jeudi 23 janvier 2020

Corrigé d'une dissertation : Le souci d'objectivité interdit-il à l'historien de porter des jugements ?

Dans ses Mémoires d’outre-tombe (posthume 1849-1850), Chateaubriand (1768-1848), partisan de la monarchie, fait un portrait à charge de Danton (1759-1794), qu’il qualifie de « Hun à taille de Goth », de « procureur lubrique et cruel » (livre IX, chapitre 4) [1] révolutionnaire, républicain, un des artisans de la chute et de la mort de Louis XVI.
Aussi considère-t-on habituellement qu’il faut être neutre pour être objectif et donc ne pas juger. A fortiori, l’historien. Son domaine d’études est le passé de la vie humaine en société. Il a selon le sens étymologique du nom de sa discipline à reconstituer le passé en cherchant les preuves de ce qu’il avance. Aussi son point de vue doit-il être éliminé pour se concentrer sur ce qui s’est passé comme cela s’est passé.
Or, les faits humains sont mêlés de jugements de valeur, moraux ou esthétiques, qu’il paraît difficile, voire impossible de négliger pour relater les actions humaines.
Dès lors, on peut s’interroger : le souci d’objectivité interdit-il à l’historien de porter des jugements, moraux ou esthétiques, ou bien peut-il juger et à quelles conditions ?
L’historien doit rester neutre ou ne pas prendre parti, cela ne lui interdit pas de tenir compte et de juger à l’intérieur de la culture donnée, voire à porter des jugements lorsqu’il s’agit de faits à valeur universelle.


L’historien doit reconstituer le passé humain. Pour cela, il s’appuie sur des documents qui sont fondamentalement des écrits, voire des monuments, outils, objets, détritus, traces diverses. Comme le montre la préhistoire, l’absence d’écrits rend la compréhension du passé humain assez difficile et dans certains cas impossibles. Que comprendrions-nous des images religieuses dans les Églises sans la Bible et les commentaires des théologiens comme saint Augustin ? Autant qu’un voyageur sidéral qui s’en ferait une idée sans pouvoir lire pour reprendre une expérience de pensée de Leroi-Gourhan (1911-1986) dans Les religions de la préhistoire (1964). Or, pour reconstituer les textes qui donnent accès à la dimension historique de l’existence humaine, il est nécessaire de ne pas y transporter ses propres préjugés. C’est en ce sens qu’il ne faut pas juger pour être objectif. C’est pour cela que Rousseau a écrit dans l’Émile (1762) que « Les pires historiens (…) sont ceux qui jugent. ». Mais, comment ne pas juger puisqu’il faut bien choisir dans les documents ?
En effet, comme l’historien allemand Léopold Von Ranke (1795-1886) l’a soutenu selon l’analyse d’Hannah Arendt dans « Le concept d’histoire » de La Crise de la culture, l’historien doit s’abstenir de jugement, autrement dit de faire l’éloge ou de blâmer les faits, et se faire en quelque sorte oublier pour être objectif. Concernant le jugement, il faut entendre le jugement moral, voire esthétique. Je puis décrire une action sans dire si elle est bonne ou mauvaise. Par exemple, je peux décrire l’esclavage antique sans juger qu’il est immoral. Il est plus difficile par contre de s’abstenir de jugement quant aux faits. En effet, dans la masse de données, l’historien doit choisir. Il doit donc intervenir dans la sélection des documents. Comment évitera-t-il dans ses choix d’orienter et donc de présenter sous un certain jour les faits ? C’est pourquoi Rousseau dénonçait des historiens qui modifient la réalité des faits dans l’Émile. Dès lors, l’historien ne pouvant pas choisir, l’objectivité totale apparaît impossible. Dès lors, il paraît d’autant plus évident que le souci d’objectivité interdit à l’historien de porter des jugements de quelque nature qu’ils soient.

Cependant, une pure neutralité, à supposer qu’elle soit possible, impliquerait de mettre sur le même plan les grandes actions ou les grandes œuvres des hommes et les actions et les œuvres les plus basses ou les plus plates. Elle impliquerait un relativisme conduisant finalement à un manque d’objectivité. Aussi, comment juger le passé humain tout en étant objectif ? L’historien ne doit-il pas s’interdire de porter des jugements même s’ils sont nécessaires faute de critères universels ?


Dans la mesure où il reconstruit le passé, l’historien peut corriger au fur et à mesure ses hypothèses en les confrontant aux documents qu’il découvre. Plus précisément, toute histoire dans la mesure où elle est enquête, repose sur des problèmes à résoudre. Lorsqu’on n’enquête pas, c’est qu’on croit savoir. Et dès lors, on ne recherche pas. Et comme l’historien doit retrouver un passé qui, même s’il est le sien, est celui d’un monde culturel à lui inconnu – encore une fois car sinon il n’y aurait pas de recherche – il peut, à l’instar du physicien, chercher à falsifier ses hypothèses. C’est ainsi que les jugements qu’il ne peut pas ne pas porter sur les actions des hommes sont porteurs de ses propres valeurs ou plutôt des valeurs de sa culture. Il ne peut pas ne pas découvrir les valeurs des autres cultures. Ne peut-il pas alors juger, non pas d’après ses valeurs, mais d’après les valeurs des autres ?
Il peut en effet juger des actions des hommes du passé, non pas avec ses propres valeurs, mais avec les leurs et en tenant compte de leur différence. On peut ainsi avec Raymond Aron dans sa préface à l’ouvrage de Max Weber, Le savant et le politique, soutenir que l’objectivité exige de distinguer entre ce qui est grand et ce qui est pâle imitation. Comment mettre sur le même plan, La Vierge, l’enfant Jésus et Sainte Anne (1503-1519) de Léonard (1452-1519) et Vierge à l’Enfant avec sainte Anne, saint Joseph et petit saint Jean-Baptiste (~1530) de Bernardino Luini (~1485-1532), un de ses disciples, qui, manifestement, a copié le carton de Londres tout en ajoutant son saint Joseph ? Par contre, il serait absurde de vouloir comparer un temple indou avec une cathédrale gothique et de juger la seconde supérieure au premier. C’est qu’un historien indien jugerait peut-être inversement. Il peut et même doit par contre se rendre au jugement relatif à Léonard et à Luini pour peu qu’il fasse sérieusement l’enquête. Dans ce cas, c’est manquer à l’objectivité que de ne pas faire le bon jugement puisqu’il exprime une dimension qui appartient au fait à qui appartient une certaine valeur indépendamment du point de vue.

Néanmoins, si on limite l’interdiction des jugements pour l’historien aux comparaisons entre les cultures afin qu’il soit objectif, on peut réduire à l’infini la taille des cultures. On réputera incomparable deux moments de l’histoire, voire deux régions d’un même pays et ainsi de suite. On en revient donc à l’interdiction de juger. Faut-il alors renoncer à toute possibilité de juger au risque de rendre certaines descriptions et analyses strictement impossibles ou bien faut-il et dans quelle mesure admettre que des jugements universels soient possibles ?


Il faut donc faire un pas de plus et considérer qu’un jugement de valeur universel est possible qui ne nuit pas à l’objectivité de l’historien, au contraire s’il est vrai que l’universalité est un critère de l’objectivité. Léo Strauss (1899-1873) en donne un exemple frappant dans Droit naturel et histoire (1953). Il mentionne une description d’un camp de concentration prétendument objective au sens habituel de neutre moralement. Il faudrait non seulement présenter les faits mais également les motifs des différents acteurs sans jamais prononcer le mot de cruauté. Il fait remarquer à juste titre que l’absence de termes exprimant la cruauté impliquerait que la description du camp de concentration serait une satire féroce dont le sens d’ailleurs resterait obscur. On peut ainsi s’interroger sur la proposition que fait un médecin au personnage de Sophie dans le film, Le choix de Sophie. À son arrivée à Auschwitz, il la somme de choisir lequel de ses deux enfants va être gazé. La peur de voir les deux mourir la conduit à choisir sa fille. Si j’évite de parler de sadisme au sens ordinaire, il est clair alors que j’approuve le médecin. De tels jugements ne sont nullement propres à un camp mais ont une valeur universelle. Or, comment l’établir ?
On peut avec Kant dans la deuxième section du Conflit des facultés (1798) faire remarquer qu’il y a des événements qui amènent à des jugements d’approbation universels au moment même où ils se produisent. Il faisait référence à la révolution française et à son effet sur les spectateurs qui, par définition, étaient désintéressés. Aussi leur enthousiasme prouvait qu’il voyait dans l’événement, sa grandeur, notamment sa valeur morale pour l’humanité. De même, la chute du mur de Berlin en novembre 1989 a aussi provoqué un enthousiasme ou à l’inverse, les attentats du 11 septembre contre les tours jumelles de New York ont produit une certaine fascination horrifiée. Si donc les spectateurs des événements ne peuvent pas ne pas les juger pour en rendre compte, il est clair que l’historien doit juger en toute impartialité et que c’est la condition de l’objectivité dans la mesure où les faits humains ne sont pas séparables des valeurs qu’ils expriment. Ces valeurs, lorsqu’elles ont une portée universelle, peuvent donner lieu à un jugement universel. Et ce jugement peut s’entendre d’une autre culture. Les sacrifices humains si fréquents dans la culture Aztèque ne peuvent pas ne pas être considérés comme la manifestation d’un goût du sang particulier à cette culture.


En un mot, disons que le problème était de savoir si pour être objectif l’historien doit s’interdire de juger ou non et dans un tel cas dans quelles conditions. Si la neutralité paraît bonne par rapport aux préjugés, elle ne constitue pas la condition de l’objectivité pour l’historien. C’est que les faits historiques sont imprégnés de valeurs. L’historien ne doit pas seulement les décrire. Il doit pour être objectif les prendre en compte et juger de leur plus ou moins grande réussite. Mais il ne doit pas s’en tenir à une sorte de neutralité. Il doit juger selon des principes universels des faits humains, sans quoi, loin d’être objectif, il se montre partial à cause de sa neutralité même. L’impartialité de l’historien exige justement qu’il porte des jugements à partir de principes universels.


[1] Voici le contexte :
Les scènes des Cordeliers, dont je fus, trois ou quatre fois le témoin, étaient dominées et présidées par Danton, Hun à taille de Goth, à nez camus, à narines au vent, à méplats couturés, à face de gendarme mélangé de procureur lubrique et cruel. Dans la coque de son église, comme dans la carcasse des siècles, Danton, avec ses trois furies mâles, Camille Desmoulins, Marat, Fabre d’Eglantine, organisa les assassinats de septembre. Billaud de Varennes proposa de mettre le feu aux prisons et de brûler tout ce qui était dedans ; un autre Conventionnel opina pour qu’on noyât tous les détenus ; Marat se déclara pour un massacre général. On implorait Danton pour les victimes : “Je me f... des prisonniers”, répondit-il. Auteur de la circulaire de la Commune, il invita les hommes libres à répéter dans les départements l’énormité perpétrée aux Carmes et à l’Abbaye.

mercredi 22 janvier 2020

Corrigé d'une explication de texte de Cournot sur la spécificité du vivant

Sujet.
Expliquer le texte suivant :
Pour l’explication des phénomènes de la nature vivante, il faut tenir compte des propriétés fondamentales de la matière ; il faut savoir appliquer la mécanique des solides et celle des fluides ; il faut surtout faire intervenir les actions chimiques ; et le choix même que la nature a fait d’un petit nombre d’éléments chimiques, jouissant de propriétés singulières, pour fournir presque exclusivement les matériaux du règne organique, indique assez qu’il faut puiser dans la chimie les conditions les plus immédiates du développement des forces organiques ; mais d’un autre côté, si le chimiste regarde comme chimérique l’entreprise de ramener à un problème de mécanique ordinaire l’explication des phénomènes qu’il étudie et des lois qu’il constate, le physiologiste regarde comme encore plus chimérique la prétention d’expliquer, par le seul concours des lois de la mécanique et de la chimie, un des phénomènes les plus simples de la vie organique, la formation d’une cellule, la production d’un globule du sang, ou, parmi les fonctions plus complexes et qui néanmoins dépendent le plus immédiatement du jeu des actions chimiques, la digestion des aliments, l’assimilation des fluides nourriciers. Encore moins surmonterait-on la répugnance de la raison à admettre que la solution de l’énigme de la génération puisse sortir des formules du géomètre ou du chimiste. À l’apparition des êtres organisés et vivants commence un ordre de phénomènes qui s’accommodent aux grandes lois de l’univers matériel, qui en supposent le concours incessant, mais dont évidemment la conception et l’explication scientifique exigent l’admission expresse ou tacite de forces ou de principes ajoutés à ceux qui suffisent à l’explication de phénomènes plus généraux et plus permanents.
Cournot, Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique (1851).

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

Corrigé
[Ce texte est extrait du Chapitre 9 De la vie et de la série des phénomènes qui dépendent des actions vitales, § 125]

Les termes « vie » et « vivant » sont généralement propices à la valorisation. Il est vrai que l’homme est aussi un vivant et a à vivre. D’où la tentation de se penser et de penser le vivant de façon générale de façon essentiellement différente de la simple matière que l’on qualifie par opposition et par dévalorisation d’inerte. La science du vivant, la biologie comme on la nomme depuis Lamarck dans sa Philosophie zoologique (1801) a-t-elle des principes d’explication d’essence différente de ceux des autres sciences ou bien a-t-elle les mêmes ?
Tel est le problème que résout Cournot dans cet extrait de son Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique de 1851. Le philosophe veut montrer que si la biologie présuppose la physique et la chimie pour comprendre certains aspects du vivant qui lui sont communs avec la matière, elle requiert des principes d’explication propres qui sont d’une tout autre essence que ceux des sciences de la matière.
Or, les principes d’explications propres à la biologie sont-ils tels qu’il soit nécessaire de penser autrement les phénomènes naturels ? Plus précisément, sont-ce des forces vitales qu’il faut attribuer au vivant ? Ne peut-on pas lui conserver sa spécificité sans introduire des considérations téléologiques ?
On verra donc en quoi Cournot montre l’enracinement de la biologie dans la scientificité des sciences de la matière, physique, puis chimie, puis comment la biologie requiert selon lui de tout autre principes d’explication que les sciences de la matière et comment les êtres vivants forment une sorte de règne à part dans la nature.


Cournot, dans cet extrait, commence par indiquer quelles sont les sciences nécessaires pour connaître le vivant. Nécessaires signifie que sans elles la connaissance du vivant ne serait pas possible, mais cela ne veut pas dire suffisantes, c’est-à-dire qui permettent de le connaître entièrement. En effet, il commence par la mécanique des solides et des fluides. Cela signifie que tout vivant est aussi composé de matière sous ces deux états. La première concerne les parties solides du vivant ; on peut donner l’exemple des os. La seconde concerne tous les liquides. On peut illustrer l’idée du philosophe avec la circulation du sang. Mais, plus importante selon lui que la mécanique est la chimie.
La raison qu’il avance est que la nature a choisi un petit nombre d’éléments chimiques pour composer le vivant. L’expression présente d’emblée un tour téléologique qui demande à être interprété. Cournot veut-il dire simplement métaphoriquement que de fait, les vivants sont composés de peu d’éléments chimiques ou plutôt que les vivants requièrent pour être expliqués un principe agissant de façon finalisée qu’il nomme nature qui serait à l’origine des vivants ?
Dans le premier cas, la science du vivant ou biologie (selon le néologisme co-inventé par Lamarck) expliquerait grâce à la chimie pourquoi certains éléments chimiques sont plus propices à la constitution des vivants mais sans qu’il y ait de solution de continuité entre l’une et l’autre. On pourrait alors considérer que la biologie a une autonomie, c’est-à-dire qu’elle a ses propres principes explicatifs, mais qu’ils ne sont pas d’une autre essence que ceux des sciences de la matière. En effet, la physique et la chimie moderne n’utilisent pas la finalité mais uniquement la causalité efficiente. Dans le second cas, la biologie aurait des principes explicatifs d’essence différente des sciences de la matière en ce qu’elle utiliserait des principes téléologiques, c’est-à-dire qui impliquent des actions finalisées.

Autrement dit, la composition physico-chimique du vivant permet-elle de le penser comme ayant une place à part dans le réel ?


C’est clairement la seconde option que prend Cournot. En effet, il oppose à l’idée que la physique avec ses théories relatives à la mécanique des fluides et des solides et la chimie avec sa théorie des éléments soient l’une et l’autre des conditions suffisantes pour expliquer le vivant même si elles en sont des conditions nécessaires. Pour cela il commence par montrer que le chimiste ne peut considérer les explications mécaniques comme recevables pour traiter des problèmes propres à sa discipline. Or, cela ne veut pas dire que les éléments chimiques ne seraient pas soumis aux forces mécaniques, ni que la chimie ne serait pas scientifique parce qu’elle ne relève pas de la mécanique. Est-ce à dire que les lois de la chimie révèlent des propriétés explicables autrement que celle de la physique ? Une telle supposition n’est pas nécessaire. Il suffit donc de penser que les problèmes proprement chimiques s’expliquent par des lois découvertes par la chimie, lois causales comme le sont pour leur part les lois mécaniques. Chaque science aurait alors ses phénomènes et ses lois propres sans qu’il n’y en ait une qui soit plus ou moins scientifique que les autres. Les sciences s’ordonneraient en ce que les phénomènes des unes sont plus généraux que celles des autres. À ce compte la biologie aurait ses phénomènes et ses lois propres. Cette façon de hiérarchiser les sciences de façon à ne pas en réduire la spécificité sans introduire de solution de continuité entre elles était la thèse d’Auguste Comte dans son Cours de philosophie positive (deuxième leçon). Mais telle n’est pas la proposition de Cournot.
En effet, il considère que pour le physiologiste, user d’explication mécanique ou chimique serait « encore plus chimérique ». Il est donc clair qu’avec les phénomènes du vivant, on entre selon lui dans une autre dimension. Comme il a posé une nature finalisée, il faudrait comprendre que les phénomènes du vivant manifesteraient cette finalité. Les exemples qu’il propose sans explicitation tant ils lui paraissent clairs méritent qu’on s’y attarde. Il propose d’abord des phénomènes simples, puis des phénomènes complexes. Pour les phénomènes simples, il évoque « la formation d’une cellule, la production d’un globule du sang ». La cellule est simple comme composant de tout vivant ou de tout organe, mais en elle-même, est-elle simple ? Le texte ne permet pas de le dire. Comprenons que son apparition ne pourrait s’expliquer causalement. Autrement dit, il faudrait admettre une finalité à l’origine de sa production. Le deuxième exemple est la précision du premier s’il est vrai qu’un globule de sang est une cellule du sang selon la découverte d’Antoine Van Leeuwenhoek (1632-1723) en 1674 du globule rouge, grâce au microscope qu’il a perfectionné.
Quant aux phénomènes complexes du vivant que la chimie ne peut expliquer, ni une science du vivant qui serait de même nature qu’elle, Cournot énumère : « la digestion des aliments, l’assimilation des fluides nourriciers (…) la solution de l’énigme de la génération ». Les deux premiers exemples sont de même nature. Il faudrait comprendre que la fonction digestive ne pourrait s’expliquer mécaniquement ou chimiquement. Mais, la position de Cournot est ambigüe. La méconnaissance d’un mécanisme chimique ne prouve en aucune façon une spécificité du vivant. Il en va de même de l’énigme de la génération. Le fait de ne pas en connaître le mécanisme qui la rend possible ne permet en aucune façon de conclure qu’il n’y a pas de mécanisme, mais qu’il y a au contraire une utilisation de la mécanique et de la chimie pour assurer la reproduction qui ferait la spécificité du vivant.

Néanmoins, les vivants ont des propriétés particulières. Dès lors, leur apparition montre-t-elle une spécificité malgré tout et laquelle ?


Cournot veut incontestablement montrer la spécificité des vivants par rapport aux autres phénomènes. Il les caractérise comme des êtres organisés. Il faut comprendre par cet adjectif qu’ils forment essentiellement des organismes, c’est-à-dire un tout dont les parties concourent à l’existence du tout et qui en même temps agissent les unes pour les autres et les unes par les autres. Telle est la spécificité de l’organisme comme Kant l’a analysée dans la Critique de la faculté de juger (§ 65). La finalité que manifeste le vivant lui donne en apparence une place à part dans l’ordre du réel. Il faut comprendre que le vivant utilise pour ses fins les forces physiques et chimiques.
Pour préciser sa thèse, Cournot commence par marquer qu’il n’y a pas de rupture entre les vivants et les lois physiques et chimiques. Les vivants sont régis par ces lois, ils ne peuvent vivre sans les utiliser, ils ne peuvent vivre contre elles. Si les vivants présentent une spécificité dans le réel, c’est qu’il faut admettre pour eux des forces ou des principes spéciaux. On reconnaît là la notion de force vitale qui désigne une force non physico-chimique, qui agit en utilisant les forces physico-chimiques mais qui s’en distingue en nature et qu’on ne peut constater expérimentalement. C’est sur la base de l’échec des explications de même nature que celles de la physique et de la chimie qu’elle trouve ses preuves. Tel est bien le style de l’analyse de Cournot.
Or, admettre une force sur la base de l’expérience, c’est bien ce qui se passe en physique ou en chimie. Il est tout à fait possible de faire de même pour les phénomènes biologiques. Par contre, là où Cournot fait un pas de trop, c’est de laisser entendre qu’une différence de nature est impliquée par les vivants. Si on reprend son exemple de l’énigme de la génération. La découverte qu’il n’a pu connaître de la structure en double hélice de l’ADN qui est le support chimique de l’hérédité, a permis de rendre compte de la conservation de l’hérédité, de sa transmission, y compris des erreurs ou mutations qui ouvrent à la diversification du vivant. Le vivant présente bien dans la reproduction une propriété qu’on ne retrouve pas dans les autres domaines du réel, mais il n’est nul besoin de présupposer quelque énigme qui amènerait à supposer de mystérieuses forces.


Disons donc pour finir que le problème dont il est question dans cet extrait de l’Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique est celui de savoir quel est le statut de la science du vivant : une science analogue à la physique ou à la chimie ou bien une science qui impose d’introduire des principes nouveaux ? Cournot montre bien que la biologie ne doit pas être réduite à la physique, voire à la chimie. Toutefois, admettre comme il le fait implicitement une force vitale n’apparaît pas nécessaire.

samedi 18 janvier 2020

Corrigé d'une dissertation : Faut-il croire pour savoir ?

« Et pourtant elle tourne » aurait chuchoté Galilée (1564-1642) après avoir juré sur la Bible qu’il abjurait sa thèse d’une Terre en mouvement le 16 juin 1633. Cette légende montre l’opposition de l’homme de science qui sait et du croyant qui s’en tient à la croyance. Mais le premier semble tout autant croire. Faut-il croire pour savoir ?
On oppose souvent croire et savoir, ce qui conduit à considérer absurde voire contradictoire qu’on ait à croire pour savoir. En effet, ce serait donner son assentiment sans preuves et ensuite chercher des preuves pour donner son assentiment, ce qui est absurde.
Et pourtant, comment si on ne croit rien, si on ne croit en rien, comment donc arriver à trouver, puisqu’on passera son temps à douter ?
Dès lors, on peut se demander si c’est une nécessité de croire pour savoir ou bien un devoir moral ou bien si, au contraire, croire serait un obstacle pour savoir.


Croire est nécessaire pour savoir dans la mesure où il faut bien des points de départ. En effet, s’il fallait tout prouver, on ne pourrait jamais s’arrêter et dès lors on ne prouverait rien. Lorsqu’un savant fait une expérience, il s’appuie sur certaines croyances. Par exemple, pour prouver que la Terre est ronde, Aristote, dans le livre II du chapitre 14 du Traité du ciel, utilise la forme réfléchie de la Terre qu’on voit courbe lors des éclipses de Lune, comme miroir en quelque sorte, de la forme de la Terre. Il lui faut croire que la Terre, la Lune et le Soleil existent et se déplacent. On comprend alors que Pascal, dans les Pensées [n°110 Lafuma, posthume 1670], ait pu soutenir que notre connaissance ne vient pas seulement de la raison mais aussi du cœur. C’est le cœur ou le sentiment qui permet, selon lui, de connaître les premiers principes, c’est-à-dire les vérités auxquelles il faut croire pour pouvoir ensuite prouver grâce à la raison. Ne risque-t-on pas alors d’orienter les preuves en fonction de nos croyances ?
En effet, lorsqu’on persuade, on use de croyances comme le montrent les publicitaires et les politiciens. Aussi faut-il préciser que croire est nécessaire pour savoir et non un obstacle à la condition de s’en tenir au petit nombre de premiers principes connus par le cœur selon Pascal. Autrement dit, il ne faut pas tout croire ou croire en n’importe quoi mais croire uniquement aux premiers principes. Ainsi, on doit croire que la Terre ou la Lune existent, bref, que « nous ne rêvons pas » comme le soutient Pascal dans les Pensées, [n°110], mais quant à sa forme par exemple, il faut rechercher les preuves. C’est donc en essayant de prouver le plus possible qu’on évite de croire en ce qui ferait obstacle au savoir et qu’on ne croit que ce qu’il faut pour savoir.

Cependant, s’il faut chercher à prouver le plus possible, c’est plutôt à la condition de ne pas croire. Et on peut commencer par des hypothèses. Dès lors, s’il faut croire pour savoir, n’est-ce pas plutôt au sens d’un devoir moral ?


Croire n’est certes pas nécessaire, mais c’est un devoir moral. En effet, croire, c’est essentiellement avoir confiance. Et pour savoir, il faut d’abord croire en la vérité, autrement dit refuser le scepticisme. C’est qu’il est toujours possible de ne pas croire. Pour cela, il faut douter, y compris des premiers principes. Telle est la position des sceptiques ou pyrrhoniens qui usent de la raison en ce sens. Or, cette position conduit aussi à l’impossibilité de savoir puisque dès qu’on affirme quelque chose, il faudrait en douter. Toute preuve devient impossible. Croire donc en la possibilité de connaître la vérité apparaît donc comme un devoir moral pour le savant, une sorte de décision éthique qui rend possible le savoir. Nietzsche avait mis en lumière cette croyance fondamentale en la nécessité de la vérité comme origine de la science dans le Gai Savoir [1886, livre V, n°344 De quelle manière, nous aussi, nous sommes encore pieux]. Or, ne peut-on pas se contenter de simples hypothèses ?
C’est que pour savoir, non seulement il faut croire en la vérité, mais il faut croire en la raison elle-même. Diderot soutient à juste titre dans son article « Croire » de l’Encyclopédie [IV, p.502b, 1751] qu’il faut faire un bon usage de sa raison pour que croire soit légitime. Et il précise qu’il faut alors accepter les vérités prouvées ou les vérités évidentes. Ces dernières sont les premiers principes. Or, il est clair qu’en faisant du non usage de la raison un péché, le philosophe parodie la conception chrétienne qui veut au contraire que la foi soit supérieure à la raison. Il montre, malgré qu’il en ait, qu’il faut au moins avoir foi en la raison.

Néanmoins, croire impliquant de faire confiance s’oppose au savoir qui implique bien plutôt de se méfier de ce qu’on croit vrai et d’abord d’avoir atteint la vérité. Dès lors, il semble nécessaire de considérer que croire est un obstacle pour savoir. Comment est-ce possible sans tomber dans le scepticisme ?


Lorsqu’il s’agit de savoir, les preuves suffisent à confondre la mauvaise foi de sorte que le savant n’a pas besoin de la confiance. Au contraire, la méfiance lui permet de chercher dans les preuves de quoi soutenir ses hypothèses. On peut dire avec Alain dans un de ses Propos d’un normand daté du 15 janvier 1908 que « Penser n’est pas croire ». C’est que tout soupçon de croyance conduit à transformer la science en une sorte de religion ou à vouloir faire de la science une sorte de servante de la religion. Aussi donne-t-il l’image d’un physicien faisant des recherches sur les gaz parfaits. Expérimentant, inventant une théorie qu’il teste, il la considère comme vraie pour cette raison. Et il n’y a nul scepticisme dans cette attitude. Si le savant accepte les objections et n’est pas attaché à ses idées, s’il est donc prêt à en changer alors que croire implique d’être dominé par des passions, le savant ne doute pas. Seules des objections fondées peuvent l’amener à changer de théories. Mais ne lui faut-il pas avoir foi en sa démarche ?
Loin d’être rendu possible par la foi, la recherche de connaissance exige de s’en passer. Il n’est pas nécessaire de croire en la vérité pour chercher dans quelle mesure une hypothèse est validée par des expériences sérieuses. Mieux, il ne faut pas croire avoir atteint la vérité pour être prêt justement à accepter de se corriger. Savoir, c’est donc corriger des erreurs. Et c’est précisément parce qu’on cherche à toujours se corriger qu’il ne faut pas non plus croire en la raison. La morale de la recherche, c’est justement de ne pas croire. Même la raison doit être critiquée. Aussi le scepticisme est-il un moyen et non une fin, sans quoi il se transforme lui-même en croyance.


Disons donc pour finir que le problème était de savoir si croire est une nécessité ou un devoir moral pour savoir ou bien si c’est toujours un obstacle à surmonter pour savoir. Il est vrai qu’il faut des points de départ pour savoir, mais il n’est pas nécessaire d’y croire. Il n’est nul besoin non plus d’avoir foi en la vérité ou en la raison. C’est que savoir, c’est moins affirmer la vérité que rectifier ses erreurs en se méfiant toujours de ce qu’on croit être vrai.
Ainsi savoir a-t-il moins pour fin la vérité que des vérités toujours provisoires ?

mercredi 15 janvier 2020

La démocratie - sujet et corrigé d'un résumé et d'une dissertation - Kant la démocratie est un despotisme

Sujet
Or la constitution républicaine, outre la pureté qui distingue son origine, puisqu’elle dérive de la source pure de l’idée du droit, a encore l’avantage de nous montrer en perspective l’effet que nous souhaitons, c’est-à-dire la paix perpétuelle ; en voici la raison. — Lorsque (comme cela doit nécessairement être dans une constitution républicaine) la question de savoir si la guerre aura lieu ou non ne peut être décidée que par le suffrage des citoyens, il n’y a rien de plus naturel qu’ayant à décréter contre eux-mêmes toutes les calamités de la guerre, ils hésitent beaucoup à s’engager dans un jeu si périlleux (car il s’agit pour eux de combattre en personne ; de payer de leur propre avoir les frais de la guerre ; de réparer péniblement les dévastations qu’elle laisse après elle ; enfin, pour comble de maux, de contracter une dette nationale, qui rendra amère la paix même et ne pourra jamais être acquittée, parce qu’il y aura toujours de nouvelles guerres). Au lieu que, dans une constitution où les sujets ne sont pas citoyens, et qui par conséquent n’est pas républicaine, une déclaration de guerre est la chose la plus aisée du monde, puisque le souverain, propriétaire et non pas membre de l’État, n’a rien à craindre pour sa table, sa chasse, ses maisons de plaisance, ses fêtes de cour, etc., et qu’il peut la décider comme une sorte de partie de plaisir, pour les raisons les plus frivoles, et en abandonner indifféremment la justification, exigée par la bienséance, au corps diplomatique, qui sera toujours prêt à la fournir.
Pour que l’on ne confonde pas (comme on le fait communément) la constitution républicaine avec la démocratique, je dois faire les remarques suivantes. Les formes d’un État (civitas) peuvent être divisées, soit d’après la différence des personnes qui jouissent du souverain pouvoir, soit d’après la manière dont le peuple est gouverné par son souverain, quel qu’il soit. La première est proprement la forme de la souveraineté (forma imperii), et il ne peut y en avoir que trois : en effet, ou bien un seul, ou bien quelques-uns unis entre eux, ou bien tous ceux ensemble qui constituent la société civile possèdent le souverain pouvoir (autocratiearistocratie et démocratie, pouvoir du prince, pouvoir de la noblesse et pouvoir du peuple). La seconde est la forme du gouvernement (forma regiminis) ; elle concerne le mode, fondé sur la constitution (sur l’acte de la volonté générale, qui fait d’une multitude un peuple), suivant lequel l’État fait usage de sa souveraine puissance, et elle est sous ce rapport ou républicaine ou despotique. Le républicanisme est le principe politique de la séparation du pouvoir exécutif (du gouvernement) et du pouvoir législatif ; le despotisme est le gouvernement où le chef de l’État exécute arbitrairement les lois qu’il s’est données à lui-même, et où par conséquent il substitue sa volonté particulière à la volonté publique. — Parmi les trois formes politiques, indiquées plus haut, celle de la démocratie, dans le sens propre de ce mot, est nécessairement un despotisme, puisqu’elle établit un pouvoir exécutif, où tous décident sur et même contre un seul (qui ne donne pas son assentiment), et où par conséquent la volonté de tous n'est pas celle de tous, ce qui est une contradiction de la volonté générale avec elle-même et avec la liberté.
Toute forme de gouvernement, qui n'est pas représentative, n'en est pas proprement une, car le législateur ne peut être en une seule et même personne l’exécuteur de sa volonté (de même que dans un syllogisme l’universel de la majeure ne peut être en même temps dans la mineure la subsomption du particulier sous l’universel) ; et, quoique les deux autres formes politiques aient toujours l’inconvénient d’ouvrir la voie à ce mode de gouvernement, il leur est du moins possible d’admettre un mode de gouvernement conforme à l’esprit du système représentatif, comme Frédéric II le déclarait au moins, en disant qu’il n'était que le premier serviteur de l’État ; au lieu que la démocratie rend ce mode de gouvernement impossible, puisque chacun y veut être maître. — On peut donc affirmer que plus est petit le personnel du pouvoir politique (le nombre des gouvernants), et plus au contraire est grande leur représentation, plus la constitution politique se rapproche du républicanisme et peut espérer de s’y élever enfin par des réformes successives. C’est pour cette raison que dans l’aristocratie il est déjà plus difficile que dans la monarchie d’arriver à cette constitution juridique, la seule qui soit parfaite, et que dans la démocratie il est impossible d’y arriver autrement que par une révolution violente. Mais le mode de gouvernement est, sans aucune comparaison, beaucoup plus important pour le peuple que la forme de l’État (quoique le plus ou moins d’harmonie de cette dernière avec le but que je viens d’indiquer ne soit pas du tout chose indifférente). Or, pour être conforme à l’idée du droit, la forme du gouvernement doit être représentative ; c’est le seul système où un gouvernement républicain soit possible, et sans lui tout gouvernement (quelle qu’en soit d’ailleurs la constitution) est arbitraire et despotique. — Aucune des anciennes soi-disant républiques n’a connu ce système, et toutes ont dû nécessairement aboutir au despotisme, qui est encore le moins insupportable, quand il est celui d’un seul.
KantVers la paix perpétuelle, 1796.

RÉSUMÉ DE TEXTE 
(10 points) Vous résumerez le texte en 100 mots (± 10%).
Vous indiquerez impérativement le nombre total de mots utilisés et vous aurez soin d’en faciliter la vérification en mettant un trait vertical tous les vingt mots.
Des points de pénalité seront soustraits en cas de non-respect du nombre total de mots ± 10% utilisés.

RAPPEL
On appelle mot, toute unité typographique signifiante séparée d’une autre par un espace ou un tiret.
Exemple :
c’est-à-dire = 4 mots 
j’espère = 2 mots 
après-midi = 2 mots
Mais :
aujourd’hui = 1 mot 
socio-économique = 1 mot
puisque les deux unités typographiques n’ont pas de sens à elles seules

a-t-il = 2 mots
car “t” n’a pas une signification propre.

Attention : un pourcentage, une date, un sigle = 1 mot 


DISSERTATION
(20 points) 
Dans quelle mesure votre lecture des œuvres du programme vous permet-elle de soutenir avec Kant que « la démocratie, dans le sens propre de ce mot, est nécessairement un despotisme » (l.37) ?

Corrigé
1) Analyse du texte.
Kant commence par indiquer que la constitution républicaine montre la possibilité de la paix perpétuelle, thème du livre comme l’indique le titre. Il annonce une raison qui est la suivante. Dans une république, les citoyens hésiteront à déclarer la guerre car c’est eux qui en pâtiront alors que lorsque les sujets ne sont pas citoyens, la guerre ne gêne pas les plaisirs du souverain.
Il précise ensuite qu’il ne faut pas confondre république et démocratie. On comprend qu’il y ait interrogation puisqu’il a parlé de république et de citoyens qui décident de la paix ou de la guerre. Or, la démocratie passe pour le régime où les citoyens décident. Quelle différence alors ?
Pour distinguer les deux, il précise qu’il est possible de distinguer les formes d’un État de deux façons, soit d’après les personnes qui ont la souveraineté, soit d’après la manière de gouverner du souverain. La première, il la nomme la forme de la souveraineté et il distingue ainsi trois types de souveraineté selon le nombre de souverains, un seul, quelques-uns, soit la noblesse ou tous, soit le peuple. La seconde, il la nomme la forme du gouvernement. Il y en a deux : républicaine ou despotique. La forme républicaine consiste à séparer les pouvoirs législatifs et exécutif alors que le despotisme consiste en ce que celui qui fait des lois les appliquent lui-même et donc remplace la volonté publique par sa volonté. Kant en déduit que la démocratie au sens propre, c’est-à-dire le pouvoir d’un peuple qui est souverain et qui gouverne ne peut pas ne pas être un despotisme, dans la mesure où tous décident sur un seul, voire contre lui. Le despotisme tient au fait que la volonté alors n’est plus générale ou est une volonté générale qui se contredit.
Kant en vient à considérer que seule la forme de gouvernement qui est représentative est vraiment une forme, autrement dit, le despotisme n’est même pas une forme de gouvernement. Dans une parenthèse, il propose une analogie entre l’impossibilité que le législateur soit celui qui exécute sa volonté avec l’impossibilité que la majeure d’un syllogisme soit dans la mineure, ce qui revient à commettre une faute de logique. Il déduit de cette considération que le gouvernement d’un seul ou de plusieurs permet la forme représentative, ce qu’il illustre avec un mot de Frédéric II (dit Frédéric le grand, né en 1712, qui a régné de 1740 à sa mort en 1786) disant qu’il est le premier serviteur de l’État. Il tire une deuxième conséquence selon laquelle la démocratie ne permet pas la forme républicaine puisque l’absence de représentation conduit chacun à vouloir dominer. Il déduit de ces deux conséquences que plus petit est le nombre de gouvernants, plus grande est la représentation et plus la forme républicaine est possible grâce à des réformes successives. Il l’illustre en disant que l’aristocratie rend plus difficile des réformes vers la république que la monarchie. Il lui oppose la démocratie qui ne peut devenir une république que par une révolution violente. Des deux distinctions, il précise que c’est celle qui concerne la forme du gouvernement qui est importante, à savoir si elle est ou non représentative. Même si une certaine harmonie n’est pas à négliger entre la forme de l’État et la forme du gouvernement, c’est cette dernière qui est essentielle : elle doit être représentative pour être républicaine. Kant finit par en conclure que les républiques anciennes ne l’étaient pas vraiment.

2) Les idées essentielles.
1. La république rend possible la paix perpétuelle. Raison : les citoyens hésiteront à faire et subir la guerre là où le souverain qui a des sujets la fera sans être dérangé dans ses plaisirs.
2. La république n’est pas la démocratie. La forme de l’État n’est pas celle du gouvernement. La première concerne le nombre de gouvernants (monarchie, aristocratie, démocratie), la seconde la façon de gouverner : république, c’est-à-dire séparation du législatif et de l’exécutif ou despotisme, confusion des deux.
3. Déduction : la démocratie qui confond les pouvoirs est nécessairement un despotisme.
4. La représentation constitue la forme véritable de la république. Moins il y a de gouvernants et plus la représentation est possible. La démocratie empêche le passage progressif à la république. Aucune des républiques antiques ne l’étaient véritablement.

3) Proposition de résumé.
La république permet la paix définitive. Car, les citoyens refuseront une guerre qu’ils subiront et non un souverain possédant | des sujets : ses plaisirs demeurent.
Or, la république n’est pas la démocratie. Car, un régime se distingue selon le | nombre de gouvernants (monarchie, aristocratie, démocratie), ou par la forme : république ou despotisme. La république sépare les pouvoirs exécutif et | législatif contrairement au despotisme. Or, la démocratie, confondant les pouvoirs, est nécessairement despotique.
Une république suppose la représentation. Moins nombreux | sont les gouvernants et plus le gouvernement est représentatif. Seule la démocratie interdit un passage graduel à la république. Donc, | les républiques antiques ne l’étaient pas.
107 mots

4) Dissertation.
Depuis Hérodote, qui fait dialoguer les Perses Otanès, Mégabyse et Darius sur les mérites respectifs de la démocratie, de l’oligarchie et de la monarchie dans ses Histoires (livre III, Thalie, 80-83), c’est une question débattue que celle de savoir quel est le meilleur régime politique.
Ainsi Kant, durant le siècle des Lumières, après les révolutions américaine et française, a-t-il pu écrire que « la démocratie, dans le sens propre de ce mot, est nécessairement un despotisme ».
Le philosophe veut montrer que la démocratie ne peut pas ne pas impliquer un pouvoir arbitraire, contraire au droit. Mais pour ce faire, il n’entend pas par démocratie n’importe quel régime où le peuple détient un aspect du pouvoir, mais le régime qui correspond au sens propre du mot, c’est-à-dire le pouvoir du peuple. Comprenons qu’il faut que le peuple ait tous les pouvoirs et que ces pouvoirs ne soient pas séparés. Autrement dit, le peuple dans la démocratie au sens propre du mot, est à la fois le législateur et le gouvernement qui exécute.
En faisant de la démocratie un régime politique despotique, Kant propose, pour nous qui vivons en démocratie, mais peut-être pour tous, un paradoxe. Comment le régime où le peuple gouvernerait pourrait-il être celui où quelqu’un pourrait être sujet d’un pouvoir arbitraire ? Le pouvoir du peuple n’est-il pas le seul légitime et le seul qui s’oppose à tout pouvoir arbitraire ?
En nous appuyant sur un roman de Philip Roth, Le complot contre l’Amérique, deux comédies d’Aristophane, Les Cavaliers et L’assemblée des femmes (ou selon une autre traduction, les Femmes à l’assemblée) et la quatrième partie du tome II de De la démocratie en Amérique de Tocqueville, nous verrons en quoi la démocratie directe peut être nécessairement un despotisme avant de voir en quoi c’est finalement une possibilité de toute démocratie ou république avant d’examiner comment il est possible à une démocratie, quelle qu’elle soit, de ne pas être un despotisme.


La démocratie au sens propre du mot, c’est bien le pouvoir du peuple. Un pouvoir qui confine à la violence, un pouvoir qui est celui de la force comme le mot kratos (Κράτος) qu’il comprend le laisse entendre [cf. Nicole Loraux]. Reste que le peuple ne désigne pas nécessairement tout le monde. C’est ainsi qu’Aristophane en fait un personnage qui se distingue de ses serviteurs mais également des nobles, les Cavaliers qui donnent leur nom à sa pièce. Ce peuple dans l’Antiquité exclut les esclaves. Lorsqu’elle explique son communisme, Praxagora, dans les Femmes à l’Assemblée, précise que les esclaves travaillent pour tous. De même, on voit bien que la place des Juifs fait problème pour les antisémites dans leur appartenance à la citoyenneté américaine, y compris par le rabbin Bengelsdorf et la tante Evelyn Finkel. En effet, ces derniers dénoncent dans l’attitude d’Herman Roth, le père du personnage du jeune garçon, Philip Roth, une mentalité de ghetto, autrement dit, une absence d’assimilation. La démocratie vise donc à unifier le peuple au mépris de toutes les différences. Ou plutôt faudrait-il dire avec Tocqueville, qu’à l’âge de la démocratie, les individus ayant une tendance à l’individualisme, c’est-à-dire à ne s’occuper que de leurs affaires privées, laissent ainsi le pouvoir prendre une dimension tutélaire qui en fait un nouveau despotisme. Or, n’est-ce pas toujours le peuple qui a le pouvoir ? Comment pourrait-il être despotique ?
Il est clair d’abord que le peuple ne désigne jamais tous les citoyens, sauf de façon fictive. En effet, le démos de la démocratie, c’est la populace qui s’oppose aux aristocrates. L’étymologie indique justement cette force du peuple contre ceux qui n’en font pas partie. C’est ainsi qu’on voit bien que Démos qui laisse le pouvoir à un démagogue, s’inquiète seulement de son bon plaisir dans Les Cavaliers d’Aristophane. Aussi change-t-il de démagogue quand l’un ne lui convient plus comme il en fait l’aveu. On retrouve donc là un des caractères du despotisme, c’est-à-dire de la relation entre un maître et un esclave. Démosthène, au début de la pièce dit bien que Démos est le maître, en grec, despotès (δεσπότης). De même, les révolutions qui ont renforcé la démocratie comme fait social selon Tocqueville, on trouve une opposition entre le peuple et les aristocrates. C’est finalement le peuple qui devient le maître. À l’inverse, on voit bien dans Le complot contre l’Amérique, que la démocratie représentative, que Kant nomme république, implique des formes qui empêchent une prise de pouvoir. Le peuple, quoiqu’antisémite comme le montre la visite de la famille Roth à Washington où ils sont chassés d’un hôtel et apostrophés par des partisans de Lindbergh, réussissent quand même leur séjour, protégés par les droits que leur donne la constitution.

Cependant, si la démocratie comme pouvoir direct du peuple apparaît comme un despotisme, l’opposition entre la démocratie au sens propre et la république que soutient Kant ne va pas de soi. Car, comment la représentation pourrait-elle ne pas être celle de la majorité. Dès lors, n’est-ce pas toute démocratie qui est un despotisme ? La distinction entre la démocratie et la république n’est-elle pas une illusion ?


Kant, dans Vers la paix perpétuelle, distingue la république et la démocratie en ce que la première implique la séparation du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif. Il faut pour qu’il y ait république, selon lui, qu’il y ait représentation. On comprend donc que la république n’interdit pas un pouvoir du peuple qui vote pour des représentants constituant le pouvoir législatif, voire pour des représentants pour le pouvoir exécutif. Or, ce qu’il nomme ainsi république, c’est ce qu’on nomme de nos jours démocratie représentative. Reste que, dans ce cas, le pouvoir réel appartient à la majorité, voire au parti capable d’obtenir la majorité aux élections. Et un tel pouvoir peut d’ailleurs être réellement minoritaire. Un tel pouvoir n’est pas moins intrinsèquement despotique que celui de la démocratie directe. D’une part, il repose sur la majorité qui peut s’opposer à la minorité comme le met en scène Le complot contre l’Amérique, où, une majorité d’électeurs porte au pouvoir un antisémite qui ne considère pas les Juifs comme appartenant au peuple. En effet, dans son célèbre discours d’avril 1939, il parle de « peuple juif » ou de « race juive ». Même si la Boulè n’est pas une instance représentative ayant un pouvoir, elle joue un rôle non négligeable dans la démocratie athénienne, à savoir celui de préparer les travaux de l’assemblée et de représenter la cité aux yeux de l’étranger. Et on voit son pouvoir arbitraire à la façon dont le charcutier la retourne contre Cléon : pour le prix des anchois, les bouleutes n’examinent même pas une proposition de paix venant des Spartiates. C’est la raison pour laquelle, Tocqueville a pu développer l’idée que la société à l’âge démocratique pouvait donner naissance à un pouvoir despotique, même s’il y a représentation du peuple. Ce pouvoir vient à la fois de la centralisation et de la faiblesse des individus. Pourtant, la représentation n’est-elle pas capable de contenir les mouvement du peuple ?
Une telle idée de la représentation présuppose que les représentants seraient capables de faire ce que le peuple ne fait pas, c’est-à-dire gouverner strictement selon la volonté générale. Celle-ci n’est finalement rien d’autre que l’idée d’unanimité. Or, elle s’oppose à ce qu’implique la démocratie, c’est-à-dire la diversité et la confrontation des intérêts et des opinions. Aristophane présente ainsi dans Les Cavaliers, la différence entre le peuple et les nobles, mais aussi entre le démagogue qui veut se servir du peuple, le Paphlagonien et celui qui veut le servir, le charcutier qui se nomme Agoracritos comme il le révèle à la fin. Or, une démocratie représentative ne peut éviter de tel profit. Le complot contre l’Amérique qui présente une tentation fasciste de l’Amérique, y transpose l’échec de la république de Weimar qui a rendu possible l’apparition du nazisme. En effet, après la disparition de Lindbergh, on voit un processus similaire. L’état martial décrété, l’ennemi juif implicitement désigné d’abord par l’Allemagne nazie que reprend le vice-président Wheeler qui prend constitutionnellement le pouvoir. Aussi Tocqueville ne nie pas l’existence de classes sociales dans la démocratie représentative qu’il voit apparaître. Elles sont en lutte et ainsi, si elles renforcent le despotisme, c’est parce qu’il n’y a pas de représentation parfaite.

Néanmoins, s’il est vrai que toute démocratie rend possible le despotisme, faut-il y voir une nécessité ou seulement une possibilité qui advient comme du dehors à la démocratie ? En effet, comment l’arbitraire qui exploite serait-il possible dans un système où il s’agit finalement de permettre au peuple, en ayant le pouvoir, de ne pas être dominé ? Ne faut-il pas penser que la démocratie a, en elle, les instruments pour rendre impossible le despotisme ?


La démocratie, tout en donnant l’impression d’exercer un pouvoir seulement arbitraire, peut se réformer. L’uchronie de Philip Roth montre finalement comment la démocratie américaine se reprend de la tentation fasciste. Après la disparition du président Lindbergh, le vice-président instaure un début de dictature fascisante. Les pogroms antisémites se développent. Le sens de l’écriture de l’uchronie, c’est justement de montrer ce potentiel de la démocratie. Mais, finalement, une reprise en main, de nouvelles élections, conduisent au retour de Roosevelt. De même, dans Les Cavaliers Démos sort tout neuf, voire jeune à nouveau, après la prise de pouvoir du charcutier qui se révèle finalement différent du Paphlagonien qui représente le démagogue Cléon. Si la centralisation du pouvoir est absolument nécessaire pour Tocqueville, il n’en reste pas moins que le régime politique qui permet de choisir ses élus est bien meilleure qu’une dictature personnelle. On ne peut donc identifier formellement despotisme et démocratie dans la mesure où, même indirecte, elle peut changer de gouvernants et directe, elle peut modifier ses décisions. Enfin, ne faut-il pas penser que c’est le peuple lui-même qui agit sur lui-même ?
En effet, la démocratie a en elle le principe de la lutte contre le despotisme dans la mesure où le peuple peut se tromper dans ses décisions, mais il ne peut agir de façon arbitraire. La raison en est qu’il doit prendre des décisions valables pour tous et que le peuple n’a nul intérêt à agir contre lui-même. C’est ainsi que dans les Femmes à l’assemblée, une fois qu’elles accèdent au pouvoir, les femmes instaurent la propriété des biens et la communauté sexuelle. La règle veut alors pour que l’égalité soit assurée que les hommes et les femmes doivent d’abord satisfaire les plus vieux ou les plus vieilles d’abord. Aristophane veut bien sûr montrer l’absurdité du communisme [dont le modèle peut être cherché dans les communautés pythagoriciennes selon l’adage : « Entre amis, tout est commun » cité par Platon dans La république (IV, 424a ; V, 449c) et Les Lois(V, 739a740b) ; et plus tard par Diogène Laërce, Vies, opinions et sentences des philosophes illustres, VIII, 10]. Pour ce faire, il met aux prises, à la fin de sa pièce, un jeune homme qui veut retrouver une jeune fille, mais qui doit subir les avances de trois vieilles tour à tour, chacune étant plus vieille que la précédente. Aristophane pousse l’exigence d’égalité de la démocratie à l’absurde, mais en même temps, il montre comment la loi démocratique s’impose à tous sans que celui qui en bénéficie en soit l’origine puisque ce ne sont pas les vieilles femmes qui ont fait voter cette loi, mais les femmes en général. En outre, la loi est la même pour les hommes. C’est finalement la capacité de la démocratie à se réformer qu’Aristophane montre. Une mauvaise réforme peut être corrigée. Tocqueville montre comment une démocratie peut trouver en elle les ressources pour empêcher tout despotisme, aussi bien ancien que nouveau. Il faut selon lui privilégier les associations qui permettent aux individus de participer à la vie publique et surtout de contrebalancer le pouvoir de l’État. Dès lors, le face à face entre l’État et l’individu cesse. Et ce sont biens ses associations qui rendent possibles par leur poids de faire respecter les autres exigences de la démocratie. Par exemple, la liberté de la presse, que Tocqueville célèbre, se retrouve aussi dans Le complot contre l’Amérique, comme une exigence démocratique fondamentale. C’est que le despotisme veut le secret : rendre public est une façon pour la presse d’empêcher l’arbitraire. Walter Winchell illustre cette conservation de la liberté par la presse puisqu’elle permet, en rendant publics les actes du gouvernement, de s’en prémunir. Et c’est bien l’organisation communautaire, celle des Juifs par exemple, qui le permet par l’association, d’être, non pas une partie opposé, mais au contraire une partie tendue par la volonté de faire peuple avec les autres.


Disons donc pour finir que le problème était de savoir s’il était possible de penser comme le soutenait Kant que la seule démocratie directe était une forme de gouvernement despotique. On a vu comment il était possible de voir dans le pouvoir qu’exerce le peuple directement une forme de despotisme, mais qu’il fallait étendre alors l’analyse à toutes les démocraties, y compris représentatives, de sorte que la distinction que fait Kant entre démocratie et république s’avère inopérante de ce point de vue. Pourtant, il est apparu que la démocratie en elle-même, était bien plutôt un pouvoir qui empêche intrinsèquement le despotisme en ce sens que, directe ou représentative, le pouvoir du peuple peut trouver en lui les ressources pour empêcher l’arbitraire dans la mesure où la confrontation entre les parties du peuple peut toujours se modifier et ne va pas toujours dans le même sens.

Platon le communisme (texte)

Eh bien, tiennent la première place, la cité, la constitution et les lois les meilleures, où se réalise le plus possible pour toute la cité le vieux dicton qui veut que « vraiment tout est commun entre amis ». Dans cette situation, qu’elle existe maintenant quelque part ou qu’elle doive exister un jour, les femmes sont communes, les enfants sont communs, les richesses sont communes ; par tous les moyens, tout ce que l’on prétend avoir en propre a été partout retranché de la vie de tous les jours. On est parvenu, dans la mesure du possible, à faire ainsi que les yeux, les oreilles et les mains paraissent voir, entendre et agir en commun, à faire que tous à l’unisson émettent éloges aussi bien que blâmes, se réjouissent et s’affligent des mêmes choses ; et jamais personne qui donnerait aux lois qui assurent à la cité la plus grande unité possible n’assignera à la supériorité de la vertu une autre limite qui soit plus juste ou meilleure. Voilà donc quelle est cette sorte de cité. Que des dieux ou des enfants des dieux l’habitent à plusieurs, toujours est-il qu’ils passent leur vie dans la joie de s’y être établis. Dès lors, il ne faut pas regarder ailleurs pour trouver un modèle de constitution, mais il faut nous attacher à celle-là et chercher dans la mesure de nos possibilités celle qui lui ressemble le plus.
PlatonLois, V, 739b8-e2

Corrigé d'une dissertation : Devons-nous méfier de nos convictions ?

Le capitoul David de Baudrigue était convaincu que les Calas, protestants, avaient assassiné leur fils, Marc-Antoine, pour l’empêcher de se convertir au catholicisme en 1761 et non qu’il s’était suicidé. Cela conduisit à l’exécution de Jean Calas, le père en 1762. Voltaire (1694-1778) combattit ce déni de justice en écrivant notamment son Traité sur la tolérance (1763). Devons-nous nous méfier de nos convictions ?
Il est vrai que nos convictions, c’est-à-dire ce que nous considérons comme vraies sans doute possible, nous amènent à rejeter toutes les idées contraires et apparaissent ainsi comme des sortes de fermeture d’esprit qui rendent impossibles non seulement le savoir, mais également une attitude morale. Il apparaît sain de s’en méfier, c’est-à-dire de les mettre à distance.
Toutefois, s’il fallait se méfier de nos convictions, on tomberait apparemment dans le scepticisme et c’est la recherche et l’attitude morale elle-même qui seraient renversées.
Y a-t-il donc des conditions qui expliquent ou justifient que nous nous méfions de nos convictions ?
Certaines de nos convictions, même lorsqu’elles ne sont pas prouvées, sont fondées malgré que la raison en ait, mais elles exigent un examen, et cet examen présuppose qu’on s’en méfie pour qu’il soit possible.


Nos convictions : l’expression désigne tout ce que nous considérons comme vraies. Il peut s’agir de croyances, notamment religieuses, mais également de connaissances. En effet, lorsqu’on est convaincu, cela peut être parce que nous avons compris et fait nôtres des preuves. Certaines de nos convictions sont donc fondées. Elles proviennent de la raison et il paraît absurde de chercher à s’en méfier. En effet, cela voudrait dire ne pas faire confiance à la raison elle-même, source de la conviction. D’un point de vue pratique, il est nécessaire aussi de ne pas se méfier de nos convictions fondées. L’intime conviction que mentionne le droit pénal dès 1791 ne concerne pas la croyance, mais l’exigence d’user de toutes les preuves possibles avant de porter un jugement qui ne doit laisser place à aucun doute. Sinon, le scepticisme conduirait à refuser de ne jamais juger. Qu’en est-il alors des convictions qui sont de simples croyances mais auxquelles nous tenons particulièrement ?
Nos autres convictions sont donc celles qui ne sont pas fondées. Il semble nécessaire de s’en méfier et nous le devons parce que nous le pouvons. En effet, si la conviction est bien une croyance à laquelle nous adhérons, elle s’oppose toujours à d’autres convictions. Dès lors, tout esprit qui se possède comprend que ses convictions sont susceptibles d’être fausses ou mauvaises. Non seulement, c’est la condition pour savoir, mais aussi pour pouvoir juger. En effet, les convictions qui sont en moi sans réflexion m’empêchent de savoir, mais elles font que ce n’est pas moi qui juge. Dire qu’il s’agit de mes convictions est en un sens illusoire. Or, est-il possible de toujours savoir ?
Il faut bien commencer pour pouvoir savoir. On ne peut tout remettre en cause. Aussi ne faut-il pas se méfier de nos convictions lorsqu’elles portent sur les principes premiers. En effet, comme Pascal le soutient dans les Pensées [posthume, 1670, n°110, Lafuma], il faut admettre deux sources du savoir, à savoir le cœur et la raison. Grâce au premier, nous connaissons les principes premiers sans quoi la raison ne peut rien prouver ou démontrer. Ainsi, nous connaissons sans le prouver par raison que nous ne rêvons pas ou bien ce que sont l’espace et le temps. Et sans les premiers principes, il serait impossible de ne rien savoir. C’est pourquoi nous ne devons pas nous méfier de ces convictions qui sont bien nôtres, qui sont comme implantées en nous par la nature.

Toutefois, la difficulté est de reconnaître les premiers principes qui impliquent de ne pas se méfier de ce type de convictions. Si nous les acceptons sans les examiner nous ne pouvons pas ne pas les confondre avec de simples croyances. Si nous les examinons, c’est finalement que nous nous en méfions. Dès lors, ne devons-nous pas nous méfier de toutes nos convictions ? Ne faut-il pas y voir une sorte de devoir moral ?


Il faut examiner les convictions et donc se méfier de celles qu’on a acquises sans examen de la raison. S’il s’agit d’un devoir moral, c’est parce que sans cet examen, nous pourrions faire le mal sans nous en rendre compte. C’est ainsi que les préjugés peuvent entraîner des erreurs judiciaires ou nous empêcher de traiter d’autres êtres humains comme ils le méritent. Qu’on pense à la conviction que les Amérindiens n’étaient pas des humains qui conduisit les Européens à les massacrer systématiquement [cf. Jean-Claude Carrère (né en 1931), La controverse de Valladolid, 1992]. Nous sommes d’autant plus coupables de ne pas examiner nos convictions, donc de ne pas nous en méfier au sens de ne pas leur accorder notre confiance. C’est qu’en effet, il dépend de nous d’user de la raison que nous possédons. C’est ce que soutient à juste titre Diderot dans l’article « Croire » de l’Encyclopédie [1751, tome 4, p.502b]. Il y soutient que nous sommes fautifs de croire sans examen et de trouver la vérité alors que nous sommes justifiés de nous tromper après avoir usé de notre raison. Or, lorsque l’examen a eu lieu, s’agit-il encore de convictions ?
Certainement, puisque nous leur donnons notre assentiment. On ne peut pas se méfier des convictions fondées. Il faut comprendre par là que la conviction résulte de l’examen mais ne le précède pas. Comme le dit Diderot, on ne peut refuser l’assentiment à une vérité prouvée. Ainsi, très tôt les Anciens ont trouvé plusieurs preuves empiriques de la sphéricité de la Terre, comme celle qui résulte de l’observation de sa forme dans les éclipses de Lune (cf. Aristote, Traité du ciel, II, 14). Il aurait été absurde qu’ils considérassent la proposition “la Terre est ronde” comme une proposition douteuse. Il s’agissait d’une conviction bien fondée. Qu’en est-il alors des premiers principes ?
Quant aux premiers principes, ils ne peuvent être l’objet d’une conviction qu’après un examen qui permet justement d’en établir l’évidence. Diderot dit également en ce sens que l’esprit ne peut refuser l’assentiment à une vérité évidente. C’est que l’examen par la raison des croyances conduit à mettre en lumière celles dont on ne peut douter quoiqu’on ne puisse les prouver. Ainsi, après examen, l’espace ou le temps apparaîtront comme des vérités évidentes. Par contre, il est clair qu’une croyance religieuse, aussi fondamentale qu’elle paraisse, n’a pas la valeur universelle d’une vérité évidente.

Cependant, qu’une conviction résiste à l’examen actuel, ne prouve pas qu’elle est vraie. Croire que l’examen a été suffisant est peut-être un leurre. Dès lors, ne faut-il pas se méfier même de nos convictions qui semblent les mieux éprouvées ?


S’il faut se méfier de nos convictions, c’est parce qu’elles nous empêchent de penser. Avant de les avoir, lorsqu’elles reposent sur un examen, nous pensons. Si nous nous arrêtons à elles, alors, en ne les remettant plus en cause, nous les transformons finalement en simples croyances. Et dès lors, ne pas s’en méfier, c’est finalement transformer des connaissances en autre chose qu’elle-même. Il faut donc refuser d’accorder la moindre confiance à nos connaissances. C’est en ce sens qu’Alain écrivait que « Penser n’est pas croire » dans un de ses Propos [Propos d’un normand du 15 janvier 1908]. Mais ne faut-il pas des convictions pour agir moralement ?
Nullement. Nous devons au contraire nous en méfier pour pouvoir agir moralement. C’est qu’en effet, l’action morale doit être effectuée en toute conscience. Si je m’appuie sur une conviction pour agir, c’est-à-dire si finalement je ne réfléchis pas au moment d’agir, mon action peut donner le résultat inverse de ce que je croyais faire. Pour agir moralement, il faut s’interroger sur le bien fondé de son action. Et même si je réussis en m’appuyant sur une de mes convictions, ce n’est pas moralement que j’ai agi puisque c’est sans avoir réfléchi, donc sans intention de bien faire. Ne doit-on alors garder aucune conviction ?
Aucune conviction ne doit rester en nous et ceci sans scepticisme. Pour agir, il suffit de s’en tenir aux probabilités. Avant le combat, les soldats n’ont pas la conviction qu’ils vont gagner. Cela ne les empêche pas d’agir. L’action morale s’effectue de même dans un certain brouillard. Quant à la recherche de la connaissance, elle exige comme Alain le montre dans un de ses Propos [Propos d’un normand du 15 janvier 1908], de refuser de croire, c’est-à-dire de s’accrocher à des idées et de vouloir les défendre à tout prix. Le physicien qui fait la théorie du gaz parfait expérimente, invente une hypothèse, la teste. Il acceptera les objections comme des amies dit le philosophe. Et s’il donne son assentiment à ce qu’il a établi, ce n’est pas de façon définitive comme dans la conviction, ni dans le rejet comme dans le scepticisme, mais c’est en s’apprêtant à ce qu’éventuellement sa théorie se révèle fausse.


En un mot, le problème était de savoir s’il y a des conditions qui exigent que nous nous méfions de nos convictions. Il est apparu dans un premier temps qu’en tant qu’elles sont fondées nous ne devrions pas nous en méfier. Et pourtant, il faut bien les remettre en cause pour les établir. Il faut même les mettre de côté pour agir moralement et pour connaître de sorte que ce sont les exigences de la morale et de la connaissance qui sont les conditions qui font que nous devons ne jamais accorder notre confiance à nos convictions.