jeudi 31 janvier 2019

Textes sur le langage

Comme on ne saurait jouir des avantages et des commodités de la société sans une communication de pensées, il était nécessaire que l’homme inventât quelques signes extérieurs et sensibles par lesquels ces idées invisibles, dont ses pensées sont composées, puissent être manifestées aux autres. Rien n’était plus propre pour cet effet, soit à l’égard de la fécondité ou de la promptitude, que ces sons articulés qu’il se trouve capable de former avec tant de facilité et de variété. Nous voyons par-là comment les mots, qui étaient si bien adaptés à cette fin par la nature, viennent à être employés par les hommes pour être signes de leurs idées et non par aucune liaison naturelle qu’il y ait entre certains sons articulés et certaines idées (car, en ce cas-là, il n’y aurait qu’une langue parmi les hommes), mais par une institution arbitraire en vertu de laquelle un tel mot a été fait volontairement le signe de telle idée. Ainsi, l’usage des mots consiste à être des marques sensibles des idées et les idées qu’on désigne par les mots sont ce qu’ils signifient proprement et immédiatement.
Comme les hommes se servent de ces signes, ou pour enregistrer, si j’ose ainsi dire, leurs propres pensées afin de soulager leur mémoire, ou pour produire leurs idées et les exposer aux yeux des autres hommes, les mots ne signifient autre chose dans leur première partie et immédiate signification que les idées qui sont dans l’esprit de celui qui s’en sert, quelque imparfaitement ou négligemment que ces idées soient déduites des choses qu’on suppose qu’elles représentent. Lorsqu’un homme parle à un autre, c’est afin de pouvoir être entendu ; le but du langage est que ces sons ou marques puissent faire connaître les idées de celui qui parle à ceux qui l’écoutent.
Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, III, 2, § 1, 2, traduction Coste.

Quels qu’aient été le moment et les circonstances de son apparition dans l’échelle de la vie animale, le langage n’a pu naître que tout d’un coup. Les choses n’ont pas pu se mettre à signifier progressivement. À la suite d’une transformation dont l’étude ne relève pas des sciences sociales, mais de la biologie et de la psychologie, un passage s’est effectué, d’un stade où rien n’avait un sens, à un autre où tout en possédait. Or, cette remarque, en apparence banale, est importante, parce que ce changement radical est sans contrepartie dans le domaine de la connaissance qui, elle, s’élabore lentement et progressivement. Autrement dit, au moment où l’Univers entier, d’un seul coup, est devenu significatif, il n’en a pas été pour autant mieux connu, même s’il est vrai que l’apparition du langage devait précipiter le rythme du développement de la connaissance. Il y a donc une opposition fondamentale, dans l’histoire de l’esprit humain, entre le symbolisme, qui offre un caractère de discontinuité, et la connaissance, marquée de continuité. Qu’en résulte-t-il ? C’est que les deux catégories du signifiant et du signifié se sont constituées simultanément et solidairement, comme deux blocs complémentaires ; mais que la connaissance, c’est-à-dire le processus intellectuel qui permet d’identifier les uns par rapport aux autres certains aspects du signifiant et certains aspects du signifié – on pourrait même dire de choisir, dans l’ensemble du signifiant et dans l’ensemble du signifié, les parties qui présentent entre elles les rapports les plus satisfaisants de convenance mutuelle – ne s’est mise en route que fort lentement. Tout s’est passé comme si l’humanité avait acquis d’un seul coup un immense domaine et son plan détaillé, avec la notion de leur relation réciproque, mais avait passé des millénaires à apprendre quels symboles déterminés du plan représentaient les différents aspects du domaine. L’Univers a signifié bien avant qu’on ne commence à savoir ce qu’il signifiait ; cela va sans doute de soi. Mais, de l’analyse précédente, il résulte aussi qu’il a signifié, dès le début, la totalité de ce que l’humanité peut s’attendre à en connaître. Ce qu’on appelle le progrès de l’esprit humain et, en tout cas, le progrès de la connaissance scientifique, n’a pu et ne pourra jamais consister qu’à rectifier des découpages, procéder à des regroupements, définir des appartenances et découvrir des ressources neuves, au sein d’une totalité fermée et complémentaire avec elle-même.
Claude Lévi-Strauss (1908-2009), Introduction, dans Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie (1950), P.U.F., « Quadrige », 2001, p. XLVII-XLVIII.

L’influence du langage sur la sensation est plus profonde qu’on ne le pense généralement. Non seulement le langage nous fait croire à l’invariabilité de nos sensations, mais il nous trompera parfois sur le caractère de la sensation éprouvée. Ainsi, quand je mange d’un mets réputés exquis, le nom qu’ils portent, gros de l’approbation qu’on lui donne, s’interpose entre ma sensation et ma conscience ; je pourrais croire que la saveur me plaît, alors qu’un léger effort d’attention me prouverait le contraire. Bref, le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui emmagasine ce qu’il y a de stable, de commun et par conséquent d’impersonnel dans les impressions de l’humanité, écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle. Pour lutter à armes égales, celles-ci devraient s’exprimer par des mots précis ; mais ces mots, à peines formés, se retourneraient contre la sensation qui leur donna naissance, et inventés pour témoigner que la sensation est instable, ils lui imposeraient leur propre stabilité.
Bergson, Essais sur les données immédiates de la conscience (1889).

Le langage re-produit la réalité. Cela est à entendre de la manière la plus littérale : la réalité est produite à nouveau par le truchement du langage. Celui qui parle fait renaître par son discours l’événement et son expérience de l’événement. Celui qui l’entend saisit d’abord le discours et, à travers ce discours, l’événement reproduit. Ainsi la situation inhérente à l’exercice du langage, qui est celle de l’échange et du dialogue, confère à l’acte de discours une fonction double : pour le locuteur, il représente la réalité ; pour l’auditeur, il recrée cette réalité. Cela fait du langage l’instrument même de la communication intersubjective.
Ici surgissent aussitôt de graves problèmes que nous laisserons aux philosophes, notamment celui de l’adéquation de l’esprit à la « réalité ». Le linguiste pour sa part estime qu’il ne pourrait exister de pensée sans langage, et que par suite la connaissance du monde se trouve déterminée par l’expression qu’elle reçoit. Le langage reproduit le monde, mais en le soumettant à son organisation propre. Il est logos, discours et raison ensemble, comme l’ont vu les Grecs. Il est cela du fait même qu’il est langage articulé, consistant en un arrangement organique de parties, en une classification formelle des objets et des procès. Le contenu à transmettre (ou, si l’on veut, la « pensée ») est ainsi décomposé selon un schéma linguistique. La « forme » de la pensée est configurée par la structure de la langue. Et la langue à son tour révèle dans le système de ses catégories sa fonction médiatrice. Chaque locuteur ne peut se poser comme sujet qu’en impliquant l’autre, le partenaire qui, doté de la même langue, a en partage le même répertoire de formes, la même syntaxe d’énonciation et la même manière d’organiser le contenu. À partir de la fonction linguistique, et en vertu de la polarité je : tu, individu et société ne sont plus termes contradictoires, mais termes complémentaires.
C’est en effet dans et par la langue qu’individu et société se déterminent mutuellement. L’homme a toujours senti – et les poètes ont souvent chanté – le pouvoir fondateur du langage, qui instaure une réalité imaginaire, anime les choses inertes, fait voir ce qui n’est pas encore, ramène ici ce qui a disparu. C’est pourquoi tant de mythologies, ayant à expliquer qu’à l’aube des temps quelque chose ait pu naître de rien, ont posé comme principe créateur du monde cette essence immatérielle et souveraine, la Parole. Il n’est pas en effet de pouvoir plus haut, et tous les pouvoirs de l’homme, sans exception, qu’on veuille bien y songer, découlent de celui-là. La société n’est possible que par la langue ; et par la langue aussi l’individu. L’éveil de la conscience chez l’enfant coïncide toujours avec l’apprentissage du langage, qui l’introduit peu à peu comme individu dans la société.
   Mais quelle est donc la source de ce pouvoir mystérieux qui réside dans la langue ? Pourquoi l’individu et la société sont-ils, ensemble et de la même nécessité, fondés dans la langue ?
Parce que le langage représente la forme la plus haute d’une faculté qui est inhérente à la condition humaine, la faculté de symboliser.
   Entendons par là, très largement, la faculté de représenter le réel par un « signe » et de comprendre le « signe » comme représentant le réel, donc d’établir un rapport de « signification » entre quelque chose et quelque chose d’autre.
Émile Benveniste (1902-1976), Problèmes de linguistique générale (1954), Gallimard, 1966, p. 25-26.

Textes de Descartes sur le repentir et le remords

Art. 63. La satisfaction de soi-même et le repentir.
Nous pouvons aussi considérer la cause du bien ou du mal, tant présent que passé. Et le bien qui a été fait par nous-mêmes nous donne une satisfaction intérieure, qui est la plus douce de toutes les passions, au lieu que le mal excite le repentir, qui est la plus amère.

Art. 191. Du repentir.
Le repentir est directement contraire à la satisfaction de soi-même, et c’est une espèce de tristesse qui vient de ce qu’on croit avoir fait quelque mauvaise action ; et elle est très amère, parce que sa cause ne vient que de nous. Ce qui n’empêche pas néanmoins qu’elle ne soit fort utile lorsqu’il est vrai que l’action dont nous nous repentons est mauvaise et que nous en avons une connaissance certaine, parce qu’elle nous incite à mieux faire une autre fois. Mais il arrive souvent que les esprits faibles se repentent des choses qu’ils ont faites sans savoir assurément qu’elles soient mauvaises ; ils se le persuadent seulement à cause qu’ils le craignent ; et s’ils avaient fait le contraire, ils s’en repentiraient en même façon : ce qui est en eux une imperfection digne de pitié. Et les remèdes contre ce défaut sont les mêmes qui servent à ôter l’irrésolution.

Art. 177. Du remords.
Le remords de conscience est une espèce de tristesse qui vient du doute qu’on a qu’une chose qu’on fait ou qu’on a faite n’est pas bonne, et il présuppose nécessairement le doute. Car, si on était entièrement assuré que ce qu’on fait fût mauvais, on s’abstiendrait de le faire, d’autant que la volonté ne se porte qu’aux choses qui ont quelque apparence de bonté ; et si on était assuré que ce qu’on a déjà fait fût mauvais, on en aurait du repentir, non pas seulement du remords. Or, l’usage de cette passion est de faire qu’on examine si la chose dont on doute est bonne ou non, et d’empêcher qu’on ne la fasse une autre fois pendant qu’on n’est pas assuré qu’elle soit bonne. Mais, parce qu’elle présuppose le mal, le meilleur serait qu’on n’eût jamais sujet de la sentir ; et on la peut prévenir par les mêmes moyens par lesquels on se peut exempter de l’irrésolution.
Descartes, Les passions de l’âme.

mercredi 30 janvier 2019

Corrigé d'une explication de John Stuart Mill sur la valeur morale de l'action

Sujet :
Expliquer le texte suivant :
C’est la fonction de la morale de nous dire quels sont nos devoirs, ou quel est le critère qui nous permet de les reconnaître ; mais aucun système de morale n’exige que le seul motif de tous nos actes soit le sentiment du devoir : au contraire, nos actes, dans la proportion de quatre-vingt-dix-neuf sur cent, sont accomplis pour d’autres motifs, et, tout de même, sont des actes moraux si la règle du devoir ne les condamne pas. Il est particulièrement injuste de fonder sur cette singulière méprise une objection contre l’utilitarisme. Car les utilitaristes, allant plus loin que la plupart des autres moralistes, ont affirmé que le motif n’a rien à voir avec la moralité de l’action quoiqu’il intéresse beaucoup la valeur de l’agent. Celui qui sauve un de ses semblables en danger de se noyer accomplit une action moralement bonne, que son motif d’action soit le devoir ou l’espoir d’être payé de sa peine ; celui qui trahit l’ami qui a placé sa confiance en lui se rend coupable d’un méfait, même s’il se propose de rendre service à un autre ami envers lequel il a de plus grandes obligations qu’envers le premier. 
John Stuart MillL’utilitarisme (1861) 

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question. 


Corrigé

On dit souvent que l’action morale implique d’être désintéressé, autrement dit d’agir sans tenir compte de son intérêt, encore moins de n’agir que pour lui. Or, si je fais quelque chose de bien mais non parce que c’est bien, mon action demeure-t-elle encore morale ou ne l’est-elle plus ? Peut-on refuser la moralité à celui qui agit selon les devoirs moraux mais non pour eux ?
Tel est le problème dont il est question dans cet extrait de L’utilitarisme de John Stuart Mill de 1861.
L’auteur veut montrer que le motif de l’action ne détermine en rien la valeur morale de l’acte.
Après avoir exposé sa thèse, il la défend contre une objection faite aux utilitaristes dont il fait partie et enfin l’illustre par des cas significatifs.


Mill définit d’abord ce qu’on peut exiger de la morale entendue comme théorie philosophique. Elle a deux aspects : soit énoncer les devoirs moraux, soit indiquer le critère qui permet de les reconnaître. Les deux aspects ne sont pas exclusifs l’un de l’autre mais chacune est nécessaire et suffisant. Par devoirs, il faut entendre des règles qui visent le bien mais qu’il est dans le pouvoir du sujet de ne pas réaliser, à savoir un type d’obligations.
Il récuse que le seul motif légitime du devoir soit le sentiment du devoir quelle que soit la doctrine morale. Il s’agit pour Mill d’indiquer qu’il peut y avoir moralité même si le motif de l’action n’est pas moral. Or, qu’il ne soit pas le seul motif ne veut pas dire que ce n’est pas un motif nécessaire pour que l’action soit morale. Un système de morale peut donc très bien soutenir que le sentiment du devoir est nécessaire pour qu’on qualifie l’acte de moral. Si par exemple, un devoir moral est en même temps un devoir juridique, le sujet qui suit le devoir par crainte de la sanction pénale ou civile n’agit pas moralement mais conformément au droit. Son action n’est pas morale sans être immorale.
Or, John Stuart Mill soutient que nos actions ont rarement comme motif le sentiment du devoir. Il donne une évaluation quantitative, non fondée sur quelque analyse statistique que ce soit, selon laquelle presque tous nos actes n’ont pas ce motif. Mais il soutient en même temps qu’un acte peut être moral sans avoir du tout ce motif et non que le motif moral n’est pas le seul pour qu’il y ait action morale. Il n’y a alors aucune raison pour qu’un système de moral ne refuse pas une telle analyse. Au contraire, soutenir qu’on peut agir moralement simplement parce qu’on suit les règles de la morale, n’est-ce pas prôner un système fondamentalement immoral en ce qu’il est indifférent à la valeur de l’intention en laquelle paraît résider la moralité ? On juge habituellement que qui aide son prochain seulement par intérêt n’agit pas moralement.

D’où vient donc une telle insistance ? S’il est vrai qu’aucune doctrine morale ne réduit la moralité à avoir pour seul motif du devoir le sentiment du devoir, quel est donc l’enjeu de la discussion. Car, ne peut-on pas dire que si le motif de l’action n’est pas le sentiment du devoir, alors elle n’est pas morale tout en n’étant pas immorale ? Comment donc est-il possible de séparer le sentiment du devoir de la moralité ?


L’objection faite aux utilitaristes est selon John Stuart Mill une « singulière méprise » qui reposerait sur la différence entre le motif de l’acte et la valeur morale de l’acte que seule la conformité au devoir valide. Or, si l’utilitarisme fait de l’utilité le principe ou le critère de la moralité, comment peut-on lui reprocher de finalement fonder la morale sur l’intérêt ? Comment la réponse que devrait faire John Stuart Mill n’est-elle pas plutôt que ce principe ou ce critère est amplement suffisant ? Autrement dit, loin d’être simplement une méprise, c’est-à-dire une erreur sur le sens de leur doctrine, due à une absence de distinction entre action morale et motif moral, l’objection faite aux utilitaristes revient à leur dénier d’avoir réussi à proposer un système de morale, c’est-à-dire d’avoir fourni une théorie philosophique de la morale satisfaisante.
John Stuart Mill soutient alors que les utilitaristes vont plus loin que les autres moralistes, au sens de théoriciens de la morale et non au sens de penseurs qui dénoncent les faux-semblants à l’instar de La Rochefoucauld (1613-1680) dans ses Réflexions ou sentences et Maximes morales (1665). La différence entre les utilitaristes et les autres étant seulement de degré : ils font comme tous les moralistes. C’est cette différence de degré qui n’est pas évidente à faire. Où donc placer la question du motif de l’action en morale ?
John Stuart Mill distingue entre la valeur de l’action et celle de l’agent. Ce qui ferait la valeur de l’action c’est sa conformité aux devoirs. Par contre, ce qui ferait la valeur de l’agent, c’est son intention. Comme d’autres moralistes, les utilitaristes considèreraient donc que le motif moral, c’est-à-dire l’action faite par sentiment de devoir, aurait donc une valeur morale, mais uniquement pour l’agent et indépendamment de la valeur morale de l’action qui est tout entière dans sa conformité aux devoirs.

Cependant, une telle distinction n’est-elle pas fictive ? Comment un agent qui n’aurait aucune valeur morale pourrait-il faire une action moralement bonne ? Comment une action pourrait-elle être mauvaise si l’agent est bon ?


John Stuart Mill va illustrer son analyse par deux exemples qui montrent la nécessité de dissocier radicalement l’action morale de la valeur de l’agent. Autrement dit, prise concrètement, l’action morale est bien indifférente au motif. Le premier exemple est l’action qui consiste à sauver quelqu’un de la noyade. John Stuart Mill ne s’arrête pas à démontrer qu’il s’agit d’une action morale. Il s’appuie donc sur les idées morales communes. Il est vrai que pour celui qui est sauvé, le motif est absolument indifférent. L’action a pour lui été utile ou encore on peut la considérer comme bonne moralement. L’auteur conçoit alors deux motifs différents pour cette action : soit le devoir, soit l’espoir d’être payé. Ce dernier motif correspond à la recherche de l’intérêt. La dissociation de l’intention et de la valeur morale de l’action n’a donc de sens que si et seulement si on se place du côté de celui qui bénéficie de l’action morale. Le rescapé de la noyade n’ira pas reprocher à son sauveur la récompense qu’il exige même s’il juge sévèrement sa valeur morale.
Le deuxième exemple que prend le philosophe est le symétrique du premier. Il consiste à prendre une action qu’on considère immorale, à savoir trahir un ami. Le motif est alors construit de façon à ce qu’il soit moral, à savoir rendre service à un ami à qui on a de plus grandes obligations. L’action demeure immorale. Le motif sentiment du devoir ne modifie pas la nature de l’action. Encore une fois, c’est le point de vue de celui sur qui s’exerce l’action qui rend totalement indifférent le motif. L’ami trahi ne se sentira pas moins trahi parce que le motif de l’action de son ami est d’en aider un autre.
Le motif du sentiment du devoir ne rend donc pas bonne une action. Sinon, il faudrait dire qu’elle peut transformer une mauvaise action en mauvaise et dès lors il n’y a pas d’actions dont on ne pourrait dire qu’elle est bonne. C’est ainsi que Tartuffe, le personnage éponyme de la pièce (1669) de Molière (1622-1673), à la scène 3 de l’acte III, prend les prétextes de la religion pour séduire Elmire, la femme de son hôte, Orgon. C’est bien parce que séduire la femme de son hôte lorsqu’on prétend n’être que religieux est un acte immoral qu’on ne peut que condamner les prétendues intentions morales qui paraissent alors le comble de l’hypocrisie.


En un mot, le problème dont il est question dans cet extrait de l’Utilitarisme de John Stuart Mill de 1861 est celui de savoir s’il est possible ou non de dissocier la valeur morale de l’action de l’intention morale. Cette dissociation qu’opèrent les utilitaristes leur ont valu le reproche de ne pas proposer un système de moral légitime. Or, le philosophe utilitariste montre que la valeur de l’action dépend seulement de sa conformité avec la règle morale si on se place, avons-nous soutenu, du point de vue de celui sur qui s’exerce l’action morale. On est donc en droit avec John Stuart Mill de distinguer rigoureusement entre cette valeur morale de l’action et la valeur de l’agent, qui, elle dépend de ses intentions.

Les voeux de Nietzsche pour la nouvelle année

Pour la nouvelle année. — Je vis encore, je pense encore : il faut encore que je vive, car il faut encore que je pense. Sum, ergo cogito : cogito, ergo sum. Aujourd’hui chacun se permet d’exprimer son désir et sa pensée la plus chère : et, moi aussi, je vais dire ce qu’aujourd’hui je souhaite de moi-même et quelle est la pensée que, cette année, j’ai prise à cœur la première — quelle est la pensée qui devra être dorénavant pour moi la raison, la garantie et la douceur de vivre ! Je veux apprendre toujours davantage à considérer comme la beauté ce qu’il y a de nécessaire dans les choses : c’est ainsi que je serai de ceux qui rendent belles les choses. Amor fati : que cela soit dorénavant mon amour. Je ne veux pas entrer en guerre contre la laideur. Je ne veux pas accuser, je ne veux même pas accuser les accusateurs. Détourner mon regard, que ce soit là ma seule négation ! Et, somme toute, pour voir grand : je veux, quelle que soit la circonstance, n’être une fois qu’affirmateur !
Nietzsche (1844-1900), Le Gai Savoir (1882), traduction Henri Albert (1869-1921) légèrement modifiée, n°276.

Textes de Platon et d'Aristote sur la parole et le dialogue

Dans ce dialogue de Platon consacré à la rhétorique, c’est le rhéteur (ou orateur) Gorgias (~483-~375 av. J.-C.) de la cité de Léontinoï (actuelle Sicile) qui parle dans ce passage.

J’ai souvent accompagné mon frère et d’autres médecins chez quelqu’un de leurs malades qui refusait de boire une potion ou de se laisser amputer ou cautériser par le médecin. Or tandis que celui-ci n’arrivait pas à les persuader, je l’ai fait, moi, sans autre art que la rhétorique. Qu’un orateur et un médecin se rendent dans la ville que tu voudras, s’il faut discuter dans l’assemblée du peuple ou dans quelque autre réunion pour décider lequel des deux doit être élu comme médecin, j’affirme que le médecin ne comptera pour rien et que l’orateur sera préféré, s’il le veut. Et quel que soit l’artisan avec lequel il sera en concurrence, l’orateur se fera choisir préférablement à tout autre ; car il n’est pas de sujet sur lequel l’homme habile à parler ne parle devant la foule d’une manière plus persuasive que n’importe quel artisan. Telle est la puissance et la nature de la rhétorique.
Toutefois, Socrate, il faut user de la rhétorique comme de tous les autres arts de combat. Ceux-ci en effet ne doivent pas s’employer contre tout le monde indifféremment, et parce qu’on a appris le pugilat, le pancrace, l’escrime avec des armes véritables, de manière à s’assurer la supériorité sur ses amis et ses ennemis, ce n’est pas une raison pour battre ses amis, les transpercer et les tuer. Ce n’est pas une raison non plus, par Zeus, parce qu’un homme qui a fréquenté la palestre et qui est devenu robuste et habile à boxer aura ensuite frappé son père et sa mère ou tout autre parent ou ami, ce n’est pas, dis-je, une raison pour prendre en aversion et chasser de la cité les pédotribes et ceux qui montrent à combattre avec des armes : car si ces maîtres ont transmis leur art à leurs élèves, c’est pour en user avec justice contre les ennemis et les malfaiteurs, c’est pour se défendre, et non pour attaquer. Mais il arrive que les élèves, prenant le contrepied, se servent de leur force et de leur art contre la justice. Ce ne sont donc pas les maîtres qui sont méchants et ce n’est point l’art non plus qui est responsable de ces écarts et qui est méchant, c’est, à mon avis, ceux qui en abusent.
On doit porter le même jugement de la rhétorique. Sans doute l’orateur est capable de parler contre tous et sur toute chose de manière à persuader la foule mieux que personne, sur presque tous les sujets qu’il veut ; mais il n’est pas plus autorisé pour cela à dépouiller de leur réputation les médecins ni les autres artisans, sous prétexte qu’il pourrait le faire ; au contraire, on doit user de la rhétorique avec justice comme de tout autre genre de combat. Mais si quelqu’un qui s’est formé à l’art oratoire, abuse ensuite de sa puissance et de son art pour faire le mal, ce n’est pas le maître, à mon avis, qu’il faut haïr et chasser des villes ; car c’est en vue d’un bon usage qu’il a transmis son savoir à son élève, mais celui-ci en fait un usage tout opposé. C’est donc celui qui en use mal qui mérite la réprobation, l’exil et la mort, mais non le maître.
Platon (~428-~347 av. J.-C.), Gorgias.

Pugilat : sorte de boxe où il fallait frapper uniquement la tête. Il était pratiqué aux Jeux Olympiques.
Pancrace : combat total. Il était uniquement interdit d’enfoncer ses doigts dans les yeux de l’adversaire, voire de le mordre. Il était pratiqué aux Jeux Olympiques.
Palestre : lieu où on s’entraînait aux sports de combat.
Pédotribe : maître de gymnastique chargé également du régime alimentaire.


Dans son ouvrage intitulé Rhétorique, le philosophe Aristote (384-322 av. J.-C.) étudie comment il est possible de produire la persuasion. Il s’intéresse dans cet extrait au rôle des exemples.

II y a deux espèces d’exemples : l’une consiste à relater des faits accomplis antérieurement ; dans l’autre, on produit l’exemple lui-même. Cette dernière espèce est tantôt une parabole, tantôt un récit, comme les récits ésopiques ou les récits libyques.
Il y aurait exemple de la première espèce si l’on disait qu’il faut faire des préparatifs (de guerre) contre le Roi et ne pas le laisser mettre la main sur l’Égypte, en alléguant qu’effectivement, jadis, Darius ne passa (en Grèce) qu’après s’être rendu maître de l’Égypte et que, après l’avoir prise, il passa (en Grèce). Xerxès, à son tour, ne marcha (contre la Grèce) qu’après s’être rendu maître (de l’Égypte), et, une fois maître (de ce pays), il passa (en Grèce) ; de sorte que, si le Roi (actuel) vient à prendre l’Égypte, il marchera (contre nous). Il ne faut donc pas (la) lui laisser prendre.
La parabole, ce sont les discours socratiques comme, par exemple, si l’on veut faire entendre qu’il ne faut pas que les charges soient tirées au sort, on alléguera que c’est comme si l’on tirait au sort les athlètes (choisissant) non pas ceux qui seraient en état de lutter, mais ceux que le sort désignerait ; ou comme si l’on tirait au sort, parmi les marins, celui qui tiendra le gouvernail et qu’on dût, choisir celui que le sort désigne, et non celui qui sache s’y prendre.
Le récit c’est, par exemple, celui de Stésichore au sujet de Phalaris, et celui d’Ésope, au sujet du démagogue. Stésichore voyant les habitants d’Himère choisir Phalaris pour chef militaire et se disposer à lui donner une garde du corps, après avoir touché divers autres points, leur fit ce récit : « Un cheval occupait seul un pré ; survint un cerf qui détruisit sa pâture. Il voulut se venger du cerf et demanda à un homme s’il ne pourrait pas l’aider à châtier le cerf. L’homme lui répondit que oui, s’il acceptait un frein et que lui-même le montât en tenant des épieux à la main. (Le cheval) ayant consenti et (l’homme) l’ayant monté, au lieu d’obtenir vengeance, le cheval fut, dès lors, asservi à l’homme. Vous de même, dit-il, prenez garde que, en voulant tirer vengeance de l’ennemi, vous ne subissiez le même sort que le cheval. Vous avez déjà le mors, ayant pris un chef tyrannique ; mais, si vous lui donnez une garde et que vous vous laissiez monter dessus, dès lors, vous serez asservi à Phalaris. »
Ésope, plaidant à Samos pour un démagogue sous le coup d’une accusation capitale, s’exprima en ces termes : « Un renard, qui traversait un fleuve, fut entraîné dans une crevasse du rivage. Ne pouvant en sortir, il se tourmenta longtemps et une multitude de mouches de chiens ou tiquets, s’acharnèrent après lui. Un hérisson, errant par-là, l’aperçut et lui demanda avec compassion s’il voulait qu’il lui ôtât ces mouches. Il refusa ; le hérisson lui ayant demandé pourquoi : « C’est que celles-ci, dit-il, sont déjà gorgées de mon sang et ne m’en tirent plus qu’une petite quantité mais, si tu me les ôtes, d’autres mouches, survenant affamées, suceront ce qu’il me reste de sang. « Eh bien ! donc, dit Ésope, celui-ci, Samiens, ne vous fait plus de mal, car il est riche ; tandis que, si vous le faites mourir, d’autres viendront, encore pauvres, dont les rapines dévoreront la fortune publique. »
Les récits sont de mise dans les harangues ; ils ont ce bon côté que, trouver des faits analogues à puiser dans le passé est chose difficile, tandis qu’inventer des histoires est chose facile ; car il faut les imaginer, comme aussi les paraboles, en veillant à ce que l’on puisse saisir l’analogie, ce qui est facile avec le secours de la philosophie.
Ainsi les arguments sont plus aisés à se procurer que l’on emprunte aux apologues ; mais ils sont plus utiles à l’objet de la délibération quand on les emprunte aux faits historiques ; car les faits futurs ont, le plus souvent, leurs analogues dans le passé.
Aristote (384-322 av. J.-C.), Rhétorique, livre II, chapitre 20 Sur les exemples, leurs variétés, leur emploi, leur opportunité (extrait).

Ésopique : d’Ésope (VI° s. av. J.-C.), l’inventeur de la fable.
Libyque : se dit d’un genre de fables d’un dénommé Cybissus ( ?- ?) de Libye.
Darius et Xerxès sont les rois de Perse qui, en 490 et 480, ont envahi sans succès la Grèce.
Socratique : de Socrate, le philosophe maître de Platon.
Stésichore (VI° siècle av. J.-C.), poète grec.
Phalaris (VI° siècle av. J.-C.), tyran de la cité d’Agrigente, célèbre pour sa cruauté.
Tiquet : sorte de parasite.

C’est Socrate (~469-399 av. J.-C.), le porte-parole de Platon, qui parle.

J’imagine, Gorgias, que tu as, comme moi, assisté à bien des discussions et que tu y as remarqué une chose, c’est que les interlocuteurs ont bien de la peine à définir entre eux le sujet qu’ils entreprennent de discuter et à terminer l’entretien après s’être instruits et avoir instruit les autres. Sont-ils en désaccord sur un point et l’un prétend-il que l’autre parle avec peu de justesse ou de clarté, ils se fâchent et s’imaginent que c’est par envie qu’on les contredit et qu’on leur cherche chicane, au lieu de chercher la solution du problème à débattre. Quelques-uns même se séparent à la fin comme des goujats, après s’être chargés d’injures et avoir échangé des propos tels que les assistants s’en veulent à eux-mêmes d’avoir eu l’idée d’assister à de pareilles disputes.
Pourquoi dis-je ces choses ? C’est qu’en ce moment tu me parais exprimer des idées qui ne concordent pas tout à fait et ne sont pas en harmonie avec ce que tu as dit d’abord de la rhétorique. Aussi j’hésite à te réfuter : j’ai peur que tu ne te mettes en tête que, si je parle, ce n’est pas pour éclaircir le sujet, mais pour te chercher chicane à toi-même.
Si donc tu es un homme de ma sorte, je t’interrogerai volontiers ; sinon, je m’en tiendrai là. De quelle sorte suis-je donc ? Je suis de ceux qui ont plaisir à être réfutés, s’ils disent quelque chose de faux, et qui ont plaisir aussi à réfuter les autres, quand ils avancent quelque chose d’inexact, mais qui n’aiment pas moins à être réfutés qu’à réfuter. Je tiens en effet qu’il y a plus à gagner à être réfuté, parce qu’il est bien plus avantageux d’être soi-même délivré du plus grand des maux que d’en délivrer autrui ; car, à mon avis, il n’y a pour l’homme rien de si funeste que d’avoir une opinion fausse sur le sujet qui nous occupe aujourd’hui. Si donc tu m’affirmes être dans les mêmes dispositions que moi, causons ; si au contraire tu es d’avis qu’il faut en rester là, restons-y et finissons la discussion.
PlatonGorgias.


Socrate analyse ce qu’est la rhétorique en visant Polos, un jeune disciple de Gorgias.

Socrate. – Je vais donc essayer d’expliquer ce qu’est à mes yeux la rhétorique. Si elle n’est pas ce que je crois, Polos me réfutera. Il y a sans doute quelque chose que tu appelles corps et quelque chose que tu appelles âme ?
Gorgias. – Sans contredit.
Socrate. – Ne crois-tu pas qu’il y a pour l’un et l’autre un état qui s’appelle la santé ?
Gorgias. – Si.
Socrate. – Et que cette santé peut n’être qu’apparente, et non réelle ? Voici ce que je veux dire. Beaucoup de gens qui paraissent avoir le corps en bon état ont une mauvaise santé, qu’il serait difficile de déceler à tout autre qu’un médecin ou un maître de gymnastique.
Gorgias. – C’est vrai.
Socrate. – Je prétends qu’il y a de même dans le corps et dans l’âme quelque chose qui les fait paraître bien portants, quoiqu’ils ne s’en portent pas mieux pour cela.
Gorgias. – C’est juste.
Socrate. – Voyons maintenant si j’arriverai à t’expliquer plus clairement ce que je veux dire. Je dis que, comme il y a deux substances, il y a deux arts. L’un se rapporte à l’âme : je l’appelle politique. Pour l’autre, qui se rapporte au corps, je ne peux pas lui trouver tout de suite un nom unique ; mais dans la culture du corps, qui forme un seul tout, je distingue deux parties, la gymnastique et la médecine. De même dans la politique je distingue la législation qui correspond à la gymnastique et la justice qui correspond à la médecine. Comme les arts de ces deux groupes se rapportent au même objet, ils ont naturellement des rapports entre eux, la médecine avec la gymnastique, la justice avec la législation, mais ils ont aussi des différences.
Il y a donc les quatre arts que j’ai dits, qui veillent au plus grand bien, les uns du corps, les autres de l’âme. Or la flatterie, qui s’en est aperçue, non point par une connaissance raisonnée, mais par conjecture, s’est divisée elle-même en quatre, puis, se glissant sous chacun des arts, elle se fait passer pour celui sous lequel elle s’est glissée. Elle n’a nul souci du bien et elle ne cesse d’attirer la folie par l’appât du plaisir ; elle la trompe et obtient de la sorte une grande considération. C’est ainsi que la cuisine s’est glissée sous la médecine et feint de connaître les aliments les plus salutaires au corps, si bien que, si le cuisinier et le médecin devaient disputer devant des enfants ou devant des hommes aussi peu raisonnables que les enfants, à qui connaît le mieux, du médecin ou du cuisinier, les aliments sains et les mauvais, le médecin n’aurait qu’à mourir de faim. Voilà donc ce que j’appelle flatterie et je soutiens qu’une telle pratique est laide, Polos, car c’est à toi que s’adresse mon affirmation, parce que cette pratique vise à l’agréable et néglige le bien. J’ajoute que ce n’est pas un art, mais une routine, parce qu’elle ne peut expliquer la véritable nature des choses dont elle s’occupe ni dire la cause de chacune. Pour moi, je ne donne pas le nom d’art à une chose dépourvue de raison. Si tu me contestes ce point, je suis prêt à soutenir la discussion.
Ainsi donc, je le répète, la flatterie culinaire s’est recelée sous la médecine, et de même, sous la gymnastique, la toilette, chose malfaisante, décevante, basse, indigne d’un homme libre, qui emploie pour séduire les formes, les couleurs, le poli, les vêtements et qui fait qu’en recherchant une beauté étrangère, on néglige la beauté naturelle que donne la gymnastique. Pour être bref, je te dirai dans le langage des géomètres (peut-être alors me comprendras-tu mieux) que ce que la toilette est à la gymnastique, la cuisine l’est à la médecine, ou plutôt que ce que la toilette est à la gymnastique, la sophistique l’est à la législation, et que ce que la cuisine est à la médecine, la rhétorique l’est à la justice. Telles sont, je le répète, les différences naturelles de ces choses ; mais comme elles sont voisines, sophistes et orateurs se confondent pêle-mêle sur le même terrain, autour des mêmes sujets, et ne savent pas eux-mêmes quel est au vrai leur emploi, et les autres hommes ne le savent pas davantage. De fait, si l’âme ne commandait pas au corps et qu’il se gouvernât lui-même, et si l’âme n’examinait pas elle-même et ne distinguait pas la cuisine et la médecine, et que le corps seul en jugeât en les appréciant sur les plaisirs qui lui en reviendraient, on verrait souvent le chaos dont parle Anaxagore, mon cher Polos, (car c’est là une chose que tu connais) : « toutes les choses seraient confondues pêle-mêle », et l’on ne distinguerait pas celles qui regardent la médecine, la santé et la cuisine. Tu as donc entendu ce que je crois qu’est la rhétorique ; elle correspond pour l’âme à ce qu’est la cuisine pour le corps.
PlatonGorgias.

Conjecture : hypothèse ou supposition.
Anaxagore (~500-~428 av. J.-C.), philosophe grec.

Socrate énumère les qualités requises pour que le dialogue soit fructueux. Il s’adresse à Calliclès, un personnage fictif, disciple athénien de Gorgias.

Socrate. – Si mon âme était d’or, Calliclès, ne crois-tu pas que je serais bien aise de trouver une de ces pierres avec lesquelles on éprouve l’or, la meilleure, pour en approcher mon âme, de façon que, si elle me confirmait que mon âme a été bien soignée, je fusse assuré que je suis en bon état et que je n’ai plus besoin d’aucune épreuve ?
Calliclès. – Où tend ta question, Socrate ?
Socrate. – Je vais te le dire : c’est que je pense avoir fait, en te rencontrant, cette heureuse trouvaille.
Calliclès. – Comment cela ?
Socrate. – J’ai la certitude que, si tu tombes d’accord avec moi sur les opinions de mon âme, elles seront de ce fait absolument vraies. Je remarque en effet que, pour examiner comme il faut si une âme vit bien ou mal, il faut avoir trois qualités, que tu réunis toutes les trois : la science, la bienveillance et la franchise. Je rencontre souvent des gens qui ne sont pas capables de m’éprouver, parce qu’ils ne sont pas savants comme toi ; d’autres sont savants, mais ne veulent pas me dire la vérité, parce qu’ils ne s’intéressent pas à moi, comme tu le fais. Quant à ces deux étrangers, Gorgias et Polos, ils sont savants et bien disposés pour moi tous les deux, mais leur franchise n’est pas assez hardie et ils sont par trop timides. Comment en douter, quand ils portent la timidité au point qu’ils se résignent à se contredire l’un l’autre par fausse honte en présence de nombreux assistants, et cela sur les objets les plus importants ?
PlatonGorgias.


Dans le dialogue de Platon qui porte son nom, le sophiste Protagoras (~490-~420 av. J.-C.) de la cité d’Abdère, propose un “mythe”, une des versions du “mythe de Prométhée” pour expliquer pourquoi en politique tous peuvent donner un avis.

Il fut jadis un temps où les dieux existaient, mais non les espèces mortelles. Quand le temps que le destin avait assigné à leur création fut venu, les dieux les façonnèrent dans les entrailles de la terre d’un mélange de terre et de feu et des éléments qui s’allient au feu et à la terre. Quand le moment de les amener à la lumière approcha, ils chargèrent Prométhée et Épiméthée de les pourvoir et d’attribuer à chacun des qualités appropriées. Mais Épiméthée demanda à Prométhée de lui laisser faire seul le partage. Quand je l’aurai fini, dit-il, tu viendras l’examiner. Sa demande accordée, il fit le partage, et, en le faisant, il attribua aux uns la force sans la vitesse, aux autres la vitesse sans la force ; il donna des armes à ceux-ci, les refusa à ceux-là, mais il imagina pour eux d’autres moyens de conservation ; car à ceux d’entre eux qu’il logeait dans un corps de petite taille, il donna des ailes pour fuir ou un refuge souterrain ; pour ceux qui avaient l’avantage d’une grande taille, leur grandeur suffit à les conserver, et il appliqua ce procédé de compensation à tous les animaux. Ces mesures de précaution étaient destinées à prévenir la disparition des races. Mais quand il leur eut fourni les moyens d’échapper à une destruction mutuelle, il voulut les aider à supporter les saisons de Zeus ; il imagina pour cela de les revêtir de poils épais et de peaux serrées, suffisantes pour les garantir du froid, capables aussi de les protéger contre la chaleur et destinées enfin à servir, pour le temps du sommeil, de couvertures naturelles, propres a chacun d’eux ; il leur donna en outre comme chaussures, soit des sabots de corne, soit des peaux calleuses et dépourvues de sang ; ensuite il leur fournit des aliments variés suivant les espèces, aux uns l’herbe du sol, aux autres les fruits des arbres, aux autres des racines ; à quelques-uns même il donna d’autres animaux à manger ; mais il limita leur fécondité et multiplia celle de leurs victimes, pour assurer le salut de la race.
Cependant Épiméthée, qui n’était pas très réfléchi, avait, sans y prendre garde, dépensé pour les animaux toutes les facultés dont il disposait et il lui restait la race humaine à pourvoir, et il ne savait que faire. Dans cet embarras, Prométhée vient pour examiner le partage ; il voit les animaux bien pourvus, mais l’homme nu, sans chaussures, ni couverture, ni armes, et le jour fixé approchait où il fallait l’amener du sein de la terre à la lumière. Alors Prométhée, ne sachant qu’imaginer pour donner à l’homme le moyen de se conserver, vole à Héphaïstos et à Athéna la connaissance des arts avec le feu ; car, sans le feu, la connaissance des arts était impossible et inutile ; et il en fait présent à l’homme. L’homme eut ainsi la science propre à conserver sa vie ; mais il n’avait pas la science politique ; celle-ci se trouvait chez Zeus, et Prométhée n’avait plus le temps de pénétrer dans l’acropole que Zeus habite et où veillent d’ailleurs des gardes redoutables. Il se glisse donc furtivement dans l’atelier commun où Athéna et Héphaïstos cultivaient leur amour des arts, il y dérobe au dieu son art de manier le feu et à la déesse l’art qui lui est propre, et il en fait présent à l’homme, et c’est ainsi que l’homme peut se procurer des ressources pour vivre. Dans la suite, Prométhée fut, dit-on, puni du larcin qu’il avait commis par la faute d’Épiméthée.
Quand l’homme fut en possession de son lot divin, d’abord à cause de son affinité avec les dieux, il crut à leur existence, privilège qu’il a seul de tous les animaux, et il se mit à leur dresser des autels et des statues ; ensuite il eut bientôt fait, grâce à la science qu’il avait, d’articuler sa voix et de former les noms des choses, d’inventer les maisons, les habits, les chaussures, les lits, et de tirer les aliments du sol. Avec ces ressources, les hommes, à l’origine, vivaient isolés, et les villes n’existaient pas ; aussi périssaient-ils sous les coups des bêtes fauves, toujours plus fortes qu’eux ; les arts mécaniques suffisaient à les faire vivre ; mais ils étaient d’un secours insuffisant dans la guerre contre les bêtes ; car ils ne possédaient pas encore la science politique dont l’art militaire fait partie. En conséquence ils cherchaient à se rassembler et à se mettre en sûreté en fondant des villes ; mais quand ils s’étaient rassemblés, ils se faisaient du mal les uns aux autres, parce que la science politique leur manquait, en sorte qu’ils se séparaient de nouveau et périssaient.
Alors Zeus, craignant que notre race ne fût anéantie, envoya Hermès porter aux hommes la pudeur et la justice, pour servir de règles aux cités et unir les hommes par les liens de l’amitié. Hermès alors demanda à Zeus de quelle manière il devait donner aux hommes la justice et la pudeur. Dois-je les partager, comme on a partagé les arts ? Or les arts ont été partagés de manière qu’un seul homme, expert en l’art médical, suffît pour un grand nombre de profanes, et les autres artisans de même. Dois-je répartir ainsi la justice et la pudeur parmi les hommes, ou les partager entre tous ? — Entre tous, répondit Zeus ; que tous y aient part, car les villes ne sauraient exister, si ces vertus étaient, comme les arts, le partage exclusif de quelques-uns ; établis en outre en mon nom cette loi, que tout homme incapable de pudeur et de justice sera exterminé comme un fléau de la société.
Voilà comment, Socrate, et voilà pourquoi et les Athéniens et les autres, quand il s’agit d’architecture ou de tout autre art professionnel, pensent qu’il n’appartient qu’à un petit nombre de donner des conseils, et si quelque autre, en dehors de ce petit nombre, se mêle de donner un avis, ils ne le tolèrent pas, comme tu dis, et ils ont raison, selon moi. Mais quand on délibère sur la politique, où tout repose sur la justice et la tempérance, ils ont raison d’admettre tout le monde, parce qu’il faut que tout le monde ait part à la vertu civile ; autrement il n’y a pas de cité. Voilà, Socrate, la raison de cette différence.
PlatonProtagoras.


Aristote montre l’importance du logos (parole, discours, raison) pour comprendre l’homme.

Et pourquoi l’homme est un animal politique à un plus haut degré qu’une abeille quelconque ou tout autre animal grégaire est évident. La nature en effet, comme nous le disons, ne fait rien en vain ; et l’homme, seul de tous les animaux, possède la parole [logon]. Or, tandis que la voix [phonè] ne sert qu’à indiquer la joie et la peine, et appartient pour ce motif aux autres animaux également (car leur nature va jusqu’à éprouver les sensations de plaisir et de douleur, et à se les indiquer les uns aux autres), la parole [logos] sert à exprimer l’utile et le nuisible, et, par suite aussi, le juste et l’injuste : car c’est le caractère propre de l’homme par rapport aux autres animaux, d’être le seul à avoir la sensation du bien et du mal, du juste et de l’injuste, et d’autres [choses du même genre], et c’est leur communauté qui fait la famille et la cité [polis].
AristotePolitique, I, 2.



dimanche 27 janvier 2019

Hegel De l'amour

II. L’amour.
1° Idée de l’amour. – 2° Les collisions de l’amour. – 3° Son caractère accidentel. 
I. Si le caractère fondamental de l’honneur est le sentiment de la personnalité et de son indépendance absolue, dans l’amour, au contraire, le degré le plus élevé est l’abandon de soi-même, l’identification du sujet avec une autre personne d’un autre sexe. C’est le renoncement à son individualité propre, qui ne se retrouve que dans autrui. Sous ce rapport, l’honneur et l’amour sont opposés l’un à l’autre. 
Mais, d’un autre côté, nous pouvons considérer l’amour comme la réalisation d’un principe qui se trouve déjà dans l’honneur. L’honneur a essentiellement besoin de voir la personne qui se sent d’une valeur infinie, reconnue de même par une autre personne. Or cette reconnaissance est véritable et complète, non lorsque ma personnalitéin abstracto, dans quelque cas particulier, et par conséquent limité, est respectée, mais lorsque moi tout entier, avec ce que je suis et renferme en moi-même, tel que j’ai été, tel que je suis et serai, je m’identifie avec un autre au point de constituer sa volonté, sa pensée, le but de son être et sa possession la plus intime. Alors cet autre ne vit qu’en moi comme je ne vis qu’en lui. Ces deux êtres n’existent pour eux-mêmes que dans cette unité parfaite. Ils placent dans cette identité toute leur âme et le monde entier. C’est ce caractère d’infinité intérieure qui donne à l’amour son importance dans l’art moderne, importance qui s’accroît encore par la richesse des sentiments que l’idée de l’amour renferme en elle-même. 
L’honneur s’appuie souvent sur des réflexions abstraites et sur la casuistique du raisonnement ; il n’en est pas de même de l’amour. Son origine est le sentiment, et comme la différence des sexes joue ici un grand rôle, il présente aussi le caractère d’un penchant physique spiritualisé. Cependant cette différence n’est essentielle que parce que l’individu met dans cette union son âme, l’élément spirituel et infini de son être. 
Ce renoncement à soi-même pour s’identifier avec un autre, cet abandon dans lequel le sujet retrouve cependant la plénitude de son être, constitue le caractère infini de l’amour. Et ce qui en fait principalement la beauté, c’est qu’il ne reste pas un simple penchant, ni un sentiment ; sous son charme, l’imagination voit le monde entier destiné à lui servir d’ornement. Il attire tout dans son cercle et n’accorde de prix aux objets que dans leur rapport avec lui. 
C’est surtout dans les caractères de femmes qu’il se révèle avec toute sa beauté ; c’est chez les femmes que cet abandon, cet oubli de soi, est porté à son plus haut degré. Toute leur vie intellectuelle et morale se concentre dans ce sentiment unique et se développe en vue de lui ; il fait la base de leur existence, et, si quelque malheur vient à le briser, elles disparaissent comme un flambeau qui s’éteint au premier souffle un peu violent.
L’amour ne présente pas ce caractère de profondeur dans l’art classique ; il n’y joue, en général, qu’un rôle subalterne, ou il n’apparaît que sous le point de vue de la jouissance sensible. Dans Homère, il est traité sans beaucoup d’importance ; il est représenté sous sa forme la plus digne dans la vie domestique, dans la personne de Pénélope, ou comme la tendre sollicitude de l’épouse et de la mère dans Andromaque, ou bien encore dans d’autres relations morales. Au contraire le lien qui unit Pâris à Hélène est reconnu immoral, et il est la cause déplorable de tous les malheurs, de tous les désastres de la guerre de Troie. L’amour d’Achille pour Briséis n’a rien de profond ni de sérieux ; car Briséis est une esclave soumise au bon plaisir du héros. Dans les odes de Sapho, le langage de l’amour s’élève, il est vrai, jusqu’à l’enthousiasme lyrique ; cependant c’est plutôt l’expression de la flamme qui dévore et consume que celle d’un sentiment qui pénètre au fond du cœur et remplit l’âme. Dans les charmantes petites poésies d’Anacréon, l’amour présente un tout autre aspect. C’est une jouissance plus sereine et plus générale, qui ne connaît ni les tourments infinis, ni l’absorption de l’existence entière dans un sentiment unique, ni l’abandon d’une âme oppressée et languissante. Le poète se laisse aller joyeusement à la jouissance immédiate, naïvement et sans soucis, sans attacher d’importance à la possession exclusive d’une femme particulière. La haute tragédie des anciens ne connaît également pas la passion de l’amour dans le sens moderne. Dans Eschyle et dans Sophocle, l’amour n’a pas la prétention d’exciter un véritable intérêt. Ainsi, quoique Antigone soit destinée à être l’épouse d’Hémon, que celui-ci s’intéresse à elle plus vivement qu’à son père, quoi qu’il aille même jusqu’à mourir à cause d’elle lorsqu’il désespère de la sauver, il fait cependant valoir devant Créon des raisons tout à fait indépendantes de sa passion. Celle-ci ne ressemble d’ailleurs nullement à celle d’un amant moderne et n’a pas le même caractère sentimental. Euripide traite l’amour comme une passion plus sérieuse. Cependant l’amour de Phèdre apparaît chez lui comme un égarement coupable, causé par l’ardeur du sang et le trouble des sens, comme un poison funeste versé dans le cœur d’une femme par Vénus, qui veut perdre Hippolyte, parce que ce jeune prince refuse de sacrifier sur ses autels. De même nous avons bien, dans la Vénus de Médicis, une représentation plastique de l’amour, qui ne laisse rien à désirer sous le rapport de la grâce et de la perfection des formes ; mais on chercherait vainement l’expression du sentiment intérieur, tel que l’exige l’art moderne. On peut en dire autant de la poésie romaine. Après la destruction de la république, et à la suite du relâchement des mœurs, l’amour n’apparaît plus que comme une jouissance sensuelle.
Dans le moyen âge, au contraire, Pétrarque, par exemple, quoiqu’il regardât ses sonnets comme des jeux d’esprit, et fondât sa réputation sur ses poésies et ses œuvres latines, s’est immortalisé par cet amour idéal qui, sous le ciel italien, se mariait dans une imagination ardente avec le sentiment religieux. L’inspiration sublime du Dante a aussi sa source dans son amour pour Béatrice. Cet amour se transforme dans l’amour religieux, lorsque son génie plein d’audace s’élève à cette conception sublime, dans laquelle il ose ce que personne n’avait osé avant lui, s’ériger en juge suprême du monde et assigner aux hommes leur place dans l’enfer, le purgatoire et le ciel. Comme pour former un contraste avec cette grandeur et cette sublimité, Boccace nous représente l’amour dans la vivacité de la passion, un amour léger, folâtre, sans moralité, lorsqu’il met sous nos yeux, dans ses nouvelles si variées, les mœurs de son temps et de son pays. Dans les poésies des Minnesänger allemands, l’amour se montre sentimental et tendre, sans richesse d’imagination, naïf, mélancolique et monotone. Dans la bouche des Espagnols, il abonde en images ; il est chevaleresque, quelquefois subtil dans la recherche et la défense de ses droits et de ses devoirs, dont il fait autant de points d’honneur personnels ; il est aussi enthousiaste, lorsqu’il se déploie dans tout son éclat. Chez les Français, il est, au contraire, plus galant ; il tourne à la vanité ; c’est un sentiment qui vise à l’effet poétique, dans l’expression duquel perce souvent beaucoup d’esprit et une subtilité sophistique pleine de sens. Tantôt c’est une volupté sans passion, tantôt une passion sans volupté, une sensibilité ou plutôt une sentimentalité raffinée qui s’analyse dans de longues réflexions. – Mais nous devons couper court à ces observations qui, prolongées davantage, seraient ici déplacées.
II. Le monde et la vie réelle sont remplis de causes de division. Or, que l’un se représente d’un côté la société avec son organisation actuelle, la vie domestique, les rapports civils et politiques, la loi, le droit, les mœurs, etc., et, en opposition avec cette réalité positive, une passion qui germe dans les âmes ardentes et généreuses, l’amour, cette religion des cœurs, qui tantôt se confond avec la religion, tantôt se la subordonne, l’oublie même, et, se regardant comme l’affaire essentielle, unique, vraiment importante de la vie, ne peut cependant se résoudre à renoncer à tout le reste, fuir au désert avec l’objet aimé ; capable d’ailleurs de se livrer à tous les excès, Jusqu’à abjurer, par une dégradation cynique, la dignité humaine, on conçoit facilement que cette opposition ne doit pas manquer d’engendrer de nombreuses collisions ; car les autres intérêts de la vie font aussi valoir leurs exigences et leurs droits, et doivent par là blesser l’amour dans ses prétentions à une domination souveraine. 
1° La collision la plus fréquente est le conflit de l’amour et de l’honneur. L’honneur, en effet, a le même caractère infini que l’amour, et il peut jeter sur son chemin un motif qui soit un obstacle absolu. Dans ce cas, le devoir de l’homme peut demander le sacrifice de l’amour. Dans une certaine classe de la société, par exemple, il serait contraire à l’honneur d’aimer une femme d’une condition inferieure. La différence des conditions est un résultat nécessaire de la nature des choses ; et d’ailleurs elle existe. Si la vie sociale n’a pas encore été régénérée par l’idée de la vraie liberté, en vertu de laquelle l’individu peut choisir lui-même sa condition et déterminer sa vocation, c’est toujours, plus ou moins, la naissance qui assigne à l’homme son rang et sa position. Ces distinctions sont encore consacrées comme absolues par l’honneur. On se fait un point d’honneur de ne pas déroger.
2° Les principes éternels de l’ordre moral eux-mêmes, l’intérêt de l’État, l’amour de la patrie, les devoirs de famille, etc., peuvent aussi entrer en lutte avec l’amour, et s’opposer à l’accomplissement de ses fins. Dans les représentations modernes où ces principes ont une haute valeur, ce genre de collision est un thème favori. L’amour se présente alors lui-même comme un droit imposant, le droit sacré du cœur ; il s’oppose à d’autres devoirs et à d’autres droits. Ou il les déclare inferieurs à lui et s’affranchit de leur autorité ; ou il reconnaît leur supériorité, et alors un combat s’engage au fond de l’âme entre la violence de la passion et une idée supérieure. La Pucelle d’Orléans (de Schiller), par exemple, roule sur cette dernière collision.
3° Il peut aussi exister des rapports et des obstacles extérieurs qui s’opposent à l’amour : le cours ordinaire des choses, la prose de la vie, des accidents malheureux, les passions, les préjugés, des idées étroites, l’égoïsme dans les autres, une foule d’incidents de toute espèce. L’odieux, le terrible et le repoussant y occupent souvent beaucoup de place, parce que c’est la perversité, la grossièreté, la rudesse sauvage des passions étrangères qui sont mises en opposition avec la tendre beauté de l’amour. C’est surtout dans les drames et les romans qui ont paru dans ces derniers temps que nous voyons souvent de semblables collisions extérieures. Elles intéressent principalement à cause de la part que nous prenons aux souffrances, aux espérances, aux projets renversés des malheureux amants. Le dénouement, selon qu’il est heureux ou malheureux, nous satisfait ou nous émeut. Quelquefois ces productions simplement nous amusent. – En général, cette espèce de conflit, ayant pour principe des circonstances purement accidentelles, est d’un ordre inférieur. 
III. Sous tous ces rapports, sans doute l’amour présente un caractère élevé, parce qu’il n’est pas seulement un penchant pour l’autre sexe, mais un sentiment noble et beau ; il déploie, dans la poursuite de l’objet aimé, une grande richesse de qualités, de l’ardeur, de la hardiesse, du courage ; il est capable du plus grand dévouement. Cependant l’amour romantique a aussi ses imperfections. Ce qui lui manque, c’est le caractère général et absolu. Il n’est toujours que le sentiment personnel de l’individu qui, au lieu de se montrer tout occupé des grands intérêts de la vie humaine, du bien, de sa famille, de l’État, de sa patrie, des devoirs de sa position, du soin de sa liberté, de la religion, etc., n’est rempli que de soi, n’aspire qu’à se retrouver dans un autre lui-même et à faire partager sa passion. Le fond de l’amour est donc le moi, et il ne répond pas à la nature complète de l’homme. Dans la famille, dans le mariage même, au point de vue de la morale privée et publique, la sensibilité en elle-même, et cette union à laquelle elle aspire précisément avec telle personne et non avec une autre, ne jouent qu’un rôle secondaire. Dans l’amour romantique, tout roule sur ce principe, l’attrait mutuel de deux individus de sexe différent. Or, pourquoi plutôt cette personne que cette autre ? C’est ce qui n’a sa raison que dans une préférence toute personnelle et souvent dans le caprice. La femme a son bien-aimé ; le jeune homme a sa bien-aimée, objet toujours incomparable, type suprême de beauté et de perfection. Mais s’il est vrai que chacun fait de celle qu’il aime une Vénus ou quelque chose de plus, il est clair qu’il y a plusieurs femmes dont on peut en dire autant, et, au fond, personne n’est dupe de cette illusion. Cette préférence exclusive et absolue est purement une affaire de cœur, un choix tout personnel. Trouver la plus haute conscience de soi-même précisément dans cette personne que l’on a rencontrée offre l’apparence d’un jeu et d’un caprice du hasard. On reconnaît là, il est vrai, la haute liberté de l’individu, et il y a loin de cette liberté à une passion comme celle de la Phèdre d’Euripide, soumise à la puissance d’une divinité ; mais ce choix, tout libre qu’il est, par cela seul qu’il a pour principe la volonté purement individuelle, se présente comme quelque chose d’arbitraire et d’accidentel. 
Par là, les collisions de l’amour, particulièrement lorsqu’il est représenté comme entrant en lutte avec les intérêts généraux de la société, conservent toujours un caractère d’accidentalité qui ne permet pas de les légitimer, parce que c’est l’homme, comme individu, qui, avec ses exigences personnelles, s’oppose à ce qui, par son caractère essentiel, a droit à être reconnu et respecté. Les personnages des hautes tragédies anciennes, Agamemnon, Clytemnestre, Oreste, Œdipe, Antigone, Créon, poursuivent aussi un but individuel ; mais le motif véritable, le principe qui se montre sous une forme passionnée comme le fond de leurs actions et de leur caractère, est d’une légitimité absolue et, par là même aussi, d’un intérêt général. Aussi les infortunes qui en sont la suite ne nous touchent pas seulement comme étant l’effet d’un destin malheureux, mais comme un malheur qui commande le respect ; elles inspirent une terreur religieuse, parce que la passion qui ne se repose que quand elle a obtenu satisfaction renferme un principe éternel et nécessaire. Que le crime de Clytemnestre ne soit pas puni, dans la pièce où Oreste poursuit la vengeance de son père, qu’Antigone meure pour avoir accompli un devoir fraternel envers Polynice, c’est là une injustice, un mal en soi. Mais ces souffrances de l’amour, ces espérances brisées, ces tourments, ce martyre qu’éprouve un amant, ce bonheur et cette félicité infinis qu’il se crée dans son imagination, ne sont nullement en soi un intérêt général ; c’est quelque chose qui le regarde personnellement. Tout homme a, il est vrai, un cœur fait pour l’amour et le droit d’y trouver le bonheur ; mais, lorsque précisément dans tel cas donné, dans telle ou telle circonstance, il n’atteint pas son but, aucune injustice ne lui est faite ; car il n’est pas nécessaire en soi qu’il s’éprenne précisément de cette femme et que nous devions nous intéresser à une chose aussi accidentelle, qui dépend plus ou moins du caprice, qui n’a ni étendue ni généralité. C’est là le côté froid qui se fait sentir dans le développement de cette brûlante passion.
Georg Wilhelm Friedrich Hegel,Esthétique, tome premier (1835, posth.), Deuxième partie : Développement de l’idéal dans les formes particulières que revêt le beau dans l’art, Troisième section De la forme romantique de l’art, chapitre 2 La chevalerie.