mercredi 6 avril 2022

Kant, l'amitié

 L’amitié (considérée dans sa perfection) est l’union de deux personnes liées par un amour réciproque et un égal respect. — On voit aisément qu’elle est l’idéal de la sympathie et de la bienveillance entre des hommes unis par une volonté moralement bonne, et que, si elle ne produit pas tout le bonheur de la vie, les deux sentiments qui la composent rendent l’homme digne d’être heureux ; d’où il suit que c’est pour nous un devoir de cultiver l’amitié. — Mais, si c’est un devoir imposé par la raison, sinon un devoir commun, du moins un devoir méritoire ( Ehrenvolle Pflicht), de tendre à l’amitié comme au maximum des bons sentiments des hommes les uns à l’égard des autres, il est aisé de voir que l’amitié parfaite est une pure idée qu’il est impossible de réaliser absolument, quoiqu’elle soit pratiquement nécessaire. En effet, comment, dans l’union de deux personnes, s’assurer que chacun des deux éléments qui constituent le devoir de l’amitié (par exemple celui de la bienveillance réciproque) est égal de part et d’autre ? Ou, ce qu’il est encore plus important de savoir, comment découvrir quel est dans la même personne le rapport des deux sentiments constitutifs de l’amitié (la bienveillance et le respect), et si, lorsque l’une des deux personnes montre trop d’ardeur dans son amour, elle ne perd point par là même dans le respect de l’autre ? Comment donc espérer que des deux côtés l’amour et le respect s’équilibreront parfaitement, ce qui pourtant est nécessaire à l’amitié ? — On peut en effet regarder l’amour comme une sorte d’attraction, et le respect comme une sorte de répulsion, de telle sorte que le principe du premier veut que l’on se rapproche, tandis que celui du second exige qu’on se tienne l’un vis-à-vis de l’autre à une distance convenable. Cette réserve dans l’intimité, que l’on exprime par cette règle : que les meilleurs amis eux-mêmes ne doivent pas se traiter trop familièrement, est une maxime qui ne s’applique pas simplement au supérieur par rapport à son inférieur, mais réciproquement aussi à l’inférieur par rapport à son supérieur. En effet le supérieur sent, avant qu’on s’en aperçoive, son orgueil offensé ; et, s’il veut bien que l’inférieur suspende un instant les effets du respect qu’il lui doit, il ne veut pas qu’il l’oublie : car, dès qu’il est une fois altéré, le respect intérieur est perdu sans retour, encore que, dans les signes extérieurs (le cérémonial) il reprenne son ancienne allure.

L’amitié, dans sa pureté ou dans sa perfection, conçue comme réalisable (par exemple l’amitié d’Oreste et de Pylade, de Thésée et de Pirithoüs), est le grand cheval de bataille des romanciers. Aristote disait au contraire : Mes chers amis, il n’y a point d’amis ![1] Les observations suivantes feront encore mieux ressortir les difficultés que présente l’amitié. 

À considérer les choses moralement, c’est sans doute un devoir de faire remarquer à un ami les fautes qu’il peut commettre ; car c’est agir pour son bien, et par conséquent c’est un devoir d’amour. Mais l’ami ainsi averti ne voit là qu’un manque d’estime auquel il ne s’attendait pas : il croit avoir déjà baissé dans votre esprit, ou du moins, se voyant ainsi observé et secrètement critiqué, il craint toujours de perdre votre estime. D’ailleurs le seul fait d’être observé et censuré lui paraîtra déjà une chose offensante par elle-même.

Combien dans l’adversité ne souhaite-t-on pas un ami, surtout un ami effectif et trouvant abondamment dans ses propres ressources les moyens de vous secourir ? Mais aussi c’est un bien lourd fardeau, que de se sentir enchaîné à la fortune d’un autre, et chargé de pourvoir à ses nécessités. — L’amitié ne peut donc pas être une union fondée sur des avantages réciproques, mais il faut que cette union soit purement morale. L’assistance sur laquelle chacun croit pouvoir compter de la part de l’autre en cas de besoin, ne doit pas être considérée par lui comme le but et la raison déterminante de l’amitié, — car il perdrait ainsi l’estime de son ami, — mais seulement comme la marque extérieure de cette bienveillance intérieure que chacun suppose dans le cœur de l’autre, sans pourtant vouloir la mettre à l’épreuve, chose toujours dangereuse. Chacun des deux amis a la générosité de vouloir épargner à l’autre ce fardeau, en le portant seul, et il a même soin de le lui cacher entièrement, mais il se flatte toujours de pouvoir compter sûrement, en cas de besoin, sur l’assistance de son ami. Que si l’un reçoit de l’autre un bienfait, peut-être a-t-il encore sujet d’espérer une parfaite égalité d’amour, mais il ne saurait plus compter sur l’égalité du respect ; car, étant obligé par quelqu’un qu’il ne peut obliger à son tour, il se voit manifestement inférieur d’un degré. — Ce sentiment si doux d’une possession réciproque qui va presque jusqu’à fondre deux personnes en une seule, l’amitié en un mot est d’ailleurs quelque chose de si tendre (teneritas amicitiæ) que, si on ne la fait reposer que sur des sentiments, et que l’on ne soumette point cette communication et cet abandon réciproques à des principes, ou à des règles fixes, qui empêchent la trop grande familiarité et donnent pour limites à l’amour réciproque les exigences du respect, elle se verra à chaque instant menacée de quelque interruption, comme celles qui ont lieu souvent parmi les hommes sans éducation, bien qu’elles n’aillent pas toujours jusqu’à la rupture (entre gens du peuple on se bat et l’on se raccommode). Ces sortes de personnes ne peuvent pas se quitter, mais elles ne peuvent pas non plus s’entendre, car elles ont besoin de se chercher querelle pour goûter dans la réconciliation la douceur de leur union. — Dans tous les cas l’amour dans l’amitié ne saurait être une passion (Affect), car la passion est aveugle dans son choix et elle s’évapore avec le temps.

 

§ 47.

 

L’amitié morale (qu’il faut bien distinguer de l’amitié esthétique) est l’entière confiance que deux personnes se montrent l’une à l’autre, en se communiquant réciproquement leurs plus secrètes pensées et leurs plus secrets sentiments, autant que cela se peut concilier avec le respect qu’elles ont l’une pour l’autre.

L’homme est un être destiné à la vie de société, quoiqu’en revanche il soit peu sociable : en cultivant la vie de société, il sent vivement le besoin de s’ouvrir aux autres, même sans songer à en retirer aucun avantage ; mais, d’un autre côté, il est retenu et averti par la crainte de l’abus qu’on peut faire de cette révélation de ses pensées, et il se voit forcé par là de renfermer en lui-même une bonne partie de ses jugements, surtout ceux qu’il porte sur les autres hommes. Il entretiendrait bien volontiers quelqu’un de ce qu’il pense sur les personnes qu’il fréquente, sur le gouvernement, sur la religion, etc. ; mais il n’ose le faire, de peur que les autres, gardant prudemment pour eux leur façon de penser, ne tournent ses paroles contre lui. Il consentirait bien aussi à révéler à un autre ses défauts ou ses fautes ; mais peut-être cet autre lui cachera-t-il les siens, et alors il doit craindre de baisser dans son estime, en lui ouvrant tout son cœur.

Que s’il trouve un homme d’un sens et d’un esprit droits, dans le sein duquel il puisse épancher son cœur en toute confiance et sans avoir rien à craindre, et qui en outre soit d’accord avec lui dans la manière de juger les choses, il peut donner cours à ses pensées ; il n’est plus entièrement seul avec elles, comme dans une prison, mais il jouit d’une liberté dont il se voit privé dans le monde, où il est forcé de se renfermer en lui-même. Chaque homme a ses secrets, et il ne peut les confier aveuglément aux autres, soit à cause de l’indélicatesse de la plupart des hommes, qui ne manqueraient pas d’en faire un usage préjudiciable pour lui, soit à cause de ce défaut d’intelligence qui fait que bien des gens ne savent pas juger et discerner ce qui peut ou non se répéter, soit enfin à cause de l’indiscrétion. Or il est extrêmement rare de rencontrer toutes les qualités opposées à ces défauts, réunies dans une même personne (rara avis in terris, nigroque simillima cygno) ; surtout lorsqu’une étroite amitié exige de cet ami intelligent et discret, qu’il se regarde comme obligé de garder vis-à-vis d’un autre ami, qui passe aussi pour très-discret, le secret qui lui a été confié, à moins que celui qui le lui a confié ne lui en donne expressément la permission.

Pourtant l’amitié purement morale n’est pas un idéal, et ce cygne noir se montre bien réellement de temps à autre dans toute sa perfection. Mais pour cette autre amitié (pragmatique) qui se charge, par amour, des frais d’autrui, elle ne peut avoir ni la pureté ni la perfection désirée, celle qu’exige toute maxime exactement déterminée, et elle n’est que l’idéal d’un vœu, qui dans l’idée de la raison ne connaît point de limites, mais qui dans l’expérience est toujours très-borné.

L’ami des hommes (Menschenfreund) en général (c’est-à-dire l’ami de toute l’espèce) est celui qui prend part esthétiquement au bien de tous les hommes (qui partage leur joie), et qui ne le troublera jamais sans un profond regret. Mais l’expression d’ami des hommes signifie quelque chose de plus strict encore que celle de philanthrope. Car elle exprime aussi la pensée et la juste considération de l’égalité entre les hommes, c’est-à-dire l’idée, que tout en obligeant les autres par des bienfaits, nous sommes nous-mêmes obligés par l’égalité qui existe entre nous ; nous nous représentons ainsi tous les hommes comme des frères réunis sous un père commun qui veut le bonheur de tous. — C’est qu’en effet le rapport du protecteur ou du bienfaiteur au protégé ou à l’obligé est bien un rapport d’amour réciproque, mais non pas d’amitié, puisque le respect qui est dû n’est point égal des deux côtés. Le devoir de vouloir du bien aux hommes comme un ami (l’affabilité nécessaire), et la juste considération de ce devoir servent à prémunir les hommes contre l’orgueil, auquel s’abandonnent ordinairement les heureux, qui possèdent les moyens d’être bienfaisants.

 

APPENDICE.

DES VERTUS DE SOCIÉTÉ.

(virtutes homileticæ.)

§ 48.

 

C’est un devoir, aussi bien envers soi-même qu’envers les autres, de pousser le commerce de la vie jusqu’à son plus haut degré de perfection morale (officium, commercii sociabilitas) ; de ne pas s’isoler (separatistam agere) ; de ne pas oublier, tout en plaçant en soi-même le point central et fixe de ses principes, de considérer ce cercle que l’on trace autour de soi comme étant lui-même inscrit dans un cercle qui embrasse tout, c’est-à-dire dans le cercle du sentiment cosmopolitique ; de ne pas seulement se proposer pour but le bonheur du monde, mais de cultiver les moyens qui y conduisent indirectement : l’urbanité dans les relations sociales, la douceur, l’amour et le respect réciproques (l’affabilité et la bienséance) (humanitas æsthetica, et decorum), et d’ajouter ainsi les grâces à la vertu, car cela même est un devoir de vertu.

Ce ne sont là, il est vrai, que des œuvres extérieures (Aussenwerkeou accessoires (Beiwerke) (parerga) offrant une belle apparence de vertu, qui d’ailleurs ne trompe personne, parce que chacun sait quel cas il en doit faire. Ce n’est qu’une sorte de petite monnaie ; mais l’effort même que nous sommes obligés de faire pour rapprocher, autant que possible, de la vérité cette apparence ne laisse pas de seconder beaucoup le sentiment de la vertu. Un abord facile (Zugänglichkeit), un langage prévenant (Gesprächigkeit), la politesse (Höflichkeit), l’hospitalité (Gastfreiheit), cette douceur dans la controverse (Gelindigkeit im Widersprechen) qui écarte toute dispute, toutes ces formes de la sociabilité sont des obligations extérieures qui obligent aussi les autres, et qui favorisent le sentiment de la vertu, en la rendant au moins aimable.

Ici s’élève la question de savoir si l’on peut entretenir des relations avec des hommes vicieux ? On ne saurait éviter de les rencontrer, car il faudrait pour cela quitter le monde, et nous ne sommes pas nous-mêmes des juges compétents à leur égard. — Mais quand le vice devient un scandale, c’est-à-dire un exemple public du mépris des strictes lois du devoir, et qu’il entraîne ainsi l’opprobre, alors, quand même les lois du pays ne le puniraient pas, on doit cesser les relations qu’on a pu avoir jusque-là avec le coupable, ou du moins les éviter autant que possible ; car la continuation de ce commerce ôterait à la vertu tout honneur, et en ferait une marchandise à l’usage de quiconque serait assez riche pour corrompre ses parasites par les délices de la bonne chair. 

 

Kant, Métaphysique des mœurs, deuxième partie :Doctrine de la vertu (1797),

§ 46,47 et 48.



[1] « ᾯ φίλοι οὐδεὶς φίλος » : « Ô mes amis, il n’y a point d’amis. Cité par Diogène Laërce dans Vies et doctrine des philosophes, livre V Aristote. Selon l’othographe du oméga, le sens change. Soit l’oméga a un esprit doux et un accent circonflexe, et c’est l’interprétation de Montaigne , de Kant ici, de Nietzsche dans Humain trop humain, § 376, soit l’oméga a un esprit dur et un accent circonflexe avec un iota souscrit et c’est le datif d’un pronom, alors le sens change : « Celui qui a trop d’amis en a aucun » serait l’autre sens (cf. Derrida [1930-2004], Politiques de l’amitié, Galilée, 1994, pp.235-236.)