vendredi 13 janvier 2023

corrigé du sujet : Avons-nous un monde commun?

 On a appelé « nouveau monde » les Amériques et une partie de l’Océanie après leur découverte par les Européens, considérant qu’elles n’appartenaient pas au monde connu dans lequel ils vivaient. On peut donc dire que les Européens n’avaient pas le même monde que les Océaniens qui découvraient des territoires vraiment nouveaux car vide d’humains. D’où l’idée d’un monde commun. Mais avons-nous un monde commun ?

On pourrait dire que le monde est commun par définition. Si le terme est dérivé du latin « mundus » qui signifie  ce qui est arrangé, net, pur » qui traduit le grec  κόσμοςkósmos (« ce qui est arrangé, ordre »), le monde désigne un ordre des choses qui s’impose à tous de sorte que les Amérindiens comme on les nomme et les Océaniens vivaient dans le même monde même s’ils ne le savaient pas, condition pour qu’ils puissent se rencontrer.

Toutefois, pour qu’il soit commun encore faut-il que le monde soit appréhendé par tous ceux qui y vivent pour qu’on puisse vraiment dire que nous avons le monde en commun.

On peut donc se demander à quelles conditions il est possible de penser que nous avons un monde commun.

 

 

Si, comme l’écrit Leibniz  "J'appelle monde (en parlant de tous les mondes possibles) toute la suite et toute la collection de toutes les choses existantes, afin qu'on ne dise point que plusieurs mondes pouvaient exister en différents temps et en différents lieux ; car il faudrait les compter tous ensemble pour un monde, ou si vous voulez pour un univers." Dans ses Essais de théodicée, 1710, (I, § 8, GF, 1969, p. 108.) alors le monde est commun par son essence même. En effet, désignant la somme de tout ce qui existe, il enveloppe aussi tous les points de vue.

C’est pourquoi, dans sa Monadologie, Leibniz soutient que chaque monade – et il entend par là les éléments les plus simples existants – en tant qu’elle se représente tout ce qui existe, est une certaine représentation du monde, une perspective comme les différents points de vue sur une ville sont des perspectives de la même ville. La variété des points de vue sur le monde n’empêche pas qu’il soit commun comme ce dans quoi les hommes vivent qu’ils se représentent. La perspective des Amérindiens ou des Océaniens n’incluaient pas les Européens et réciproquement, mais elle devait être implicite pour qu’une rencontre et une certaine reconnaissance soit possible. Les missionnaires en Océanie ne doutaient avoir trouver des hommes susceptibles de comprendre l’évangile.

En effet le monde est non seulement le cadre de l’existence humaine, mais, comme le soutient Héraclite, il est fondamentalement le même pour ceux qui écoutent le λόγος (logos), car « Ce monde, le même pour absolument tous, aucun des dieux ni des hommes ne l’a produit, mais il a toujours été et est et sera, feu toujours vivant, allumé en mesure et s’éteignant en mesure. »  (fragment DK B30 : κόσμον τόνδε τὸν αὐτὸν ἀπάντων οὒτε τις θεῶν οὒτε ἀνθρώπων ἐποίησεν ἀλλ’ ἦν ἀεὶ καὶ ἒστιν καὶ ἒσται πῦρ ἀείζωον ἁπτόμενον μέτρα καὶ ἀποσβεννύμενον μέτρα.)

 

Néanmoins, si le monde paraît commun parce que les hommes y vivent, il apparaît que les représentations du monde, dans la mesure où elles se distinguent les unes des autres, impliquent des mondes non moins distincts et qui ne sont pas communs. Comment est-ce possible ?

 

 

Le monde n’est pas un objet qu’on perçoit, il est bien plutôt ce à partir de quoi on perçoit des objets. Un ancien qui croyait être au centre du cosmos, soit parce que le démiurge l’avait créé comme Platon le soutient sous la forme d’un mythe ou discours vraisemblable dans le Timée ou comme une réalité qui a toujours été ne vivait pas dans le même monde qu’un homme des temps modernes pour qui les temps nouveaux entrainaient comme le fait dire Brecht à Galilée dans la pièce qu’il lui a consacré sous le titre La vie de Galilée, une ouverture du monde, un univers infini et non un monde clos selon la thèse d’Alexandre Koyré. Bien sûr, l’homme moderne pense que son monde est le vrai monde et que le monde des anciens était erroné. Toujours est-il qu’on peut parler de mondes différents car la façon de vivre n’est pas la même.

Ainsi peut-on prendre la proposition de Wittgenstein : « je suis mon monde » dans le Tractatus logico-philosophicus, 5.63. Hors du monde qui est mien, ne sachant ce qui est, manquant de toute référence, les choses ne sont rien pour moi et sont donc exclues de mon monde. Il y a non pas un monde commun mais un nombre indéfini de mondes, c’est-à-dire d’ensembles de réalité soumis à un certain ordre d’intelligibilité que peuvent partager des individus qui appartiennent à la même culture. Ainsi l’oracle de Delphes ou celui de Dodone dans l’Antiquité grecque appartenait au monde des Grecs et sont exclus du nôtre. En effet, il n’y a plus de Pythie et plus personne n’interprète le bruissement des feuilles du chênes sous le vent comme la voix de Zeus. « À la fin, tu es las de ce monde ancien » chantait Apollinaire (1880-1918) dans « Zone » qui ouvre son recueil Alcools (1913). C’est dire qu’il peut disparaître.

Un monde se réfère toujours à une culture, c’est-à-dire à un ensemble de croyances et de pratiques propre à des peuples ou à une époque. La diversité des cultures font la différence des mondes. Chacune configure un monde s’il est vrai comme Heidegger le soutient que l’homme est configurateur de monde là où l’animal est pauvre en monde et la pierre est sans monde selon Les concepts fondamentaux de la métaphysique, Monde – finitude – solitude ( cours de 1929-1930).

 

Cependant, pour qu’il y ait ainsi différents mondes qui empêchent qu’il y ait un monde commun, encore faut-il que ces mondes soient faits. Les hommes ne font-ils pas un monde commun ?

 

 

C’est que le monde est moins l’ensemble des choses, des vivants et des personnes que ce que les homme aménagent dans la nature pour s’y faire une habitation destinée à durer plus que la vie humaine. On peut donc penser avec Hannah Arendt que lorsque des hommes font un monde, il s’agit toujours d’une culture (La crise de la culture) ou d’une civilisation (Du mensonge à la violence : « Il n’aurait pu y avoir de civilisations [civilization] – ces constructions faites de mains d’hommes pour abriter la succession des générations – en dehors de l’instauration d’un certain cadre stable à l’intérieur duquel vient s’inscrire le changement. » in L’humaine condition, Gallimard Quarto, 2012, p. 897). Dès lors, il y a une pluralité des mondes comme il y a une pluralité des cultures et l’altérité semble perturber le monde. Comme le note Lévi-Strauss dans le chapitre 3 de Race et histoire, « l’ethnocentrisme », pendant que les Espagnols s’enquéraient de la question de savoir observaient si les Amérindiens avaient une âme, ces derniers regardaient la décomposition des cadavres des Espagnols pour déterminer leur nature. Mais les uns et les autres cherchaient obscurément ou dans leur langage ce qu’ils avaient de commun. 

Ainsi, le monde des Amérindiens s’est retrouvé malgré qu’il en ait, intégré dans le monde occidental pour le pire longtemps, dans ce monde commun édifié par les Européens qui a recouvert la planète, alors que les Vikings, premiers découvreurs de l’Amérique n’y ont laissé que des traces. C’est la guerre selon Kant qui unit les hommes d’abord en société particulière avant d’être forcé à s’unir de façon cosmopolite selon son Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique (1784).

Est-ce à dire que toute l’humanité constitue un seul monde non au sens de cette société des esprits qui réunit sous la douce férule de Dieu les sujets capables de réflexion et de moralité selon la Monadologie (§84 et sq.) de Leibniz en une cité de Dieu, mais au sens d’une union cosmopolitique. La Société des nations ou Völkerbund que Kant pensait comme l’horizon de l’histoire humaine et que le président américain Woodrow Wilson (1856-1924), kantien émérite a tenté de mettre en œuvre puis l’O.N.U sont des tentatives d’édifications d’un monde commun, comme les différentes COP qui tentent de résoudre les problèmes du climat qui touchent le monde en sont aussi une manifestation. En ce sens ce que chacun fait contribue à la réalité du monde dans la mesure où tout ce qui se passe sur Terre est lié au reste.

 

 

Disons pour finir que le problème était peut donc de savoir à quelles conditions il est possible de penser que nous avons un monde commun. Il est vrai que si le monde est identifié au tout ou à l’univers, il est nécessairement commun puisque tous les hommes y vivent malgré qu’ils en aient, mais le monde est fondamentalement la représentation du tout et non une donnée de sorte qu’il y a autant de mondes que de modalités de la représentation de l’ordre de toutes choses. Or, comme le monde est fait par l’homme, finalement les différentes cultures se réunissent dans le monde commun à l’humanité qui est l’inscription de sa présence sur Terre.

Mais la mondialisation ne conduit-elle pas à défaire tout monde commun au profit de l’immonde ?