritablement être une source de vérité que si elle rompt avec la routine de l’habitude ou de l’expérience ordinaire pour s’inscrire dans une interrogation où elle apparaît comme le moyen pour que la raison trouve, au moins provisoirement, une réponse à ses questions.