lundi 11 décembre 2023

corrigé du sujet le don et l'échange

 À l’occasion des fêtes de fin d’année, chacun achète des cadeaux. Il s’agit donc de don et d’échange. Si l’échange suppose l’acte de donner qu’on trouve aussi dans le don, il implique un retour qui en est le motif, à savoir recevoir, retour qui semble absent du don à proprement parler.

Toutefois, le don ne vise-t-il pas ou tout au moins n’a-t-il pas toujours un retour même si ce retour n’est pas et ne doit pas être escompté. Personne ne peut accepter d’être le seul à offrir des cadeaux. Le manque de reconnaissance pour un don heurte le sens moral.

Dès lors, le don est-il autre chose qu’une forme particulière d’échange ?

Le don est moral à la différence de l’échange qui est social. Le don est aussi une forme d’échange qui a une valeur sociale et morale. le don est moral et c’est ce qui le rend éminemment social.

 

 

Un don consiste à fournir un bien ou un service à quelqu’un sans attendre quoi que ce soit en retour ? on dit qu’il est désintéressé alors que l’échange implique d’obtenir un autre bien ou un autre service. Réclamer quelque chose comme l’ermite s’adressant à Don Juan le héros éponyme de la pièce (1665) de Molière (1622-1673) à la scène 2 de l’acte III, ermite demande l’aumône à Don Juan et Sganarelle après leur avoir indiqué leur chemin se montre ainsi intéressé. Il entre dans l’échange. Il propose ensuite de prier pour l’aumône qu’il espère. Don Juan le libertin, c’est-à-dire « qui refuse le dogmatisme des croyances établies ou officielles et en particulier celui de la religion et la contrainte de sa pratique » (CNRTL), lui propose de jurer en échange de l’aumône d’un louis d’or, une forte somme. Le pauvre refuse. Don Juan finit par un don. Le motif qu’il allègue « pour l’amour de l’humanité » montre que le don est purement moral. Il vise le bien des hommes en général et en particulier. L’échange ne vise que le bien des partenaires. Quelle différence entre le don et l’échange ?

Toute société exige des échanges entre ses membres qui ne produisent pas la même chose. C’est ce que Platon dans le livre II de La République soutient à juste titre. La monnaie est inventée pour faciliter les échanges et éviter d’avoir tous les biens demandés sur soi. Ainsi l’échange a une valeur sociale là où le don a une valeur surtout morale. En effet, le don peut favoriser la vie sociale, mais il a l’inconvénient de favoriser l’absence d’investissement. C’est la raison pour laquelle les économistes classiques comme Smith (1723-1790) et Ricardo (1772-1723) étaient opposée aux institutions charitables. Ricardo, comme Malthus (1766-1834) avaient même tendance à considérer que la pauvreté était l’effet de fautes morales. Ainsi l’échange reposant sur la division du travail est socialement bon, là où le don ne l’est pas nécessairement.

Ainsi le don intéresse la moralité de l’individu même s’il doit être purement désintéressé, il est pour le sujet un acte qui lui permet d’accroître sa valeur morale. Aussi n’est-il pas de l’ordre de l’échange. Par exemple aider un étranger qu’on ne reverra jamais plus pour reprendre un exemple de Sénèque (1-65) dans les Bienfaits n’est en aucun cas un échange. L’échange doit être conforme à la réalité de ce qui est échangé sous peine de ne pas être valable. Il doit être juste, mais qu’il soit intéressé ne modifie en rien sa valeur sociale. On pourrait dire qu’il exige d’agir conformément à la morale mais non d’agir moralement pour reprendre une distinction kantienne des Fondements de la métaphysique des mœurs (1785).

 

Néanmoins, si le don parce qu’il ne vise aucun retour a une dimension morale, il a peut-être bien une dimension sociale dès que le retour s’opère et apparaît alors comme une forme d’échange.

 

 

Le don n’appelle pas de retour au moins immédiat, mais il appelle celui de la reconnaissance dans une société. Aussi renforce-t-il les liens sociaux. Des enfants reconnaissants pour ce qu’ils ont reçu de leurs parents leur seront plus liés. Ainsi Lévi-Strauss (1908-2009) narrait-il cette habitude dans les restaurants de routiers où chacun verse à son voisin la petite carafe de vin, geste sans gain en apparence, puisque chacun aurait pu le faire pour lui, mais don réciproque qui fait le lien social entre inconnus. Les cadeaux de Noël jouent aussi ce rôle de don et contre-dons qu’on trouve dans les sociétés traditionnelles (cf. Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, 1949, Mouton, 1067, pp.65-66). Le don se distingue de l’échange commercial qui ne vise que l’intérêt des contractants en tant que tels mais il est tout aussi social car il fait le lien social.

Dans certaines sociétés le don est clairement obligatoire. C’est le cas chez les Guayaki ou Aché étudiés par Pierre Clastres (1934-1977) dans sa Chronique des Indiens Guayaki (1972) et le chapitre 5 L’arc et le panier de La société contre l’État (1974). La division sexuelle du travail implique que les femmes et les hommes donnent aux membres de l’autre groupe leur production. Ainsi, les femmes donnent aux hommes le produit de leur cueillette et ceux-ci le produit de leur chasse. Pour les hommes la règle est plus stricte, il leur est interdit de consommer le produit de leur chasse qu’il donne aux autres et dépendent d’eux pour la nourriture carnée. Ainsi le don obligatoire assure un lien social plus fort que l’échange ordinaire. La sociabilité dans les sociétés modernes repose aussi sur des dons obligatoires et non seulement sur les échanges directement intéresses. Qu’on pense aux anniversaires qu’on fête obligatoirement, ne serait-ce qu’en les souhaitant simplement, y compris sur les réseaux sociaux.

Le don obligatoire semble une contradiction dans les termes puisqu’il appelle un retour. Reste que sa valeur tient dans le fait. Celui qui reçoit, à supposer qu’il ait besoin de ce qu’il reçoit est aussi satisfait que dans un échange, il reçoit en plus un ami au sens des Grecs, quelqu’un qui est un autre soi-même et qui éprouve de l’affection pour nous. Le don peut aller jusqu’au sacrifice « Imaginons un groupe de soldats en train de s’entraîner au lancer de grenades ; une grenade glisse des mains de l’un des soldats et atterrit sur le sol auprès d’eux ; l’un d’eux sacrifie sa vie en se jetant sur la grenade pour protéger ses camarades avec son corps ». Selon cet exemple d’acte héroïque donné par J. O. Urmson (1915-2012) dans son article « Saints and heroes ». Acte qu’il nomme surérogatoire car il va au-delà du simple devoir. Et le pur don est de cet ordre. Mais donner par obligation est tout aussi moral qu’un acte fait de façon désintéressé si le don est bon. Il l’est donc non seulement moralement mais socialement. John Stuart Mill (1806-1873) n’avait pas tort de soutenir dans l’utilitarisme (1863) que l’acte moral est bon quelle que soit l’intention de l’agent. Si je sauve un enfant de la noyade, que mon intention soit de pouvoir m’en vanter n’enlève rien au salut de l’enfant de même le don reste ce qu’il est quelle que soit l’intention du donateur du moment qu’il avantage le donataire et favorise leur lien. Ainsi le don a la même valeur sociale que l’échange, voire la même valeur morale dans la mesure où il œuvre pour le bien.

 

Toutefois, si le don et l’échange paraissent avoir une fonction socialisante et une valeur morale, ne doit-on pas penser que le don est supérieur moralement, voire plus important socialement.

 

 

La valeur morale de l’échange réside en ce qu’il implique que les partenaires donnent et reçoivent la même valeur, même si la détermination de la valeur d’échange (travail, travail socialement nécessaire, utilité marginale) est la croix de l’économie. Dans l’échange chacun donne un équivalent à l’autre et le reçoit. La monnaie pouvant servir de symbole à cette équivalence. Cette égalité entre les partenaires implique qu’ils se traitent moralement comme des fins et non seulement comme des moyens comme Kant (1724-1804) le dit dans les Fondements de la métaphysique des mœurs (1785). Le don reste supérieur moralement dans la mesure où il exige de rompre avec l’égoïsme pour être vraiment. Le riche athénien qui contribue à la vie de la cité, soit en finançant un navire, soit en finançant une troupe de théâtre (liturgie), donne mais par obligation juridique. Il paie l’impôt qu’il doit à la cité. Et l’impôt est une sorte d’échange pour la cité antique  ou l’État moderne car il permet en retour des services inaccessibles à l’individu seul (défense, services publics divers). Même l’ancien esclave Pasion (v430-v370 av. J.-C.) qui offrit 1000 boucliers à la cité d’Athènes semble avoir eu en vue son ascension sociale. Il fut bientôt fait citoyen.

Le don est supérieur à l’échange  sur le plan moral puisqu’il montre une capacité à mettre de côté son intérêt immédiat pour l’autre, voire pour la relation à l’autre. Le simple cadeau que je fais, je dois me priver de quelque chose pour le f, même si monaire et le motif n’est pas la reconnaissance, mais ma relation à l’autre. Autrement dit l’intérêt suffit. Lorsque j’échange avec l’autre c’est ce qu’il me donne qui est mon souci et en aucun cas lui. Aussi l’échange est-il compatible avec un faible lien social. Le don renforce le lien social, plus encore que le simple échange sur une base morale. 

Quant à la reconnaissance, elle renforce le lien social, ce qui fait sa valeur morale. Elle consiste à rendre le don reçu. On peut l’exiger même si le don n’a pas ce motif. autrement dit, on ne donne pas pour recevoir de la reconnaissance mais son absence paraît une faute morale. En effet, c’est un devoir d’être reconnaissant pour des bienfaits reçus, c’est-à-dire des dons. On voit donc que le don ouvre à un échange qu’on peut appeler moral et qui renforce le lien social bien plus que l’échange ordinaire.

 

 

Disons pour finir que le problème était de savoir si le don en tant qu’il n’exige pas un acte en retour comme l’échange s’en distingue radicalement ou bien s’il peut être considéré comme une forme d’échange. Il est vrai que le don est moral alors que l’échange est social. Cependant le don ouvre à un retour qui en fait un élément de la sociabilité. Et même, c’est sa dimension morale qui fait que le don, parce qu’il exige la reconnaissance, a une valeur sociale plus importante que l’échange. Le don est un échange moral.

L’extension de l’économie de marché ne conduit-elle pas en réduisant la sphère du don à détruire la sociabilité ?

lundi 4 décembre 2023

corrigé du sujet: La violence naturelle

 Un tsunami qui dévaste tout sur son passage ou un lycaon qui dévorent les viscères de sa proie encore vivante, une foule lynchant un noir prétendument coupable du viol d’une blanche, de tels faits ne sont-ils pas des manifestations de la violence naturelle.

Elle consisterait en un déchaînement d’une force naturelle au sens où elle n’est pas le produit de la culture mais est un automatisme qui naît de lui-même sans intervention de l’homme (cf. Hannah Arendt [1906-1975], La condition de l’homme moderne, 1958, chapitre IV) que ce soit hors de lui ou en lui.

On parlera de violence en tant que la force détruit un étant, soit ce qui est, qui serait sans cela.

Cependant, la violence n’est-elle pas toujours culturelle, soit comme vision d’une culture sur la nature ou en tant qu’elle est la mise en forme de l’agressivité humaine.

On peut penser l’existence d’une violence naturelle, et contester son anthropomorphisme pour en dévoiler l’origine humaine.

 

 

La nature peut être pensée comme ayant une violence qui est dislocation. En effet, lorsqu’un animal carnivore en dévore un autre, il le disloque, c’est-à-dire lui ôte son unité. De même une catastrophe naturelle détruit un certain équilibre qui constitue la nature d’un milieu dans lequel des vivants peuvent réaliser leur vie, et cette impuissance est une violence pour eux. Y a-t-il des êtres violents naturellement ?

L’animal prédateur est violent par nature. En effet, il détruit les autres vivants et même le darwinien orthodoxe pour qui ce sont les plus aptes qui survivent ne peut rester insensible au spectacle d’une jeune antilope que des hyènes dépècent même s’il conçoit que ses lointains ancêtres les homo habilis ont pu ensuite racler les restes de viande avec leurs outils, les galets aménagés. L’homme est-il habité par la violence naturelle ?

3. L’homme est violent à l’état de nature selon Hobbes (Léviathan, chapitre 13, 1651), c’est-à-dire que dans la situation fictive ou réelle où il n’y a pas de pouvoir politique. La raison en est trois passions qui le meuvent, la peur, l’appétit de jouissance et le besoin de reconnaissance. La peur ne m’éloigne pas des autres car la raison comme calcul des conséquences, conduit à ce que la peur me fait me défier des autres et donc je vais les attaquer et ainsi des autres. D’où le bellum omnium contra omnes. L’appétit de jouissance fait que désirant les mêmes choses que l’autre, il est mon ennemi. Hobbes précède René Girard. Le besoin de reconnaissance – et Hobbes anticipe Hegel – impliquant le refus de ma vie animale est la source de la volonté de tuer. On peut dire qu’il s’agit des causes de guerre ou violences entre États comme celle entre les individus.

 

Néanmoins, la violence, entendue comme dislocation d’un étant par un autre, si elle semble avoir des causes naturelles et une réalité naturelle, repose sur une intention et en ce sens, elle est plutôt humaine de sorte que l’idée de violence naturelle semble plutôt être anthropomorphique.

 

 

La violence naturelle comme violence de la nature est anthropomorphique. En effet, les expressions dont on use comme « la vengeance de la nature, etc. le montrent et impliquent de la considérer comme une déesse, ce que Descartes dans son Traité posthume du Monde contestait à juste titre. La nature, c’est seulement la matière en tant qu’elle est régie par des lois qui expriment des régularités. Le mouvement des plaques tectoniques expliquent les tremblements de Terre sans qu’il soit besoin d’attribuer une intention vengeresse à une entité nommée Nature qui se comporterait comme une divinité du polythéisme.

De même, l’animal n’est pas violent, il suit ses instincts. Les buffles qui tuent des lions sont tout aussi peu violents que ceux qui les mangent. Les seconds sont carnivores et chasseurs, en partie par apprentissage tandis que les premiers se défendent avec leurs moyens. La violence est plutôt humaine et se sert d’instruments comme Hannah Arendt le soutient dans « Sur la violence » (repris dans un volume d’essais dont le titre en français est Du mensonge à la violence, 1972). Elle implique l’intention de soumettre à sa volonté. Ainsi c’est par anthropomorphisme que les griffes ou les dents nous paraissent des armes.

L’amour-propre, source de la violence, est un produit social selon Rousseau de sorte que la violence n’est pas naturelle en l’homme. Contre Hobbes, il distingue dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755) l’amour de soi qui nous porte à nous conserver et l’amour propre qui nous porte à faire plus de cas de nous que de tout autre. Ce sentiment naît en société de sorte que la violence n’est pas naturelle mais est éminemment culturelle. La violence repose sur l’intention de faire passer son intérêt avant celui des autres qu’on peut aller jusqu’à détruire pour se satisfaire. Margaret Mead (1901-1978) a ainsi comparé les doux Arapesh élevés pour l’être aux féroces Mundugumor qui sont violents, hommes comme femmes dans Mœurs et sexualité en Océanie (1935).

 

 

Toutefois, que la violence soit culturelle plutôt que naturelle n’interdit pas de penser qu’elle a sa source en l’homme, et que c’est en cela qu’elle est naturelle, elle découlerait de la nature humaine.

 

 

La violence de la nature provient de la violence de l’homme ou de sa culture. La violence de la nature trouve sa source en l’homme. Un tsunami ou un tremblement de terre n’est violent que parce que les hommes se placent dans une situation pour les subir. Soit comme au Japon, ils oublient pour le profit les phénomènes naturels, tsunami est un mot japonais, et la centrale nucléaire de Fukushima a été construite sur un site où les anciens japonais avaient marqués les passages de tsunami précédant. Est-ce à dire que la violence de la nature n’existe que pour l’homme qui la rend possible.

L’animal n’est pas qu’instincts, c’est-à-dire de comportements innés, automatiques et spécifiques, il y a de l’intention aussi en lui. Aussi a-t-on remarqué avec Lorenz que les combats pour la domination chez les animaux sociaux autres que l’homme sont souvent ritualisés de sorte que les animaux ne se font pas mal. Ainsi chez les loups, le vainqueur est celui qui fait tomber l’autre. Il lui pose ensuite les dents sur la carotide mais ne le tue pas. le loup n’a pas la cruauté de la fable ou que lui attribue implicitement Plaute dans sa formule de La comédie de ânes, « homo homini lupus ». Chez les chimpanzés, il en va autrement car ils sont capables d’agression concertée, et mangent parfois d’autres singes, voire se livrent à des guerres (cf. Jacques Ruffié [1921-2004], Le sexe et la mort,1986). Il faut donc leur prêter une attitude intentionnelle et une certaine violence. Peut-être est-elle plus générale dans le monde animal. D’où provient alors la violence ?

Le désir humain en tant qu’il est mimétique implique une violence naturelle et le désir existe aussi dans le monde animal. En effet, comme René Girard le montre dans La violence et le sacré, l’homme sait quel objet il doit désirer par le désir de l’autre pour cet objet. Il a ainsi un rival et ceci dans toutes les cultures. Il en découle la violence pour s’emparer du bien convoité. Elle n’est rien d’autre que la tentative d’obtenir par la force un bien en usant de la force contre le désir ou la volonté de l’autre. Et la société dévie vers une victime émissaire sa violence pour être, de sorte que cette violence est toujours présente. Ainsi dans la tragédie de Sophocle (495-406 av. J.-C.) Ajax (vers 445 av. J.-C.), le héros aurait aimé avoir les armes d’Achille qu’Ulysse a eues. Il va donc se venger en attaquant les Grecs pour les massacrer. Mais il ne massacrera que le bétail qu’ils avaient capturé et les gardes égaré par Athéna. La tragédie montre donc que l’animal est un substitut de la victime émissaire humaine.

 

En un mot, le problème était de savoir si la violence naturelle est possible ou si elle n’est qu’un point de vue anthropomorphique. Elle est apparue possible comme dislocation des étants par la nature ou chez les animaux, voire chez l’homme. Cependant, c’est la culture qui fait la possibilité de la violence comme comportement humain et représentation de la nature, culture qui trouve dans le désir humain sa source. Ainsi la violence naturelle est rendue possible par le désir humain, y compris la violence de la nature qui résulte des actions humaines.

On peut alors se demander si l’absence de violence est possible.

vendredi 17 novembre 2023

Corrigé du sujet: Faut-il douter de ce qu'on ne peut démontrer?

 Dans l’âge de la science, il semble impossible d’accepter de souscrire à des pensées qui n’ont pas été démontrées d’une façon ou d’une autre. Il semble rationnel d’en douter, c’est-à-dire de laisser l’esprit en suspens quant à leur vérité.

Cette attitude présuppose qu’on puisse démontrer absolument. Or, une démonstration s’appuie nécessairement sur des prémisses qu’on ne peut démontrer. Il faudrait donc douter de la science elle-même si on en croit les sceptiques.

En outre, lorsqu’on met sa foi en quelqu’un, vouloir en démontrer la légitimité, c’est détruire cette foi de sorte qu’il serait absurde alors de douter de ce dont on ne peut démontrer et l’absurde ne peut entraîner une obligation.

Dès lors, n’est-il pas nécessaire de déterminer s’il y a des conditions pour s’obliger ou non à douter de ce qu’on ne peut démontrer. Est-ce la recherche de la vérité qui l’exige ou bien est-il obligatoire ne pas douter de certaines croyances qui sont vraies sans démonstration ou bien la vie de l’esprit et selon l’esprit exige-t-elle un certain usage du doute, voire un usage constant du doute pour soutenir même la démonstration.

 

Démontrer, c’est dériver nécessairement une proposition d’autres propositions elles-mêmes démontrées ou non. Ainsi, lorsqu’on résout une équation du premier degré, on s’appuie sur l’axiome déjà énoncé par Euclide selon lequel, des quantités égales entre elles restent égales si on leur ajoute la même quantité. On démontre aussi par l’expérience, car celle-ci est la conséquence attendue d’une certaine hypothèse, et le raisonnement implicite est le modus tollens, « si h alors e », « non e » , donc « non h », ou h est une hypothèse qu’on cherche à invalider pour valider sa négation. On peut l’appliquer aux preuves observationnelles qu’Aristote avance dans son Traité du ciel (II, 14). Si la Terre n’est pas sphérique, alors on doit voir les mêmes étoiles partout. Or, on ne voit pas les mêmes lorsqu’on est en Égypte ou lorsqu’on est en Macédoine. Donc, la Terre est sphérique. Autre raisonnement, si la Terre n’est pas sphérique, on ne doit pas voir des courbes sur la Lune lors des éclipses de Lune. Or, on ne voit que des courbes, donc elle est sphérique. Dans tous ces cas on ne démontre pas ce qu’on voit. On ne peut en douter cependant, sinon, on tomberait dans un doute total qui se détruirait.

Douter n’a de sens, que si on a des raisons de remettre en cause une proposition. On peut douter d’une observation si une autre la contredit. Ainsi, on ne doit douter, c’est-à-dire que c’est nécessaire que lorsqu’on cherche la vérité car, c’en est une condition. Sinon, le doute n’a pas d’objet. Aucun scientifique ne doute systématiquement de tout ce qui a été établi jusque-là. De même, il ne peut douter d’une théorie qui paraît bien établie que si quelque chose ne va pas dans l’aire scientifique. Par exemple la théorie astronomique de Claude Ptolémée (100-168) s’accompagnait d’une théorie géographique qui ne lui était pas intimement liée. Mais la théorie géographique a été réfutée par la découverte du continent américain, ce qui a sapé l’autorité de Ptolémée et sa théorie astronomique géocentrique. Cela a peut-être conduit  selon Kuhn (1922-1996) dans La révolution copernicienne (1957), Nicolas Copernic (1473-1543) à reprendre la vieille théorie héliocentrique d’Aristarque de Samos (III° siècle av. J.-C.) qui n’avait jamais eu sa chance. En outre, il espérait simplifier l’astronomie.

Si viser le vrai est la condition qui légitime le doute, il faut alors distinguer le vague scepticisme qui doute de ce qu’on ne peut démontrer par mauvaise foi du scepticisme comme philosophie ou comme méthode. En effet, on ne peut démontrer par exemple la véracité d’un témoignage comme d’une amitié, il y a l’obligation de faire confiance pour que le témoignage ou l’amitié soit possible. Ceux qui doutent des faits pour cela sont de mauvaise foi et souvent ont d’autres objectifs. Ainsi les négationnistes doutent des témoignages relatifs à la shoah, mais ils se révèlent souvent antisémites, de sorte que leur doute n’est que l’expression de leur antisémitisme. Le doute peut être un instrument de recherche comme le soutient Kant dans sa Logique qui rejette le doute des sceptiques. Or, ceux-ci comme l’indique Sextus Empiricus dans ses Hypotyposes pyrrhoniennes (I, chap. 12, § 25-29) ont été conduit à la suspension du jugement par une recherche de la vérité qui a échoué et les a conduits à une remise en cause même de sciences insuffisamment démontrées, puisqu’elles reposent sur des axiomes admis sous peine de régression infinie.

 

Néanmoins, si la recherche de la vérité est une condition pour pouvoir douter de ce qu’on ne peut démontrer, il n’en reste pas moins vrai qu’il faudrait peut-être accepter des croyances indémontrables pour la vérité elle-même.

 

 

Les sceptiques présupposent qu’il est nécessaire de tout démontrer. Ils peuvent alors suivant Énésidème (80-10 &v. J.-C.) ou Agrippa (1er siècle) montrer l’impossibilité de démontrer parce que tout démontrer conduit à une régression à l’infini ou à un diallèle, soit un cercle, soit à l’arrêt arbitraire à une proposition tenue pour vraie alors qu’elle n’a de valeur qu’hypothétique. Il faut alors douter, c’est-à-dire suspendre son jugement même pour les démonstrations, justement parce qu’elles sont aussi douteuses que les simples croyances sans preuves. C’est le présupposé des sceptiques qu’il faut rejeter. Ainsi, comme Wittgenstein (1889-1951) le soutient dans De la certitude (posthume, 1969), le savant doit croire en certaines choses, sous peine de ne rien pouvoir connaître. En procédant à une expérience dans un laboratoire, je dois croire dans le matériel ( §337). En quoi précisément croire sans pouvoir en douter même si ce n’est pas démontrer ?

On peut répondre avec Pascal (1623-1662), aux premiers principes qui reposent sur les sentiments du cœur, par exemple que je ne rêve pas ou pour le savant qu’il y a temps, mouvements, espace, nombres (cf. Pensées, Lafuma 110). Les premiers principes sont la base de toute démonstration. Il faut les admettre pour que l’héliocentrisme soit possible. Il n’est donc pas nécessaire d’en douter, comme il est nécessaire de douter de certaines propositions insuffisamment étayées ou pour lesquelles des raisons de douter apparaissent. C’est même un obligation pour celui qui cherche la vérité d’admettre les premiers principes et de ne pas en douter comme il faut le faire pour de simples hypothèses qui requiert une démonstration. Est-ce le cas seulement en science ?

Pascal soutient que la religion est aussi un domine où règne le cœur. « Voilà ce que c’est que la foi. Dieu sensible au cœur, non à la raison. » (Pensées, Lafuma, 424). Le croyant est aussi légitimement persuadé que le savant de ses premiers principes. Certes, les croyances religieuses apparaissent douteuses aux yeux des libertins au sens du XVII°, c’est-à-dire de ceux qui rejettent les dogmes religieux comme Méré (1607-1684) ou Mitton ( 1618-1690) qu’il a connus. Toutefois, il ne faut pas douter du péché originel ni de la résurrection du Christ, croyances fondamentales du chrétien. Ainsi l’apôtre Thomas qui refusait de croire les autres de la résurrection du Christ, le fit lorsque ce dernier se montra à lui dans une pièce fermée. « Jésus lui dit : « Parce que tu m’as vu, tu crois. Heureux ceux qui croient sans avoir vu. » » (cf. Évangile de Jean, 20, 29). Autrement dit, il est légitime de ne pas douter de ce qu’on ne peut démontrer.

 

Cependant, admettre des croyances fondamentales, c’est s’interdire des remises en cause nécessaire de sorte qu’on peut voir dans la nécessité du doute, voire l’obligation du doute, l’exigence même de la vie de l’esprit.

 

 

Ce qu’on ne démontre pas, ce sont les points de départ de la démonstration, les principes, mais il faut bien les examiner , c’est la raison pour laquelle Descartes préconisait une remise en cause générale, un doute universel, un de omnibus dubitandum est. Le doute méthodique consiste à considérer comme faux ce qui n’est que douteux. Ainsi, émerge comme indubitable l’existence du sujet lui-même, le « je pense donc je suis » (Discours de la méthode, Quatrième partie, 1637, Principes de la philosophie, première partie, article 7, traduction française, 1647) ou « ego sum, ego existo » (« je suis, j’existe », Meditationes de primaephilosophiaeMéditations métaphysiques, 1641, 1642) ou « ego cogito ergo sum » (Principia philosophiae, pars prima, VII, 1644). on voit donc que c’est le doute qui permet d’établir ce dont on ne peut douter et non la démonstration, qui elle-même repose sur des points de départ qui peuvent être douteux. Comment donc douter sans tomber dans un scepticisme généralisé ?

Remarquons que la démonstration a besoin du doute pour être, il faut donc douter de ce qu’on ne peut pas démontrer pour justement rendre possible la démonstration. En sciences, l’expérience est une lointaine conséquence d’un ensemble théorique. Selon le modus tollens, une expérience qui contredit une théorie l’invalide, tout le problème étant ensuite de savoir quelle partie. Par exemple, l’héliocentrisme implique l’observation d’une parallaxe stellaire, c’est-à-dire le déplacement apparent d’un astre dû au déplacement de l’observateur d’un angle qui se mesure. Copernic (1473-1543) ne put l’observer et Tycho Brahe (1546-1601) rejeta l’héliocentrisme pour cette raison, suivi par des jésuites. Ni Galilée (1564-1642)avec sa lunette , ni Newton (1642-1727) avec son télescope n’ont pu voir cet effet. Ce n’est qu’en 1838 que l’astronome Bessel (1784-1846) put en observer une avec un télescope assez puissant donnant une confirmation empirique au mouvement de la Terre autour du Soleil. Ainsi, c’est l’hypothèse d’un matériel suffisant pour voir cet effet qui était fausse.

Hors des sciences, dans le domaine pratique, le doute permet de ne pas se soumettre aux croyances qui sont comme des stupéfiants s’il est vrai comme l’écrivait Alain dans un de ses propos du 5 mai 1931 que « Croire est agréable. C’est une ivresse dont il faut se passer ». C’est la condition de la liberté. Il faut donc douter de toutes les croyances qu’on ne peut démontrer en tant qu’elles reposent sur une confiance qui n’est pas nécessaire. Dans le domaine des relations sociales, la confiance peut être tempérée par le doute sans qu’elles soient affectés. L’amitié et l’amour requièrent la foi qui enveloppe un acte de volonté qu’il n’y a pas dans la simple croyance qui est une passivité de l’esprit. Il est nécessaire de douter pour être libre et c’est un devoir moral car on ne peut agir moralement sans liberté.

 

 

En un mot, le problème était de savoir s’il n’est pas nécessaire de déterminer s’il y a des conditions pour s’obliger ou non à douter de ce qu’on ne peut démontrer. La première condition est l’exigence de vérité qui rend nécessaire et obligatoire de douter de ce qu’on ne peut démontrer. En apparence, il faudrait ne pas douter des principes qui rendent possibles la démonstration ni de l’objet de la foi, et pourtant, c’est le doute qui leur donne leur force et qui éprouve ce en quoi on peut mettre notre confiance.

 

mercredi 25 octobre 2023

Xénophon, Platon, famille, cité économie, politique

[1] Voyant un jour Nicomachide [1] revenant de l’assemblée du peuple, il lui dit : « Quels sont, Nicomachide, les stratèges élus ? » Alors celui-ci : «  N’est-ce pas, Socrate, que voilà bien les Athéniens ?Au lieu de m’élire, moi qui, depuis mon enrôlement, ai vieilli dans la milice, qui ai été lochage et taxiarque, qui ai reçu tant de blessures de nos ennemis (et en même temps il les mettait à nu et en montrait les cicatrices ), ils ont été choisir un Antisthène, qui n’a jamais servi comme hoplite [2] , qui n’a jamais rien fait de saillant dans la cavalerie, et qui ne sait rien qu’amasser de l’argent. [2] — Mais , reprit Socrate, n’est-ce pas une qualité excellente, si elle lui sert à procurer le nécessaire aux soldats ? — Les marchands aussi, dit Nicomachide, sont bons à amasser de l’argent, mais ce n’est pas une raison pour qu’ils puissent commander une armée » [3] Alors Socrate : « Mais Antisthène est aussi passionné par la gloire, qualité nécessaire à un général. Ne vois-tu pas que, toutes les fois qu’il a été chorège[3] , son chœur l’a emporté sur tous les autres ? — Par Jupiter, dit Nicomachide, autre chose est d’être à la tête d’un chœur ou d’une armée. [4] — Cependant, reprit Socrate, Antisthène, qui ne sait pas chanter, qui est incapable d’instruire des chœurs, a eu, malgré cela, le talent de choisir les meilleurs artistes. — Il trouvera donc aussi à l’armée, dit Nicomachide, des gens qui mettront pour lui les troupes en bataille, et qui combattront à sa place. [5]  — Si donc, reprit Socrate, il sait trouver et choisir les meilleurs soldats, comme il a choisi les meilleurs choristes. il pourrait bien aussi remporter la palme guerrière ; et il est vraisemblable qu’il aimera mieux encore se mettre en dépense pour triompher à la guerre avec toute la république (πόλει, polei), qu’avec sa tribu seule dans les chœurs.[6]  — Tu dis donc, Socrate, que le même homme peut être à la fois bon chorège et bon stratège ? — Je dis, qu’un homme qui, placé à la tête de quoi que ce soit, sait ce qu’il faut et se le procure, sera un excellent directeur, qu’on le place à la tête d’un chœur, d’une maison, d’une ville, d’une armée. » [7] Alors Nicomachide : « Par Jupiter, Socrate, je n’aurais jamais cru t’entendre dire qu’un bon économe peut être bon général. — Eh bien, examinons les devoirs de l’un et de l’autre, et voyons s’ils sont les mêmes ou s’ils sont différents. — Voyons. [8] — Et d’abord s’entourer de subordonnés obéissants et dociles, n’est-ce pas le devoir de l’un et de l’autre? — Assurément. — Maintenant ne doivent-ils pas imposer à chacun les fonctions qu’il peut remplir? — C’est juste. — Je crois qu’ils sont également tenus de châtier les lâches et de récompenser les bons. — Certainement. [9] — Tous deux ne feront-ils pas bien de se concilier l’affection de leurs subordonnés ? — Assurément. — Ont-ils également intérêt ou non à se faire des alliés et des auxiliaires ? — C’est également leur intérêt. — Tous deux ne doivent-ils pas s’efforcer de conserver les biens présents ? — Rien de mieux. — Enfin, dans leurs attributions différentes, ne doivent-ils pas être également laborieux et attentifs ? [10] — Tous ces devoirs leur sont communs sans exception ; mais pour ce qui est de combattre, ce n’est plus la même chose. — Cependant tous deux ont des ennemis ? — Sans aucun doute, ils en ont. — N’ont-ils donc pas le même intérêt à l’emporter sur eux ? [11] — Certainement ; mais ce que tu négliges de nous dire, c’est de quoi leur servira, s’il faut se battre, la science économique. — En ce cas même, elle leur sera de la plus grande utilité ; un bon économe, sachant qu’il n’y a rien de plus utile, de plus avantageux que de vaincre les ennemis dans une bataille, rien de plus nuisible, de plus ruineux que d’être vaincu, sera plein de zèle pour chercher et pour se ménager tout ce qui peut aider à la victoire ; d’attention à se défier et à se garantir de tout ce qui peut amener une défaite, d’énergie à combattre, en voyant qu’il a tout ce qu’il faut pour vaincre : autrement, si ces ressources lui font défaut, il se gardera bien d’engager l’action. [12] Ne méprise donc pas, Nicomachide, les bons économes. Les affaires des particuliers ne diffèrent que par le nombre des affaires publiques : tous les autres points se ressemblent ; et l’essentiel, c’est que les unes et les autres ne peuvent se traiter que par des hommes, que ce ne sont pas tels hommes qui font les affaires privées, et tels autres les affaires publiques, que ceux qui dirigent les affaires publiques n’emploient pas certains hommes, et certains autres ceux qui administrent les affaires privées. Or, quand on sait bien employer les hommes, on dirige également bien les affaires privées ou publiques ; quand on ne le sait pas, des deux côtés on ne commet que des bévues. »

Xénophon (430-355 av. J.-C.), Mémorables, traduction française Eugène Talbot (1814-1894), III, 4.

 

Dans ce dialogue, c’est plutôt l’étranger le porte-parole de Platon qui instruit Socrate dit le jeune pour le distinguer du maître de Platon.

 

L'ÉTRANGER.

Maintenant le politique, le roi, le maître d’esclaves, et même le chef de famille, considérerons-nous tout cela comme une seule et même chose, ou dirons-nous qu’il y a là autant d’arts que nous avons prononcé de noms ? Ou plutôt, suis-moi de ce côté.

LE J. SOCRATE.

Par où ?

L'ÉTRANGER.

Par ici. Supposons un homme capable de donner des conseils à un de ceux qui font profession publique de la médecine, quoique simple particulier lui-même, ne devra-t-on pas le nommer du nom de cet art tout autant que celui qu’il conseille ?

LE J. SOCRATE.

Oui.

L'ÉTRANGER.

Mais dis-moi, celui qui est capable, tout simple citoyen qu’il est, de guider de ses avis le roi d’un pays, ne dirons-nous pas qu’il possède la science que le chef lui-même devrait posséder ?

LE J. SOCRATE.

Nous le dirons. 

L'ÉTRANGER.

Or la science d’un véritable roi est une science royale.

LE J. SOCRATE.

Oui.

L'ÉTRANGER.

Et celui qui la possède, chef ou particulier, ne méritera-t-il pas tout-à-fait d’être appelé royal, du nom de cette science ?

LE J. SOCRATE.

Cela est juste.

L'ÉTRANGER.

Et le chef de famille et le maître d’esclaves, c’est la même chose.

LE Jeune SOCRATE.

Certainement.

L'ÉTRANGER.

Et, dis-moi, entre une grande maison et une petite ville y a-t-il quelque différence pour le gouvernement ?

LE J. SOCRATE.

Aucune.

L'ÉTRANGER.

Ainsi nous voyons clairement ce que nous examinions à l’instant même : c’est qu’il n’y a qu’une seule science pour tout cela. Maintenant qu’on l’appelle royale, politique, économique, ne disputons pas sur le mot. 

LE J. SOCRATE.

A quoi cela servirait-il ?

L'ÉTRANGER.

Une autre chose évidente, c’est que, pour un roi, les mains et tout le reste du corps ne servent que fort peu à conserver le commandement, en comparaison de l’intelligence et de la force de l’âme.

LE J. SOCRATE.

Il est vrai.

L'ÉTRANGER.

Veux-tu donc que nous disions que la science royale se rapproche plus de la spéculation que des arts manuels et de la pratique en général ?

LE J. SOCRATE.

Sans doute.

L'ÉTRANGER.

Enfin le politique et la science du politique, le roi et la science du roi, tout cela nous le réunirons ensemble comme une seule et même chose.

LE J. SOCRATE.

Évidemment.

Platon (428-347 av. J.-J.), Le politique, traduction Victor Cousin (1792-1857).



[1] Il appartenait à l’avant-dernière des quatre classes du peuple athénien, les zeugistes.

[2] Soldat de la grosse infanterie.

[3] La chorégie était une de ces prestations auxquelles étaient astreints les citoyens riches. Le chorége devait, à ses frais, réunir, nourrir, costumer et faire instruire les chœurs destinés à figurer dans toutes les cérémonies publiques et au théâtre.

mardi 17 octobre 2023

corrigé du sujet : La violence est-elle dans le réel ou dans le regard ?

 Le 21 janvier 1793, Louis XVI (1754-1774-1792-1793) est guillotiné. Là où certains voient un acte de justice ou un acte nécessaire, d’autres y voient un symbole de la violence révolutionnaire. De sorte qu’on peut s’interroger. La violence est-elle dans le réel ou dans le regard ?

D’un côté, la violence, soit l’usage abusif de la force semble appartenir au réel dans la mesure où elle se constate.

D’un autre côté, du côté de la victime, la violence est vécue, donc provient de son regard sur lui-même. Cette violence dans la mesure où elle dépend de normes paraît relever du regard du sujet ou d’une culture.

Dès lors la violence est-elle dans le réel où le regard la découvre ou bien est-elle constituée par le regard et alors comment ? La violence est comme constat dans le réel et non dans le regard du sujet ou de la culture. La violence est dans un regard qui observe le réel en tant qu’évaluation. La violence vient du regard des sujets désirant et s’inscrit ainsi dans le réel.

 

La violence est un usage abusif de la force en vue de soumettre autrui à notre volonté ou notre désir de sorte que le constat de l’abus ne peut apparemment venir que du regard. Mais, elle est un fait aussi, sinon le regard ne serait que relatif et l’homme serait la mesure de sa réalité selon le mot de Protagoras que cite Platon dans le Théétète (152a). Ainsi la violence est dans le réel en tant que fait pour qu’elle puisse être dévoilée par le regard. Par exemple Médée tue ses enfants et cette violence ne provient pas du regard du chœur. Ce fait, comment se manifeste-t-il ?

Sur le modèle de la distinction d’Aristote entre les mouvements naturels et les mouvements violents on peut dire que la violence va à l’encontre de ce qu’est un être. La contrainte empêche l’être de réaliser ce qu’il peut. Si la physique moderne a eu raison de rejeter l’idée de mouvement violent, on peut penser la violence comme un fait. Ainsi, l’élevage industriel exerce bien une violence contre les animaux comme le soutiennent Theodor Adorno et Max Horkheimer (cf. Adorno, Horkheimer, La dialectique de la raison. Fragments philosophiques, tr. fr. par E. Kaufholz, Paris, Gallimard, 1974), d’où leur mot : « chaque animal fait penser à un désastre effroyable qui aurait eu lieu dans des temps immémoriaux » (p.270).

Ainsi la violence est-elle dans le réel, même s’il faut le regard pour qu’elle se montre. Il n’est pas nécessaire pour qu’elle soit mais uniquement pour le découvrir. Ainsi lorsque dans l’Ajax de Sophocle, les Grecs découvrent le charnier des animaux morts et de ceux qui les gardaient, ils ne doutent pas de la violence qui s’est déchaîné et les témoins et les traces découvrent au regard d’Ulysse l’auteur. Le héros est caché par Athéna pour ne pas subir la même violence. De même Ajax fouette les bête dont il croit qu’elles sont des Grecs qu’il a capturés : la violence est bien dans le réel. Quel lien donc entre violence, réel et regard ?

La violence est dans la force qui nuit ou exerce la contrainte, elle est dans le réel. Le regard la constate ou en dévoile la source. C’est à la déesse dans Ajax de découvrir que la folie meurtrière d’Ajax résidait dans son ressentiment de ne pas avoir eu les armes d’Achille. Ainsi, la violence d’une coutume peut se montrer au regard moral, comme les sacrifices humains des Aztèques. De même que la violence des colonisateurs espagnols que Montaigne (1533-1592) dénonçait dans ses Essais (2ème édition 1588), était aussi réelle que les pratiques cannibales qu’ils dénigraient chez les Tupunamba. Dévaloriser les violences des autres pour masquer les siennes ne modifie pas le réel, mais montre un regard imbu du préjugé ethnocentrique.

 

Néanmoins, si la violence apparaît dans le réel et est découverte par le regard, ne peut-on pas soutenir que le regard est un élément essentiel dans la mesure où la violence est intrinsèquement l’objet d’une évaluation ?

 

 

En effet, l’abus de force ne se montre pas immédiatement, c’est une évaluation qui détermine l’abus. Soit un viol par exemple ; c’est bien l’évaluation qui le qualifie de violence, l’évaluation du juge, mais d’abord, celle du sujet qui la subit qui a le sentiment de la contrainte qui s’exerce contre son désir. Force est de constater que longtemps la notion de viol conjugal a été niée. Ce qui montre que c’est le regard social qui constitue la violence. Dans son récit de sa captivité chez les Tupinamba, Hans Staden (1525-1579), indique que les prisonniers de guerre restaient libres de leur mouvement jusqu’au moment où ils allaient être tués pour être mangés. Certains faisaient même des enfants pendant leur captivité, enfants eux-aussi tués et mangés. Ils ne s’enfuyaient pas, signe d’une acceptation de leur sort. Le repas cannibale n’apparaît alors violent qu’aux yeux de l’occidental et de sa culture. De même, Margaret Mead (1901-1978) dans Mœurs et sexualité en Océanie(1963) voit dans la culture des Mundugumor une violence qu’eux ne voyaient pas, considérant normales leurs actions. Comment le regard peut-il constituer la violence ?

Elle est un abus de force. Ainsi, la violence n’a de réalité que par rapport à une norme car un abus n’a de réalité que par rapport à une évaluation reposant sur une norme de même qu’un excès de fièvre n’a de sens que par rapport à une fièvre normale. Et la norme est une exigence qui se situe dans le regard d’un sujet. Il peut être celui du membre d’une culture. En admettant avec Kant (1724-1804) que la morale est universelle et réside dans la loi selon laquelle il faut agir s’il est possible de faire de sa maxime le principe d’une législation universelle (cf. Critique de la raison pratique, 1788), la violence est dans le regard du sujet moral en tant qu’il juge qu’il y a eu contrainte illégitime contre un autre. Ainsi l’esclavage est une violence pour le regard du sujet moral dans la mesure où une loi qui commanderait de réduire tout autre homme à l’esclavage est absurde. Kant avait raison de condamner l’esclavage des noirs dans les îles produisant du sucre dans son essai Vers la paix perpétuelle (1796). Est-ce à dire que la violence n’est que relative ?

Subjectif désigne ici le mode d’être du regard. En effet, sans sujet, il n’y a pas de regard possible, mais ce regard dans la mesure où il est normatif constitue les actes violents du réel. Si chaque culture admet certains actes que d’autres jugent violents, Le regard du sujet moral quant à lui dépasse la limitation culturelle. Ainsi, c’est le sujet moral qui juge violent le traitement des femmes en Afghanistan par les Talibans qui leur interdisent la scolarité, le travail, les promenades dans des jardins publics, et un vêtement en public, la burqa qui leur fait voir le monde derrière une grille. Et tout homme ne peut que juger violent le meurtre de ses enfants et avant cela de son frère par Médée, le personnage éponyme de la pièce d’Euripide (480-406 av. J.-C.). ainsi le regard fait la réalité de la violence pour le sujet individuel ou moral.

 

Toutefois, si le regard constitue la réalité de la violence, ne faut-il pas qu’il en soit la source même ?

 

 

On peut avec René Girard ( 1923-2015) considérer que la violence provient du désir. En effet, ce dernier selon lui n’est pas désir d’un objet mais désir d’un objet qu’un autre désire (cf. Mensonge romantique et vérité romanesque, 1962), autre qui est alors un rival. C’est donc le regard désirant qui est la source de la violence. En effet, la violence résulte de la constitution par le regard désirant du rival qu’on veut éliminer. C’est lui qui l’inscrit dans le réel. Comment se manifeste-t-il ?

Il prend la forme d’une rivalité contagieuse et qui menace la société tout entière. Elle conduit au combat dont Goya (1746-1828) a donné une illustration dans son tableau Duel au gourdin (1819-1823) où les deux combattants se détruisent mutuellement peut-être en s’enfonçant dans des marécages selon la lecture de Michel Serres (1930-1919) dans Le contrat naturel (1990) La violence sociale la détourne alors sur un bouc-émissaire (qui dans le judaïsme est un bouc chargé des péchés qui est envoyé dans le désert selon le Lévitique, 16). Ainsi, le regard social se tourne vers un être chargé de tous les maux et sur qui s’abat la violence. Tel est le cas d’Œdipe selon René Girard. S’il est accusé des pires transgressions, parricide et inceste, c’est pour justifier son sacrifice. Il y a donc une universalité du mécanisme de la violence qui provient du regard désirant selon l’analyse de René Girard dans La violence et le sacré (1972).

3. ainsi , le regard rend possible la violence et la fait advenir dans le réel. C’est lui qui la constitue non pas en l’évaluant mais en faisant d’un autre un rival ou un bouc-émissaire. C’est la rivalité d’Ajax et d’Ulysse dans la pièce de Sophocle (495-406av. J.-C.) pour l’obtention des armes d’Ulysse qui déchaîne la violence du premier frustré de ne pas avoir été choisi par les Atrides. Et si cette violence s’exerce sur des animaux, elle dévoile selon René Girard dans La violence et le sacré le fait que l’animal sacrifié est un substitut d’humain.

 

En un mot, le problème était de savoir la violence est dans le réel où le regard la découvre ou bien si elle est constituée par le regard et dans ce cas comment. Si la violence semble s’inscrire dans le réel comme abus d’un sujet sur d’autres sujets, voire sur des êtres vivants, elle est toujours l’objet d’une évaluation, c’est-à-dire du regard d’un sujet. En fin de compte, c’est le regard qui constitue le rival ou le bouc-émissaire qui rend possible la violence et la fait apparaître dans le réel.

Dès, lors, comment serait-il possible d’empêcher son déploiement ?

 

 

lundi 2 octobre 2023

corrigé: La technique fait-elle violence à la nature?

 Pour retrouver et prouver la présence de l’homme sur terre, on cherche toujours des outils ou des traces de leur utilisation. Autrement dit la technique apparaît comme une dimension essentielle de l’existence humaine. Or, elle conduit l’homme à modifier ce qui existe de soi-même hors de lui ou en lui, à savoir la nature. Cette modification semble faire violence à la nature en ce sens qu’elle est soumise à la volonté arbitraire de l’homme. On peut penser à l’élevage industriel qui soumet les animaux à des conditions de vie atroces pour améliorer le rendement.

Pourtant la violence, c’est-à-dire l’usage abusif de la force ne semble possible que pour l’homme en tant qu’acteur et sujet car elle paraît consister en un usage abusif qui s’exerce par un sujet doué de volonté contre une autre volonté.

Y a-t-il donc un sens à dire que la technique fait violence à la nature ?

On examinera d’abord la question du point de vue de la technique des sociétés traditionnelles, puis du point de vue de la technique moderne avant d’envisager la possibilité d’une technique moderne soucieuse de la nature.

 

Première partie :la technique traditionnelle ne peut faire violence à la nature.

La technique traditionnelle qui consiste à fabriquer des outils en vue d’obtenir des objets utiles à la vie appartient si ce n’est à la nature de l’homme, au moins à la condition humaine en tant que l’homme ne peut pas ne pas travailler. Dès l’origine, les homo habilis fabriquent des galets aménagés dont le tranchant leur permettait des opérations diverses, peut-être racler les os des animaux morts. Les homo suivants, ergaster, erectus, jusqu’à sapiens, améliorent et augmentent la palette d’outils. Cette technique traditionnelle peut donner l’impression d’attaquer la nature comme le montre le célèbre chœur de l’Antigone (442 av. J.-C.) de Sophocle (495-406 av. J.-C.) qui énumère les techniques par lesquels l’homme, cette merveille, réalise ses fins, mais la nature demeure.

La technique traditionnelle aménage la nature comme le paysage italien le montre (cf. Hannah Arendt « La crise de la culture II » in La crise de la culture). Même conçu comme violence, elle n’entame pas la permanence de la nature. Elle est un mode de vérité (cf. Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, chapitre 3). Elle est par rapport à la nature une imitation ou un parachèvement (Physique, II, chapitre 8). Le médecin qui soigne parachève la nature.

Certes, il faut couper des arbres pour faire des bateaux, mais la nature permet bientôt que d’autres repoussent. La technique aménage le monde pour que l’homme puisse y vivre et la nature demeure hors du monde humain.

 

Toutefois, cette technique traditionnelle n’est pas le tout de la technique. D’elle a émergée la technique moderne appliquée à l’industrie, comme la vapeur qui ne servait dans l’antiquité que pour faire marcher un jouet et qui a dans les temps modernes servit à améliorer l’exploitation des mines. Cette technique moderne n’est-elle pas susceptible de faire violence à la nature ?

 

 

La technique moderne dévoile aussi la nature comme stock d’énergie à accumuler et à utiliser selon l’analyse de Heidegger dans La question de la technique (1954) in Essais et Conférences (1958). Ainsi, elle lui fait ainsi violence en l’empêchant de se reconstituer ou en la laissant agir simplement. Ainsi la centrale hydraulique somme le Rhin de lui fournir une énergie qui se transforme en électricité là où le vieux moulin à vent laisse se dernier faire tourner son mécanisme. Ainsi la technique moderne constitue tout en stock à exploiter, y compris les hommes.

Elle ne laisse pas la nature retrouver un équilibre, elle l’épuise. Comme le montre Germinal de Zola, elle épuise aussi les hommes. Elle vise sa domination selon le programme défini par Descartes dans la sixième partie du Discours de la méthode (1637). Or, chercher à dominer c’est cela la violence et l’absence de volonté de la nature ne supprime pas la violence, notamment les vivants dont la vie est diminuée, blessée, détruite.

La technique moderne est l’essence de la science moderne en tant qu’elle repose sur l’idée que la nature peut être manipulée de sorte à en extraire la vérité. La science moderne pose que la nature obéit à des lois d’essence mathématique depuis Galilée et Descartes et les met en lumière par l’expérimentation qui est déjà technique. En biologie, les animaux, parfois les humains subissent les expérimentations qui reposent sur cette idée moderne de nature comme phénomènes régis par des lois que l’entendement humain impose à la nature (cf. Kant [1724-1804], Critique de la raison pure, 1781,1787)

Néanmoins, si la technique moderne fait violence à la nature, elle en dévoile aussi des aspects dans son association avec la science moderne, ne peut-elle pas alors s’inscrire dans un certain souci de la nature ?

 

 

L’usage de la technique contre la nature en montre aussi la fragilité. Il peut ne pas  être trop tard comme le montrer l’île de Pâques ou la déforestation a été néfaste pour les hommes, mais où une reforestation a commencé avec 2000 arbres sur les 240000 prévus.

La technique permet donc de comprendre l’absurdité de son usage démesuré. Dès lors, la connaissance qu’elle permet suggère un autre usage. Or, il ne dépend pa simplement de la volonté des individus.

Il faut donc, comme le montre Michel Serres (1930-2019) un nouveau contrat, un Contrat naturel (1990) par lequel on rompt avec l’exclusion de la nature du contrat qui ouvre à sa domination violente. Il faut donner autant qu’on reçoit à la nature comme il l’explique déjà dan sa conférence de 1989, Philosophie et climat, ce qui rompt avec la domination et la violence. En effet, la domination et la violence exercer contre la nature réside dans le fait de la considérer comme un objet et non comme un sujet, donc de prendre ce qu’elle offre en accumulant les objets indéfiniment.

 

Disons pour finir que le problème était de savoir s’il y a un sens à penser que la technique fait violence à la nature. La technique traditionnelle, aménageant la nature pour l’existence humaine, la laisse être de sorte que ce n’est pas toute technique qui fait violence à la nature mais seulement la technique moderne qui fait la science moderne qui pense la nature comme stock d’énergie à accumuler, ce qui conduit à saisir les limites du stock. Dès lors, sur la base d’un nouveau contrat naturel qui la considère comme un sujet, il est possible à la technique moderne aussi de ne pas faire violence à la nature.

 

 

corrigé: La connaissance scientifique abolit-elle toute croyance?

 Tchekhov (1860-1904) relate dans Platonov, une pièce de jeunesse publiée à titre posthume, que les paysans russes croyaient que la Terre reposait sur des baleines. Il est clair que la connaissance scientifique ne peut que détruire de telles croyances.

Les croyances reposent sur non sur des preuves, mais sur des sentiments, des coutumes, des impressions. La connaissance scientifique semble abolir, c’est-à-dire faire disparaître, toute croyance par l’exigence de preuves qu’elle enveloppe.

Toutefois, force est de constater que des croyances résistent à la connaissance scientifique.

Dès lors on peut se demander dans quelle mesure la connaissance abolit-elle toute croyance. Est-il dans sa nature de supprimer la possibilité de croire ? Les croyances n’ont-elles pas une autre source que la connaissance scientifique de sorte qu’elle ne peut les abolir ? Celle-ci ne reposent-elles pas sur des croyances qu’elles ne peuvent abolir ?

 

La connaissance scientifique repose sur des preuves. Ainsi, Aristote au IV° av. J.-C. dans le Traité du ciel(livre II, chapitre 14) expose les preuves d’observations qui montrent que la Terre est sphérique. Il s’agit d’une part de la forme sphérique que l’on voit lors des éclipses de Lune. D’autre part, les étoiles qu’on voit diffère selon qu’on est au sud ou au nord, preuve d’une courbure. Strabon ajoutera au début de notre ère dans sa Géographie que ce n’est que provisoirement qu’on voit un bateau arrivant à l’horizon. Ainsi les Anciens ont-ils détruit la croyance en une Terre plate et légué au moyen âge la représentation d’une Terre sphérique.

La connaissance scientifique abolit la croyance en son commencement car il faut douter des croyances pour rechercher la connaissance. Le savant remet en cause ses propres croyances, y compris les théories auxquelles il adhère, c’est la condition d’une véritable recherche de preuves. Aussi Popper (1902-1994), dans La logique de la recherche scientifique (1934) soutenait-il qu’est scientifique une théorie qu’on cherche à réfuter et qu’on peut réfuter. L’exemple qui l’avait frappé comme il le relate dans Conjectures et réfutations, c’est l’observation de la courbure d’un rayon lumineux à proximité du soleil comme prédit par la théorie de la relativité générale d’Einstein. Il l’oppose aux vagues des prédictions astrologiques ou aux croyances des marxistes malgré la non réalisation de la prédiction de la révolution de Karl Marx. Dans ces derniers cas, il s’agir de croyances qui cherchent et ne peuvent que trouver des confirmations.

La connaissance scientifique abolit les croyances dans leur contenu. Ainsi l’astronomie a pu montrer que les comètes ne sont pas des signes de la colère divine, mais des phénomènes naturels. On ne verrait plus un pape faire sonner les cloches pour conjurer le mauvais sort comme en 1456 Calixte III.

 

Toutefois, la croissance de la connaissance scientifique aurait dû faire disparaître nombre de croyances qui demeurent. N’est-ce pas qu’elles ont une autre source ?

 

La croyance a quelque chose d’immédiat et de social. Lorsqu’on croit, on adhère à une représentation qui n’est pas fondée et souvent on le sait. D’où l’apparence de ressemblance avec l’hypothèse. En réalité, celui qui croit ne remet pas en cause sa croyance. La raison en est qu’elle est sociale. La croyance n’est pas individuelle, elle est collective. C’est ce que montrent les préjugés ou certaines croyances qui s’opposent à toute vérification. Le montre La rumeur d’Orléans de 1969 selon laquelle des jeunes filles disparaissaient dans les cabines d’essayage de magasins juifs pour être vendues, a donné lieu à des enquêtes qui ont démontré que c’était faux, mais la rumeur est restée pour se déplacer dans d’autres villes ou à d’autres communautés comme les Roms. Ce sont les vieux préjugés antisémites qui s’expriment ainsi et qui forgent l’identité de ceux qui y croient.

La dimension sociale de la croyance qui unit en un même groupe, c’est ce qui constitue la religion selon Durkheim (1858-1917), pour qui une religion est un système de croyances enveloppant des pratiques sur le sacré et le profane qui unit une même communauté (cf. Les formes élémentaires de la vie religieuse, 1917). C’est pourquoi la connaissance scientifique ne peut abolir les croyances, notamment religieuses, car elle n’ont pas le même domaine. Indépendamment de la religion la croyance fait l’appartenance à un groupe.

Elle peut avoir aussi une dimension individuelle lorsqu’elle repose sur un sentiment ou une passion. Celui qui aime ou hait un autre aura sur lui des croyances en rapport. Il est alors imperméable à toute connaissance scientifique. Les hommes doué de charisme, c’est-à-dire qui sont capables de fasciner les autres et d’exercer ainsi ce pouvoir charismatique dont parle Max Weber (1864-1920) dans Le métier et la vocation d’homme politique (Politik als Beruf, 1919), peuvent ainsi faire croire les autres quel que soit l’état de la connaissance scientifique, voire contre elle.

 

Néanmoins, si connaissance scientifique et croyance n’ont pas le même domaine, l’une cherche la vérité là où l’autre se situe dans la pratique, il y  une dimension de vérité dans la croyance et de la pratique dans la science. Dès lors, la connaissance scientifique ne repose-t-elle pas sur certaines croyances ?

 

 

Aucune science ne peut exister sans admettre certaines croyances qui sont ce sur quoi elles se fondent, ce sont des premiers principes et on peut dire avec Pascal (1623-1662), qu’ils reposent sur le cœur ou sentiment (cf. Pensées, Lafuma 110). C’est sur ces croyances fondamentales qu’il est possible de prouver, sans quoi, on tomberait dans une régression infinie s’il fallait tout prouver. Les principes sur lesquels repose une science qu’on nomme axiomes en mathématiques ne sont-ils pas de simples hypothèses ?

S’il n’y avait pas de croyances, l’activité scientifique serait impossible. Le savant doit donc avoir des croyances de base, voire les mêmes croyances que l’homme ordinaire. Par exemple, le savant doit admettre l’existence des appareils dans son laboratoire pour faire une expérience ou croire en l’existence des symboles écrits qu’il utilise dans une démonstration mathématique (cf. Wittgenstein [1889-1951], De la certitude, posthume, 1969, n°337). Ainsi les croyances ne peuvent être abolies par la connaissance scientifique car sans elles, elle est impossible. Ne faut-il pas croire même en la science ?

3. On peut avec Nietzsche (1844-1889-1900) dans le numéro 344 du Gai savoir (1882,1887) dire que la science détruit nombre de croyances ordinaires sur la base d’une croyance fondamentale, à savoir que la vérité est nécessaire, qu’il désigne comme la volonté de vérité. C’est elle qui guide le savant qui lui fait critiquer certaines croyances, voire les siennes, en les transformant en hypothèses à tester.

 

Disons pour finir, que le problème était de savoir dans quelle mesure la connaissance abolit-elle toute croyance. Il est apparu qu’en tant que la science cherche à tester des hypothèses en tentant de les réfuter, elles ne peut pas ne pas abolir les croyances. Toutefois, si elles demeurent malgré tout, la raison en est qu’elle concernent la pratique, notamment sociale. Même la science repose sur des croyances qui la rendent possibles. Elles ne peut les abolir.