vendredi 17 juillet 2015

Le travail et la technique (2) - corrigé d'une dissertation : La technique peut-elle transformer la morale ?

Il est d’usage de distinguer entre les questions techniques qui portent sur les moyens et les questions morales qui portent sur les fins. Dès lors, quelle que soit la technique qu’on examine, quelle que soit son évolution, la morale ne peut que rester la même.
Cependant, un changement technique permet de nouvelles actions et donc implique un examen du point de vue moral qui est susceptible de modifier, voire de transformer la morale dans la mesure où le sujet dispose de possibilités qu’il n’avait pas jusque là en bien comme en mal.
On peut donc se demander si la technique peut transformer la morale.

La technique désigne à proprement parler le domaine du savoir-faire qui use d’outils, c’est-à-dire de moyens fabriqués en vue de certaines fins. Comme le souligne Kant dans la Critique de la faculté de juger (1790), il ne suffit pas de connaître les chaussures pour être cordonnier. Il faut savoir les fabriquer, ce qui ne s’apprend que par la pratique. La technique apparaît alors comme indépendante de la morale qui elle a pour domaine le bien et le mal et partant les fins à poursuivre et celles à éviter. Si la morale a à examiner la technique, c’est en tant qu’elle permet de réaliser certaines fins. Par contre, la technique ne peut rien dire des fins de la morale. Socrate selon Platon dans l’Apologie de Socrate, critiquait les artisans qui, au nom de leur savoir spécifique, se croyaient capables de parler des choses les plus importantes, c’est-à-dire les valeurs.
En effet, une question technique relève de ce que Kant nomme un impératif hypothétique. La fin étant posée, je cherche quel moyen peut me permettre de la réaliser au mieux. Mais que je doive poursuivre cette fin, aucune technique ne me le dit quant au fond. En effet, lorsque la question de la réalisation de la fin est une question technique c’est qu’elle le moyen d’une autre fin. En dernière instance, les fins ultimes, c’est-à-dire les fins qui ne sont jamais les moyens d’autre chose ne ressortissent pas à la technique mais à la morale. Les fins morales relève de l’impératif catégorique qui me prescrit ce que je dois faire sans condition.
Que de nouvelles techniques ne puissent transformer la morale se montrent par le fait que c’est au contraire la morale, bien ou mal comprise d’ailleurs, qui les justifie. Ainsi les problèmes liés à la procréation assistée ont pour source le souci moral de permettre à toutes les femmes de porter des enfants. La morale peut donc donner une impulsion à la recherche technique. Et les possibilités que la technique offre ne légitiment aucune fin. Que le clonage permette de cultiver des cellules ne justifie pas que l’on veuille cloner des humains pour s’en servir comme de doubles pour prélever leurs organes au fur et à mesure des besoins. En effet, la morale interdit d’utiliser une personne simplement comme un moyen.
Toutefois, la morale n’est peut-être rien d’autre que l’expression de la vie sociale. Or, celle-ci dépend de la technique. Dès lors, la réflexion morale n’est-elle pas transformée par la technique dans son développement ?

On peut en effet penser avec Marx que la morale ressortit à la sphère de l’idéologie. Pour le comprendre, il faut partir de l’idée que les hommes produisent leur existence avec des outils qu’ils ont eux-mêmes fabriqués de sorte que la séparation entre les fins et les moyens est une abstraction. En effet, l’usage de l’outil vise une fin qui est à chaque fois bonne ou mauvaise du point de vue moral. Chacun ayant une place déterminée dans la société se voit assigné à tel usage par rapport à la totalité du dispositif technique de la société. Un chasseur Guayaki tel que Pierre Clastres (1934-1977) le décrit dans La société contre l’État (1974) qui chasse mal met en péril sa tribu. Un chasseur dans notre société qui rate sa cible satisfait au moins les ligues de protection des animaux. La chasse n’est pas la même technique dans l’un et l’autre cas en ce sens qu’elle n’a pas le même rôle social.
Aussi, selon la technique dont ils disposent les hommes ne se posent-ils pas les mêmes questions morales. Ainsi à l’économie essentiellement agricole et à la civilisation urbaine de l’antiquité correspond une interrogation sur le bon usage de l’esclave. Et Aristote a pu soutenir dans le livre I de La Politique que certains hommes sont naturellement esclaves. Par contre, le capitalisme a amené la disparition de l’esclavage et son remplacement par le prolétariat, autrement dit par des travailleurs qui ne possèdent que leur force de travail qu’ils sont contraints de vendre sur le marché du travail. La morale a enregistré ce changement avec l’idée que tous les hommes sont libres, qu’ils sont tous des personnes, des fins en soi et non simplement des moyens. Par contre qu’il y ait toujours un groupe de chômeurs, soit une « armée de réserve industrielle » selon l’expression de Marx dans le livre I du Capital (VII° section : Accumulation du capital, chapitre 25 : Loi générale de l’accumulation capitaliste, III. – Production croissante d’une surpopulation relative ou d’une armée industrielle de réserve), qui permet aux salaires de ne pas être trop élevés, ne pose aucun souci moral. Mieux. Le travail étant pensé dans notre culture comme une obligation, le chômeur doit se sentir coupable de ne pas travailler tout en étant un produit social. Si son sort est vraisemblablement plus satisfaisant que celui de l’esclave de l’antiquité, la morale moderne est bien conforme à la technique moderne.
Dès lors, les grands changements technologiques bouleversent la morale qui n’est rien d’autre que l’expression en terme de bien et de mal des conditions sociales d’existence des hommes. Déjà Montaigne dans ses Essais faisait dériver la conscience morale des mœurs. Il faut faire un pas de plus et dire que la technique en tant que force productive détermine les changements dans les rapports de production des hommes et donc leur morale comme le reste de l’idéologie, c’est-à-dire de l’expression consciente que les hommes ont de leur existence.
Pourtant, il paraît difficile de réduire la morale à l’expression de la technique puisqu’à la même technique dans une société peut correspondre des réflexions morales différentes comme le montre la richesse de la réflexion morale chez les philosophes de l’Antiquité. La morale paraît donc autonome. Dès lors, la technique ne transforme-t-elle pas la morale en ce sens qu’elle l’amène à prendre en compte de nouvelles interrogations et donc de nouvelles réponses ?

C’est que la morale, ce n’est pas seulement l’interrogation abstraite sur le bien, c’est surtout l’ensemble des jugements sur ce qu’il est bien ou mal de faire dans chaque cas. C’est pour cela que la morale est l’expression des mœurs. Et celles-ci dépendent de la technique. Prenons l’exemple des mères porteuses. Certes, il ne faut pas faire usage de l’autre comme d’un moyen. Est-ce le cas de la mère porteuse ? N’est-ce pas elle qui se donne pour aider un couple en détresse ? Ou bien le couple en mal d’enfants n’a-t-il pas simplement une volonté narcissique de faire un enfant biologiquement identique ? Le problème se pose à partir du moment où la technique est présente. De même, il est mal de tuer. Mais les bombes atomiques posent un tout autre problème que celui de l’usage des lances ou des arcs : il y va de la survie de l’humanité. Ainsi, la morale qui étymologiquement provient de “moralis” terme latin inventé par Cicéron dans le Traité du destin pour traduire le grec “éthikos” qui désigne la réflexion sur la meilleure vie possible. Mais cela ne change pas les principes essentiels de la morale dira-t-on ?
Nullement car ceux-ci n’existent pas. L’interdiction du meurtre peut rester la même mais la question de la responsabilité n’a pas le même sens pour le chasseur cueilleur de la préhistoire et pour un État possesseur de bombes atomiques. Dans ce dernier cas, il ne suffit pas de s’interroger sur les fins, il faut aussi se poser la question des conséquences à très long terme. Un chasseur qui en tue un autre porte atteinte à la loi de la tribu. Par contre, un État qui en attaque un autre avec des bombes atomiques met en danger l’humanité tout entière.
Aussi la technique transforme-t-elle radicalement la morale. La réflexion sur le bien et le mal ne peut plus se contenter de le définir abstraitement et une fois pour toute. Elle doit prendre en compte les effets négatifs possibles de la technique sur le long terme et sur la survie de l’humanité. En effet, la technique moderne qui est l’application de la science a pour but selon l’expression de Descartes dans la sixième partie du Discours de la méthode de « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». Dès lors, elle apparaît comme une fin et à ce titre elle implique une nouvelle réflexion sur le bien et le mal.

Bref, le problème était de savoir si la technique peut transformer la morale. Si on pense que la technique est du domaine des moyens et la morale du domaine de s fins, il est évident que la technique ne peut transformer la morale. Or, il est apparu qu’une telle conception est abstraite. Certes, la technique peut apparaître comme la condition de la morale la transformation de l’une faire celle de l’autre. Toutefois, c’est plutôt dans son développement et dans les problèmes nouveaux qu’elle pose que la technique transforme la morale.



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